De l’usage et de l’abus de la pédagogie

De l’usage et de l’abus de la pédagogie
Revue pédagogique, second semestre 1882n. s. 1 (p. 97-110).

Nouvelle série. — Tome 1er.
15 Août 1882.
N°2.

REVUE PÉDAGOGIQUE

DE L’USAGE ET DE L’ABUS DE LA PÉDAGOGIE


La pédagogie est aujourd’hui en grande faveur ; on pourrait presque dire qu’elle est à la mode. Un étranger qui visiterait notre pays pour rapporter à ses compatriotes ce qu’il y a vu de plus saillant, ce qui occupe le plus d’esprits, ce qui fait publier le plus de livres, ce qui paraît être en honneur à la fois au Parlement et dans les ministères, à Paris et dans la province, à la ville et au village, ne risquerait guère de se tromper en écrivant sur son carnet de notes : « La France pédagogise ». Cours privés ou publics, écoles normales supérieures, programmes officiels, examens de haut et bas degré, livres didactiques, manuels historiques, recueils d’extraits, rien ne manque, à ce qu’il semble, de ce qui sert à cultiver l’art de l’éducation ou à le propager. Théorie et procédés de l’enseignement en général et des enseignements spéciaux, théorie et procédés de l’éducation proprement dite, c’est-à-dire de la manière d’instituer l’esprit et Je caractère, on prétend ne rien abandonner au hasard ni à la routine : on veut tout prévoir, tout régler selon la raison et À la lumière de l’histoire. Ainsi s’explique l’introduction dans nos programmes primaires de certaines études qu’on peut sans exagération appeler nouvelles, si grande est l’importance qu’elles ont prise : la psychologie, ou la science des facultés de l’âme et de leur développement, aidée de la physiologie, qui met en lumière l’action du physique sur le moral ; la morale rationnelle, ou la science des principes qui doivent régler la conduite et des mobiles qui déterminent la volonté ; enfin, l’histoire de la pédagogie. Que devient, au milieu de ce branle-bas général, l’ancien maître d’école ? On dirait qu’il passe à l’état de souvenir ; l’ « éducateur » fait son avènement en France, armé de principes rationnels et de méthodes savantes non moins que de savoir technique.

I

De bons esprits s’inquiètent à la vue de ce flot de pédagogie primaire qui va grossissant. À les en croire, ils seraient tentés parfois de regretter le vieux régent et son humble routine ; ou plutôt ils invoquent le bon sens et l’expérience commune pour conjurer le péril d’une scolastique nouvelle, plus raffinée que l’ancienne et d’autant plus à redouter, pensent-ils, qu’elle est plus méthodique dans ses façons de procéder.

Il ne faut pourtant pas, en pareille matière, s’abandonner à la mauvaise humeur et juger sur de simples impressions. Comment se refuser à reconnaître qu’il y a, en effet, une science et un art de l’éducation, jusqu’à présent trop négligés dans leur application à l’ordre primaire ; c’est-à-dire un ensemble de principes, de règles générales, de procédés d’application fondés sur l’observation de la nature humaine ; que cette observation, ou psychologique, ou physiologique, ou morale, pour aboutir à des résultats positifs, doit se conformer aux règles de toute expérience scientifique ; que cet art a ses rameaux et ses branches : enseignement et éducation, éducation physique, intellectuelle, morale, esthétique, lesquelles ont à leur tour des règles particulières tenant à leur objet propre ou aux facultés qu’elles mettent en exercice ? N’est-il pas manifeste qu’il y a une bonne et une mauvaise manière de concevoir et de diriger l’éducation en général ; qu’il y a aussi un art de bien enseigner l’histoire ou la littérature, qui n’est pas celui d’enseigner les mathématiques, et qui varie lui-même selon l’âge des élèves ; qu’il y a de bons et de mauvais procédés pour développer ou rectifier le sens de l’observation, le jugement, le sens moral, l’imagination ; mais que tous ces rameaux se rattachent à un tronc commun, à une direction générale, qui elle-même dépend d’une certaine façon, instinctive ou réfléchie, de considérer la nature de l’homme et sa destiné ? Qu’est-ce que tout cela, sinon la pédagogie même ; et peut-on craindre de la faire trop rationnelle, c’est-à-dire trop conforme à la réalité, à la nature humaine observée de près et méthodiquement ?

De même, n’apparaît-il pas aux yeux de tous, que le bon sens, ou le sens pédagogique qui n’en est que l’application, ne peut que gagner en finesse et en sûreté s’il s’exerce à contrôler l’expérience individuelle par l’expérience collective, celle du présent par celle du passé, s’il s’accoutume par cette comparaison à mieux distinguer les germes infructueux des germes féconds, ce qui est solide de ce qui n’est que spécieux, ce qui est naturel de ce qui est arbitraire ? Quoi de plus raisonnable que de demander aux maîtres qui nous ont précédés des exemples et ’ des conseils, de ne pas faire sottement table rase, de fonder autant que possible le présent sur le passé, et de nous rendre compte en particulier de ce que comporte notre tempérament national ? Or tout cela, c’est l’histoire même des doctrines pédagogiques appliquées à l’éducation.

Qu’on ne s’imagine donc pas faire preuve de bon sens ou d’esprit en dénigrant la science nouvelle. Elle n’est nouvelle que par l’importance considérable qu’on lui donne aujourd’hui, et qui résulte le plus naturellement du monde des nécessités de notre régime démocratique et laïque. Elle est autant française que germanique ou anglaise ; nous cherchons vainement pourquoi nous céderions à d’autres pays une sorte de privilège on ce domaine, nous qui avons tenu école durant les trois derniers siècles avec des maîtres tels que Rabelais, Montaigne, les hommes de Port-Royal, Fénelon, Mme de Maintenon, J. 3. Rousseau, Mme Necker de Saussure, le Père Girard, etc. Certes, s’il est une tradition qui mérite de s’appeler française, et dont les étrangers eux-mêmes nous fassent honneur, c’est précisément la tradition pédagogique : il serait étrange que, sous prétexte de patriotisme, on nous fit, de par le bon sens français, défense de la continuer.

Et néanmoins les appréhensions que l’on entend quelquefois exprimer ne sont peut-être pas, si on les examine de près, sans quelque fondement. On a raison de penser que les principes, les règles, les procédés, la science théorique ou pratique, expérimentale ou historique, la pédagogie en un mot, loin d’être tout dans l’éducation, n’est mème pas le principal, qu’elle n’est qu’un simple auxiliaire. Le savoir le plus abondant et le plus correct, en cette matière, les méthodes les mieux garanties par l’expérience et par l’histoire, ne suppléent pas la qualité pédagogique par excellence, à savoir le libre mouvement, le coup d’œil prompt et sûr d’un esprit sain et bien cultivé, qui n’est l’esclave d’aucune méthode, la dupe d’aucun procédé, qui renouvelle sans scrupule ses moyens d’expression et d’action, et qui obéit en cela à une logique intérieure plus souple, plus variée dans ses allures et non moins serrée que la logique de l’école. En ce sens, on a raison de dire, en rappelant le mot de Pascal sur l’éloquence, que la véritable pédagogie se moque de la pédagogie.

C’est précisément cette liberté souveraine de l’esprit, cette activité spontanée, cette curiosité toujours en éveil, cette faculté de création ou, plus modestement, d’invention, de perfectionnement, de renouvellement incessant, que l’on peut craindre de voir, non pas étouffée, mais gênée, diminuée, faussée par un appareil scientifique trop compliqué. Tant de règles et de moyens, de doctrines et de modèles, destinés à atteindre plus sûrement les diverses facultés de l’âme, risquent tout ensemble d’’affaiblir chez le maître l’activité originale et de lui masquer, sous le luxe des descriptions, soit la véritable nature humaine, soit surtout la nature individuelle à laquelle il a affaire. D’une part, il se peut que le ressort personnel en soit déprimé, et de l’autre que les formules savantes remplacent la vie véritable, la riche diversité des esprits.

La pédagogie historique elle-même, si propre à nous préserver d’erreurs déjà condamnées par l’expérience, et qui, en outre, nous rend l’incomparable service de féconder notre génie national en lui infusant à propos ce que le génie de l’étranger a de meilleur, risque aussi, par limitation, de nous égarer de notre voie naturelle et de nous énerver. Sans doute il nous est bon, sous peine de subir les effets ordinaires de l’isolement, tels que l’infatuation, l’engourdissement, la stérilité, de nouer des rapports étroits avec des nations qui ont fait preuve de vitalité, comme l’Allemagne, la Suisse, l’Angleterre, les États-Unis. Les écrivains étrangers se recommandent souvent à nous par leur manière ou plus profonde, plus intérieure en quelque sorte que la nôtre, ou plus pratique, moins désintéressée, de considérer les choses de l’éducation ; mais qui ne voit qu’en nous prêtant à ce commerce intime, nous gagnerions peu à nous laisser envahir par les habitudes de penser trop systématiques des Allemands, par l’esprit positif et utilitaire des Anglais, par l’étroit dogmatisme religieux de certains pédagogues suisses, par l’esprit exclusivement pratique des Américains ? Tant d’influences diverses qui s’exercent de divers côtés à la fois sur nous par les traductions, les extraits, les articles de journaux, peuvent nous enrichir ou nous appauvrir, nous stimuler ou nous énerver, nous embrouiller l’esprit ou l’éclaircir, nous sortir de notre régime naturel ou nous y installer plus au large.

Le danger est d’autant plus à considérer dans notre enseignement primaire que cet avènement subit de la pédagogie rencontre des esprits imparfaitement préparés. Ni l’étendue de l’instruction, ni surtout la discipline intellectuelle ne répondent encore chez nos maîtres, autant qu’on le souhaiterait, à ces nouvelles exigences. Ce n’est pas une petite entreprise que d’initier des jeunes gens âgés à peine de seize à dix-sept ans, sortis hier de l’école primaire, à la psychologie, à la morale rationnelle, à la pédagogie théorique. On a beau réduire ces sciences à des éléments : encore faut-il que ces éléments, pour entrer dans la circulation vitale, soient assimilés ; qu’au lieu d’être affaire de pure intelligence logique, ils deviennent chose vue, comprise, sentie. Les idées les plus fécondes, les principes les plus élevés, risquent de n’être que des notions d’école, dont on saisit la signification formelle, mais qui, faute de correspondre à une certaine éducation préalable de l’esprit, assez profonde ou assez étendue, demeurent à l’état de connaissance inerte et encombrante. Il peut arriver que des esprits neufs, doués d’un robuste bon sens, qui, abandonnés à eux-mêmes. auraient peut-être, à l’aide d’observations et de tâtonnements multipliés, trouvé leur voie et fait en quelque mesure œuvre originale, soient emprisonnés, figés dans un savoir dont les formules devancent leur expérience et débordent leur instruction générale.

Que sert d’ailleurs de se le dissimuler ? En vain la psychologie et la morale se dissimulent sous la forme la plus modeste, en vain elles se font petites, elles n’en sont pas moins la philosophie ! Le but pratique qu’on leur assigne, le caractère pratique de la méthode recommandée n’empêchent pas que la théorie n’intervienne de plein droit, et qu’enfin les questions ne soient les questions, les vieilles, les éternelles questions qu’agite la philosophie. Certes, il est à mille lieues de notre pensée de croire que ça soit là une mode de passage, ou le produit de la fantaisie capricieuse d’un ministre où d’un gouvernement ; c’est au contraire une nécessité que notre état moral et social nous impose ; il n'y a qu’à la reconnaître et à y faire face virilement. Mais ce n’est pas moins une épreuve difficile, périlleuse même, que cette sorte de sécularisation de l’enseignement philosophique, transporté brusquement d’un petit nombre d’initiés, d’une classe restreinte, à la foule innombrable des maîtres primaires. Et si l’on songe que ces maîtres parlent aujourd’hui durant quatre ou cinq ans de suite au peuple entier des enfants de la France, on comprendra que l’issue de l’épreuve intéresse la santé même de l’âme de la nation.

Ajoutons que tout un sexe entre aujourd’hui, on peut dire pour la première fois, en communauté de risques et de périls, de pertes et de profits avec l’autre sexe. L’enseignement public et laïque des femmes est fondé ; les quatre-vingts écoles normales départementales, destinées à recruter l’innombrable personnel laïque des écoles primaires de filles, seront debout d’ici à deux ans, et là aussi on soumettra l’esprit des jeunes maîtresses à la discipline de la pédagogie rationnelle et historique. Ce seront les mèmes sciences, les mêmes programmes, les mêmes méthodes que dans les écoles d’hommes : à dire vrai, imagine-t-on qu’il en pût être autrement ? Mais qui ne voit que l’on doit redoubler ici de précautions, si l’on ne veut pas que les descriptions exactes et savantes de la nature humaine empêchent de voir en plein et au vrai cette nature en chaque enfant, que les formules tiennent lieu de la vie, que l’intelligence, trop ou mal développée, amortisse le sentiment et éteigne l’imagination, que le savoir trouble le regard simple et franc de la jeune maîtresse, que les facultés d’intuition directe, attribut de l’esprit féminin, soient énervées et faussées ?

On voudra bien considérer maintenant que les programmes d’études des écoles normales sont fort étendus, qu’ils comprennent une grande variété de matières, que de plus on attribue avec raison une importance croissante aux travaux de réflexion, d’invention, de composition, lesquels demandent beaucoup de temps et réclament une grande place dans la répartition des heures d’étude. Ce n’est peut-être là, il est vrai, qu’une cause temporaire d’encombrement : il est permis d’espérer que le mal ira s’atténuant à mesure que l’éducation primaire, dans les écoles élémentaires et dans les écoles supérieures (de 12 à 15 ans), sera plus complète et plus régulière. Mais aujourd’hui, tant de connaissances à acquérir, soit scientifiques, soit littéraires, durant les trois années d’école normale, imposent à l’esprit une tension excessive, le font vivre hors de lui, et tour à tour dans les choses les plus diverses, l’empêchent de se faire une vie propre d’observations, de réflexions, de tâtonnements, de points d’interrogation, où l’enseignement de la pédagogie, avec ses prémisses théoriques et ses applications, trouverait à prendre racine.

On a donc raison de craindre que le demi-savoir ou plutôt le savoir hâtif et superficiel, que l’on raille parfois chez nos maîtres primaires et qui les rend, dit-on, suffisants et dogmatiques, ne devienne plus stérile et plus choquant encore s’il se complique d’une instruction pédagogique mal dirigée. On a remarqué depuis longtemps la préférence décidée que les élèves des écoles normales montrent pour les mathématiques, et comment ils s’attachent dans ces sciences au simple mécanisme logique. Apporteront-ils la même disposition formelle et utilitaire, pour ainsi parler, dans l’étude des éléments de psychologie, de morale, de pédagogie ? Il se trouvera, n’en doutons pas, pour les engager dans cette voie, des manuels trop complaisants qui excelleront à convertir ces nobles sciences en menue monnaie, à l’usage des aspirants aux divers grades qui n’ont pas le loisir de penser.

Quand on songe à l’étendue de ce clavier de l’enseignement primaire qui fait en quelque sorte mouvoir toutes les cordes de lu France nouvelle, et à tout ce qui se fait d’efforts extraordinaires depuis quelques années pour le compléter et le perfectionner, on se demande ; avec une admiration mêlée d’inquiétude : Que sortira-t-il de cet immense travail jusqu’ici sans exemple ? En quoi ces innombrables écoles de tous degrés, ces établissements de haute culture pédagogique, ces examens nouveaux ou renouvelés, ces études agrandies ou approfondies, ces méthodes rectifiées, ce soin donné à l’éducation autant qu’à l’instruction, ces légions de maîtres et de maîtresses recrutés au concours et longuement formés par les meilleurs professeurs, en quoi un si puissant appareil modifiera-t-il l’âme du pays ? Sortira-t-il de là plus de bon jugement et de clarté d’esprit, plus de force morale avec un sentiment plus élevé de la destinée humaine et de la destinée nationale. plus de patriotisme, plus de bon sens, plus d’esprit libéral ? Ou bien n’aurons-nous abouti à faire qu’une démocratie habile à lire, à écrire et à calculer ; frottée de quelque littérature ; bien pourvue de cette instruction qui donne l’envie et les moyens d’occuper les petites places de l’administration publique, de l’industrie et du commerce, mais démunie de fermes principes et de fortes habitudes de jugement ; sans curiosité, sans autre idéal que de se faire une vie tranquille et doucement occupée, sans souci de la grandeur, de l’honneur, de la liberté du pays ?

C’est le privilège de l’éducation primaire de faire naître ces vastes appréhensions et cet immense espoir. Elle ne peul s’améliorer, c’est-à-dire devenir plus raisonnable, plus humaine, plus libérale, sans que la nation entière se sente ressusciter. Elle ne peut s’appauvrir de raison, de justice, d’idéal, sans que la vie morale et individuelle se ralentisse dans toutes les veines du corps social. Et si l’on vient encore à se rappeler que cette éducation est centralisée, que toutes les grandes impulsions partent de Paris et d’un seul point de Paris, que l’on ne peut se tromper rue de Grenelle sans que l’erreur ne retentisse dans toutes les écoles de France, on se prend alors à étudier avec un redoublement de sollicitude les réformes entreprises, ainsi que la manière dont elles sont poursuivies et conduites.

II

Mais examinons les choses simplement, sans nous perdre en prévisions à longue portée, et cherchons les moyens d’en tirer le meilleur parti possible. La pédagogie, avons-nous dit, n’est pas une chimère ; c’est une science réelle, qui n’emploie pas d’autres procédés que les autres sciences d’observation ; seulement elle a ses difficultés particulières, puisqu’elle traite de la nature humaine, qui est de tous les sujets le plus complexe et le plus mobile. Comme toute science, comme la morale et la psychologie, dont elle fait ses auxiliaires, elle est exposée à perdre pied, à s’éloigner de la vie, à se payer de formules, à subtiliser et à dogmatiser ; elle peut obscurcir l’intelligence ou paralyser le ressort individuel sous l’amas des matières ; mais aucun de ces abus ne lui est en quelque sorte inhérent, aucun n’est inévitable. Si donc il est permis de craindre, il serait puéril de reculer : il n’y a qu’à être sur nos gardes et à prendre nos précautions.

Si j’osais dire toute ma pensée, je voudrais que le premier article de foi de la pédagogie ou sa conclusion dernière fût le franc aveu de l’impuissance où elle est de former à elle seule des instituteurs. Je voudrais qu’elle nous apprit sans relâche, par tous les moyens dont elle dispose, que ni le bon enseignement ni [a bonne éducation ne sont le résultat assuré de la science, le produit en quelque sorte infaillible d’un calcul savant, d’un concert de principes, de règles, de procédés tirés de l’exacte observation de la nature ; qu’il y a ici un élément qui échappe à toutes les prises de la science, une part considérable à faire, je ne dis pas tant aux dons innés, au talent, aux aptitudes particulières, mais à l’initiative personnelle, à la manière dont le maître s’éprend ou ne s’éprend pas de la vérité qu’il enseigne et des esprits auxquels il l’enseigne : en un mot à la liberté, Faire des professeurs instruits, c’est à merveille ; et pourtant c’est peu si vous ne réussissez à faire en même temps, qu’on nous passe le mot, des artistes, c’est-à-dire des esprits vivants et libres, supérieurs à la matière qu’ils enseignent, aux méthodes et aux procédés qu’ils emploient, prompts à se juger eux-mêmes, et toujours en état de mesurer d’un clair regard tout ensemble le but à atteindre et le chemin que l’on suit. Nous résignerons-nous à faire de ces qualités un privilège des professeurs de l’ordre le plus élevé ? A aucun prix. Nous les réclamons pour les maîtres et les maîtresses des écoles rurales. Que leur savoir soit médiocre, mais que dans ce savoir ils se meuvent à l’aise, le dominant, le pliant à leur usage. Si la pédagogie leur a proposé de grands modèles, si elle a éveillé en eux une généreuse passion, si de plus elle a aiguisé leur sens critique, bénissons-la : ils sauront alors discerner les physionomies et les caractères divers, les aptitudes, les besoins, les côtés faibles et les côtés saillants ; ils distingueront une classe d’une autre classe et un enfant d’un autre enfant. Ils sauront viser dans leurs leçons, non seulement par delà la mémoire, mais par delà les facultés de compréhension logique, jusqu’au point intime où se fait la pleine clarté, l’adhésion de l’intelligence ou du cœur. Vivants, ils susciteront la vie ; au lieu d’être de simples professeurs, ils seront des excitateurs ; non contents d’enseigner, ils inspireront ; et, selon la belle expression de Mme Necker de Saussure, instruire sera pour eux « construire au dedans ».

Nous aurons donc présente à l’esprit, dans tout notre enseignement pédagogique, cette fin supérieure : former des esprits libres, capables d’examiner, de comparer, de réfléchir, de suspendre leur jugement, capables aussi de conclure et de persister dans leur conclusion. Et comme la liberté ne peut vivre toute seule, suspendue entre ciel et terre, à l’état de tendance idéale, ayons pour principal souci de l’incorporer dans de fortes habitudes mentales, acquises au prix d’un exercice assidu et prolongé : habitudes d’attention, d’observation sincère, de rigueur dans le raisonnement, de netteté dans l’idée, d’étroit enchaînement dans l’exposition, de clarté et de précision dans l’expression. La science et l’art pédagogique ne seront estimés à leur juste prix, ils n’auront donné la mesure de ce qu’ils peuvent, que du jour où ils auront réussi à instituer, dans leur ordre propre, quelque chose de semblable à cette discipline des facultés, à cet ensemble de manières tout à la fois circonspectes et hardies d’observer, de juger, d’agir.que certaines sciences expérimentales, telles que la médecine, inculquent à leurs disciples, mème aux plus médiocres, par une longue pratique, appuyée d’une savante théorie.

On voudra bien nous excuser de revenir avec quelque insistance sur des considérations qui n’ont assurément rien de neuf, mais que l’on perd facilement de vue dans cette sorte de course haletante devenue l’allure habituelle de notre enseignement. Écrivains et professeurs, nous sommes trop portés à oublier, on l’a mille fois dit, que notre office commun c’est l’éducation de l’esprit autant et plus que l’instruction. Mais ce qu’on ne dit pas assez ou que l’on dit mal, parce qu’on le voit confusément, c’est que, à travers tous les enseignements spéciaux et avec leur aide, l’éducation se propose avant tout la santé de l’esprit ; et que la santé, c’est essentiellement la force, force morale et intellectuelle ; j’entends force individuelle : si bien qu’une éducation qui n’aboutit pas, ou qui du moins (car il sied d’être modeste en pareille matière) ne vise pas nettement à munir de force propre les intelligences et les caractères, chacun à son degré et dans son ordre, manque son principal but.

Avec celui-là elle manque les autres. Toutes les qualités en effet, les plus prisées et les plus dignes de l’être, la justesse, l’ordre, la mesure, la suite rigoureuse du raisonnement, etc., réclament la force, la santé, comme leur fond nécessaire et en quelque sorte leur subsistance. Ce langage figuré, dont nous sommes réduits à nous servir ici, répond à une réalité ; il n’est pas indifférent de bien comprendre que non seulement tout savoir spécial, mais toute qualité de l’esprit ou de l’âme empruntent à la qualité fondamentale dont nous parlons leur portée véritable et en quelque sorte leur bon ou mauvais aloi.

Si la bonne éducation. l’éducation vraiment libérale, est celle qui en tout et par le moyen de tout affranchit l’âme en la rendant forte, par là maîtresse d’elle-mème, soumise à sa loi naturelle, ordonnée, mesurée ; la pédagogie, avec ses sciences auxiliaires, ne méritera d’obtenir parmi nous droit de cité à titre définitif qu’à la condition de nous enseigner les secrets de la force, de la force réglée. Elle devra inculquer aux jeunes maîtres et par eux à tous les enseignements spéciaux cette loi suprême : susciter la santé, Ç’est-à-dire l’initiative, la curiosité sérieuse, l’énergie contenue et persévérante. Et s’il est un pays, s’il est des circonstances où les pédagogues aient un grand rôle à remplir, de grands services à rendre, c’est assurément notre France contemporaine, si troublée, si menacée, mais qui met son honneur à rester une démocratie et une démocratie libérale : quel plus grand et plus pressant service à lui rendre imaginerait-on que de lui préparer. en vue de toutes les difficultés éventuelles du dedans ou du dehors, des esprits sains et clairvoyants, des âmes droites et fortes ? Tout intérêt parait accessoire auprès de celui-là : pour qui sait voir et ne se payer point d’apparences, il n’y va de rien moins que de l’avenir, du prochain avenir de notre pays, oui, de sa liberté, de son intégrité mème : c’est dans nos écoles d’aujourd’hui que se prépare la politique populaire de demain, d’où dépendra notre destinée.

Si tout cela est vrai, on ne s’en tiendra pas, redisons-le, à des professions de foi théoriques et en quelque sorte idéalistes ; on n’aura garde d’oublier que telle fin commande tels moyens ; qu’il y a en effet des moyens pour susciter la santé comme pour l’entretenir ; qu’il y a une hygiène spirituelle comme il v a une hygiène du corps ; que certaines habitudes, certaines règles, loin d’être incompatibles avec la force libre, avec l’initiative personnelle, ne sont, pour ainsi parler. que de la force, de la liberté, de la santé emmagasinées. Voir en pleine lumière le principe supérieur de l'éducation physique, intellectuelle, morale ; ne le jamais perdre de vue au milieu de l’encombrement des leçons ; lui faire sans balancer Îles sacrifices quotidiens nécessaires ;, le réaliser peu à peu dans des habitudes libérales et fortifiantes, devenues pour l’enfant ou le jeune homme une seconde nature, c’est ainsi, personne n’en doute, que la pédagogie justifierait ses prétentions et conquerrait sa place au soleil.

Mais un dessein de si longue haleine et si laborieux demande à la fois qu’on y « perde du temps », beaucoup de temps, et que l’esprit des maîtres et des élèves reste toujours alerte et dégagé. Il demande en particulier que le dialogue, la conversation, à la fois libre et dirigée, devienne un instrument d’usage quotidien à l’égal de la leçon didactique. Comment concilier de telles conditions avec les nécessités d’un enseignement très complexe ? Les programmes sont ce qu’ils sont : excessifs en étendue comme en variété des matières ; mais outre qu’on ne peut songer à les modifier du jour au lendemain, il est à craindre que, l’exemple des peuples voisins aidant, ils ne soient jamais notablement réduits. Que du moins les directeurs d’écoles normales, les inspecteurs chargés de présider aux examens publics, que surtout les inspecteurs généraux investis du plus haut office régulateur, s’appliquent de concert à faire des éclaircies dans l’épais fourré des matières ; que leur mot d’ordre commun soit simplifier, simplifier pour faire pénétrer l’air et la lumière dans l’enseignement et pour donner le loisir aux jeunes esprits de contracter au courant des leçons de chaque jour les habitudes salutaires qui assurent la force et la santé mentales. Qu’ils simplifient de propos délibéré, non seulement à l’aide des méthodes rationnelles et des procédés perfectionnés, mais en appuyant sur les choses principales et en négligeant résolument les choses secondaires ; en évitant l’excès des détails, les questions subtiles où curieuses, bref tout ce qui, même utile et intéressant, dépasse la capacité moyenne d’assimilation, tout ce qui peut être impunément remis à un âge plus mûr et à l’étude personnelle.

Ces précautions, mais plus attentives encore et plus assidues, paraîtront particulièrement opportunes dans l’éducation pédagogique des institutrices. Avec les nouvelles institutions scolaires, où la femme va prendre la grande place qui lui revient de droit, avec les nouveaux programmes, rien n’importe plus à la santé physique et au bon équilibre mental des jeunes maîtresses primaires que d’éviter l’encombrement des connaissances et lu tension excessive de l’esprit.

Un autre vœu, qui ne trouvera pas, en théorie, de contradicteurs, mais qu’il est malaisé de faire passer effectivement dans nos mœurs scolaires : c’est que nos études de pédagogie soient de plus en plus marquées du caractère pratique. Par où il ne faut pas entendre un caractère d’utilité prochaine et de profit calculable : mais que l’étude soit toujours orientée vers la vie, vers la vie réelle et séculière, avec ses besoins supérieurs ou vulgaires, intimes ou d’action extérieure, individuels, domestiques, sociaux. Que les jeunes maîtres soient habitués à ne jamais perdre terre, à ne pas s’oublier dans les formules, à ne pas confondre le mécanisme logique des méthodes avec leur esprit même, à prendre toujours pied dans la réalité des choses du dehors et du dedans, dans la nature humaine, dans le caractère national, dans l’état politique, moral, économique de la société dont ils sont membres. Qu’ils aient toujours hâte de descendre des idées générales aux faits particuliers ; des formules abstraites, qui sont inévitables et salutaires en tout enseignement, aux exemples qui les traduisent et les confirment ; qu’ils fassent suivre habituellement les mots savants et surtout les mots philosophiques de la paraphrase, en langue vulgaire.

Dans l’enseignement proprement dit de la pédagogie, on ne leur laissera pas oublier un seul jour que s’ils apprennent, c’est, en quelque sorte, pour pratiquer plus tard eux-mêmes sur le vif de la nature humaine, et nullement pour spéculer en dilettantes. Psychologie, morale, physiologie, c’est en vue de l’éducation qu’ils ont à étudier ces sciences ; et d’abord de leur propre éducation. Cela seul sera pour eux de bonne pédagogie intellectuelle ou morale, qui se trouve confirmé par leur expérience personnelle, qui sert à rectifier leur jugement, à amender leur caractère, à ennoblir leurs sentiments : tout ce qu’ils ne peuvent pas ainsi tourner à leur profit et convertir en leur substance, si bien qu’ils l’aient appris et le récitent, ils ne le savent pas : c’est un élément étranger à leur organisme ; tel ils l’ont reçu, inerte et lourd, tel ils le transmettront.

En particulier on ne leur permettra pas d’user des méthodes et des procédés comme de formules sacramentelles qui confèrent le salut ou qui rehaussent la dignité du maître et de son enseignement. On leur fera comprendre que l’esprit humain n’a le choix qu’entre deux allures dans la recherche et la démonstration de la vérité : l’induction et la déduction ; qu’il n’y a donc que ces deux méthodes, si même il y en a deux ; quant aux autres prétendues méthodes, ils sauront n’y voir que de simples manières d’enseigner, d’exposer, d’interroger, empruntant leur vertu secrète de l’induction ou de la déduction et dont ils n’étudient les procédés que pour mieux s’enhardir à voler de leurs propres ailes ; de toutes manières on formera les jeunes maîtres à penser et à parler en esprits libres et bien cultivés, mon en interprètes assermentés ou en répétiteurs mécaniques d’un nouveau catéchisme. Ils seront à l’égard de la pédagogie des disciples clairvoyants, non des dévots crédules.

Peut-être, ainsi prémuni, notre enseignement primaire, sur qui reposent de si grands intérêts, sur qui pèse une si lourde responsabilité, échapperait-il à la médiocrité, à l’étroitesse des vues, au formalisme pédantesque et stérile dont il est menacé. Animé d’une haute inspiration, toujours épris de liberté d’esprit, de vie, de réalité, de choses et non de mots, de forte et profonde éducation plutôt que d’instruction copieuse et superficielle, il serait digne de supporter, comme on l’y invite et comme c’est son office naturel, les destinées d’une démocratie active et intelligente.