De l’intérêt des comités, de la Convention nationale, et de la nation, dans l’affaire des soixante-onze députés détenus/Texte entier

DE L’INTÉRÊT
DES COMITÉS,

DE LA CONVENTION NATIONALE,
ET DE LA NATION,
Dans l’affaire des soixante-onze députés détenus.

Séparateur


Cette affaire paraît se réduire à trois questions :

1o. Y a-t-il lieu à accusation contre les détenus ?

2o. Est-il utile de prolonger leur détention, et de les détenir séparés de la Convention Nationale ?

3o. La Convention a-t-elle le droit de les exclure de ses séances, sans les mettre en jugement ?

PREMIÈRE QUESTION.

Y a-t-il lieu à accusation contre les détenus ?

Le crime qu’on leur impute est d’avoir rédigé la déclaration du 6 juin 1793, dont la Convention a ordonné l’impression, premier brumaire dernier ; et l’on donne à cet écrit, le titre de Protestation criminelle contre les loix.

Il suffirait d’observer d’abord que quelques fussent la nature, la forme, l’objet de cet écrit, du fait seul qu’il n’en a pas été fait usage, qu’il n’a même pas vu le jour ; il ne peut former un motif d’accusation. Il n’y a que les délits qui puissent tomber sous la loi ; il n’y a que les actions qui puissent former des délits. L’intention ne suffit pas pour constituer le crime ; il faut encore le fait. Or un écrit secret n’est qu’une opinion, un projet, une pensée. Il n’y a pas de différence entre un écrit renfermé dans le porte-feuille et une pensée dans l’esprit. Une pensée tracée en encre sur du papier, n’intéresse pas plus l’ordre public quand le papier ne voit pas le jour, que la même pensée tracée dans les fibres du cerveau. Une protestation écrite mais secrette, ne pourrait devenir coupable que par les actes qui tendraient à la faire valoir, et la traduire en opposition de fait. La loi ne récompense pas les bons projets inconnus, ni les bonnes intentions secrettes, elle ne peut donc punir les mauvaises intentions sans effet, les mauvais projets sans publicité. Allons plus loin et disons : La loi ne peut fouiller ni dans les intentions, ni dans les papiers discrets confidens des intentions. Si la police publique dans des tems difficiles, se permet des recherches inquisitives, au moins faut-il quelle discerne dans ses découvertes, celle qui se rapportent à quelqu’action criminelle et celles qui ne se rapportent à rien. Concluons donc que quand l’acte du 6 juin serait une protestation, le secret dans lequel a été enseveli, le placerait dans la classe des simples projets non exécutés, et des intentions qui ne peuvent être réputées pour le fait.

Il serait d’autant plus injuste de regarder l’écrit dont il s’agit, comme un délit, que le tems où il aurait pu produire quelqu’effet, était écoulé depuis long-tems, lorsqu’il a été découvert ; puisqu’alors l’insurrection des départemens était déjà étouffée, que la révolution du 31 mai était consommée et consolidée ; et qu’ainsi l’acte était devenu absolument caduque et suranné, sans avoir contribué aux mouvemens départementaires. Il est évident que les signataires s’étaient désisté du projet de publier leur déclaration, puisqu’ils ont laissé passer, sans la publier, le seul moment où elle pouvait être utile aux desseins qu’on leur suppose.

Mais quand ils auraient publié leur déclaration, pourrait on leur en crime ? Est-il bien vrai que ce soit une protestation criminelle contre les lois ? qu’est-ce qu’une protestation contre les lois, qu’est-ce que contient l’acte du 6 juin ?

Ce qui caractérise une protestation contre les lois, c’est la réserve de les attaquer, ou au moins de s’y soustraire dès que les circonstances le permettront. Pourquoi une pareille protestation pourrait-elle être regardée comme criminelle de la part d’un membre de Représentation Nationale ? c’est qu’elle est une menace de rébellion contre les lois, et d’hostilités contre leurs auteurs.

Que contient l’acte du 6 juin ? Il se réduit à déclarer au Peuple français, (notez cette expression qui repousse toute accusation de fédéralisme, puisqu’elle comprend aussi le Peuple de Paris et n’excepte que la faction) que depuis plusieurs mois le Pouvoir exécutif et les Autorités constituées de Paris sont dominées par une faction ; que le 31 mai, la Représentation Nationale a été violentée, et qu’elle n’est plus entière.

Il n’y a point là de réserve contre les lois ; donc il n’y a point de protestation. Il y a une dénonciation, ou si l’on veut, un appel au Peuple des violences qui autorisent à douter que les actes de la Convention, depuis le 31 mai, soient des lois. Or, qu’est-ce qu’un pareil appel, sinon l’engagement de se soumettre à ces actes, si le Peuple prononce, soit par son silence, soit d’une manière positive que la Convention a conservé tous les caractères d’un corps législatif et constituant, ou qu’il approuve ses décrets de quelque manière qu’ils ayent été faits.

J’entends qu’on se récrie. Un Appel au Peuple, me dit-on, est-il moins coupable de la part d’un représentant que ne serait une protestation ou réserve d’appel au Peuple ? Non, s’il s’agissait de loix faites par un corps représentatif dont la liberté et l’intégralité ne seraient pas douteuses. Mais un semblable appel est légitime, il est de droit, il est conforme aux principes les plus révolutionnaires, quand il y a la moindre atteinte portée à la liberté et à l’indivisibilité de la Représentation Nationale. N’est-il pas reconnu que les insurrections d’une commune, ne peuvent être considérées que comme des initiatives d’insurrections nationales ? N’est-il pas évident que l’insurrection nationale peut seule constituer une révolution nationale ? qu’ainsi avant la manifestation du vœu national, tout Français est libre de penser et de dire ce qu’il lui plait des insurrections partielles ; et que tout fonctionnaire ou représentant contre qui est tournée une insurrection partielle, est tout-à-la-fois dans le droit et dans l’obligation d’instruire le souverain à qui seul appartient le pouvoir révolutionnaire, et des atteintes données à la liberté de ses fonctions et à l’indivisibilité du corps dont il fait partie, et de ce qu’il a à dire pour sa justification ou sa défense individuelle contre les initiateurs de l’insurrection nationale ? Comme particuliers, des représentans n’ont-ils pas le même droit que tout citoyen accusé devant un tribunal, celui de s’y faire entendre avant le jugement ? Comme dépositaires de la puissance nationale, ne doivent-ils pas compte à la nation de la manière dont une section de la nation dispose de leur dépôt ?

Mais, s’écrie-t-on, les faits exposés dans l’acte du 6 juin sont-ils exacts ! Est-il vrai qu’il ait été exercé des violences sur la Convention ! est-il vrai qu’une force armée l’ait assiégée ? est-il vrai que le décret qu’elle a rendu contre trente-deux députés lui ait été arraché ? est-il vrai… c’est comme si vous demandiez : est-il vrai qu’il y ait eu une insurrection le 31 mai, y a-t-il une révolution du 31 mai ? En quoi consiste la révolution du 31 mai, si ce n’est dans l’arrestation forcée de trente-deux députés ? une arrestation faite en vertu d’un décret libre, ne serait pas une révolution. Où cette arrestation a-t-elle été forcée, si ce n’est dans la Convention ? Par quoi, comment l’a-t-elle été, si ce n’est par le déployement d’une force armée ? Pourquoi l’insurrection du 31 mai, si la majorité de la Convention avait été disposée à faire ce que l’insurrection a exigé.

Mais, continue-t-on, l’objet de cette insurrection étoit utile, et les soixante et onze l’ont représenté comme désastreux !

C’était leur opinion, ils la soumettaient au Peuple, à qui ils en devaient compte ; c’était, leur plaidoyer contre une attaque qu’ils croyaient injuste, et ils le mettaient sous les yeux de leur juge commun.

Publier sa défense après une attaque, est de droit naturel ; rendre compte de son dépôt, est le devoir rigoureux. Manifester sa pensée, est l’exercice d’une liberté inaliénable. On ne prétend pas sans doute contester la liberté de la presse à un député plus qu’à un autre citoyen ; et comment l’en priveroit-on ? n’a-t-il pas le droit de tout dire à la tribune, et les journaux celui de recueillir tout ce qu’il dit ? et si les journaux peuvent publier tout ce qu’il dit, et s’il peut dire tout ce qu’il pense, comment n’auroit il pas la faculté d’imprimer lui-même tout ce qu’il pense, quand il ne peut pas ou ne veut pas le dire ?

Contesterait-on aujourd’hui à un citoyen, la liberté d’écrire et de publier au sujet du 31 mai, l’équivallent de l’acte du 6 juin ? Non sans doute quoi qu’on affecte de dire aujourd’hui que les événemens de cette journée ont reçu la sanction du peuple français. Comment donc pourrait-on faire un crime de cet acte à des députés, qui l’ont souscrit avant la sanction du peuple ?

Les détenus seront-ils coupables pour avoir écrit le 6 juin, que l’assemblée avait été violentée par une faction ; et Cambon ne méritera-t-il que des applaudissemens, quand il dira, comme il y a 12 jours, non-seulement que l’assemblée a été violentée le 31 mai par une faction ; mais encore que le 1 juin, cent membres de l’Assemblée se réunirent pour forcer le comité de salut public à signer l’arrêt de mort de vingt-sept de leurs collègues ?

Au fond que doit-on penser aujourd’hui de l’événement du 31 mai, et qu’en pensent tous les hommes honnêtes et raisonnables ? il a produit du bien, il a produit du mal ; il serait absurde d’y tout confondre.

L’Assemblée était divisée ; les partis étaient exaspérés ; les haînes étaient irréconciliables. Les généraux, les armées même flottaient entre les hommes qui se partageaient l’attention publique ; la défense de l’état en était et moins énergique et moins assurée. L’insurrection a abattu l’un des deux partis ; elle a rétabli l’unité de la Convention ; les troupes, les généraux n’ont plus eu qu’un même esprit ; et l’armée a volé sans distraction à la victoire : voilà le bien.

Mais c’est la force et la violence qui ont rétabli l’unité dans la Convention ; mais dans le parti victorieux il y avait un grand nombre de scélérats, et dans le parti vaincu un grand nombre d’honnêtes hommes éclairés ; mais la tyrannie la plus sanguinaire a été le prix de la victoire ; mais la contre-révolution s’est faite au-dedans, tandis que douze cents mille guerriers défendaient la révolution au-dehors ; mais la propriété a été par-tout violée ; par-tout le sang a coulé ; des déserts ont été fondés là où il y avait des habitans, des cendres ont couvert des contrées où il croissait du bled ; mais les habitudes du peuple et sa morale ont été corrompues.... Voilà le mal qui nous est venu du 31 mai.

Si quelqu’un contestait ces vérités, je demanderais ce que c’est donc que la révolution du 9 thermidor, ce qu’elle a fait, ce qu’elle a défait, ce qu’il est permis d’en louer et d’en bénir ? Qu’a-t-elle détruit, si ce n’est la tyrannie, et d’où venait cette tyrannie, sinon de la révolution du 31 mai ? Qu’a-t-elle produit, si ce n’est le rétablissement de la révolution du 10 août, dont il ne nous restait plus rien ? Traiter de contre-révolutionnaire le langage que nous tenons au sujet du 31 mai, ce serait donc parler en contre-révolutionnaire du 10 août et du 9 thermidor. Si du 31 mai il n’a pas résulté une véritable contre-révolution, c’est le 9 thermidor qui en est une ; si Robespierre n’a pas été un tyran, c’est la Convention nationale qui exercerait aujourd’hui la tyrannie ! Rien ne peut obscurcir cette vérité si sensible : que les principaux effets du 31 mai et ceux du 9 thermidor sont le contraire les uns des autres. On ne peut donc exiger pour les premiers un respcet absolu et sans restriction, sans se déclarer contre les seconds.

Cela posé, revenons sur l’acte du 6 juin. Si dans les événemens du 31 mai, les détenus, tourmentés du pressentiment des maux qui devaient en être la suite, ont mal connu la nécessité de l’insurrection ; s’ils ont cédé à la crainte de ses funestes conséquences, sans goûter l’espérance de ses avantages ; s’ils se sont faiblement occupés du besoin de l’unité dans la Convention, quand ils ont considéré à quel prix il fallait l’acheter ; ou s’ils n’ont pas voulu qu’elle s’établit par le triomphe de tant de scélérats et par le sacrifice de tant de gens de bien, leur méprise n’était-elle pas bien pardonnable ? était-ce un si grand écart de logique ? était-ce sur-tout une absence de patriotisme ?

Il est bien remarquable sans doute que Robespierre, l’homme de la France entière, à qui il importait d’avantage qu’on ne vit que du bien dans l’insurrection du 31 mai, dont il avait tiré tant de pouvoir, n’osa faire envisager comme coupables envers la loi les signataires de l’acte du 6 juin, lesquels étaient si coupables envers lui et son parti.

Il est bien remarquable aussi que les compagnons de Robespierre, dans les anciens comités, n’ont pas osé faire de rapport contre les détenus, dont pourtant ils voulaient la perte. Telle était leur impuissance de motiver une accusation que, suivant le dernier discours des Robespierres, ils avaient résolu d’envoyer les 71 au tribunal révolutionnaire sans faire de rapport, scandale qui a manqué seul à tous ceux qu’ils ont donnés. Ce n’est pas parce que Robespierre a avancé ce fait, que nous l’offrons à l’attention de nos lecteurs ; c’est parce que ceux à qui il en a fait le reproche en pleine Assemblée, n’ont osé le démentir ni y répondre.

Si les principaux auteurs du 31 mai, ceux qui en ont retiré le plus d’avantages, ont reconnu l’impossibilité d’accuser les détenus, comment ceux qui en ont été les victimes, comment la majorité de l’Assemblée pourrait-elle les accuser aujourd’hui ? Si les oppresseurs les ont respectés, à quel titre les opprimés pourraient-ils les poursuivre ? Comment la justice ferait elle contre ses défenseurs, ce que n’a osé la tyrannie ? Comment enfin les hommes întègres qui contiennent et répriment les continuateurs de Robespierre, entreprendraient-ils de le surpasser ?

DEUXIÉME QUESTION.

Est-il utile de prolonger la détention des 71, et de les tenir séparés de la Convention ?

Après avoir prouvé que la justice ne permet pas de les accuser, il est humiliant d’avoir à examiner s’il peut être utile de violer leur liberté et leur caractère. Rien ne sépare cette question de celle-ci : quoique la justice ne permette pas de les accuser, la politique n’autorise-t-elle pas à leur faire perdre la vie. En effet, si la politique, au mépris de la justice, tient un citoyen dans les fers, ou prive un député de son caractère, où est la limite qui l’empêche d’aller plus loin ? Qu’est-ce donc que cette utilité, cette raison d’état, cette politique différente de la justice, opposée à la justice dont on nous reparle encore dans le langage, ou plutôt sur le même ton, mais avec moins d’adresse que Robespierre ? De quelle utilité s’agit il ? Est-ce de l’utilité publique ou de quelqu’utilité subalterne et privée ? S’agit-il de quelque raison d’état dans le genre de celles de César Borgia, ou dans le genre de celles d’Aristide et des Athéniens ? parle-t-on d’une politique royale, ou d’une politique nationale et républicaine ? Il faudra donc répéter sans cesse que les idées de justice et d’utilité sont inséparables, que le suprême intérêt national est dans la suprême équité des représentans de la nation ; qu’en aucun tems, en aucune circonstance, la justice ne peut être en opposition avec le salut public ; qu’une injustice ne sauve d’un petit accident facile à éviter autrement, qu’en précipitant dans mille malheurs où elle seule pouvait conduire ; qu’au besoin la justice trouve toujours dans la raison une providence plus féconde que ne l’est le génie de l’immortalité ; qu’elle n’est accusée d’impuissance que par les gens qui méconnaissent ses ressources, où ont besoin de prétexte pour la fouler aux pieds… O honte ! qu’il faille encore redire et remettre sur le papier, des vérités qui devraient déborder de tous les cœurs ! À quoi donc aura servi l’expérience d’une année d’attentats commis, au nom du salut public, sur tous les droits de l’homme, si ces mots de salut public ne sont pas encore entendus comme ils doivent l’être !

Cependant examinons avec attention les effets que produisait une plus longue détention des 71, ou une plus longue interdiction de leur caractère.

Quels seraient ces effets relativement aux comités de la Convention ? Osons le dire, ou plutôt craignons de le taire : si les comités ne se tiennent pas retranchés invariablement dans les principes purs de la justice, il ne reste point de barrière entre eux et les partisans de la tyrannie, et ils rompent les liens qui attachaient à leurs succès les partisans de la justice ; ils aliénent leurs amis et se livrent sans défense à leurs ennemis les plus dangereux ; ils quittent un terrein ferme pour se jetter dans une marre fangeuse sur de véritables bateaux à souspape ; ils se mettent entre deux feux, sous deux batteries croisées ; on les foudroyera d’un côté avec ce qu’ils ont dit pour la justice depuis le 9 thermidor, de l’autre avec ce qu’ils seront obligés de dire pour l’arbitraire ; les écrivains de tous les partis, les pétitionnaires de toute la France se partageront entre les orateurs de la Convention, pour les aider à la ruine d’un parti nouveau qui n’ose se fixer ni dans le bien ni dans le mal.

Les dangers seraient les mêmes pour la majorité de la Convention, si elle s’écartait de la justice rigoureuse ; les deux partis extrêmes et opposés de la minorité l’auraient bientôt tiraillée, écartelée, à l’aide des partis qui se formeraient aussi-tôt dans la Nation.

Et c’est-là, c’est dans la Nation que les effets de l’inconsistance des principes seraient terribles ! La fluctuation des comités ou de la Convention, entre la justice et l’arbitraire, serait une cause infaillible de troubles désolans : nous n’osons que soulever le voile qui en cache le tableau. Mais qui ne voit qu’éteindre en ce moment le fanal sacré de la justice, pour y substituer la lumière équivoque et vacillante d’une politique sans règle et sans appui, ce serait remonter les espérances des hommes que la tyrannie a employés à ses forfaits, et affaiblir la confiance à peine renaissante, et le courage encore défaillant des gens honnêtes opprimés. Qui ne voit que professer dans la Convention une doctrine douteuse en morale et en politique, ce serait ouvrir un arsenal aux deux partis, leur donner à chacun une bannière. Qui ne voit que mettre leur puissance en équilibre, ce serait les appeler à une mutuelle aggression. Tant de persécutions autorisent d’un côté à la vengeance ; tant d’habitudes dépravées et tant d’appréhensions poussent de l’autre à reprendre les voies du crime, qu’il n’y a qu’une très-inégale distribution de puissance entre les partis qui puisse les préserver du choc le plus violent. Comment donc des hommes éclairés pourraient-ils balancer à laisser la force du côté où est la grande majorité de la Nation, où sont les vertus, les lumières, les talens, la justice ? Laissez la force à ceux qui ont le droit de se venger, c’est le seul moyen de faire qu’il ne se vengent pas !

Qu’oppose-t-on aux dangers des discordes civiles ? Des craintes vagues ou puériles.

Qu’appréhendez-vous du retour des soixante-onze dans la Convention ? qu’ils n’y rapportent l’esprit dont ils étaient animés au 31 mai ? Mais quel était donc cet esprit ? l’horreur de la tyrannie dont ils avaient la perspective, l’amour de la justice. Eh bien ! n’est-ce pas la tyrannie que vous avez détruite le 9 thermidor ? N’est-ce pas le règne de la justice que vous avez rappelé à cette époque au milieu de vous ? Les soixante-onze n’ont-ils pas été vengés en même tems que justifiés par vous ? Quels sentimens peuvent-ils donc apporter au milieu de vous, si ce n’est de l’estime, de la reconnaissance, et la noble émulation de vous seconder dans vos honorables travaux ?

Craindriez-vous leurs ressentimens contre le petit nombre d’ennemis qui ont mis un odieux acharnement à les poursuivre ? Mais ces ennemis ne sont-ils pas aussi les vôtres ? N’avez-vous rien à en craindre vous-mêmes ? N’est-il pas bon de vous fortifier contre eux ? N’est-ce pas vous affaiblir que de montrer de l’hésitation à vous fortifier quand vous le pouvez et le devez ? N’est-ce pas les enhardir que de laisser voir la crainte de les allarmer ? D’ailleurs, le décret du 8 brumaire ne met-il pas tous les députés assez à couvert des animosités personnelles ? La sagesse de la majorité ne contiendrait-elle pas aussi des passions farouches et turbulentes ? D’autre part la vengeance est-elle un besoin si pressant, au sein d’une Assemblée équitable, en présence de tant de grands intérêts qui attirent l’attention de ses membres, et sous les yeux d’un peuple las de la discorde ; enfin les éclats de la haîne sont-ils si probables contre des hommes ensevelis dans le mépris public, et a-t-on jamais vu de si grandes fureurs contre des cadavres infects ? Mais, après tout, quand on voudrait douter que les soixante-onze députés ne fussent dans des dispositions paisibles de ce qui serait une nouvelle injure à leur patriotisme, la question ne se réduirait-elle pas à savoir s’il serait bien utile de sacrifier soixante-onze patriotes a la sécurité de quelques restes des tyrans, de paralyser d’utiles collaborateurs de la chose publique pour la sûreté de quelques ennemis de la Patrie ?

Quelques personnes ont semblé craindre que le rappel des soixante-onze dans la Convention, ne parût être la condamnation du 31 mai. Il est difficile de regarder cette crainte comme sérieuse.

Ce n’est pas l’insurrection du 31 mai qui a demandé ni provoqué l’arrestation des soixante-onze ; ce sont les anciens comités, dans la séance du 3 octobre suivant. Donc on peut les réintégrer sans contredire le vœu de l’insurrection. À la vérité, ils ont blâmé les événemens du 31 mai ; mais l’autorité publique fait-elle donc le procès à ces événemens, en laissant en liberté tous les citoyens qui n’en n’ont pas une idée favorable, tous les écrivains qui s’en permettent la censure ? Respecter la liberté des détracteurs du 31 mai, ce n’est que respecter la liberté des opinions et celle de la presse. Restituer la liberté à ceux qui en ont été privés pour l’honneur de cette journée, c’est uniquement faire le procès la tyrannie, à la contre-révolution qui a violé en eux et le secret et la liberté des pensées, et le caractère de député.

Mais, d’un autre côté, jusqu’où prétend-on étendre le respect qu’on exige pour le 31 mai ? veut-on que toutes ses circonstances et tous ses agens soient également consacrés à la reconnoissance publique, que toutes ses conséquences soient également chéries et honorées ? a-t-on un intérêt réel à y tout confondre ? peut-on raisonnablement craindre d’en détacher les honnêtes gens qui y ont contribué dans de bonnes vues ? ou bien appréhende-t-on qu’ils ne soient en trop petit nombre, pour ne pas redouter des persécutions ? Est-il permis de croire que tous les esprits sages, qu’elle qu’ait été leur opinion sur les victimes du 31 mai, ne se fassent un devoir d’en oublier le sacrifice ? compte-t-on pour rien la lassitude de toutes les passions violentes, et le besoin du repos ? Il ne faut pas, dit-on, regarder derrière soi en révolution. Qu’est-ce à dire ? entend-on qu’il ne faut pas regarder aux malheurs irréparables, aux fautes commises par égarement, aux crimes inévitables qui ont été mêlés aux actes de l’insurrection ? entend-on qu’il ne faut pas regarder aux insensés, aux imbéciles, aux méchans ni même aux scélérats subalternes qui ont aidé de leur force ou de leur audace les citoyens qui se sont dévoués pour l’intérêt public ? En ce sens nous souscrivons à la maxime ; elle se réduit à ces paroles : Qu’une amnistie générale soit accordée à la suite d’une révolution, pour tous les délits auxquels elle a donné lieu. Rien de plus juste que d’accorder ce prix aux hommes douteux, pour leur concours aux succès d’une révolution, et pour l’indemnité des risques qu’ils y ont courus, n’étant pas dignes d’en trouver la récompense en elle-même. Rien de plus nécessaire que cette grace à tous les partis, pour ramener tous les esprits à un même intérêt, et par conséquent pour assurer la stabilité de la révolution même.

Mais il est deux intérêts qu’on ne peut laisser en arrière, qu’on ne peut abandonner dans les décombres d’une révolution, sans compromettre ce qu’elle a de plus utile et de plus auguste : ce sont les Principes qui ont été renversés dans le feu de l’action, et les Citoyens vertueux qui y ont été frappés injustement. Laisser périr un principe, c’est mettre en péril tous les autres : grace, nous le voulons bien, grace pour les gens qui ont foulé les principes aux pieds dans les mouvemens révolutionnaires, mais avant tout, grace pour les principes mêmes. Laisser un bon citoyen s’épuiser en de vaines réclamations de ses droits, lui refuser, ne pas lui offrir la réparation de ses souffrances, c’est menacer tous les citoyens ; c’est pis, c’est leur imposer la souffrance du plus déplorable spectacle.

Voulez-vous consacrer le 31 mai ? ne louez que ce qu’il a produit de bon, et déclarez sans ménagement ce qu’il a produit de mauvais. Proclamez qu’il a favorisé la gloire de nos armes, mais aussi qu’il nous a courbés, pendant une année, dans la plus honteuse servitude. C’est quand vous aurez imprimé le sceau de votre improbation sur ce qu’il a enfanté de désastreux, que tout le monde s’accordera à louer ce qu’il a eu de salutaire.

Terminons cette partie par une réflexion qui paraît mériter une sérieuse attention. Si la Convention proroge l’exclusion des 71, elle ne peut se dispenser d’appeller leurs suppléans ; car si elle se croit autorisée à écarter des représentans par mesure de sureté, du moins elle ne peut, sous aucun prétexte, mutiler la Représentation Nationale, ou la laisser plus long-tems mutilée. Or, si elle appèle des suppléans, elle est sûre de ne pas introduire dans son sein des hommes moins convenables a ses vues, que ceux auxquels elle aura donné l’exclusion ?

TROISIÈME QUESTION.

La Convention a-t-elle le droit d’exclure les soixante-onze sans les mettre en jugement ?

La nomination d’un député est un acte immédiat de la souveraineté du peuple ; donc la rejection arbitraire d’un député serait un attentat sur la souveraineté du peuple. Voilà une vérité contre laquelle viennent échouer bien des sophismes.

La vérification des pouvoirs n’est que la reconnaissance et la déclaration d’un fait ; elle ne constitue pas un droit. Elle ne sert qu’à constater et manifester, au nom du souverain, que la souveraineté a été exercée par telle nomination dans telle partie de l’état. Le corps représentatif de la nation vérifie les pouvoirs de ses membres, donc il ne les donne pas. S’il ne les donne pas, il n’a pas le droit de les ôter.

Il ne donne pas ces pouvoirs ; donc c’est le peuple qui les donne. Si c’est le peuple qui les donne, nul ne peut les enlever sans violer les droits du peuple.

Le corps représentatif ne peut agir sur les actes en vertu desquels il est corps représentatif. L’ouvrage ne peut commander à l’ouvrier d’opérer de telle ou telle manière. Si donc le corps représentatif ne peut défendre au peuple d’elire tel député, il ne peut rebuter ce député, quand le peuple l’a élu.

Pour que des députés pussent arbitrairement en répudier d’autres, il faudrait que le souverain eût attaché au caractère de député la faculté de détruire ce caractère dans un collègue, et conféré à la representation de la souveraineté le droit de détruire l’ouvrage de la souveraineté même. Où est la charte qui établisse ce systême ?

Si la majorité des députés pouvait bannir arbitrairement la minorité ; de deux choses l’une : ou elle serait obligée d’appeler des suppléans, ou elle en serait dispensée. Si elle en était dispensée, il pourrait arriver qu’un corps représentatif, composé de 700 membres, se trouvât réduit en une décade à deux individus. Le premier jour pourrait en éliminer 349, le second 175, le troisième 88, le quatrième 43, le cinquième 21, le sixième 10, le septième 4, le huitième 1, le neuvième encore 1 : le 10, il restera un duumvirat. Si la majorité était obligée d’appeler les suppléans, à mesure qu’elle expulserait des députés, en vertu du droit d’expulser, elle aurait encore celui de choisir entre les suppléans : de sorte que les listes des élections nationales ne seraient que des listes de candidats entre lesquels la majorité de la convention pourrait seule choisir ; ainsi le peuple n’aurait réellement qu’un droit de présentation, et le droit de nomination appartiendrait aux présentés ; et, par une suite de ce système, les premiers députés réunis pourraient former une représentation d’eux-mêmes, au lieu de rester la représentation nationale ; déléguer leurs pouvoirs à des mendataires de leur choix, aulieu de rester mandataires du Peuple et d’exercer leur mandat.

Un député n’est ni le représentant, ni le mandataire de son assemblée électorale, ni de son district, ni de son département ; il est le député de la France entière. Ses électeurs mêmes n’ont pas le droit de le révoquer : comment des députés élus pourraient-ils le renvoyer ?

Un député, par la raison qu’il a contracté avec le souverain, ne peut donner, ni l’Assemblée représentative recevoir une démission arbitraire ; comment donc cette Assemblée pourrait-elle arracher arbitrairement à un député, une démission forcée ?

C’est par extension qu’on a attribué aux députés individuellement le tître de représentans. C’est le corps des députés qui est le seul représentant. Ce corps est donc indivisible, Si on le mutile, s’il se mutile lui-même, il n’est plus le représentant du peuple, il n’est plus la représentation nationale.

Lorsqu’un corps des représentans met en accusation un de ses membres, il ne fait que préjuger, d’après les loix du peuple, que ce membre n’a pas, ou n’a plus les conditions auxquelles le peuple a attaché le tître de député. Il ne fait donc que déclarer la volonté du souverain, comme quand il vérifie des pouvoirs. Mais quand il chasse arbitrairement, c’est-à-dire, sans motiver l’expulsion sur une loi positive, il ne déclare que. sa propre volonté. Il a beau crier que l’intérêt du peuple exige l’exclusion de tel député ; il ne fait que contredire ce que le peuple avait dit en donnant son suffrage, savoir que l’intérêt du peuple exigeait la nomination de ce même député.

L’ostracisme a été établi à Athènes ; mais ce sont les athéniens et non les magistrats d’Athènes qui l’ont établi.

Que le Peuple Français l’institue, il faudra s’y soumettre ; mais lui seul peut l’instituer, parce qu’il n’y a qu’une stipulation formelle et positive du Pacte Social qui puisse atténuer aussi essentiellement la garantie sociale des droits naturels des hommes, laquelle est l’objet de leur réunion en société, et que, comme l’a dit Rousseau, le pacte social exige l’unanimité des contractans[1].

Les athéniens ont établi l’ostracisme ; mais ç’a été pour l’exercer à eux-mêmes, et ils n’en ont point délégué l’exercice. Veut-on donc proscrire les soixante-onze détenus par voie d’ostracisme ? Qu’on prenne les voix du Peuple français.

JACQUES.

17 Brumaire, l’an 3me. de la République.

  1. Voici ce que dit Rousseau, Livr. 4, Ch. 2. du Contrat Social : « Il n’y a qu’une seule Loi qui, par sa nature exige un consentement unanime, c’est le Pacte Social. »