De l’influence de la législation scolaire sur l’éducation de l’esprit public
Nouvelle série. Tome XVII. |
N°9 |
15 Septembre 1890.
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DE L’INFLUENCE DE LA LÉGISLATION SCOLAIRE
sur l’éducation de l’esprit public
[M. Félix Pécaut, inspecteur général de l’instruction publique, nous adresse sous ce titre la traduction de quelques pages très intéressantes d’un livre de M. Mathew Arnold, The Popular Education of France (Londres, 1861). M. Pécaut fait précéder cette traduction d’une courte introduction où il indique la haute portée des jugements du pédagogue anglais, et rappelle les sympathies que celui-ci a toujours témoignées à la France. La Rédaction.]
Nous ne croyons pas nous trop avancer en assurant que les pages que l’on va lire se recommandent d’elles-mêmes à la fois aux hommes politiques et aux hommes d’école, et parmi les derniers à ceux qui ont la principale part dans la direction ou dans l’inspection de l’enseignement public.
L’auteur, M. Mathew Arnold, fils du célèbre pédagogue anglais Thomas Arnold, le maître vénéré de plusieurs générations de jeunes gens des hautes classes, a joui lui-même d’un grand crédit en Angleterre dans les questions d’instruction. Familier avec notre langue, notre littérature, nos mœurs et avec les groupes très divers qui composent ce qu’on est convenu d’appeler la bonne société parisienne, celle des gens de lettres et celle des gens du monde, il fut chargé plusieurs fois par son gouvernement de missions d’enquête en France et dans les États les plus avancés de l’Europe continentale. Il étudiait de très près tantôt le système et les établissements d’enseignement secondaire, tantôt le système des écoles populaires.
Peu de temps avant sa mort, il était revenu s’enquérir des conditions et des conséquences du régime récemment introduit de l’obligation scolaire et de la gratuité.
Il interrogeait assidûment sur ce sujet les politiques et les administrateurs aussi bien que les maîtres primaires, examinant à loisir les écoles de tous degrés, laïques et congréganistes, écoutant les leçons, attentif à discerner sous le détail l’esprit même de l’enseignement, préoccupé entre autres choses de l’expérience si nouvelle et si hardie que nous inaugurions alors en fondant l’instruction morale laïque.
Tous ceux qui l’ont approché pendant ce dernier séjour à Paris garderont le souvenir de cette noble figure, si intelligente et si sereine.
Le fragment que nous reproduisons ci-après est emprunté à un rapport composé longtemps avant cette visite, en 1860, c’est-à-dire au cours du second Empire. Il est nécessaire de ne pas oublier cette date pour comprendre certains jugements et certaines allusions qui ne s’adaptent plus exactement à la situation scolaire présente, soit en Angleterre, soit en France.
Mais, si l’on ne s’arrête pas à quelques particularités où Mathew Arnold se montre imparfaitement informé, et si l’on considère que rien n’est plus difficile à un inspecteur, même au plus sagace et au plus impartial, que de bien découvrir en passant le fond des choses, on sera frappé de la hauteur de vues, de la profondeur d’observation, de la liberté de jugement qui le distinguent. Il faut un grand effort à un Anglais pour ne pas voir les choses du continent et en particulier celles de la France à travers ses habitudes nationales d’esprit. Nous ne dirons pas que M. Arnold ait réussi à dépouiller entièrement le préjugé britannique quand il nous a fait l’honneur de nous observer ; mais je doute qu’il se puisse rencontrer un témoin à la fois plus sympathique, plus pénétrant, plus docile à la vérité des faits.
On verra aussi quels avertissements, sévères sous une forme grave et modérée, l’auteur adresse, du point de vue de l’instruction populaire, à l’Allemagne et aux États-Unis, reprochant à ceux-ci la vulgarité outrecuidante, et à celle-là le pédantisme formaliste, deux vices, ou si l’on veut deux travers qui, en dérobant aux yeux l’image d’une haute perfection, empêchent les nations comme les individus d’approcher de la véritable grandeur.
L’avertissement est bon à recueillir, venant de la part d’un juge si intègre. Personne ne croira que notre démocratie soit absolument préservée par quelque grâce d’état ou de race des dangereux défauts que Matthew Arnold signale chez d’autres peuples. Quelque vaste et savamment construit que soit notre système d’instruction primaire, si élevés que soient les principes sociaux, moraux et pédagogiques sous la dictée desquels il a été rédigé, il faut dire de lui ce que Royer-Collard disait des constitutions : « qu’elles ne sont pas des tentes dressées pour le sommeil ». Les meilleures institutions ne valent et ne durent que par l’esprit intérieur qui, après les avoir créées, les entretient, les rectifie, les renouvelle. Là où cet esprit manque ou s’affaiblit, le meilleur régime d’écoles n’est bientôt plus qu’une forme vide, un mécanisme sans vertu.
extrait du chapitre xiv :
Results of popular education on the people.
(Traduction de l’anglais.)
J’arrive maintenant à la dernière des questions que j’avais à traiter. Je suis persuadé que, si faible que soit le résultat obtenu jusqu’à présent dans l’enseignement scolaire proprement dit par la législation scolaire de la France[1], celui qui a été produit dans le caractère et dans l’esprit de la population n’a pas été sans importance.
J’aurai besoin de toute l’indulgence du lecteur en essayant d’exposer ce résultat important, mais quelque peu difficile à saisir. L’intelligence de la nation française est bien reconnue ; malgré de sérieux défauts, malgré une ignorance presque incroyable, cette intelligence la place tout à fait au premier rang des nations anciennes ou modernes. Elle est la source de la vertu la plus haute des Français (car leur bravoure est une vertu plutôt physique que morale), je veux dire d’une certaine équité d’esprit naturelle, qu’ils portent dans des questions où la plupart des autres nations se montrent intolérantes et fanatiques. Il me semble que cette intelligence ne doit pas être tout à fait particulière et innée au peuple français ; s’il en était ainsi, les classes élevées, ajoutant une haute culture à ce don naturel qui leur serait exclusivement propre, montreraient sur les classes élevées des autres nations une supériorité dont certainement elles n’ont pas donné de preuves. Mais si c’est la culture de l’esprit qui développe l’intelligence chez les classes élevées de toutes les nations, il faut admettre qu’en France la masse du peuple, quoique dépourvue de la science des livres, doit ressentir les effets bienfaisants d’une certaine culture, puisqu’elle montre une intelligence que les classes populaires des autres nations ne possèdent pas. Cette culture, elle la reçoit en effet ; bien des influences sont à l’œuvre en France qui tendent à la lui fournir ; parmi ces influences il faut compter la législation scolaire.
Cette législation agit par sa forme et par son esprit. Par sa forme elle fait, comme d’ailleurs toute la législation française tend à le faire, l’éducation du peuple ; et cela même vaut la peine qu’on s’y arrête. Ce n’est pas peu de chose que de voir la loi, faite pour tous les hommes, parler une langue humaine et intelligible, et la bien parler. La raison prend plaisir à un ordre rigoureux, à une clarté transparente et à une exposition simple. La raison abhorre une complication tortueuse, une obscurité confuse et des répétitions prolixes. Il n’est pas sans importance pour la raison d’une nation que la forme et le texte de ses lois présentent les différents caractères qui peuvent satisfaire la raison, ou qu’ils présentent les caractères qui répugnent à la raison. Assurément le texte d’une loi anglaise n’a jamais excité dans l’esprit d’un Anglais illettré autre chose qu’une espèce d’ahurissement. Mais j’ai entendu moi-même un paysan français citer le code civil ; ce code est entre les mains de tout le monde ; c’est à sa forme rationnelle tout autant qu’à son esprit rationnel qu’il doit cette popularité qui fait que la moitié des nations de l’Europe désirent l’adopter. Quand même l’esprit des lois anglaises serait inspiré par la sagesse des anges, la forme dont elles sont revêtues les rendrait inaccessibles aux nations étrangères. Le style et le vocabulaire de toute la législation moderne de la France sont de même nature que ceux du code. Que le lecteur anglais compare, simplement pour le style et pour le vocabulaire, la loi sur l’enseignement de M. Guizot avec le projet de loi bien connu de sir John Pakington, ami fort sincère et fort intelligent de l’enseignement en Angleterre. Assurément la loi française dont il s’agit n’a pas été rédigée par M. Guizot lui-même, ni le projet de loi anglais par sir John Pakington ; ils parlent tous deux la langue courante de leur législation nationale. Mais la loi française, à part quelques expressions techniques nécessaires, parle la langue de l’Europe moderne ; le projet de loi anglais parle la langue du moyen âge et la parle mal. J’affirme que le langage rationnel et intelligible de cette grande voix publique qui parle par les lois de la France, exerce une influence directe et favorable sur la raison et sur l’intelligence française en général.
De la forme je passe à l’esprit. Avec plus de confiance encore, j’affirme que ce n’est pas peu de chose pour la raison et pour l’équité d’une nation, que ses lois formulent hardiment des prescriptions rationnelles et équitables. Ce n’est pas peu de chose, pour aider à répandre dans la masse des Français un esprit sage et modéré dans les questions vitales et si discutées des rapports de la religion et de l’éducation, que la loi de 1833 dise avec fermeté : « Le vœu des pères de famille sera toujours consulté et suivi en ce qui concerne la participation de leurs enfants à l’instruction religieuse. » Ce n’est pas peu de chose que, sur ces questions critiques, tout l’ensemble de la législation française tienne un langage également ferme, également libéral. C’est pour cela que, dans un ordre d’idées où le cri populaire, dans les autres pays, lorsqu’il n’exprime pas une erreur, ne peut du moins jamais inspirer de confiance, il existe, en France, une opinion publique saine et bienveillante qui suit, sans dévier, la bonne direction. C’est grâce à cela que la France est relativement à l’abri des dangers qui, dans les autres pays, menacent et arrêtent à tous moments les progrès intellectuels. Enfin c’est pour cela que, même en des questions qui sont en dehors du domaine de l’enseignement, — pourvu qu’elles se présentent sous une forme suffisamment générale et qu’elles n’exigent pas une connaissance étendue de faits particuliers (connaissance qui manque en France d’une façon déplorable dans la masse), — l’intelligence du peuple français se manifeste active et éclairée. M. Guizot dit avec vérité dans son dernier ouvrage : « C’est la grandeur de notre pays que les esprits ont besoin d’être satisfaits en même temps que les intérêts. »
Je désire que le lecteur se rende compte avec une parfaite clarté de ce que je veux dire. Je ne fais nullement l’éloge de toute la législation française, ni des principes généraux d’action qui ont guidé l’État en France. Il y a bien des points sur lesquels il n’a pas du tout instruit le peuple ; il y a bien des points sur lesquels il l’a mal instruit. Il est possible (c’est là une question qu’on peut discuter) que, tout en l’instruisant bien sur quelques points, il lui ait fait payer cette instruction à un prix trop élevé. Ce que j’affirme, c’est que sur certains points capitaux l’État, par sa législation et par son administration, a exercé une influence directement éducative sur la raison et sur l’équité de la nation, et que le tempérament intellectuel du peuple français montre pratiquement le fruit de cette influence.
Ce serait une tâche intéressante, mais beaucoup trop longue, que de rechercher les causes qui ont empêché l’État, en Angleterre, de remplir cet office d’éducation à l’égard de l’intelligence du peuple. L’État, en Angleterre, n’a jamais montré ni goût, ni aptitude pour l’art de gouverner considéré comme une science profonde et compliquée ; il a fait ce qui était strictement indispensable, et a laissé à la nation le soin de faire le reste par elle-même, si elle le pouvait.
La nation a volontiers acquiescé à une non-intervention qui plaisait à son esprit d’indépendance, et que sa méfiance rendait en grande partie nécessaire. Sans doute, la vigueur du caractère national a grandement bénéficié de cet état de choses. Cependant, il présente des inconvénients. L’État, en Angleterre, administre si peu, il craint à tel point d’être soupçonné d’usurpation illégale, que, lorsque de temps en temps il est appelé à administrer sur une grande échelle, son organisme se trouve gêné par le manque d’habitude et par une sorte de timidité ; il se remue comme un homme dont les membres auraient été liés pendant des années et à qui l’on ordonnerait de marcher aussitôt après l’avoir dégagé de ses liens. Le peuple anglais, habitué à ne pas recevoir de secours d’une puissance plus haute que lui, ni d’inspiration d’une intelligence supérieure à la sienne, échoue lorsqu’il a à remplir des fonctions auxquelles ne suffisent pas l’intelligence et la puissance d’un simple particulier. Que de fois n’est-on pas forcé de dire, en le voyant essayer de remplir ces fonctions, qu’il semble « propter libertatem libertatis perdere causas[2] », avoir conquis le mécanisme des institutions libres, grâce à son énergie, et manquer des moyens pour s’en bien servir, par la faute de son ignorance ! Que de fois n’a-t-on pas observé, dans les communautés locales de l’Angleterre, que presque tout ce qui doit se faire par l’énergie individuelle est bien fait ; que presque tout ce qui doit se faire par la raison collective est mal fait !
Il s’est présenté cependant des occasions remarquables où, même en Angleterre, l’intelligence nationale a subi d’une façon positive l’influence du gouvernement. La législation du libre échange — établie tout d’abord non pas en vertu d’une conviction nationale irrésistible, mais grâce à l’initiative d’un grand ministre et à l’activité d’un parti politique qui, bien que nombreux et intelligent, n’était qu’un parti — a fini par créer elle-même en sa faveur cette sympathie nationale qui lui avait manqué, et par faire l’éducation de l’opinion publique sur les questions d’économie politique, dans un sens que les meilleurs juges déclarent bon et à un degré qui n’a encore été atteint chez aucune autre nation. Mais les questions industrielles et commerciales touchent directement aux intérêts matériels d’une nation. Tous les gouvernements sont bien obligés de s’en occuper ; et ici, de plus, l’État anglais se sent sur un terrain qu’il juge solide et sûr. Mais quand il s’agit des intérêts moraux et spirituels d’une nation, les gouvernements sont moins impérieusement appelés à intervenir ; et ici, de plus, l’État anglais se trouve sur un terrain qu’il s’imagine être mouvant et peu sûr. Il s’occupe donc aussi peu que possible de ces questions ; il s’en occupe quelquefois comme s’il était l’organe de la clameur populaire qui crie un jour une chose et le lendemain une autre ; il ne s’en occupe presque jamais comme s’il était l’organe de la raison nationale. Il ne semble même pas savoir ou croire que dans ces matières il existe une raison nationale. Il traite toutes les opinions comme étant d’égale valeur, et semble croire que l’irrationnel, s’il parle aussi haut que le rationnel, doit peser autant que lui. Il ne semble pas croire que l’absurdité d’une opinion soit par elle-même une cause de faiblesse ; ni que, pour la combattre, la force d’une raison ingénieuse soit réellement une force. Ses façons d’agir, à cet égard, forment un contraste remarquable avec celles de l’État en France.
Je vais donner un exemple de ce que je veux dire, et je ne le chercherai pas ailleurs que dans l’éducation. En s’occupant d’éducation, un gouvernement rencontre souvent des questions sur lesquelles il y a deux opinions différentes, toutes deux rationnelles. S’il est sage, il traitera ces opinions avec le respect qui leur est dû, et se laissera guider, pour décider entre elles, par la tendance du moment, par les circonstances et par la disposition générale du pays. Faut-il que l’éducation soit aux mains des ecclésiastiques ou des laïques ? Faut-il que l’instruction donnée dans les écoles primaires soit exclusivement séculière, ou sera-t-elle en même temps religieuse ? Voilà deux questions sur lesquelles on a le droit de soutenir deux opinions contraires qui auront toutes deux un fondement dans la raison. En se prononçant soit pour l’une, soit pour l’autre, un gouvernement prend un parti que la raison peut approuver ; dans l’un comme dans l’autre cas, il cède à des arguments qui relèvent de la raison. L’intelligence nationale peut au moins le suivre dans ses décisions.
Mais un gouvernement, en s’occupant d’éducation, aura aussi affaire quelquefois à des opinions qui n’ont pas de fondement raisonnable, qui sont de simples caprices, ou de simples préjugés, ou de simples passions. Aura-t-il la vue assez claire pour discerner qu’elles sont effectivement dépourvues de fondement raisonnable, ou le courage, si elles le sont, de les traiter comme telles ? Voilà la question. Encouragera-t-il et éclairera-t-il l’intelligence nationale en traitant avec fermeté ce qui est inintelligent comme inintelligent, ce qui est fanatique comme fanatique, malgré le bruit qu’on pourra faire ? Ou bien blessera-t-il, déroutera-t-il, confondra-t-il l’intelligence nationale, en traitant ce qui est inintelligent comme si c’était intelligent, comme si c’était une puissance réelle, avec laquelle il faut entrer en pourparlers respectueux, devant laquelle il est permis de s’incliner comme on s’incline devant la raison elle-même ? Le lecteur se rendra compte que l’État, en Angleterre, a quelquefois suivi cette dernière voie.
On me répondra, je le sais, qu’en France l’État est absolu, et qu’il peut écraser à son choix la déraison ou la raison selon son bon plaisir. Mais c’est là une erreur. Parmi bien des paroles remarquables attribuées au premier Napoléon, il n’y en a pas de plus dignes de mémoire que celles où, en plus d’une occasion, il a indiqué les limites du pouvoir de l’État en France, d’un pouvoir même tel que le sien. Les institutions représentatives, disait-il, pouvaient être restreintes autant qu’il lui plairait ; après l’anarchie de la Révolution, la nation demandait un gouvernement fort. À l’égard de l’esprit de révolution, de l’esprit de réaction, de l’esprit de parti en général, il pouvait aussi en user avec fermeté et selon son bon plaisir : il était assez fort pour dédaigner l’intolérance des prêtres et l’intolérance voltairienne. Il n’y avait qu’une seule puissance devant laquelle l’empereur lui-même fût obligé de s’incliner, et dont il se sentait obligé de tenir compte : c’était le bon sens de la masse du peuple. Heureux s’il s’était toujours rappelé ses propres paroles, s’il n’avait pas suivi une politique extravagante et personnelle, et s’il n’avait pas fini par se rendre le bon sens de la France ou hostile ou indifférent ! Mais ce qu’il a dit est vrai : il est impossible à l’État, dans la France moderne, d’aller à l’encontre du grand courant du bon sens national. Dans ses actions, il est obligé de s’appuyer sur quelque fondement pris dans la raison, et il ne lui est permis de traiter avec dédain que la déraison. Mais lorsqu’un prêtre demande à administrer le baptême aux dissidents admis dans une école publique, lorsqu’un dissident demande à être exempté de l’impôt scolaire sous prétexte que sa conscience ne lui permet pas de contribuer à l’entretien d’écoles où l’on enseigne une religion qui lui déplaît, l’État peut traiter de telles prétentions comme des fantômes qu’il a le droit de dédaigner, car elles sont irrationnelles.
Je déclare donc que, par sa forme et par son contenu, par sa lettre et par son esprit, par la façon dont elle traite la raison et la façon dont elle traite le préjugé, par ce qu’elle respecte et par ce qu’elle ne respecte pas, la législation scolaire de la France. moderne fait l’éducation de l’intelligence populaire et de l’esprit d’équité populaire.
C’est là un grand avantage pour la nation. Mais elle a d’autre part à souffrir de quelques inconvénients, qui découlent quelquefois ou qui semblent découler de l’éducation nationale, inconvénients que ceux qui ne regardent jamais au delà de l’école elle-même sont portés à oublier, mais que tous ceux pour qui les écoles sont intéressantes surtout en tant qu’instruments de la civilisation générale, seront contents de voir signaler. Quelquesuns des désavantages allégués ne méritent guère qu’on les discute ni en France ni en Angleterre. Des personnages éminents se sont plaints à moi que l’éducation populaire en France était déjà portée si loin, que la société commençait à en être ébranlée ; que le laboureur ne voulait plus rester dans son champ, ni l’ouvrier dans son atelier ; que tous les laboureurs voulaient être ouvriers et tous les ouvriers commis. C’est là le langage que nous avons tous entendu souvent chez ceux qui croient que le progrès social est compromis parce qu’une fermière a de la peine à trouver une fille de cuisine. Il suffit de dire, à ceux qui tiennent ce langage, que c’est une folie d’espérer que les classes inférieures auront la bonté de rester ignorantes et de renoncer à une amélioration de leur sort simplement pour leur épargner des ennuis. Mais il y a d’autres inconvénients qui sont plus sérieux. Je déclare hardiment qu’un homme d’État anglais ou français aurait raison d’hésiter à organiser une éducation nationale, si on devait lui prouver que le résultat inévitable de cette organisation sera de produire certains effets qui se sont déjà produits ailleurs, en Prusse, par exemple, et en Amérique.
Je ne parlerai qu’avec respect d’une nation importante, qui a fait de grandes choses avec de petits moyens, et de qui dépend l’avenir de l’Allemagne. Je ne peux pas donner ici le développement nécessaire à ce que j’ai à dire d’elle ; je dois m’en rapporter au jugement des meilleurs observateurs de l’Europe. Je dis que le peuple prussien, avec son système d’éducation, est devenu un peuple studieux, un peuple docile, un peuple instruit, si on veut, mais aussi un peuple quelque peu pédant, un peuple quelque peu frelaté. Je dis que cette pédagogie, ce formalisme ôte quelque chose à la force vitale d’une nation. Je dis que par ces défauts un peuple perd une grande partie de ce génie naturel, de cette rude vigueur primitive qui sont le grand élément de force des nations.
Je parlerai avec plus que du respect, avec une vive sympathie, d’une grande nation de race anglaise, et de qui dépend, dans une large mesure, l’avenir du monde. Avec son énergie de caractère, avec le champ illimité qui s’ouvre à ses entreprises, le peuple américain n’a certainement pas été énervé par l’éducation ; mais par son système d’éducation universelle, relativement avancée, et dépourvue de certains correctifs, le peuple américain est devenu un peuple énergique, un peuple puissant, un peuple d’une haute instruction, si on veut, mais aussi un peuple présomptueux. Je déclare que cette présomption ôte beaucoup à la valeur vitale d’une nation. Les deux grands fléaux de l’humanité, dit Spinoza, sont l’indolence et la présomption. Cette dernière est très nuisible parce qu’elle arrête l’homme dans la carrière du perfectionnement de soi, parce qu’elle lui donne un caractère vulgaire, et qu’elle arrête la croissance de son esprit. L’oracle des Grecs déclara que le plus sage des hommes était celui qui était le plus convaincu de sa propre ignorance : quelle peut être alors la sagesse d’une nation profondément convaincue de sa propre perfection ? Après tout, cette parole reste éternellement vraie : « un peu de science est une chose dangereuse », à moins que son possesseur ne se rende bien compte qu’il n’en possède qu’un peu ; et, pour cela, il est presque indispensable qu’il ait devant les yeux des objets qui lui montrent un degré de grandeur, ou d’intelligence, ou de sentiment, auquel il n’a jamais atteint. Le malheur capital du peuple américain, c’est qu’il a dû grandir sans avoir d’idéal.
Les beaux jours des théocraties et des aristocraties sont passés, mais en leur temps elles ont sans aucun doute rempli le rôle d’institutrices des nations européennes, elles les ont amenées à cette forme qui s’appelle la société moderne ; et l’homme est un écolier si borné, l’instruire est une tâche si rude et si difficile, que peut-être les nations qui gardent le plus longtemps leurs instituteurs sont le plus à envier. Les grandes institutions ecclésiastiques de l’Europe, avec leurs cathédrales majestueuses, leurs cérémonies imposantes, leurs offices émouvants ; les grandes aristocraties de l’Europe, avec l’éclat de la naissance, la splendeur des richesses, la réputation de grâce et de distinction, ont sans aucun doute servi d’idéal aux grandes masses européennes et, pendant des siècles, ont ennobli et élevé leurs sentiments. Les Églises assurément et les aristocraties manquaient souvent de cette sainteté et de cette distinction qu’on leur attribuait, mais l’influence qu’elles exerçaient, en offrant aux nations un haut idéal, était toujours la même ; elles restaient au-dessus des individus.
comme un flambeau éclairant l’imagination de milliers d’hommes. Elles restaient debout, grandes et imposantes, toujours présentes aux yeux de masses d’hommes, dont les occupations quotidiennes offraient peu de chose qui fût grand ou imposant : elles les préservaient, par la vue d’un type de dignité et de distinction bien supérieur, du danger d’estimer trop haut une instruction de qualité inférieure.
Le grand peuple américain s’est développé en grande partie sans connaître un salutaire idéal de cette sorte. Ni dans l’Église, ni dans l’État il n’a eu sous les yeux le spectacle de quelque auguste institution. Le pays est couvert d’un essaim de sectes, toutes sans dignité, quelques-unes sans décence. Le peuple américain n’a pas d’aristocratie. Habitué à ne rien voir de plus imposant ni de plus vénérable que lui et que ses semblables, mais habitué aussi à voir une certaine culture médiocre partout répandue, l’Américain ordinaire, qui possède cette culture et qui n’en aperçoit pas de plus haute, grandit avec un sentiment de supériorité, qui est naturel, mais aussi avec un sentiment de parfaite satisfaction personnelle qui l’abaisse. Lorsque parfois il se trouve en contact avec une véritable supériorité, il se montre à moitié incrédule, à moitié dépité. Le peuple américain, avec cette culture qui s’étend, il est vrai, à tous, mais qui est limitée sans avoir conscience de l’être, offre un spectacle intéressant, sans doute, mais qui inspire les réflexions les plus graves : c’est le spectacle d’un peuple qui est menacé de perdre la faculté de grandir moralement et intellectuellement.
Est-il à craindre que l’éducation généralement répandue et perfectionnée ne rende les classes populaires de la France et de l’Angleterre aussi pédantes que le peuple prussien, aussi infatuées que le peuple américain ? L’Angleterre et la France ont bien des sauvegardes pour les préserver de l’un ou l’autre de ces dangers. À l’égard du premier, elles sont amplement protégées par la plénitude extraordinaire avec laquelle elles retiennent, au milieu de toute leur civilisation, ce que le poète appelle « les sauvages vertus de la race ». Chez les deux nations, quoique sous des formes bien différentes, se manifeste obstinément une préférence toute de tempérament pour la vie animale plutôt que pour la vie intellectuelle ; cette préférence est excessive assurément un certain point de vue, elle demande à être grandement tempérée par l’éducation, mais en même temps elle est naturelle et rassurante. Dans ce langage imagé où il est passé maître, M. Michelet me disait en parlant de son peuple que c’était une nation de barbares, civilisée par la conscription ». L’influence civilisatrice de la conscription est peut-être sujette à discussion, mais ce qui ne peut se discuter, c’est que la masse chez le peuple français et chez le peuple anglais a gardé cette surabondance de vigueur native et barbare de l’homme primitif, que la science des livres pourra tempérer, mais qu’elle ne vaincra jamais.
Quant au deuxième danger, les préservatifs que possède l’Angleterre doivent être évidents pour tous. La nation la plus aristocratique de la terre, comme l’a appelée un de ses admirateurs les plus éloquents, possède naturellement la vertu aristocratique qui consiste à n’avoir pas l’admiration facile ; elle a vu tant de choses grandioses et splendides qu’elle n’est pas prête à se laisser éblouir à l’excès par une culture médiocre, même quand cette culture serait la sienne. Il semble, au premier abord, que la France démocratique n’ait pas de telles sauvegardes. Mais il ne faut pas oublier par quelle éducation de hiérarchies et de grandeurs le peuple français a passé. La Révolution est d’hier ; l’imagination du peuple français avait été façonnée longtemps auparavant ; pendant plus de mille ans la France a possédé la plus brillante aristocratie de l’Europe ; ses gens du peuple étaient les compatriotes des Montmorency, des Biron, des Rohan. Elle est la fille aînée de l’Église catholique romaine, Église magnifique même dans son déclin. À l’heure présente, quoique ses potentats féodaux aient disparu, que ses potentats ecclésiastiques soient dépouillés de leur splendeur, elle a une aristocratie qui répond aux exigences les plus nobles de l’esprit moderne, l’aristocratie du monde la plus choisie en son genre ; elle a l’Institut. La servilité qui a dégradé les sociétés savantes de quelques autres nations n’a point pénétré dans l’Institut français. Il représente la véritable aristocratie de l’intelligence de la France ; et, en commandant à bon droit le respect national, en tempérant avec sévérité, dans le domaine de l’intelligence, de la science, des arts et des lettres, ce contentement de soi naturel à une société démocratique, en rendant impossible chez la masse des Français ce sentiment vulgaire de présomption qui se contente d’un degré inférieur de culture, cette institution a doté la France d’un bienfait incalculable[3].
Lorsque je considère que l’Angleterre et la France échapperont probablement à deux des pires dangers qui menacent les progrès futurs des autres nations, et lorsque je me rappelle d’autres points sur lesquels les deux peuples présentent au moins une ressemblance, importante quoique négative, j’avoue que l’intérêt avec lequel j’envisage, en France, l’avenir d’un grand agent de progrès national, comme l’éducation populaire, ne connaît pas de bornes. Les deux peuples se ressemblent en ce qu’ils sont chacun plus grand qu’aucun autre, chacun différent de tous les autres. Nous avons beau appeler les Français des Celtes et nous-mêmes des Teutons, lorsque deux nations ont atteint la grandeur de la France et de l’Angleterre, elles ne peuvent plus ressembler profondément à aucun autre peuple au delà de leurs propres frontières. On a répandu des torrents de science pédantesque au sujet de notre origine germanique ; à vrai dire, nous ne sommes pas plus Allemands aujourd’hui que nous ne sommes Français. Par le mélange de notre race, par la latinisation de notre langue, par l’isolement de notre pays, par l’indépendance de notre histoire, nous avons depuis longtemps rompu tous les liens vitaux qui nous rattachaient à la grande souche germanique, dont, il y a seize cents ans, un des rejetons a pris racine dans cette île. La France est également détachée par sa propre grandeur des races latine ou celtique qui furent jadis ses ancêtres. Il en est de même de la grandeur des deux peuples : chacune d’elles est unique dans son genre et n’a de contre-partie adéquate que dans celle de l’autre. De Messine à Archangel, et de Calais à Moscou, ce qui donne le ton, c’est la civilisation de Paris ; les idées qui remuent les masses (je ne parle pas ici des aristocraties et des coteries savantes), lorsqu’elles viennent à les atteindre, sont des idées françaises. Traversez le détroit, et vous vous trouverez dans un autre monde, dans un monde où les idées françaises n’ont pas la moindre influence ; dans un pays qui, assurément, n’est pas moins puissant que la France, qui ne pèse pas d’un moindre poids que la France parmi les nations, mais qui doit cette puissance et ce poids à une cause différente, à sa faculté incomparable de s’agrandir et de fonder. Les deux peuples se ressemblent par leur profond sentiment national ; ils se ressemblent aussi par l’étonnement sincère qu’excite chez l’un la vue des défauts de l’autre. Un Anglais s’étonne que dans un empire qui se vante de sa civilisation, il ne soit pas permis aux journaux de dire ce qui leur plaît sur les affaires politiques[4] ; que le simple particulier ne puisse avoir de recours juridique contre le fonctionnaire qui dépasse ses pouvoirs ; qu’il soit privé de cette protection qu’offre en Angleterre l’Habeas Corpus contre l’emprisonnement arbitraire. Un Français, de son côté, s’étonne que, dans un empire qui se vante de sa civilisation, les fonds levés sur le peuple irlandais pour l’entretien de la religion servent à doter l’Église d’une petite minorité, pendant que l’Église de la grande majorité ne reçoit rien ; qu’au lieu d’être l’égal du reste de la communauté devant la loi, un noble qui commet un crime ne soit pas jugé par le même juge qu’un autre homme ; que, dans l’armée, en plein XIXe siècle, un officier achète sa charge.
À toutes ces ressemblances que j’ai appelées négatives, s’ajoute l’importante ressemblance positive déjà mentionnée que de toutes les nations civilisées l’Angleterre et la France sont sans comparaison restées les plus naturelles, ou que de toutes les nations non encore frelatées elles sont sans comparaison les plus civilisées.
À ces deux nations, semblables par la grandeur et constituées de telle sorte que l’éducation ne peut qu’augmenter leur puissance et leur valeur, quel est le système d’éducation offert par leurs gouvernements ? En France, c’est un système national qui, tout modeste qu’il soit, est tout ce qu’un gouvernement prudent peut chercher à rendre universel, un système qui établit un niveau d’instruction populaire peu élevé certainement, mais que la marée montante de la richesse et du bien-être général fera hausser inévitablement[5]. Et ce système est ainsi constitué que non seulement il ne favorise pas la déraison ou l’intolérance populaire, mais qu’il fait l’éducation de la raison et de l’esprit d’équité populaire. En Angleterre, c’est un système qui n’est pas national, qui a beaucoup fait sans nul doute pour l’instruction primaire supérieure, mais très peu pour l’instruction élémentaire. Pour accomplir quelque chose de considérable dans ce dernier ordre, quelques hommes ont conçu le projet de rendre ce système national. Mais contre ce projet il y a, me semble-t-il, de graves objections. L’une, c’est que le système d’éducation est trop centralisé, qu’il néglige trop le mécanisme local, qu’il est extrêmement coûteux. Une objection plus grave encore, c’est que le rendre national ce serait rendre national un système qui n’oppose aucune barrière assurée aux prétentions de la déraison et de l’intolérance ; qui se fait le docile serviteur des plus odieuses et des plus stériles disputes, les disputes religieuses ; qui tend à éterniser tous les préjugés, toutes les bizarreries, toutes les divisions, en leur accordant une reconnaissance officielle ; un système, enfin, qui n’apporte pas aux masses incultes une raison supérieure à celle qu’il trouve chez elles.
- ↑ Il ne faut pas oublier que M. Matthew Arnold écrivait ces lignes sous le second Empire
- ↑ « Avoir perdu, par un souci jaloux de la liberté les raisons d’être libre. »
- ↑ On pensera peut-être en France que M. Arnold s’exagère le rôle que remplit l’Institut dans la direction et l’éducation de l’esprit public.
- ↑ La date à laquelle a été écrit le livre de M. Mathew Arnold se laisse encore reconnaître ici.
- ↑ En effet il devait hausser sensiblement quelques années plus tard, et non pas seulement sous la pression « de la marée montante de la richesse et du bien-- être général », mais sous l’action préméditée, calculée du principe de la République démocratique appelant à la vie de l’intelligence et à la moralité réfléchie tous les plus humbles membres de la cité.