De l’idée de progrès appliquée à l’histoire des arts

Essais de critique idéaliste
Didier (p. 49-77).


III

De l’idée de progrès appliquée à l’histoire des arts


I


Il est impossible aujourd’hui de toucher à l’histoire, même à l’histoire littéraire, sans être mis en demeure de s’expliquer sur l’idée de progrès. Sous son apparence si haute, ce mot est un de ceux qui ont couvert le plus de crimes et fait dire le plus de sottises. Les religions positives n’ont jamais eu de sectateurs plus intolérants que les pontifes de cette vague et nuageuse idole. Il faut fléchir le genou devant elle ou mourir. Mourir, comme on meurt de notre temps pour sa foi et sa liberté : c’est-à-dire renoncer aux honneurs, à la popularité, à la richesse. Cela est facile à un penseur honnête homme ; on y trouve même une véritable joie. Cependant un tel sacrifice est tenu quelquefois pour un martyre, et il rebute bien des courages. Aussi tout le monde s’incline devant ce mot de progrès, sans se mettre en peine de comprendre.

Ce nom magique, prononcé à tort et à travers, sait tantôt achalander une boutique, tantôt mettre en vogue un système. Du plus petit industriel au plus grand politique, chacun se hâte d’en illustrer ses prospectus. Il suffit d’une adhésion sonore à ce substantif mal défini pour conquérir brevet d’esprit profond et libéral. L’hésitation à croire sur parole est flétrie de l’accusation d’ignorance et d’aveuglement.

Ayez consumé des années déjà nombreuses dans la poursuite de la vérité et de la beauté morale, dans l’étude passionnée des formes diverses du sentiment religieux et du génie littéraire, embrassez dans votre sympathie toutes les œuvres sincères, même les plus opposées à votre foi et à votre goût ; en vain vous aurez affirmé les droit de la conscience, le devoir du perfectionnement intérieur et social, la noblesse et la liberté de l’homme ; en vain vous aurez visé par vos écrits à susciter les hautes aspirations, à relever les courages, à lutter contre les servitudes qui entravent les âmes et les nations dans leur essor vers la grandeur et vers le bien ; si vous n’avez pas professé que le siècle présent est supérieur par droit de naissance à tout ceux qui l’ont précédé, et que l’humanité, quoi qu’elle fasse, sera meilleure et plus heureuse encore dans le siècle futur, vous n’avez qu’une intelligence étroite et timide, suspecte de quelque fanatisme rétrograde, peut-être même de quelque sordide calcul. Vous blasphémez la lumière et les « idées modernes », vous êtes un esprit sombre, amer, jaloux, un mécontent à tout prix, et presque un ennemi de votre peuple.

Cherchons donc, bien sérieusement, dans quelle mesure il faut adhérer à cette religion du progrès ; écartons pour cela les nuages dont ses mystiques l’enveloppent, afin de lui conserver le prestige du merveilleux.

Ce n’est pas dans tel ou tel volume qu’on peut trouver la formule précise du dogme nouveau ; l’idée du progrès a des milliers d’évangélistes, sans avoir encore un symbole bien déterminé. C’est de l’ensemble des affirmations de la science et de la politique de notre temps, des aspirations de la poésie et de l’art, des espérances communes aux masses populaires et à certains esprits d’élite, et chaque jour exprimées par les événement et les écrits, que nous essayerons de tirer les divers articles du Credo de notre siècle sur la perfectibilité humaine.

A cette noble croyance d’un progrès sans limite pour l’âme humaine, mais en l’appliquant au bonheur terrestre, on voudrait aujourd’hui subordonner toute religion, on se sert d’elle pour battre en brèche le christianisme. Voyons quels sont les titres de cette doctrine à remplacer tout autre dogme sur la destinée humaine. Sachons à quel degré elle peut s’allier avec d’autres principes également précieux à notre conscience.

Tâchons avant tout de traduire ici avec un soin scrupuleux, en quelques théorèmes clairs et nets, les effusions lyriques qui composent jusqu’à ce jour la philosophie du progrès.

Voici ce qu’on en peut tirer de positif :

« Depuis que l’homme a paru sur la terre, il n’a cessé de s’améliorer physiquement et moralement ; ses lumières, sa moralité, son pouvoir sur le monde extérieur, son bien-être s’accroissent de siècle en siècle, fatalement, par le seul effet de la durée et sans qu’on puisse assigner de terme à cette progression. Quoi qu’il veuille et quoi qu’il fasse, l’homme est en ce monde indéfiniment perfectible et destiné à s’élever, sur ce globe, à des degrés de science et de bonheur que nos pères ne soupçonnaient pas et qui nous étonneraient nous-mêmes. Les adeptes de la doctrines n’admettent pas de limite à ce pouvoir temporel dont l’homme s’investira lui-même dans la création et à la science que suppose ce pouvoir. Nous pourrions citer mille preuves de l’immensité de ces espérances et des éblouissements prophétiques qu’elles suscitent chez les penseurs tenus pour les plus libres et les plus clairvoyants.

Il y a quelques années, un éminent écrivain nous annonçait ceci dans un article de la Revue des Deux-Mondes : « Un jour, du globe où nous habitons, l’homme échangera des informations avec les sphères les plus lointaines, saura ce qui s’y passe, y donnera de ses nouvelles et jouira, du fond de son cabinet, de cette vue complète, de cette intime pénétration de l’univers que nous autres chrétiens n’attribuons qu’à Dieu, et, dans une certaine mesure, aux âmes bienheureuses[ »]. Dans ses Dialogues philosophiques, le même penseur, plus audacieux que tous les poètes, nous promet un avenir ou [sic] les savants règneront sur l’humanité d’une façon si absolue, que leur volonté, et je ne sans quel fluide qui jaillira de leurs mânes suffiront à foudroyer les récalcitrants. Il est vrai que notre cher confrère, M. Renan, donne à cette partie de son livre le titre de Rêves. Quand on nous parle de la perfectibilité indéfinie de l’espèce humaine, on prend donc ce mot à la lettre et dans son sens le plus absolu ; l’homme sans sortir de la terre, est en train d’y devenir Dieu. Voilà une des formules qu’on pourrait donner de la loi du progrès sans faire violence aux thèses qui commentent cette loi.

On s’explique du reste cette portée miraculeuse donnée à l’idée de progrès par certains adeptes, lorsque, du milieu de toutes les grandeurs de notre civilisation chrétienne, on se replace par la pensée à l’origine que ces philosophes attribuent à l’espèce humaine. Tous n’admettent pas, il est vrai, que l’homme ne soit autre chose qu’un singe perfectionné ; mais tous, en niant la révélation édénique aussi bien que les révélations suivantes, font des premiers humains des sauvages aussi grossiers, aussi ignorants que ces malheureuses peuplades de la Polynésie, qui en sont encore, après des milliers d’années, à l’âge de pierre, à la langue monosyllabique et à l’anthropophagie. Il est certain que si le singe s’est fait homme, que si la brute humaine, dont on trouve encore des échantillons dans quelques îles de la mer du Sud, s’est élevée par ses propres forces jusqu’à ce degré de perfectionnement que comporte l’existence des grands esprits du christianisme et de l’antiquité grecque, on peut considérer comme possible cette transformation de l’homme actuel en une sorte de magicien ou d’ange, dont le regard percera jusqu’aux sphères les plus lointaines.

Si Platon et Bossuet sont issus d’un singe ou simplement d’un sauvage privé de toute révélation, on ne voit pas pourquoi, de la race de Platon et de Bossuet, ne sortiraient pas quelque jour ces sorciers tout-puissants et presque divins, prédits par les adeptes de la science moderne. La doctrine du progrès indéfini nous ouvre donc de magnifiques espérances, mais ses fruits immédiats sont moins brillants. N’examinons pas quels ont été et quels peuvent être ces résultats dans le domaine des faits ; restons dans le domaine des idées ; voyons quelles sont les conséquences de ce dogme du progrès dans les sciences historiques et politiques. Nous allons les déduire avec la plus sincère logique. Elle nous semblent à nous formidables, mais la critique moderne ne recule pas devant elles.

Toute religion, toute forme de l’art et de la société humaine sont supérieures aux formes qu’elle remplacent. L’avenir vaudra mieux que le présent. Ni Dieu, ni l’homme ne peuvent rien contre cette heureuse fatalité. La victoire est le juge infaillible de la bonté d’une cause. Détruire, c’est améliorer. La perfection n’est pas un mérite moral ; elle ne dépend pas d’une volonté droite et éclairée. Elle est imposée par le temps ; c’est une question de date.

On est bien forcé d’admettre quelques éclipses et quelques retards passagers dans cette marche ascensionnelle, inexplicables déviations de l’humanité fatalement ramenée dans la voie de l’avenir et condamnée, quoi qu’elle fasse, à la sagesse et au bonheur. Mais chaque révolution, chaque mouvement, chaque destruction nous rapproche, en définitive, d’un état supérieur. Brisons ce qui est bien, nous sommes assurés d’avoir mieux. En vain nous dissiperions l’héritage de nos enfant [sic] ; si appauvris, si mal élevés qu’ils soient, ils vaudront plus que nous, au moins dans leurs fils ou petits fils. En vain nous voudrions le mal ; c’est le bien qui s’accomplira.

Est-il, d’ailleurs, un mal moral dans ce système ! Je n’en découvre qu’un seul : la résistance à ce qui vont nous remplacer, l’esprit de conservation.

Voyez d’ici toute une morale nouvelle, entièrement nouvelle, immense progrès sur la vieille morale et la vieille politique !

Poursuivons : La religion est une forme essentiellement transitoire, la forme enfantine de la connaissance humaine ; c’est une œuvre d’imagination et de jeunesse, l’explication superficielle du problème du monde, que l’esprit se donne à lui-même avant l’âge de raison. Aux religions immobiles succède la science progressive ; elle pénètre de plus en plus profondément les secret de la nature et réussit à la dominer ; à mesure que l’homme renonce à chercher le divin au-dessus de l’univers et de lui-même, et qu’il cesse d’adorer, il s’empare pour son propre compte des vieux attributs de la Divinité, il se sent devenu Dieu.

L’art passe de l’empire des religions sous celui de la science, à moins qu’il ne soit destiné à s’évanouir avec la religion elle-même et la jeunesse de l’humanité, comme c’est l’opinion de plusieurs. On admet en général qu’il subsistera, non plus avec son caractère dogmatique et révélateur d’un idéal désormais aboli, mais comme un vulgarisateur de la science, ou comme instrument et ornement de la politique, ou, surtout, comme entrepreneur des voluptés sociales. Dans toutes ces hypothèses, serviteurs de la science, expression d’un besoin inné d’émotions factices de plaisirs délicats, concours prêté par l’imagination à la propagation des idées, fleur de la richesse et du bien être croissant parmi les hommes, l’art est soumis à la lois [sic] du progrès ainsi que tout le reste ; et si le progrès ne l’abolit pas, chaque siècle, en vertu de ce même progrès, lui doit apporter une perfection nouvelle.

Constatons, dès l’abord, que la question de l’histoire des arts est une des plus gênantes pour la doctrine de la perfectibilité fatale et indéfinie. Aucune des écoles qui la professent n’a donné, que nous sachions, sur la philosophie de l’art, de théorie précise et complète. Nous entreprenons ici d’examiner dans quelle mesure il est possible de concilier les faits connus et tout le passé de l’art, avec ce système d’un perfectionnement nécessaire, infaillible et illimité, des sociétés humaines.

Continuons à extraire de l’idée de la perfectibilité indéfinie de l’homme sur la terre, toutes les conséquences qu’elle renferme. Elle implique une morale, une politique, une métaphysique, une cosmogonie particulières. Elle favorise singulièrement, si elle ne l’a pas créée, cette histoire naturelle, toute récente, qui admet la transformation des espèces de l’une en l’autre et qui donne pour ancêtre à l’homme un singe perfectible. Elle enseigne en compensation à l’humanité qu’il n’existe pas d’être divin au-dessus d’elle ; la Divinité réside uniquement dans l’idée que notre esprit se forme de son existence ; nos progrès sont le progrès même de ce Dieu, qui n’est pas mais qui devient. L’homme et le monde, tous deux fatalement progressifs, c’est là le Dieu qui se construit tous les jours, le Dieu en perpétuelle voie de devenir.

Hâtons-nous de reconnaître que la doctrine de la perfectibilité des choses humaines n’engendre pas nécessairement cette étrange théologie, et que, renfermée dans certaines limites, elle peut s’allier avec le spiritualisme le plus pur. Nous l’avons présentée d’abord dans ses thèses les plus extrêmes pour prémunir les intelligences contre la séduction qui entoure ce mot de progrès. Prise dans un sens absolu et comme une loi irréfragable de l’humanité, l’idée de progrès entraîne des exagérations qu’il faut combattre. Voyons dans quelle mesure elle s’accorde avec la saine philosophie et les croyances chrétiennes.


II


Pour réduire à sa juste valeur la théorie du progrès nécessaire et indéfini, il suffirait de poser deux principes, regardés jusqu’ici comme des axiomes du sens commun, mais niés, il est vrai, par les sectes nouvelles : la liberté de Dieu et le libre arbitre de l’homme. Nous n’avons pas besoin de plaider ici en faveur de ces deux dogmes ; faisons simplement appel à la croyance immortelle de l’homme en sa liberté morale. Notre âme est libre en ses déterminations ; elle peut choisir bien ou choisir mal ; elle peut embrasser la vérité ou l’erreur ; elle peut résister par l’intention à l’ordre divin, ou s’y associer avec amour. Ce sont là, pour nous, des articles de foi contre lesquels rien ne prévaut ; nous rejetons de prime abord dans la doctrine du progrès tout ce qui porterait atteint [sic] au principe de la liberté morale. L’homme est appelé à monter, mais il peut déchoir ; voilà le vrai.

Il est impossible de déterminer à l’avance quel usage fera l’humanité de son libre arbitre ; s’il faut espérer qu’elle s’élèvera toujours plus haut vers la vérité, vers la beauté et la bonté, il faut craindre sans cesse qu’elle ne s’éloigne. Toute l’histoire, à défaut de la philosophie, ne nous prouve-t-elle pas combien l’humanité est faillible ? Il n’y a donc pas pour les choses humaines de progrès fatal, impossible à éviter, certain comme le développement des choses de la nature. Prétendre que la condition de l’homme et ses œuvres terrestres iront en s’améliorant à l’infini, c’est affirmer d’abord qu’il est impossible à l’homme de prévariquer, et que la présence de l’humanité sur ce globe, que ce globe lui-même, sont éternels, deux affirmations également inadmissibles. Le simple bon sens nous démontre que l’humanité aura un terme en ce monde, comme les nations, comme les individus ; enfin le pouvoir qu’a l’homme de résister à tout ce qui pourrait l’améliorer est un fait malheureusement trop évident. Cette faculté de résistance peut-elle prévaloir contre les desseins de dieu ? Non sans doute ; mais il n’est pas au pouvoir de Dieu de violenter le libre arbitre de l’homme.

J’admets qu’à travers les résistances et les prévarications individuelles, Dieu conduise l’humanité par des voies inconnues vers un but fixé d’avance. Cette parole si souvent citée, « l’homme s’agite et Dieu le mène [sic] », peut être invoquée à l’appui d’un progrès nécessaire et continu. Mais rien ne saurait prévaloir contre la faculté accordée à l’âme de se déterminer et de choisir. La liberté, c’est l’essence même de l’être humain. L’humanité reste à jamais libre, en ce monde, de s’élever ou de déchoir, de se sauver ou de se perdre. S’il est infiniment probable que le destin de l’homme est d’atteindre, dès cette vie, un très haut degré de lumière et de vertu, il est absurde d’affirmer que cette progression n’aura pas de terme, puisque l’homme est évidemment borné dans sa puissance, et notre globe borné comme nous dans la durée.

Tout en rejetant l’idée du progrès absolu et fatal de la perfectibilité illimitée, ne peut-on admettre des accroissements très probables et très considérables dans tout ce qui fait la grandeur de l’homme ? On le peut et on le doit ; on a même le droit d’ajouter qu’il n’est guère possible d’assigner un terme fixe à cette ascension des sociétés humaines. La raison nous permet de croire à bien des progrès , l’imagination nous y pousse, notre amour pour nos semblables nous le fait désirer. Jusqu’où s’étendra ce perfectionnement ? Pour professer qu’il n’aura pas de terme, il faut croire à l’éternité de ce globe ; pour dire quand il s’arrêtera, il faut se vanter de connaître au juste l’âge de l’humanité et le temps qui lui reste à vivre. Nous n’avons pas cette prétention.

Est-ce à dire que l’humanité n’ait pas à ce jour un âge quelconque ; qu’elle ne soit pas soumise à la nécessité des saisons, à cette loi de la croissance, de la maturité et du déclin à laquelle n’échappe aucun des êtres de l’univers visible, depuis l’hysope et la fourmi jusqu’au plus immense des soleils ? Nous croyons profondément à l’unité de la loi dans la nature ; notre globe et la race qui l’habite ont commencé et ils finiront ; ils sont tous deux à un moment de leur durée nettement distinct des autres moments, en un mot ils ont un âge, si difficle qu’il soit de préciser quel est cet âge ; ils parcourent une de leurs saisons, et le nombre de leus saisons est borné. Dieu seul n’a pas d’âge, pas de saisons, pas moments ; car dieu seul est éternel.

Est-il absolument impossible, à l’aide de la philosophie, de la science naturelle, de l’histoire déjà si riche en documents, de prouver qu’il y a des âges dans le développement de l’esprit humain sans que le retour soit possible vers un âge écoulé et sans que la succession de ces âges constitue un progrès nécessaire ? L’histoire des arts nous démontre, avec la dernière évidence, cette succession des saisons dans l’humanité comme dans l’individu. Les arts n’acquièrent pas tous leur perfection au même moment de la vie des peuples ; sans doute ils coexistent à l’état rudimentaire dès le principe des sociétés ; à toutes les époques ils se prêtent un mutuel appui ; mais ils se succèdent dans le principat et n’occupent que chacun à leur tour le rôle de coryphée. Depuis que les arts ont apparu dans l’histoire, chacun d’eux a-t-il suivi une marche ascendante, de telle sorte que, de progrès en progrès, et sans tenir compte des déviations passagères, il ait atteint de nos jours, un degré de supériorité incontestable sur les œuvres anciennes de deux et de trois milles ans ?

Prenons l’architecture, la statuaire ; la peinture même, quoique son avènement au principat soit de date plus récente et toute chrétienne. Nous ne posons pas la question pour l’architecture de notre époque, si fière cependant de tous les moyens dont elle dispose pour remuer des montagnes et pétrir la nature à sa guise ; notre époque est incapable d’architecture ; elle le prouve chaque jour dans les embellissements de Paris. Prenons dans les temps modernes les époques et les œuvres incontestées, le Moyen âge, la Renaissance, nos églises ogivales, les monuments italiens des quatorzième, quinzième et seizième siècles.

Quel est le critique qui se chargera de nous démontrer leur perfection supérieure à celle du Parthénon ou même à celles des temples égyptiens ? Je ne l’ai pas encore rencontré ; et pour mon compte, je tiens encore l’architecture égyptienne et l’architecture grecque pour aussi parfaites que l’art du moyen âge et que le nôtre par conséquent. Tout ce qu’on peut faire de plus, c’est d’admettre l’égalité entre les anciens et les modernes, et de reconnaître qu’appelés à servir d’autres besoins, à exprimer d’autres sentiments, les édifices chrétriens ont réussi dans leur objet comme les constructions antiques ; mais pour la perfection intrinsèque et au seul point de vue de l’art, rien n’égale, rien n’égalera jamais le Parthénon.

L’idée de comparer la statuaire de nos jours à celle de Phidias ne saurait traverser un esprit sérieux. Allons de suite au plus grand des modernes, à Michel-Ange. J’admets que la diversité des goûts et des points de vue amène une hésitation dans le jugement. Mon esprit à moi et celui de bien d’autres n’hésiterait pas. Mais enfin les plus fidèles croyants du progrès oseraient-ils attribuer au sculpteur florentin une supériorité sans partage ? Voici ce qui est évident : de Memphis et d’Athènes, à Florence, à Rome et à Paris, l’architecture et la statuaire en trois mille ans n’ont pas fait un seul pas dans le progrès. Aux yeux des poètes et des vrais critiques, elles auraient plutôt déchu.

La peinture des anciens n’a pu survivre aussi complète que le marbre, leur bronze et leurgranit. Notre supériorité dans cet art et peut être présumée sans être certaine. Tenons donc Raphaël pour plus parfait qu’Appelles et Polygnote. Dans tous les genres autres que la représentation de la personne humaine, dans tous les détails et les accessoires de l’art, perspective, jeux de lumière, coloris, trompe-l’œil de toutes sortes, dans le paysage que nous avons créé, dans tous les ordres inférieurs, notre supériorité est éclatante. On ne saurait la contester dans l’expression des nuances du sentiment sur le visage ; mais, pour l’élégance et l’idéale beauté des contours, pour la perfection de la forme humaine, pour la force et la majesté viriles, pour la souriantes diversité des corps féminins, sommes-nous donc bien sûrs que Raphaël lui-même ait laissé si loin de lui les grands peintres de l’antiquité ?

Tout ce qui nous reste de la peinture antique, à Pompeï, à Rome et ailleurs, n’est pas œuvres d’artistes, mais de praticiens. Nous n’avons pas un lambeau de six pouces couverts par le pinceau d’un maître. Quelques pans de murailles, décorés par des artistes anonymes, voilà tout ce qui nous reste des anciens. Quel est l’homme illustre de nos jours, je n’en excepte aucun, qui peut se vanter de dessiner une figure avec plus de justesse, d’heureuses proportions et d’élégance, que ces peintre en bâtiment de la Grêce et de l’Italie, à une époque où tout déclinait déjà dans la civilisation antique ?

Un seul des arts, celui qui fut le plus longtemps stationnaire, a fait d’évidents progrès dans l’ère moderne ; il atteint de nos jours une perfection inconnue et à peine soupçonnée dans le monde ancien ; la musique, étroitement soumise à la poésie et confondue avec elle dans leur commun berceau, a conquis chez nous depuis trois siècles sa pleine indépendance ; elle exerce aujourd’hui sur les autres arts une véritable suprématie ; dans l’histoire de cet art, le progrès est éclatant ; il a été tardif ; ce n’est qu’au moyen âge que la musique sort pour ainsi dire de l’enfance par l’invention successive de l’orgue et d’une foule d’instruments plus parfaits que ceux des anciens.

Ce perfectionnement des moyens d’exécution et de l’œuvre musicale en elle-même n’a rien ajouté à la puissance de la musique sur l’organisme de l’homme et sur son âme. Les effets miraculeux que produisant la musique sur les peuples primitifs, et jusque dans l’antiquité grecque avec les instruments les plus imparfaits, les plus barbares, mais en s’associant à la poésie comme une fidèle servante, dépassent, de tout un monde, l’action qu’exercent aujourd’hui les plus admirables orchestres, les plus puissances compositeurs une race devenue, pourtant, si nerveuse et si délicate.

Malgré l’infériorité actuelle de son action morale, la musique en elle-même, et vis-à-vis de ses lois propres, n’en est pas mois infiniment plus parfaite de nos jours qu’aux siècles d’Auguste et de Périclès et sous le règne des Pharaons. Elle est en outre infiniment libre de se mouvoir dans sa sphère, ayant rejeté la domination des autres arts et les faisant servir à son tour. Quand elle daigne s’associer à la poésie, les paroles ne sont plus pour elle qu’un infime accessoire, un simple canevas sur lequel brodent ses doigts de fée. Elle a trouvé depuis le seizième siècle dans la société européenne sa saison propice, son âge d’or ; son jour de règne est à la fin venu. Elle a produit pendant cette période, avec Mozart, Beethoven et tant d’autres, ses œuvres capitales, auprès desquelles les œuvres de l’antiquité n’étaient que des préludes. De telle sorte qu’on peut conjecturer sans trop de risque, que ces merveilleux génies ne seront pas plus dépassés dans leur art qu’on n’a dépassé Phidias, Ictinus et Raphaël. La musique a eu son grand siècle au delà duquel il est impossible aux vrais artistes de rêver un progrès. Ce siècle dure encore, si l’on veut ; mais qui osera soutenir qu’il ne s’y manifeste pas quelques symptômes de décadence ?

L’évolution des arts s’est ainsi complétée par le règne de la musique. Est-ce à dire que cette évolution témoigne d’un progrès continu, et que la musique, parvenue la dernière à son point culminant, soit le plus parfait de tous les arts, que le goût de la musique, l’aptitude à l’exercer, le don d’exprimer nos émotions sous cette formes, et si vous le voulez de produire à son aide au fond des âmes des agitations encore inconnues, soient la preuve d’une supériorité absolue de notre époque sur celles qui l’ont précédée ? Cet argument en faveur du progrès nous semble très contestable. La grandeur de notre siècle n’est pas là ; c’est en dehors des arts qu’il faut la chercher. Ce n’est pas de l’histoire des arts qu’il faut s’étayer pour démontrer par les faits de notre temps la perfectibilité indéfinie du génie humain.


III


Si l’on veut prouver la continuité du progrès et faire valoir notre siècle par ses vrais mérites, par des œuvres originales, il faut proclamer que l’ère des arts est terminée, comme on l’a prétendue pour l’ère des religions ; il faut saluer la science et l’industrie, désormais souveraines du monde, et souveraines absolues. C’est par elles, en effet, que l’homme peut poursuivre et qu’il espère obtenir cette puissance et ces jouissances illimitées qu’on lui présage. La science au lieu de la religion, l’industrie à la place de l’art, tel est le programme de la philosophie positive, et il faut adopter ce programme pour croire sincèrement au progrès indéfini. En apparence, le progrès ne supprime pas les arts comme il veut supprimer la religion ; la science moderne leur promet un rôle immense, des développements inouïs, un état qu’elle considère comme très supérieur à leur passé. Il s’agit de savoir si cette notion nouvelle des arts, conçue par les ingénieurs, les économistes, les agioteurs et quelques philosophes matérialistes, ne répugne pas, non seulement aux artistes, aux poètes, aux critiques, mais à l’essence même de l’art et de l’éternelle raison.

Voici la théorie positiviste sur l’art et son histoire :

L’art a pour objet de satisfaire a des besoins plus délicats et plus rares que les autres besoins de l’espèce humaine, mais qui ne sont pas d’une autre nature que les appétits matériels. L’industrie nous assure le nécessaire, l’art nous promet ces élégantes superfluités, ces raffinements, ce luxe enfin, qui deviennent pour l’homme civilisé une seconde nécessité presque aussi impérieuse que les besoins primitifs. A la suite de l’industrie, et sous la suprême direction de la science, l’art se développe, engendrant chaque jour des désirs nouveaux et plus apte chaque jour à produire des jouissances. En passant de l’empire de la religion sous celui de la science, en acceptant l’industrie comme un associé d’égale dignité et d’égale initiative, l’art ne peut que se multiplier et s’accroître ; il acquiert des moyens d’exécution plus prompts et plus faciles, une influence plus générale : il se met à portée de toutes les mains, de toutes les bourses, de toutes les âmes. Tant qu’il fut l’auxiliaire de l’idée religieuse, il resta vague, imparfait, mystérieux comme elle, réservé comme elle aux adeptes, n’engendrant d’émotions que chez les initiés, étroitement dogmatique, incapable de donner un plaisir qui ne fût précédé ou suivi d’une leçon.

Dans sa seconde époque, l’art émancipé des sacerdoces, vivant de sa propre vie, livré à ses seules lois et aux inspirations du génie individuel, ne poursuivant d’autre but que l’expression de la beauté en soi, d’un idéal inaccessible et inutile au plus grand nombre des hommes, l’art demeure un privilège, la couronne des aristocraties, l’ornement et l’instrument des royautés et des patriciats, la fleur des civilisations oisives, rêveuses, préoccupées de je ne sais quel monde invisible dont la masse des hommes ne prend nul souci, dédaigneuse des biens positifs, indifférente au sort des multitudes.

A quoi servent ces œuvres si rares, ces beautés si difficiles à saisir, ces aspirations si peu précises ? Toutes ces richesses impalpables, en quoi contribuent-elles au vrai bonheur du genre humain ? Sous le joug des religions, sous l’aiguillon de cette vaine philosophie qui reconnaît un monde supérieur au monde terrestre et se consume à la poursuite de ce néant qu’elle a nommé l’idéal, l’art n’a produit que des fantômes nobles, purs, élégants, si vous le voulez, mais sans réalité et sans vie, rien qui puisse entrer dans l’usage et le plaisir quotidien. L’art n’a procuré aux hommes que des jouissances et des bienfaits imaginatives réservés à nos minorités d’oisifs, dangereux à bien des titres par la séparation qu’ils établissent entre les classes, par l’orgueil qu’ils suscitent chez les privilégiés, par le dénûment d’émotions agréables dans lequel cet art aristocratique laisse plongés les trois quarts des hommes.

Mais, dans la phase où nous entrons, l’art, inspiré de la science, associé à l’industrie, servi par elle et la servant tour à tour dans la production du luxe, des plaisirs délicats, de tous les objets destinés à charmer l’imagination et les sens ; l’art cesse d’être une œuvre d’exception, une chose rare et presque inutile, une jouissance interdite à la multitude : il pénètre dans les goûts, dans les mœurs et presque dans les aptitudes de tous. Une foule de procédés, aussi exacts qu’ingénieux, multiplient à l’infini les exemplaires des chefs-d’œuvre. Réservées jadis aux temples des dieux, aux palais des patriciens, aux édifices politiques, l’architecture, la sculpture, la peinture, répandent leurs ornements dans tous les carrefours. Un peuple de statues s’élève dans les villes ; des flots de musique et de peinture courent à travers nos demeures. Il n’est pas de besoin si vulgaire qui n’ait aujourd’hui son temple embelli par les arts. Les plus hautes aspirations de la nature humaine, le patriotisme, le sentiment religieux n’ont pas suscité autrefois d’aussi nombreuses armées de peintres, de statuaires et d’architectes.

Les boutiques des marchands, les auberges, les gares de chemins de fer, les lieux consacrés aux plus grossières réunions réclament le travail des Muses, et en obtiennent de somptueux ornements. Les cafés deviennent des expositions de peinture, de musique et bientôt de littérature. Entre deux pipes et deux chopes de bière, un maçon peut comparer Beethoven à Mozart, Ingres à Delacroix, Thérésa à Racine et à Corneille ; le Parthénon et les chambres du Vatican ont prêté, peut-être, à ce sanctuaire, quelques figures correctement reproduites. Phidias et Raphaël ne sauraient être absents d’une aussi belle fête. Parmi ces flots d’admirateurs, ils ont peut-être un grand nombre de futurs émules. Sans aller encore jusqu’à la théorie du phalanstère qui nous promettait, par chaque groupe de dix-huit cents personnes, un Homère, un Shakespeare, un Michel-Ange, un Newton, et ainsi de suite dans tout l’ordre intellectuel, n’est-il pas certain qu’une foule de vocations restent étouffées, qu’une foule de génies meurent en germe, et que la vulgarisation indéfinie des objets d’art doit susciter une foule de talents originaux ? La facilité de reproduire exactement et de multiplier en exemplaires innombrables les chefs-d’œuvre de l’art, n’est-ce pas là un incontestable progrès et un accroissement de l’art lui-même ?

Telle est, sans exagération aucune, mais dans toute sa nudité, l’idée que se font des arts les positivistes, les savants matérialistes, la plupart des démocrates, tous ceux, en un mot, qui prétendent représenter le progrès. Or, cette vulgarisation de l’art, cette facilité de multiplier les reproductions des chefs-d’œuvre, c’est un perfectionnement de la science, de l’industrie, un accroissement de la richesse, un bénéfice de la démocratie ; mais c’est un progrès absolument étranger à l’art lui-même, un fait dont les Muses n’ont pas le mérite et ne recueillent pas les fruits. Je comprends que notre siècle soit fier à juste titre de tout ce qu’il a produit en ce genre, qu’il y voie un témoignage considérable de la puissance de l’homme, qu’on en tire un argument en faveur de la perfectibilité humaine en général ; mais tout cela n’ajoute rien à la perfection propre de chacun des arts ; ce n’est pas même une phase particulière de l’histoire de l’art comme l’a été, au seizième siècle, l’avènement de la musique ; c’est l’avènement, c’est la domination des sciences et des procédés industriels.

On a pu vanter la musique comme le plus parfait de tous les arts ; se féliciter de sa prépondérance ; ce n’est pas notre opinion ; mais nous ne discutons pas ici de la beauté relative de chaque Muse. Que les amoureux de la musique la tiennent pour la plus pure et la plus charmante, et, comme elle a grandi la dernière, qu’ils affirment que l’art a suivi jusqu’à elle une marche progressive et qu’elle est le couronnement de ce merveilleux édifice, nous n’y faisons pas obstacle. La question est de savoir si, dans la perfection de la musique, l’art n’a pas atteint son suprême et dernier développement, s’il est par lui-même indéfiniment progressif, comme la science, comme la richesse, comme la sociabilité ont la prétention de l’être. Ayant fait son œuvre, ayant exprimé, inspiré tous les sentiments chers à l’humanité durant ses premiers âges et les diverses formes de l’idéal qu’elle avait adoré jusqu’à nous, parvenu à son apogée, l’art a cédé la place et la primauté à un autre ordre d’inspirations, au culte d’un autre idéal servi par la science et par l’industrie. Dans l’ensemble de la destinée de l’homme et de sa carrière sur ce globe, est-ce là un progrès ? Heureux ceux qui osent l’affirmer !

Pour notre compte, nous ne saurions admettre qu’aucun des merveilleux accroissements de la science et de l’industire contemporaines ait eu pour corrélatif un progrès dans l’art. La peinture, la statuaire, l’architecture de notre temps restent évidemment inférieures à celles des grandes époques, malgré le perfectionnement des moyens d’exécution que leur a procurés la science moderne ; l’amélioration, la vulgarisation des procédés techniques aboutissent tout simplement à faire de l’art une industrie et non point à enrichir, à élever, à féconder l’art lui-même. L’art puise sa vie à des sources toutes différentes ; la science et l’industrie ne sont et ne peuvent être, vis à vis de lui, que de très humbles servantes. Aujourd’hui que ces servantes sont devenues maîtresses, l’art n’a fait que subir une déchéance, au lieu d’accomplir un progrès.

L’art ne reconnaît au-dessus de lui que deux choses : la religion et la philosophie ; c’est d’elles seules qu’il reçoit l’inspiration créatrice, c’est dans leur sein qu’il a pris son origine. Il n’est même pas exact de dire que les arts aient deux sources d’inspiration et deux origines distinctes. Ils sont nés tous et se sont développés avec le sentiment religieux ; ils sont tous fils du sanctuaire. Quand nous nommons la philosophie comme une de leurs nourrices, c’est en considérant la philosophie comme une seconde phase de l’idée religieuse ; c’est en prenant ce mot pour désigner les croyances réfléchies qui succèdent aux croyances naïves et spontanées. L’art traverse pareillement ces deux phases. On a souvent débattu la question de savoir laquelle des deux est préférable pour lui. Cette question nous semble résolue par l’histoire. En Grèce, en Italie, en France, c’est entre ces deux périodes et sur la limite où elles se confondent, que tous les arts ont atteint leur perfection.

La musique est arrivée la dernière à son point culminant. Ses plus grands chefs-d’œuvre sont presque d’hier. Beethoven est mort en 1827. Comme tous les autres arts, elle était née dans les temples, mais le sentiment religieux était déjà bien affaibli dans notre Europe quand la musique a obtenu ses plus grands succès. J’en tirerai en passant cette conclusion, que la musique est fort loin d’être l’art le plus spiritualiste et le plus religieux, comme le prétendent quelques critiques. C’est un fait digne d’être noté que la grande heure de la musique, entre Mozart et Beethoven, tombe en plein dix-huitième siècle.

Quoi qu’il en soit de la valeur morale et religieuse de la musique, il est évident que, dès aujourd’hui, cet art n’est plus en progrès, et qu’il subit la même évolution que tous les autres. Les moyens d’exécution se sont accrus démesurément ; qu’est-ce que la harpe de David et les trompettes des lévites auprès des innombrables et formidables instruments de nos orchestres ? C’est bien moins encore que ne serait la palette de Polygnotte [sic] et d’Apelles à côté de celle que la droguerie moderne peut fournir à M. Courbet. Sans oser dire, quoique nous en soyons très convaincu, que la musique succombera sous l’instrumentation, nous devons constater qu’en ce moment, avec tous les autres arts, elle se matérialise, elle s’abaisse, elle se corrompt, à mesure qu’elle se fait plus populaire. Quoique venue la dernière, elle est entrée déjà dans la phase où se trouvent aujourd’hui la peinture, la statuaire, l’architecture. Elle est aussi avancée, en donnant à ce mot sa double acception.

Il faut conclure de tout ceci que l’idée du progrès illimité et indéfini, quand elle serait juste pour les autres branches de l’œuvre humaine, est absolument inapplicable aux arts. L’art est destiné à parcourir un certain nombre de saisons, au delà desquelles il est impossible de concevoir pour lui un nouveau développement. Les incontestables et vraiment merveilleux progrès accomplis depuis un siècle par la science et l’industrie n’ont fourni aux arts que des moyens d’exécution plus faciles, des procédés adroits pour produire plus vite et plus abondamment, et pour se rendre plus populaire, mais pas un seul principe de créations originales et de véritable progrès. Les exemples et les œuvres surabondent : c’est sans doute une très intéressante et précieuse découverte que la photographie dans ses rapports avec les arts ; elle est appelée à vulgariser, à rendre familiers aux plus pauvres une foule de modèles et de paysages lointains ; mais qui songe à la considérer comme un progrès sur la peinture, ou seulement sur la gravure ?

Qui oserait même prétendre que les ressources qu’elle peut fournir à l’étude de la peinture sont pour cet art lui-même un véritable élément de grandeur et de perfection ?

L’abondance des ressources techniques et des moyens matériels d’exécution n’est qu’un avantage très secondaire pour les arts. Tout dépend du génie qui emploie ces procédés et du principe qui inspire ce génie. Il n’y a de grandes évolutions possibles, pour les arts en général et pour chaque art en particulier, qu’à la suite d’une évolution de l’idée religieuse. Ceux qui croient, s’il en est quelques-uns, à la future apparition d’une foule de religions nouvelles, dont chacune sera plus parfaite que la précédente, peuvent admettre la naissance d’une foule de formes nouvelles et de plus en plus parfaites de chacun des arts, et qui sait ?… la découverte d’un art nouveau, qui ne serait ni la poésie, ni la peinture, ni la statuaire, ni la musique, ni l’architecture, et qui n’a pas encore de nom ; [cinéma] ceux là, plus nombreux, qui considère la philosophie positive, l’athéisme et le matérialisme comme un grand progrès sur la religion chrétienne, et qui proclament la fin de toutes les religions, admettent comme le dernier terme du perfectionnement de l’art son mélange avec l’industrie. L’art, pour eux, n’est qu’un instrument de bien-être plus raffiné. Cette doctrine n’implique que la diffusion et la production plus faciles des œuvres d’art, mais non pas la perfection intrinsèque de chacun d’eux et l’accroisssement de sa sphère. Pour rêver un renouvellement, une transformation, un accroissement de l’art, une phase nouvelle de son histoire, analogue à celles qui se sont produites par l’avènement de la statuaire et du génie grec après l’art égyptien, par l’avènement de la peinture avec le génie chrétien, par le développement de la musique avec le naturalisme de la Renaissance et le vague humanitarisme du dix-huitième siècle, il faut rêver aussi l’apparition d’une religion nouvelle. Mais quand on est convaincu de la stabilité et de l’éternité du christianisme, on doit croire aussi que le progrès des arts s’est achevé dans son sein avec celui de la métaphysique et de la morale.

Cela ne veut pas dire que les arts soient finis, ils ne finiront qu’au moment où finira le spiritualisme religieux. Le jour où la philosophie positive et les progressistes humanitaires auront détruit, comme ils l’espèrent, les derniers vestiges du christianisme, ils auront complètement aboli les derniers principes de l’art.

La religion vivra et les arts vivront, c’est notre croyance ; mais il faut cesser d’espérer que les arts dépassent l’idéal qu’ils ont atteint, pas plus que l’idéal chrétien ne sera dépassé. Tout ce qu’on peut raisonnablement prétendre, c’est que les émotions et les enseignements de l’art seront mis à la portée d’un plus grand nombre, comme on peut espérer que l’idéal chrétien, que l’imitation du Christ se répandra de plus en plus parmi les hommes. Il y a là de quoi satisfaire les amis les plus enthousiastes de chacun des arts. Pour notre compte, le Parthénon et les cathédrales, Phidias et Raphaël et enfin Beethoven nous suffisent parfaitement. Nous n’imaginons rien de plus grand qu’eux, chacun dans sa sphère ; nous vivrions encore quelques centaines d’années, que notre admiration pour tout ce qu’ils représentent ne serait pas épuisée. Nous croyons que, dans une foule de siècles, l’humanité trouvera encore ces grandes œuvres et ces grands génies à son niveau ; à moins que, de progrès en progrès, la philosophie positive n’ait ramené l’homme à l’état physique, moral et social du singe, notre premier ancêtre, comme chacun sait.