Perrotin (1p. 247-316).

chapitre premier. faux dualisme du ciel et de la terre ; pourquoi la terre a été abandonnée à l’égoïsme, à la corruption, au mal. il faut que l’homme renonce enfin à une longue erreur, qui lui a fait chercher hors du monde, hors de la nature, hors de la vie, un paradis imaginaire, ou craindre un enfer également imaginaire. Il n’y a pas de paradis, il n’y a pas d’enfer, il n’y a pas de purgatoire, hors du monde, hors de la nature, hors de la vie. Avec leur enfer, leur purgatoire, leur paradis, toutes leurs craintes et toutes leurs espérances éternelles placées hors de la nature, hors de la vie, les hommes ont fait fausse route. Car ils ont eu deux routes, savoir la réalité, c’est-à-dire la nature et la vie, où il leur fallait bien être et marcher, quoi qu’ils fissent, et cette route du ciel qui, du premier pas, les entraînait hors de la réalité, hors de la nature, hors de la vie. Et ayant ainsi créé un absurde dualisme, et s’étant mis ce dualisme absurde dans la tête et dans le cœur, ils se sont trouvés déchirés, divisés ; attachés qu’ils étaient à la réalité, à la nature, à la vie, et emportés en même temps, par les ailes de leur folie, hors de la réalité, de la nature, et de la vie, dans un monde imaginaire et vain, que, dans leurs rêves les plus exaltés, ils n’ont jamais pu ni définir ni entrevoir. C’est ce dualisme qui, en déshéritant la réalité, la nature, la vie, de toute espérance immortelle, a abandonné la réalité, la nature, la vie, à l’égoïsme, à la corruption, au mal, et qui a vraiment créé la mort et le néant. N’est-il pas évident, en effet, que si, dans votre pensée, vous faites deux mondes, appelés l’un ciel, l’autre terre, et que vous regardiez la terre, c’est-à-dire votre vie actuelle, comme n’ayant aucun rapport avec ce ciel où vous placez le bien absolu ; n’est-il pas évident, dis-je, que vous créez par là sur la terre le mal absolu, et que, déshéritant cette terre, c’est-à-dire votre vie présente, de toute infinité virtuelle, vous donnez par là même une existence à ce qui n’en a pas, c’est-à-dire à la mort et au néant ? Cette vie présente n’est pas seulement présente, elle est virtuellement éternelle. Si donc vous lui refusez ce caractère d’infinité et d’éternité qu’elle a en soi, vous lui retirez ce qu’elle a, pour implanter en elle le néant, et pour mettre en son sein ce qui n’y était pas, la mort. Elle était éternelle, vous la faites périssable. Elle n’avait de périssable que l’accident, vous la déclarez périssable dans son essence. Ce qu’elle avait de périssable n’était que du changement, de la transformation ; vous faites de ce changement et de cette transformation la mort. Car où est maintenant la suite de cette vie ? Dépouillée de cette infinité, de cette continuité éternelle, qui était en elle, la vie présente, n’étant plus l’être, est évidemment, comme je viens de le dire, le non-être, le néant, la mort. Tout homme, donc, qui croit à un ciel placé hors de la nature et de la vie, a dû dire, comme S Paul, et comme tous les saints du christianisme : "qui me délivrera du corps de cette mort ! " qu’est-il donc arrivé ? Les uns, emportés vers leur ciel imaginaire, ont délaissé la vie présente, et ont abandonné la terre à la fatalité. Ceux-ci n’ont plus eu de terre, c’est-à-dire de vie présente. Les autres, regardant ce ciel en dehors de la nature comme une pure folie, ont nié à leur tour d’une autre façon toute immortalité de la vie, toute suite à la vie présente. Et ceux-là, à leur tour, n’ont pas eu de ciel, c’est-à-dire de vie future. Et les premiers, ayant ainsi mis le ciel en dehors de la nature et de la vie, ont nécessairement mis Dieu aussi en dehors de la nature et de la vie. Et, à leur tour, les seconds ont nié ce Dieu, et n’ont plus voulu reconnaître d’autre dieu que le hasard. Ainsi le monde s’est divisé en deux sectes également incomplètes : les uns sans présent, les autres sans avenir ; les uns hommes ou plutôt animaux de la terre, les autres anges du ciel ; les uns superstitieux, les autres athées. Et les uns et les autres sont arrivés, par cette double erreur, à séparer leur destinée de celle des autres hommes, de celle de l’humanité, et se sont ainsi mis en révolte véritable contre la providence et la volonté divine. Qu’importe, en effet, aux premiers l’humanité ? Que leur importe la suite de la vie présente ? Ne regardent-ils pas leur tâche comme terminée après ces quelques années d’existence qu’ils ont à passer sur la terre ? Le monde continuera d’être, la terre roulera encore dans son orbite, l’humanité subsistera : que leur importe ? Ils seront morts pour l’humanité, morts pour la terre, morts pour la vie qui se continuera, morts pour la nature. Ils seront nés au ciel, disent-ils ; donc ils seront morts pour l’humanité. Et quant aux autres, qui ne croient ni à la vie future, ni à Dieu, qui ne croient, quant à leur vie, qu’au quart d’heure présent, et dont l’espérance ne va pas plus loin que ces quelques années qu’ils ont à vivre peut-être sous leur forme actuelle, ils sont encore bien plus séparés de l’humanité, bien plus indifférents à son sort futur. Car les premiers, au moins, peuvent s’imaginer que, du haut du ciel, comme ils disent, ils s’intéresseront, dans leur vie angélique, aux douleurs de l’humanité ; mais les autres sont froids comme la tombe, et se regardent comme aussi insensibles, après la mort, au destin de leurs semblables que le ver de leurs ossements. Les uns donc ont toujours appelé avec prière la fin du monde. Les autres ont dit, comme ce roi athée du dernier siècle : "vienne après moi la fin du monde ! Que m’importe ? " la fin du monde, voilà donc où aboutit finalement, quant à la nature, quant à la vie, quant à l’humanité, la charité et la foi des uns, l’indifférence et l’incrédulité des autres ! Que sort-il donc, en définitive, de cette terre et de ce ciel ainsi séparés, et à quoi arrive-t-on avec ces deux routes ? On arrive des deux côtés à l’égoïsme ; savoir : par une route, à l’égoïsme du dévot superstitieux, qui songe à faire tout seul son salut ; et par l’autre route, à l’égoïsme de l’athée, qui songe à faire tout seul son bonheur présent. Le dévot superstitieux laisse la route de la réalité, de la vie, de la nature, à l’athée ; et celui-ci la bouche et la barre, lui refusant toute projection vers l’infini. La terre ainsi comprise devient pour l’athée le fini absolu, le fini sans communication avec l’infini. Et réciproquement, l’avenir, n’ayant aucune racine dans le présent pour le dévot superstitieux, constitue également le présent, le fini, sans communication avec l’infini. Ainsi, des deux parts, la terre, c’est-à-dire la vie présente, ou, en d’autres termes, la vie éternelle dans sa manifestation présente, au lieu d’être comprise religieusement et sanctifiée, est désanctifiée, si je puis m’exprimer ainsi, avilie, profanée, et abandonnée au hasard, à la fatalité, et au mal.

chapitre ii. La terre n’est pas hors du ciel. si les hommes avaient compris que le passé, le présent, le futur, n’existent point d’une façon absolue et à part, mais que vie passée, vie présente, vie future, s’impliquent, et ne forment qu’un seul tout, qui est la vie, ils n’auraient jamais songé, les uns à rêver un ciel hors de la vie, les autres à borner la vie au présent. Les uns auraient compris que la vie future, qui est l’objet qu’ils considèrent avant tout, est en germe dans la vie présente ; les autres, que la vie présente, à laquelle ils s’attachent surtout, n’existe que parce qu’elle contient en germe la vie future. Les uns et les autres, donc, n’auraient pas ôté à la vie présente l’infinité qui est en elle, pour créer, les uns une vie future imaginaire, les autres le néant. Mais la plupart des hommes n’ont pas plus compris la vie, qu’ils n’ont compris Dieu, l’auteur de la vie. Ayant mis Dieu, et par conséquent l’infini, hors de la nature et de la vie présente, il est sorti immédiatement de cette conception la conséquence nécessaire que la vie présente n’avait aucun rapport, aucun lien avec l’infini. La vie présente étant donc ainsi privée d’infini, et rejetée hors du sein de l’être infini, il en est résulté le dualisme de terre et de ciel pour les uns, de vie et de néant pour les autres ; les uns appelant ciel le futur, considéré comme essentiellement différent de la terre, les autres ne voyant que le néant pour succéder à la vie présente. Les choses ne sont pas ainsi. Dieu n’est pas hors du monde, car le monde n’est pas hors de Dieu : in Deo vivimus, et movemur, et sumus, dit admirablement S Paul. Et la terre n’est pas hors du ciel ; car le ciel, c’est-à-dire l’infini créé, espace ou temps, comprend la terre : hoc enim coelum est in quo vivimus, et movemur, et sumus, nos et omnia mundana corpora, dit admirablement Keppler.

chapitre iii. nous n’abaissons pas nos regards pour les tourner vers la terre. non, nous ne croyons pas avilir notre âme ni abaisser nos regards, pour les tourner, comme nous faisons, vers ce qu’on nomme la terre. Les tourner vers ce qu’on nomme la terre, ce n’est pas les tourner vers quelque chose d’infime et de misérable. En regardant ce qu’on nomme la terre, nous rencontrerons aussi bien la perspective de l’infini et le champ de l’idéal divin, qu’en dirigeant vainement nos yeux vers ce qu’on nomme le ciel, soit vers le ciel objectif que nous offre le firmament, soit vers le ciel mystique dont on parle sans s’en faire et sans pouvoir s’en faire aucune idée. Le ciel, le véritable ciel, c’est la vie, c’est la projection infinie de notre vie. Il y a dans Platon une belle idée sur ce que c’est que le ciel. Malheureusement Platon, trop occupé d’une seule de nos facultés, l’intelligence, a rendu sa pensée incomplète et fausse en bornant le ciel à l’intelligence. C’est dans la république ; un des interlocuteurs de Socrate croit lui plaire, en parlant avec mépris des choses terrestres, et en vantant l’astronomie comme une science qui nous élève au-dessus de la terre et nous tourne vers le ciel "je vais, dit-il, la louer d’une manière conforme à vos idées." car il est, ce me semble, évident pour tout le monde qu’elle oblige l’âme à regarder en haut, et à passer des choses de la terre à la contemplation de celles du ciel. "mais Socrate l’interrompt. Socrate. cela est donc évident pour tout autre que pour moi ? Car je n’en juge pas tout à fait de même. Glaucon. comment en jugez-vous ?… etc." Socrate a raison. Le ciel de notre âme n’est pas dans ces astres que nos yeux considèrent. Ces astres, quand même nous pourrions nous y transporter, ce ne serait pas le ciel, ce serait encore la terre. Ce serait un voyage comme celui que nous pouvons faire sur la planète que nous habitons. Nous verrions d’autres corps, et voilà tout. Notre âme ne trouverait pas là le ciel. Mais il faut aller plus loin que Socrate, et être plus conséquent que lui. Il faut dire avec Socrate que le ciel n’est ni en haut ni en bas, ni dans les objets que nous offre la terre ni dans les astres du firmament. Mais il ne faut pas mettre le ciel, comme Socrate, dans la pure intelligence, dans l’intelligible seulement. Nous sommes sensation-sentiment-connaissance indivisiblement unis. Le ciel n’est donc pas dans l’intelligence seulement. Il est dans la sensation et dans le sentiment, comme dans l’intelligence ; ou plutôt il est dans le développement simultané de ces trois aspects de notre nature réunis dans l’unité de cette nature.

chapitre iv. Dieu et la créature. Socrate dit : ce qui est et ce qu’on ne voit pas, voilà le ciel. embrassons cette définition, car elle est vraie. Oui, le ciel est ce qui est, ce qui est réellement, ce qui, étant d’une façon absolue, étant par soi- même, a été, est, et sera. Le ciel est l’infini être. Ce n’est pas l’infini créé, sous ses deux aspects d’espace infini et de temps éternel, c’est-à-dire d’immensité et d’éternité ; non, le ciel est ce qui se manifeste par cet infini créé, l’infini véritable qui est sous cet infini créé ; le ciel est Dieu lui-même. Et le ciel ne se voit pas ; Dieu ne se voit pas. Il est l’infini : donc il n’est contenu en aucun lieu. Il est l’éternel : donc il n’est contenu en aucun temps. Mais, pour n’être contenu en aucun lieu et en aucun temps, il n’en est pas moins en tout lieu et en tout temps, en tout point de l’espace et de la durée ; et il est l’infini et l’éternel dans chaque point de l’espace et de la durée. Ainsi le ciel, qui comprend tout, est aussi dans tout. Il se manifeste dans tout. On met Dieu bien loin de la terre, bien loin de nous. Mais Dieu pourtant est partout, Dieu est en nous à tous les moments de notre existence ; car nous ne pouvons pas vivre sans lui, et nous vivons en lui : in Deo vivimus, et movemur, et sumus, comme dit S Paul. Donc le ciel existe doublement, pour ainsi dire, en ce sens qu’il est et se manifeste. Invisible, il est l’infini, il est Dieu. Visible, il est le fini, il est la vie par Dieu au sein de chaque créature. L’invisible devient visible sans cesser d’être l’invisible. L’infini se réalise sans cesser d’être l’infini. Les créatures progressent en Dieu sans que Dieu cesse d’être avec elles dans le rapport de l’infini au fini. Ce qui est et qu’on ne voit pas aujourd’hui se verra demain, de même que ce qu’on voit aujourd’hui était invisible hier. Ce qui est et ce qu’on ne voit pas se manifeste donc pour nous à mesure que nous vivons. Ce qui est et ce qu’on ne voit pas est donc déjà manifesté ; et véritablement, en le voyant dans cette manifestation présente, on le voit sans le voir. Il y a donc deux ciel : un ciel absolu, permanent, embrassant le monde tout entier, et chaque créature en particulier, et dans le sein duquel vit le monde et chaque créature ; et un ciel relatif, non permanent, mais progressif, qui est la manifestation du premier dans le temps et dans l’espace. Encore une fois, ne me demandez pas où est situé le premier. Il n’est nulle part, dans aucun point de l’espace, puisqu’il est l’infini. Ni quand il viendra, quand il se montrera. Il ne viendra jamais, il ne se montrera à aucune créature ; il ne tombera jamais dans le temps, pas plus qu’il n’appartiendra à l’espace, puisqu’il est l’éternel. Il est, il est toujours, il est partout. Et toujours et partout les créatures communiquent avec lui ; car c’est lui qui les contient, qui les soutient, qui les fait vivre. Nous puisons notre raison en lui, notre amour en lui, la force et la lumière de nos sens en lui. Les uns puisent en lui plus de raison, plus d’amour, plus d’activité que les autres ; mais tous nous ne puisons jamais en lui notre vie que comme de faibles ruisseaux pourraient puiser un peu d’eau à un grand fleuve ou à l’océan. Quant à l’autre ciel, c’est la vie du monde et des créatures, c’est la vie puisée en Dieu, c’est la vie manifestée ; c’est le temps, c’est l’espace ; c’est le fini, manifestation de l’infini ; le présent, manifestation de l’éternel. Ce second ciel, qui accompagne le premier, est le ciel visible que nous, habitants de la terre, nous appelons la terre, et que les habitants de chaque astre du firmament voient à leur façon dans le lieu où le créateur les a fait naître. Ce second ciel, c’est la vie dans chaque créature, c’est la vie dans le temps et dans l’espace. Notre foi est que le premier ciel, le souverain ciel, ou Dieu, l’invisible, l’éternel, l’infini, se manifeste de plus en plus dans les créations qui se succèdent, et qu’ajoutant création à création, dans le but d’élever de plus en plus à lui les créatures, il s’ensuit que des créatures de plus en plus parfaites sortent de son sein à mesure que la vie succède à la vie. C’est ainsi que, sur notre globe, l’humanité a succédé à l’animalité. L’homme, a dit Goethe, est un premier entretien de la nature et de Dieu. Si Dieu, après avoir fait émaner de son sein le monde et chaque créature, les abandonnait ensuite, et ne les conduisait pas de vie en vie, de progrès en progrès, jusqu’à un terme où elles fussent véritablement heureuses, Dieu serait injuste. S Paul a beau dire : "le pot demandera-t-il au potier : pourquoi m’as-tu fait ainsi ? " il y a une voix intérieure, partie sans doute de Dieu lui-même, qui nous dit que Dieu ne peut pas faire le mal, ni créer pour faire souffrir. Or, c’est ce qui arriverait certainement, si Dieu abandonnait ses créatures après une vie imparfaite et véritablement malheureuse. Mais si, au contraire, nous concevons le monde comme une série de vies successives pour chaque créature, nous comprenons très-bien comment Dieu, pour qui il n’y a ni temps ni espace, et qui voit le but final de toute chose, permet le mal et la souffrance comme des phases nécessaires par où les créatures doivent passer pour arriver à un état de bonheur que la créature ne voit pas, et dont par conséquent elle ne jouit pas en tant que créature, mais que Dieu voit, et dont par conséquent la créature jouit en lui virtuellement, parce qu’elle en jouira un jour. C’est donc sur Dieu même, ou sur le ciel invisible dont parle Socrate, sur le ciel absolu, permanent, éternel, infini, que reposent nos espérances d’immortalité pour toutes les créatures sorties de son sein, et vivant par sa grâce, à chaque instant de la durée.

chapitre v. pourquoi les hommes se préoccupent d’une façon si étrange de la vie future et de ce qu’ils nomment l’autre monde. mais il s’agit de ce second ciel qui est la vie des créatures, et qui, en ce moment, est pour nous la terre, telle qu’elle nous apparaît aujourd’hui, comprenant nos sentiments d’aujourd’hui, nos connaissances d’aujourd’hui, nos sensations d’aujourd’hui. Il s’agit du lendemain de cet aujourd’hui. On demande où se passera le lendemain de cet aujourd’hui ; nous allons essayer de répondre. Mais, avant tout, je dis que c’est faute de comprendre et d’aimer, que c’est faute de religion véritablement acquise, que les hommes se préoccupent, d’une façon si étrange, de savoir ce que sera leur vie après ce qu’on nomme la mort. L’erreur de la plupart des hommes jusqu’ici a été de confondre les deux ciel que nous venons de distinguer, et dont la distinction, à notre sens, est évidente. Ayant donc ainsi confondu ces deux ciel, ils ont cherché et mis dans le ciel absolu, dans le souverain ciel, dans le ciel éternel, dans l’infini en un mot, ou dans une vision complète de Dieu, le ciel de leur vie future, c’est-à-dire leur vie après la mort, leur vie qui suivrait celle-ci. De là sont résultés mille maux et mille erreurs. De là en effet est sorti un effroi terrible ou une extase insensée ; et de là aussi, pour ceux qui ont rejeté cette terreur de l’enfer ou cette espérance du paradis, la négation stérile et mortelle qu’on appelle athéisme. Tout le mal, dis-je, de la religion et de l’irréligion est venu de cette confusion. Si les hommes avaient compris la distinction des deux ciel, c’est-à-dire la distinction de Dieu et de leur propre nature, ils n’auraient eu ni ces espérances insensées ou ces craintes abominables de la superstition, ni cette mortelle désespérance de l’athéisme tout aussi funeste. S’ils avaient compris que le ciel absolu, éternel, infini, divin, le ciel de l’être suprême, était tellement différent du ciel de leur vie future, qu’ils n’avaient point à y prétendre, ils auraient par là même compris que ce ciel absolu, éternel, infini, ne leur était pas absolument refusé dès cette vie. Les hommes donc ne se montrent si vivement préoccupés de la mort et de l’avenir qui suivra pour eux cette mort, que parce qu’ils ont dépouillé de ciel la vie présente, et perdu par là le sentiment divin des choses. Le sentiment divin des choses nous revient, au contraire, par cela même que nous cessons d’absorber pour ainsi dire le ciel, le véritable ciel, le souverain ciel, comme je le nommais tout à l’heure, au seul profit de notre vie future. Car, ne mettant pas tout ce ciel dans la vie après la mort, il nous reste, si je puis m’exprimer ainsi, du ciel pour celle-ci. La vie présente n’est pas déshéritée de ciel ; et nous sentons que Dieu la porte en son sein, comme il portera la vie future. Au lieu de nous imaginer que nous sommes à présent bien loin de Dieu, mais que d’un seul bond, par la mort, nous entrerons dans son paradis, nous comprenons que nous sommes unis à Dieu dès à présent, et d’une façon, quant à l’essence, toute semblable à celle dont nous serons unis à lui après notre mort, quand nous renaîtrons de nouveau à la vie : la différence seulement sera dans le degré de notre intelligence, de notre amour, et de notre activité. Donc, puisque dès à présent nous vivons dans le sein de Dieu, et que l’infini, à chaque instant de notre vie, nous éclaire physiquement, sentimentalement, et intellectuellement, dans une certaine mesure, faisons effort pour puiser de plus en plus à cette lumière ; tournons-nous vers elle, et conduisons-nous par elle ; non pas seulement en l’espérant d’une façon mystique, et comme à travers un rêve, mais en hommes qui la sentent et qui la possèdent déjà à un certain degré dans leur vie présente. Le ciel absolu, le ciel éternel et infini, le ciel invisible, comme l’appelle Socrate, le souverain ciel en un mot, ou Dieu, devient donc le guide de notre vie présente ; et il nous apparaît en même temps comme le lien entre notre vie présente et notre vie future. Car, désirant plus d’infini dans la vie future, nous comprenons comment nous pourrons y parvenir, étant déjà, tout finis que nous sommes, participants de l’infini dans la vie actuelle. En Dieu nous sentons par avance notre vie future ; car l’objet de notre vie future est déjà l’objet de notre vie présente. De même que Dieu, qui est cet objet, intervient dans notre existence à tous les moments, et de même qu’il interviendra dans le passage qui par la mort nous conduira à une vie nouvelle ; de même aussi c’est par lui et en lui que nous conquérons dès à présent, par nos pensées, nos sentiments, nos actes, le gage et l’assurance de l’existence qui suivra notre vie présente. Le souverain ciel nous apparaît donc ce qu’il est réellement, le soutien permanent de la vie présente, et le témoin certain et toujours présent d’une existence ultérieure qui nous est assurée. Je dirai plus ; par cela même que nous distinguons les deux ciel qui existent véritablement, savoir le ciel absolu et éternel, et le ciel de notre évolution progressive au sein de cet infini, par cela, dis-je, que nous distinguons ces deux ciel, et que nous ne séparons pas notre vie présente du premier, nous conquérons nécessairement la vie future, d’une certaine façon, et dans une certaine mesure. En effet, que devient notre vie présente ainsi conçue comme portée au sein d’un infini qui est tout-intelligence, tout-amour, et tout-activité ? Elle devient ce que nous imaginons que sera notre vie future. Elle n’est pas, quant au degré, ce que sera notre vie future ; mais elle est déjà par l’espérance cette vie future, et elle est déjà en essence la vie future. Que sera en effet, la vie future que nous imaginons ? Un état supérieur de rapport avec l’infini, avec l’éternel. Eh bien, mettons-nous en rapport avec ce tout-intelligent, ce tout-aimant, et ce tout-puissant, comme le permettent les conditions actuelles de la nature et de la vie ; et nous serons déjà, relativement à cette union, ce que nous imaginons que nous serons dans notre existence ultérieure. C’est qu’en effet (et les métaphysiciens me comprendront en ceci) il y a du futur déjà dans le présent, parce que passé, présent, futur, comme je l’ai précédemment remarqué, ne font qu’une unité indécomposable dans la vie. Ne perdez donc pas, dirai-je, le futur qui est déjà dans le présent. L’erreur de la plupart des hommes a été de perdre le futur qui est dans la vie présente, et par conséquent de perdre jusqu’à un certain point la vie future, en rêvant le ciel hors de la vie présente, et par conséquent hors de la vie. Le ciel ainsi conçu est une chimère ; car la vie est toujours présente. Ce ciel, donc, que vous poursuivez, vous fuira toujours. Saisissez-le dans la vie présente, car il est dans la vie présente. Mais si vous ne le saisissez pas où il est, c’est-à-dire dans la vie, il ne viendra jamais, il ne sera jamais. Vous revivriez ainsi des millions de fois que vous ne le verriez pas mieux que vous ne le voyez. Quand, au contraire, nous aurons saisi pour ainsi dire la vie future dans la vie, nous possèderons réellement la vie future. Et si tous, ou si beaucoup, ou même plusieurs, pensent ainsi, le ciel descendra sur la terre. "partout où vous serez deux ou trois unis de cœur et d’esprit, je serai avec vous," dit Jésus. Vivons comme si nous devions vivre éternellement sur la terre, mais vivons religieusement comme si nous devions vivre éternellement sur la terre. Nous n’aurons pas manqué la vie présente, et nous n’aurons pas non plus manqué la vie future.

chapitre vi. la vie future ne diffère pas en essence de la vie présente. la vie qui nous attend après la mort ne diffère donc pas en essence de la vie présente ; elle n’est pas à la vie présente ce que l’infini est au fini. Entre les deux, sans doute, il y a un grand mystère, et une distance que nos regards ne sauraient mesurer ; mais il n’y a pas la différence de l’infini au fini. Combien cette vue vraie de notre destinée est supérieure à l’idée vague, incohérente, qu’on s’en fait ordinairement ! Il semble, quand on considère ainsi le problème de la vie future, qu’un voile tombe des yeux, et que le calme succède à l’agitation de la fièvre. Ce qui trouble en effet l’esprit des hommes, ce qui les empêche de vivre et d’être vraiment religieux, c’est la chimère du néant ou la chimère du paradis. Et l’une de ces chimères nourrit l’autre. Devant la vie future progressive au sein d’un infini, d’un éternel toujours présent, ces deux chimères s’évanouissent. Ne vous cherchez pas de vie absolue ; ne vous cherchez pas de ciel hors de l’infini créé, c’est-à-dire hors du temps et de l’espace. Hors de l’infini créé, il n’y a d’existence absolue que la vie infinie de Dieu, de l’être existant éternellement par lui-même. Et quant à la vie continuée dans l’infini créé, ne la rêvez pas comme différente par essence de votre vie présente. Vous cesseriez d’être, si, en continuant d’être ou en étant de nouveau, vous n’étiez pas de nouveau dans la nature, dans le relatif, dans la vie, dans l’infini créé, dans le temps, dans l’espace. L’infini créé, manifestation de l’infini être, ou de Dieu, embrasse tout, contient tout, excepté Dieu. L’espace est infini et continu ; le temps est infini et continu. Il n’y a donc qu’une seule vie, qui unit ensemble toutes les créatures ; et la nature se confond avec l’éternité et l’infinité. Donc toutes les questions que soulève Hamlet quand il dit : to be or not to be, that is the question, doivent se poser ainsi : après votre mort, la nature et la vie continueront d’exister ; le monde, qui est infini et éternel, continuera d’exister ; et, excepté Dieu, en qui et par qui vit ce monde, il n’y aura pas autre chose d’existant que ce monde, qui est éternel et infini. Il n’y aura rien à part de ce monde, qui contient tout ; rien, dis-je, ni paradis à part, ni purgatoire à part, ni enfer à part : paradis, purgatoire, enfer, seront dans ce monde, seront ce monde, qui contient tout. Donc, si vous continuez d’être alors, si vous revenez à la vie, vous serez, comme aujourd’hui, habitant de ce monde, participant, comme aujourd’hui, à la nature et à la vie. Mais serez-vous alors, et où serez-vous ? Je dis que vous serez, et que vous serez encore, comme vous êtes aujourd’hui, uni à l’humanité.

chapitre vii. immortalité de notre être. Vous êtes, donc vous serez. car, étant, vous participez de l’être, c’est-à-dire de l’être éternel et infini. Vous n’êtes que parce que vous êtes virtuellement éternel et infini. être et infini sont identiques au fond. être, c’est être infini, soit d’une façon absolue, comme Dieu, soit d’une façon purement virtuelle, comme chaque créature sortie du sein de Dieu. Chaque créature, par cela seul qu’elle est, participe de l’infini, puisqu’elle participe de l’être. Vivre, c’est être infini dans le fini, ou, ce qui est la même chose, c’est être fini dans l’infini. Vous êtes : donc, vous êtes un être éternel, sous une forme ou manifestation actuelle. Vous participez de l’être vivant éternellement de deux façons. Car non seulement vous vivez par une intervention continue de cet être universel, mais encore vous participez en votre essence et comme créature de cet être universel. Donc ce qui est éternel en vous ne périra pas. Ce qui périra, ce qui périt à chaque instant, ou plutôt ce qui change, ce qui se transforme, ce sont les manifestations de votre être, les rapports de votre être avec les autres êtres. Voilà ce qui n’a pas, quant à vous, de solidité et d’éternité. Et il faut bien qu’il en soit ainsi ; car c’est grâce à cette mutation que l’être qui est en vous, l’être éternel qui est vous, continue à se manifester. Pour la créature, se manifester c’est changer. Donc la mort des formes accompagne la vie. Vivre, c’est mourir quant à la forme pour renaître quant à la forme. Mais la plupart des hommes font encore cette confusion, de prendre pour la vie même la manifestation de la vie. C’est la manifestation de la vie, la manifestation présente, qu’ils voudraient éterniser. C’est pourquoi ils voudraient ne jamais mourir. La mort venant mettre un terme aux manifestations actuelles de leur vie, sous la forme qu’ils se connaissent actuellement, voilà ce qui leur est odieux, et ce qu’ils voudraient détruire. Les plus grands hommes quelquefois ont donné dans cette erreur. Descartes n’a-t-il pas rêvé, avant Condorcet, une immortalité pour nos corps, conquise par la physique et la médecine ! Non, ce n’est pas ainsi que nous sommes immortels, et que nous nous saurons immortels. Nous sommes immortels, parce que la vie, en son essence, ne dépend ni du temps ni de l’espace, et ne tombe sous leur empire que dans ses manifestations ; donc ses manifestations seules sont périssables. Mais que sommes-nous en essence, et quelle est, par conséquent, l’essence qui de nouveau se manifestera, et dont les manifestations nouvelles composeront notre vie future ? Je dis que nous ne sommes pas seulement un être, une force, une virtualité, mais que cet être, cette force, cette virtualité, a, en tant que telle, une nature déterminée. Je dis que chacun de nous a une nature déterminée, la nature humaine, que chacun de nous est humanité. nous sommes humanité. donc, notre perfectionnement est uni au perfectionnement de l’humanité, ou plutôt est ce perfectionnement même. Donc notre vie future sera liée à la vie de l’humanité. Voilà ce que je veux démontrer.

chapitre viii. de l’être abstrait ou universel appelé humanité ; harmonie et identité de l’humanité et de l’homme. Jordano Bruno, au seizième siècle, disait cette mémorable parole : "quand je vois un homme, ce n’est pas un homme en particulier que je vois, c’est la substance en particulier." Bruno, prédécesseur de Spinoza et des panthéistes modernes, enseignait là à la fois une grande vérité et une grande erreur. Oui, peut-on lui répondre, c’est la substance en général qui vous apparaît dans l’être particulier ; mais ce n’en est pas moins un être particulier qui est devant vous. Cet homme, c’est l’être en général ; mais pourtant c’est un homme, et c’est tel homme en particulier. Toutes les religions n’ont-elles pas enseigné que Dieu créa l’homme à son image ? Donc l’homme, et en général toutes les créatures, sont de nature divine, sont de Dieu. Dieu, ou l’être infini, ne peut créer qu’avec sa propre substance. Donc vous, comme Spinoza, comme Schelling et Hegel, qui sont venus à votre suite, avez raison de dire que dans cet homme vous voyez l’être, la substance, Dieu. Mais vous, et Spinoza, et Schelling, et Hegel, vous avez tort de dire pour cela que cet être soit Dieu. Il est Dieu en tant qu’il vient de Dieu, qu’il procède de Dieu ; mais il n’est pas Dieu pour cela. à l’exemple de Jordano Bruno, je dirais volontiers : "quand je vois un homme, c’est l’humanité que je vois ; " mais j’ajouterais : "et c’est pourtant un homme particulier." l’humanité est virtuellement dans chaque homme, mais il n’y a que des hommes particuliers qui aient une existence véritable au sein de l’être éternel. L’humanité est un être générique ou universel ; mais les universaux, comme on disait dans l’école, n’ont pas une existence véritable, si l’on entend par là une existence pareille en quelque chose à celle des êtres particuliers. On se fait ordinairement de ce qu’il faut entendre par l’humanité des idées fort légères et très-confuses. On appelle humanité l’ensemble des hommes qui ont paru ou qui paraîtront sur la terre, additionnés pour ainsi dire ensemble ; ou bien l’on s’élève jusqu’à concevoir par humanité une espèce d’être collectif, provenant du jeu et de l’influence réciproque de tous ces hommes les uns sur les autres. Il faut avoir de l’humanité une idée plus nette et plus profonde. L’humanité, c’est chaque homme dans son existence infinie. Nul homme n’existe indépendamment de l’humanité, et néanmoins l’humanité n’est pas un être véritable ; l’humanité, c’est l’homme, c’est-à-dire les hommes, c’est-à-dire des êtres particuliers et individuels. Je dis d’abord que nul homme n’existe indépendamment de l’humanité. En effet, vous est-il possible de vous faire l’idée d’un homme sans avoir en même temps l’idée de l’humanité ? Ne commencez-vous pas, au contraire, quand vous parlez d’un pareil être, et que vous voulez vous le représenter, par dire que c’est un homme. Et si vous voulez vous en faire une idée plus complète, après l’avoir défini par son espèce et avoir vu en lui l’humanité, ne le définissez-vous point par son pays et par le temps où il a vécu ? C’est-à-dire que, pour le comprendre, vous êtes obligé encore de le comprendre en compagnie d’une multitude d’autres hommes ; vous ne le voyez que parce que vous voyez avec lui l’humanité d’un certain temps ou d’un certain pays. Il y a donc un reflet nécessaire de l’être particulier homme dans l’être général humanité, et réciproquement de l’être général ou collectif humanité dans l’être particulier homme, qui fait que vous ne pouvez pas séparer l’être particulier homme de tous ses semblables qui ont vécu, qui vivent, ou qui vivront, et que vous voyez réellement ensemble et du même coup l’homme et l’humanité. Ainsi, objectivement, vous ne pouvez pas séparer ces deux termes homme et humanité ; j’entends que quand vous considérez un homme, vous voyez réellement tous les hommes, et que vous ne pouvez pas voir l’individu sans voir l’espèce. Ce que vous ne pouvez pas faire objectivement pour les autres, le pouvez-vous faire subjectivement pour vous ? Rentrez en vous-même, et considérez-vous ; cherchez ce que vous êtes : vous trouverez toujours en vous l’homme, non pas seulement l’être en général, mais l’être sous une condition déterminée, sous la condition humaine. Vous êtes virtuellement un être infini, je l’accorde ; mais je dis que virtuellement aussi vous êtes un homme dans toutes les aspirations de votre être. Vous êtes sorti homme du sein de Dieu, et vous embrassez virtuellement l’infini sous cet aspect. Donc l’être particulier homme n’est pas séparable de l’humanité ; et on peut dire, à l’instar de l’idée de Jordano Bruno : "quand je vois un homme, c’est l’humanité que je vois." et pourtant l’humanité n’est pas un être véritable. Quelle idée, en effet, s’en former à ce titre ? Additionner, comme je disais tout à l’heure, toutes les générations d’hommes les unes au bout des autres, toutes les races, tous les peuples, ne donnera qu’un chiffre, et ne donnera pas l’humanité. Considérer que les hommes agissent et réagissent les uns sur les autres, et par suite voir, dans ces générations qui s’ajoutent les unes aux autres, comme une sorte d’être abstrait qui croît et se développe, cela est vrai et juste ; mais pourtant où est l’être, l’être véritable ? D’être véritable, je ne vois que les hommes, les individus, les êtres particuliers ; je ne vois rien qui ait vie, sentiment, conscience, intelligence, responsabilité, dans cet être abstrait que conçoit mon esprit ! Qu’est-ce donc, encore une fois, que l’humanité ? Je dis que c’est l’homme. C’est l’homme-humanité ; c’est-à-dire, c’est l’homme, ou chaque homme, dans son développement infini, dans sa virtualité qui le rend capable d’embrasser la vie entière de l’humanité, et de réaliser en lui cette vie. "le monde intellectuel dont les anciens ont tant parlé, dit quelque part Leibnitz, est en Dieu et en quelque façon en nous aussi." je dirai, en répétant cette pensée : l’humanité, portion de ce monde intellectuel et invisible dont parle ici Leibnitz, après les anciens, existe en Dieu et en nous aussi. Je commencerai par démontrer que l’humanité existe en nous. L’humanité, dans quelque sens qu’on entende ce mot, existe en nous, comme l’amour, l’amitié, la haine, et toutes nos passions. L’amour, l’amitié, la haine, toutes nos passions, n’ont pas une existence véritable, une existence d’être ; et pourtant nous n’existons que par elles. Comment ces passions, qui n’existent réellement pas, sont-elles néanmoins cause de notre vie, et notre vie même ? C’est qu’elles sont en nous ; et, de plus, c’est qu’elles y sont de deux façons, subjectivement et objectivement. Il en est de même de l’humanité, qui est à la fois dans le moi et dans le semblable, et qui relie ainsi par l’identité le moi au semblable. cette vérité, que nos passions sont en nous et hors de nous, c’est-à-dire qu’elles sont en nous de deux manières, subjectivement et objectivement, se montre manifestement dans toutes les passions énergiques et dans toutes les situations graves de notre âme, aussi bien que dans le langage que ces passions nous inspirent. Dans l’amour, dans l’amitié, dans tous les grands attachements, n’identifions-nous pas notre objet avec nous, et ne sentons-nous pas que l’être aimé est tellement lié à notre vie, qu’il est pour ainsi dire notre vie même ? Il est bien vrai que ces passions ont leurs cours, et que nous sortons, avec le temps, de ces situations où un seul être semble absorber notre vie tout entière. Mais nous n’en sortons qu’en restant dans une relation pareille, quoique moins intense, avec nos semblables en général, ou avec certains de nos semblables ; de sorte que ces passions et ces situations extrêmes dont je parle restent toujours type de notre existence. Or ce que nous sentons et proclamons nous-mêmes dans ces passions extrêmes, pourquoi ne le reconnaîtrions-nous pas de notre existence en général ? Et s’il est vrai que lorsque nous nous sentons vivre énergiquement, nous ne vivons qu’unis à un non-moi qui est la nature humaine, et pour ainsi dire notre propre moi hors de nous, pourquoi ne reconnaîtrions-nous pas que telle est en général et toujours notre destinée, c’est-à-dire que le moi ne vit réellement que parce qu’il est uni à un non-moi qui est encore nous ? Ne seraient-ce point par hasard ces mêmes passions particulières qui nous empêchent précisément de reconnaître cette vérité ; et n’est-ce point parce que nous mettons trop exclusivement notre vie, par suite de notre ignorance, dans tels ou tels de nos semblables, que nous n’apercevons plus clairement le lien qui nous unit à tous nos semblables ? Quoi qu’il en soit, il est donc certain, 1) que ces passions nommées amour, amitié, haine, etc., ont leur siège et leur résidence en nous, existent subjectivement en nous, à tel point que si elles n’étaient pas en nous, bien qu’invisibles, nous ne serions pas. Ainsi d’abord ces passions bonnes ou mauvaises, c’est nous, ce sont des hommes, c’est l’homme. Eh bien, il en est de même, sous ce premier rapport, de l’être abstrait ou universel appelé humanité. L’humanité, c’est la nature humaine en nous, c’est-à-dire la nature générique de l’homme contenue virtuellement en nous dans toute son infinité, et réalisée partiellement d’une certaine façon constituant à la fois notre particularité et notre vie présente. 2) mais il est également certain que ces mêmes passions, l’amour, l’amitié, etc., ont encore leur siège dans les objets de cet amour, de cette amitié. Car ces objets sont nécessaires pour que ces passions existent, et ces objets causent invinciblement ces passions. Ainsi ce qui est en nous, la haine, l’amitié, l’amour, est également hors de nous ; ces passions, qui existent pour nous subjectivement, existent aussi pour nous objectivement. Eh bien, sous ce second rapport, il en est encore de même de l’humanité. La nature humaine, qui est en nous, est réalisée hors de nous dans nos semblables, ce qui fait qu’étant en nous elle est encore pour nous hors de nous. L’humanité, sous ce second rapport, c’est notre propre nature qui s’offre à nous ; ce sont nos sentiments et nos idées (non pas nos sentiments actuels et nos idées actuelles, mais nos sentiments et nos idées dans toute leur infinité) qui s’incarnent et se montrent manifestées et réalisées autour de nous dans le temps et l’espace. Donc, en définitive, l’humanité existe en nous de deux façons, subjectivement et objectivement. Ce qui est virtuellement en nous, nous le trouvons encore hors de nous dans l’humanité. Et ces choses qui sont en nous se présentant à nous objectivement sous la forme du semblable ou de l’humanité, de là résulte la vie. Oui, à véritablement parler, ce sont nos sentiments, et toutes les idées que ces sentiments nous suggèrent, qui, se réalisant dans le cours des siècles, forment l’humanité. De même que, réciproquement, c’est l' humanité qui, existant hors de nous et en nous, cause ces sentiments et ces idées qui sont notre vie. L’humanité, donc, est un être idéal composé d’une multitude d’êtres réels qui sont eux-mêmes l’humanité en germe, l’humanité à l’état virtuel. et réciproquement l’homme est un être réel dans lequel vit, à l’état virtuel, l’être idéal appelé humanité. l’homme est l’humanité dans une manifestation particulière et actuelle. Il y a pénétration de l’être particulier homme et de l’être général humanité. Et la vie résulte de cette pénétration. Parlant dans un autre ouvrage de la relation nécessaire de l’homme à la société, j’employais la similitude de l’image que produit la réflexion de notre corps dans un corps poli, et je comparais cette image, ainsi produite par une véritable pénétration de deux êtres, à la vie résultant de la pénétration mutuelle ou de l’union de l’homme individu et de la société. Je disais : comment avons-nous connaissance de notre corps ? N’est-ce pas en nous regardant dans un autre corps qui réfléchit nos traits ? Ce que nous voyons ainsi, ce n’est donc pas notre corps, c’est la glace où nous nous regardons… etc. La société politique, dont je parlais en cet endroit, n’est qu’un cas particulier de l’humanité. Ainsi ce que je disais de la société politique s’applique à l’humanité en général. L’homme vit par l’humanité, quoique l’humanité soit l’homme. L’humanité, considérée comme être collectif, n’existe donc pas d’une existence véritable, si nous la séparons de notre propre existence. Mais chaque homme est l’humanité, et ainsi l’humanité existe d’une existence véritable. Ne la cherchez pas en elle-même comme un être, car vous ne la trouveriez pas ; ne la cherchez pas hors de nous. Mais elle existe pourtant, et si bien, que vous ne pouvez pas voir un homme sans la voir et sans en avoir une idée. Ce moi qui fait votre être, et que vous reconnaissez pour votre être, et que vous sentez durable même après la mort, ce moi, c’est l’humanité. Car ce moi n’existe pas sans un non-moi, et ce non-moi est l’humanité. Donc ce moi lui-même est l’humanité. Que l’homme donc se défasse de cet orgueil qui lui fait croire qu’il existe par lui-même indépendamment de l’humanité. Sans doute il existe par lui-même, puisqu’il est l’humanité, comme je le dis ; il existe en Dieu par lui-même en tant qu’humanité. Mais il n’existe par lui-même en Dieu qu’en tant qu’il est humanité ; ce qui revient précisément à ceci, qu’il n’existe pas par lui-même, mais uniquement par l’humanité. Les plus grossiers des hommes et les plus intelligents sont également portés, par des motifs différents, à cet orgueil qui les fait se considérer comme existants par eux-mêmes, indépendamment de l’humanité leur mère. L’ignorant, qui ne considère que ses sens, dit : "ces sens sont bien à moi ; je les possède par moi-même ; " et le voilà qui se regarde comme un être entièrement isolé, jeté par la nature au milieu de la masse des animaux, sans avoir plus de relation avec les hommes ses semblables qu’avec les autres êtres, à moins qu’il n’accepte et ne constitue lui-même ces relations. Le savant, à son tour, dit : "quel rapport entre moi et ce genre humain qui m’est si inférieur ! Mon intelligence est bien à moi ; l’élévation de mon âme est à moi." non, ni votre intelligence, ni la grandeur de vos sentiments, ni même vos sens et leur pénétration, rien de tout cela n’est à vous ; car vous tenez tout cela de l’humanité. Vous êtes sortis de l’humanité, vous vivez dans l’humanité, vous vivez pour l’humanité. Tes sens, sauvage orgueilleux, qui te les a faits ce qu’ils sont, sinon la longue suite de tes aïeux ? Crois-tu que tout animal ait les mêmes sens que toi ? Tu as hérité ces sens de tes pères, et tu les transmettras toi-même modifiés à tes fils. Ce qui, à cet égard, t’appartient donc uniquement, c’est la modification que tu apportes à l’humanité. Il en est de même de l’intelligence de l’orgueilleux civilisé, qui croit savoir et sentir par lui-même. Insensé ! Il n’a de connaissance et de sentiment que par l’humanité et pour l’humanité. Son esprit, dont il est si fier, lui vient des autres ; son âme, dont il s’enorgueillit, c’est l’humanité tout entière qui a contribué à la former. Si ce qu’il tient des autres lui était ôté, au lieu de ce magnifique vêtement de son esprit dont il se pare et qu’il croit à lui, il resterait nu comme le geai de la fable. N’ai-je pas en effet démontré solidement, dans un autre écrit, que l’esprit humain forme un grand tout, une unité, dont si on isole l’esprit d’un des hommes quelconques qui ont vécu, et qui ont été doués de plus de génie que les autres, à l’instant même ces grands esprits n’ont plus ni valeur ni signification. Ils valent par leur union avec l’esprit humain. De même qu’ils avaient été préparés, amenés, ils ont, à leur tour, préparé, amené ceux qui les ont suivis ; voilà en quoi ils valent : mais ôtez-les de cet ensemble, et leur valeur s’évanouit. Les vérités relatives qu’ils ont connues deviennent des erreurs ; ce ne sont des vérités qu’à condition que, reprises et transformées, elles se perfectionneront encore. Ce ne sont des vérités supérieures que par la comparaison avec celles qui avaient été aperçues auparavant. Que resterait-il donc soit au philosophe, soit à l’artiste, soit à l’industriel, si l’humanité qui, de toute façon, lui a donné naissance, et lui a fourni les matériaux de son âme, de son esprit, de sa puissance, lui retirait ses dons ? Il ne lui resterait pas même la possibilité d’être ! On ne pourrait pas même supposer qu’il aurait pu être. En effet, être, pour cet esprit, c’est être homme. être homme, c’est être homme dans un certain temps et dans un certain pays. Conséquemment, avec la supposition de son existence, revient l’intervention effective de l’humanité : le supposer, c’est supposer l’humanité ; c’est donc supposer qu’il est par l’humanité et pour elle. Philosophe athée ou dévot, ne soyez pas assez orgueilleux pour croire que ce qui vous a été prêté, vous puissiez l’enlever à cette essence générique dont vous n’êtes, après tout, qu’un représentant supérieur. Vous représentez l’humanité ; vous n’avez pas de rôle qui vous soit propre et particulier. Vous êtes un représentant particulier de l’humanité ; c’est là ce qui constitue votre particularité. Mais cette particularité ne va pas jusqu’à être par vous-même, indépendamment de l’humanité.

chapitre ix. vivre, c’est, en essence, avoir l’humanité pour objet. oui, au fond, l’humanité, c’est nous. Car qu’est-ce que nous, qu’est-ce que le moi ? Le moi n’existe pas indépendamment d’un non-moi. manifesté, il est uni à un non-moi. virtuel, il est uni virtuellement à un non-moi. il n’existe donc, soit manifesté, soit virtuel, qu’uni à un non-moi. Ce non-moi, but direct de notre existence, ne peut être que Dieu, nous-même, ou la nature, qui comprend le semblable ou l’humanité. Ce non-moi ne peut pas être dieu ; car nous ne serions pas des créatures, nous serions Dieu. Ce non-moi n’est pas la nature ; car nous ne serions pas des hommes, nous serions d’autres créatures ; nous serions telle ou telle espèce animale ou végétale. Reste donc que ce non-moi soit nous-même ou le semblable, c’est-à-dire l’humanité. Et, en effet, ce non-moi est nous-même ; et, parce qu’il est nous-même, il est l’humanité. Vivre, c’est être tourné vers soi-même. être tourné vers soi-même, c’est être tourné vers le semblable, qui est nous-même, c’est-à-dire vers l’humanité. En sorte que vivre, pour l’homme, c’est en essence être attiré vers l’humanité. Vivre en essence, c’est donc, pour l’homme, avoir pour objet l’humanité. L’humanité est donc le non-moi nécessaire du moi. et au fond elle est ce non-moi parce qu’elle est ce moi.

chapitre x. identité en Dieu de l’humanité et de l’homme. il y a donc, pour employer ici l’expression de Leibnitz, une harmonie préétablie entre l’homme et l’humanité. Et cette harmonie gît dans l’identité en Dieu de l’humanité et de l’homme. Dieu voit l’humanité dans chaque homme, de même que chaque homme est pour lui l’humanité. Dans les desseins de Dieu, à mesure que l’infini créé, appelé le temps et l’espace, se déroule, c’est l’humanité qui se constitue ; et pourtant c’est chaque homme aussi qui se constitue, parce que homme et humanité sont identiques. Et lorsque Dieu a ainsi fait l’homme pour l’humanité, et a mis dans l’homme le caractère d’humanité, sans doute afin que, l’humanité idéale se réalisant dans toute sa grandeur, l’homme existe aussi dans toute sa grandeur, on imaginerait, les uns, que l’homme n’existe qu’un instant, les autres, que l’homme ne vit qu’un instant dans l’humanité, et qu’il va ensuite continuer sa vie éternelle dans d’autres planètes, dans d’autres astres ! Il nous semble que c’est vraiment nier toute harmonie des choses, tout plan, tout rapport, toute coordination dans l’œuvre divine. J’ai cité plus haut cette pensée de Leibnitz : "le monde invisible, dont les anciens ont tant parlé, est en Dieu et en nous aussi ; " et j’ai dit, en suite de cette pensée : l’humanité, portion de ce monde invisible, est en nous et en Dieu. J’ai prouvé, je crois, suffisamment le premier point, à savoir que l’humanité est en nous. Ce serait ici le lieu de développer le second, à savoir que l’humanité existe en Dieu. Dieu n’a pas créé vainement des espèces, et les départements divers, si je puis employer cette expression, que nous remarquons dans l’œuvre divine, ne sont pas des choses sans signification et sans réalité. Mais ce serait entrer dans la théodicée, dans la science la plus générale, la plus difficile, la plus obscure encore, dans la science des sciences. J’éloigne cette recherche, du moins pour ce moment. Je traite ici de l’humanité, et non de Dieu, ou de sa justice et de son gouvernement du monde. Je crois d’ailleurs avoir, indépendamment de la théodicée, assez de certitude dans la lumière que je tire de la considération même de l’homme, et j’irai au but que je me propose avec le seul appui de la conscience intime qui nous fait sentir l’humanité en nous. Je me bornerai donc sur la théodicée à une seule remarque. Quoi ! Chaque homme est un homme et l’humanité ; chacun de nous porte lui-même et l’humanité : et l’on supposerait que ces hommes qui renferment chacun virtuellement un immense développement humain, que ces hommes qui virtuellement contiennent toute la connaissance, tout le sentiment, et toute la puissance active, dont l’humanité est capable, ne feraient que passer dans l’humanité, sans suite et sans retour ! Ainsi Dieu aurait créé et créerait continuellement une multitude d’êtres, auxquels il donnerait une virtualité infinie, et pourtant spécifique, et dont il arrêterait promptement par la mort ou par l’exil le développement ! Et pourquoi créerait-il ces êtres, ainsi détruits dans leur virtualité presque après être nés ? Pour en créer d’autres qu’il détruirait également, et toujours ainsi. Vraiment, cette supposition nous semble aussi contraire aux idées que nous pouvons nous faire de la souveraine raison de Dieu que de sa justice. Les philosophes modernes ont souvent parlé de la simplicité des lois de la nature ; ils ont cherché dans cette simplicité un critérium de certitude pour tous les sujets difficiles où notre raison ne peut avoir d’autre base évidente et certaine. Je demande s’il est conforme à cette loi de la simplicité dans l’œuvre divine, de croire que Dieu, ayant mis une véritable harmonie et identité entre l’homme et l’humanité, ne se serve pas de l’homme pour perfectionner l’humanité, ou réciproquement ne se serve pas de l’humanité pour perfectionner l’homme.

chapitre xi. la vie future de l’homme est liée au perfectionnement de l’humanité. l’humanité, c’est chaque homme dans son existence infinie. Vous n’êtes pas un homme seulement, vous n’êtes pas un individu, vous êtes l’humanité. Votre perfectionnement individuel, donc, est le perfectionnement de l’humanité. Ce qui est à perfectionner en vous, c’est la nature de l’homme, c’est-à-dire un moi uni à l’humanité, et par conséquent c’est l’homme. En d’autres termes, étant homme comme vous êtes, c’est l’homme qu’il faut perfectionner en vous, et par conséquent c’est l’humanité. J’ai montré plus haut que, par l’effet même de la vie, l’homme était uni à ses semblables de telle façon, qu’il ne pouvait agir sur eux en bien ou en mal, sans agir par là même sur sa propre nature, soit pour la perfectionner, soit pour la détériorer, et que le bien et le mal sortaient de là. C’est le même raisonnement que je poursuis ici, et qui me fait résoudre affirmativement cette question : Dieu, dans sa sagesse, n’aurait-il pas donné à l’homme pour vie future son propre perfectionnement, c’est-à-dire, ce qui est la même chose, le perfectionnement de l’humanité ? Tout le sujet de la vie future me paraît donc se réduire à ces termes : la vie future est le développement et la continuation de la vie présente. La vie future est en germe dans la vie présente. Or, dans la vie présente, l’homme est homme, c’est-à-dire est uni à l’humanité et, avec l’humanité, à la nature extérieure. Donc, dans la vie future, continuation de la vie présente, l’homme sera encore uni à l’humanité et, avec l’humanité, à la nature. à ceux qui donnent à l’homme, pour destinée, un poétique voyage à travers l’immensité des cieux, nous dirons : vous ne pouvez pas nier que la vie future de l’homme ne soit le perfectionnement de l’homme. Or, le perfectionnement de l’homme n’est-il pas lié au perfectionnement de l’humanité ? Qui dit homme dit humanité. L’homme porte en lui l’humanité. L’homme n’existe pas indépendamment de l’humanité. Perfectionner l’homme, c’est perfectionner l’humanité. Perfectionner l’humanité, c’est se perfectionner soi-même. L’homme est un moi dont le non-moi nécessaire est le semblable de l’homme, ou, en général, l’humanité. Ce moi, qui est l’homme, n’existerait plus, si le non-moi correspondant à ce moi, c’est-à-dire le semblable ou l’humanité, cessait d’être en rapport et en communion avec ce moi. donc, si la vie future de l’homme est le perfectionnement de l’homme, cette vie future est liée indissolublement à l’humanité. Vous parlez des astres ! C’est la terre qui, un jour, rejoindra les astres. Ce n’est pas l’homme qui, sans l’humanité et sans la terre, ira dans les astres. L’homme, comme tous les êtres, se manifeste à la vie par une naissance, fruit d’une génération. Quel être du ciel, c’est-à-dire des astres que nos yeux nous montrent dans l’immensité de l’espace, pourrait l’engendrer comme un fruit naturel de son être et de son amour ?

chapitre xii. Nous sommes non seulement les fils et la postérité de ceux qui ont déjà vécu, mais au fond et réellement ces générations antérieures elles-mêmes. non, nous ne voulons pas croire que "sur cette terre les générations se suivent passagères, fortuites, isolées ; qu’elles paraissent, souffrent, meurent, mais que nul lien n’existe entre elles ; qu’aucune voix ne se prolonge des races qui ne sont plus aux races vivantes, et que la voix des races vivantes doit s’abîmer bientôt dans le même silence éternel." cette poésie du néant, cette négation de la continuité de la vie, et par conséquent de la vie, nous paraît une folie étrange. Si la mort pouvait nier la vie, ce serait la mort qui serait la vie : tant l’être est nécessaire. Un enfant va naître : pourquoi refuseriez-vous au créateur le pouvoir de faire renaître dans cet enfant un homme ayant déjà vécu antérieurement ? Cette résurrection est-elle donc impossible à celui qui peut donner la vie ? Celui qui peut faire naître ne peut-il pas faire renaître ? en un certain sens, rien n’est plus vrai que ce qu’on dit ordinairement et qu’enseignait la théologie chrétienne, savoir que Dieu nous crée à notre naissance, que Dieu nous accorde la vie et nous donne une âme lorsqu’il nous fait naître, et que nous sommes ainsi des êtres nouveaux apparaissant à la vie pour la première fois. En effet cet acte de naissance, ou, suivant nous, de renaissance, ne se fait pas sans une intervention de Dieu. Et comment se ferait-il sans cela, quand aucun acte quelconque de notre vie ne se fait sans la permission et l’intervention de l’être universel ? Nous sommes donc, comme on dit, créés quand nous naissons. Et néanmoins telle est cette création, que nous, qui naissons, nous nous trouvons être non seulement la suite et, comme on dit, les fils et la postérité de ceux qui ont déjà vécu, mais au fond et réellement ces générations antérieures elles-mêmes.

chapitre xiii. réponse à l’objection tirée de l’absence de mémoire. on oppose, à cette continuation de l’être individuel dans l’être collectif humanité, l’absence de mémoire. Je pourrais d’abord, avec tous les philosophes, avec Platon comme avec Descartes ou avec Leibnitz, demander si nous n’avons pas sous les yeux la preuve évidente que les enfants qui viennent à la vie ont une certaine mémoire de leur existence antérieure ; si nous n’avons pas, dis-je, cette preuve dans leur existence même. En effet, à quel observateur non entêté de la chimérique idée que l’enfant est purement et simplement une table rase, un non-être, à qui, dis-je, la vue d’un enfant n’a-t-elle pas fait dire comme à Bacon : "en vérité Platon n’aurait-il pas raison avec son dogme que la science n’est autre chose qu’une réminiscence." ce que Platon appelait réminiscence, Descartes l’appelait idées innées. après Platon et Descartes, je ne sache pas de plus grand juge en ces choses que Leibnitz ; et Leibnitz a repoussé la tabula rasa d’Aristote et de Locke, pour adopter la réminiscence de Platon, les idées innées de Descartes. Mais, suivant son habitude, ce grand homme a jeté sur la doctrine de Platon et de Descartes, en ce point, une nouvelle et vive lumière. Il suffit de rapprocher deux passages de ses écrits, pour voir que ce que nous nous efforçons de prouver en ce moment était dans la pensée de Leibnitz. D’une part, Leibnitz regarde la vie de chaque créature comme une suite d’états tous liés entre eux, c’est-à-dire comme une chaîne dans laquelle l’existence présente, à un moment donné, figure comme un anneau distinct mais lié néanmoins à toute la chaîne : "c’est selon moi, dit-il, la nature de la substance créée de changer continuellement suivant un certain ordre, qui la conduit spontanément, s’il est permis de se servir de ce mot, par tous les états qui lui arriveront ; de telle sorte que celui qui voit tout voit, dans son état présent, tous ses états passés et à venir."d' autre part, cette faculté par laquelle Dieu voit, dans l’état présent de chaque créature, tous les états passés et à venir de cette créature, Leibnitz reconnaît et soutient qu’elle existe aussi, dans une certaine mesure, pour la créature elle-même ; d’où la réminiscence et le pressentiment. Je ne suis nullement, dit-il, pour la "tabula rasa" d’Aristote, et il y a quelque chose de solide dans ce que Platon appelait la "réminiscence"… etc. donc, suivant Platon et Descartes compris par Leibnitz, cet être qui vit devant vous et que vous appelez un enfant, et que vous imaginez né d’hier pour mourir demain, est un être éternel qui a déjà vécu, qui a eu une existence antérieure, comme il en aura une postérieure à sa vie présente ; c’est un être, en un mot, qui n’est pas seulement actuel, mais qui se rappelle et pressent, qui a réminiscence et pressentiment aussi bien que manifestation actuelle, passé et avenir aussi bien que présent, et qui ne sent et ne connaît actuellement que parce qu’il se rappelle et pressent. donc qu’importe que les êtres divers, en renaissant à la vie, c’est-à-dire en se manifestant de nouveau, n’aient pas une mémoire formelle de leur existence antérieure ? Chacune de leur existence est un anneau dans la chaîne, mais n’est pas la chaîne ; ces anneaux se correspondent, et, par une pénétration véritable, se reproduisent réellement au point d’être virtuellement impliqués les uns dans les autres ; mais ils ne se répètent pas, et ne sont pas l’inutile reproduction d’une seule manifestation. Voulez-vous que le papillon reproduise formellement la chenille ? Le papillon préexistait dans la chenille ; en sorte que la chenille existe encore dans le papillon. Mais le lien qui unit ces deux formes, cette identité au fond de la chenille et du papillon, n’empêche pas que ces deux formes ne soient des anneaux bien distincts de la même existence. Ainsi la vie passée se reproduit dans l’être nouveau qu’on appelle enfant, en ce sens qu’elle y est virtuellement contenue. Mais elle n’y est pas manifestée ; elle n’y est pas mémoire. mais si elle n’y est pas à l’état de mémoire, va-t-on dire, il n’y a donc pas identité entre ces deux êtres dont le second ne se rappelle pas le premier. Je n’ai jamais compris, je l’avoue, comment on faisait consister notre identité dans la mémoire. c’est, à ce qu’il me semble, une grossière illusion. Est-ce que, dans un phénomène quelconque de notre vie, nous avons en même temps mémoire de tous les phénomènes antérieurs de notre vie ? Non, évidemment ; nous sommes alors occupés d’un certain objet, et notre vie antérieure nous échappe en ce moment. Il en est ainsi à tous les moments de notre existence, et la mémoire, comme je l’ai démontré ailleurs, ne fait pas exception à cette loi. La mémoire n’est autre chose qu’un fait passé de notre vie perçu par nous comme présent. Car la vie est toujours présente. Voilà, d’un côté, un vieillard de cent ans, de l’autre un enfant de quelques mois ou de quelques années ; examinez-les, et dites-moi si l’enfant a un moindre sentiment de son être, de son moi, que le vieillard. Cependant le vieillard a toute son existence antérieure, l’enfant n’a pas ou presque pas d’existence antérieure. D’où vient donc que l’enfant a conscience de lui-même autant que le vieillard ? La conscience que nous avons de nous-même, le sentiment d’être, le moi en un mot, et ce que l’on veut désigner, dans la question qui nous occupe, par ces mots de personnalité, d’individualité, et d’identité ; ce moi, pour être en apparence très-nouveau ou tout à fait nouveau et sans mémoire de vie antérieure dans l’enfant, n’en existe donc pas moins en lui, et tout aussi énergiquement que dans le vieillard. Ce dernier seulement a la faculté de se rappeler les longs souvenirs de ses années expirées ; l’enfant n’a rien de ce genre à se rappeler : mais il est, il s’affirme, il se sent, et se sait sentir, être, et penser, tout aussi bien que le vieillard. Qu’est-ce à dire, sinon que notre identité, notre personnalité, notre individualité, notre être, notre moi, n’est pas un produit de la mémoire, et n’a, dans son essence, aucun rapport avec la mémoire. Se rappeler est un phénomène accidentel de ce moi, comme sentir, voir, juger, etc. La mémoire, je le répète, a, comme la sensation, un objet toujours présent ; ce qui distingue uniquement la mémoire de la sensation en général, c’est que, dans la mémoire, nous avons conscience que cet objet présent est nous-même, le sujet, à un état antérieur de manifestation. Nous voyons de nous-même, objectivement, une certaine image. Et encore n’est-ce pas nous, n’est-ce pas le moi à proprement parler, mais un produit du moi, un effet des manifestations antérieures de ce moi combiné avec les divers non-moi auxquels il s’est appliqué ou avec lesquels il est entré en communication dans sa vie. Mais lorsque ces produits de notre vie antérieure ne nous occupent pas, en sommes-nous moins nous-mêmes pour cela ? Quel est l’homme, qui, à huit jours de distance, ait la faculté de se rappeler ses faits et gestes ? Dans toute la portion active de notre vie, les souvenirs de notre enfance ne s’effacent-ils pas chez presque tous les hommes ? Et, au contraire, n’est-il pas de fait qu’après avoir été longtemps effacés et comme anéantis, ils viennent souvent se reproduire dans un âge très-avancé ? Notre identité devrait donc être fort diverse, suivant le degré de mémoire que nous conservons de notre vie ? Est-elle diverse pour cela, et ne sommes-nous pas toujours le même moi, que nous nous rappelions ou non ce qui nous est arrivé ? Non, ce n’est en aucune façon la mémoire réalisée qui constitue notre être. Notre être, c’est notre virtualité, c’est notre degré d’aspiration pour sentir et connaître, pour vivre en un mot. Que cet état potentiel de notre âme ait un lien nécessaire et d’une exactitude mathématique, si je puis m’exprimer ainsi, avec les faits antérieurs de notre vie, que la mémoire pourrait jusqu’à un certain point nous retracer, cela est incontestable. Mais cette puissance, loin d’être pour cela la mémoire, exclut au contraire la mémoire, la mémoire formelle. plus il y a en nous de virtualité, moins nous sommes occupés de ce que nous avons déjà fait ; car nous avons hâte d’agir de nouveau et de marcher en avant. C’est le voyageur fatigué qui repasse par la mémoire sur les lieux déjà parcourus. Loin donc que l’enfant me paraisse inférieur en être, en puissance d’être, au vieillard, et qu’il ait moins d’identité que lui, je dirais au contraire qu’il en a davantage, et que le vieillard ne se reporte tant sur le passé, que parce qu’il n’aspire plus à vivre sous sa forme actuelle, la sentant débile et usée. Il tient à la vie sans doute, et il a raison d’y tenir, car il est éternel ; mais, voisin d’une métempsychose, il se retourne vers les manifestations de sa vie antérieure, et y vit, ne pouvant plus vivre autrement. L’enfant, au contraire, qui vient à la vie avec des ailes nouvelles, ne songe qu’à employer ses forces pour le but final qui lui a été assigné. Lui, il n’a pas et ne doit pas avoir un arsenal de vieilles manifestations, qui, l’occupant comme pourraient le faire des phénomènes, l’empêcheraient par là même d’agir. Car, si ses yeux étaient offusqués des vains fantômes du passé, assurément il ne verrait pas le présent, pour lequel il est fait ; et, pour se sentir avoir vécu sous une forme déterminée, il ne vivrait pas ; il ressemblerait au vieillard, qui ne vit plus pour avoir vécu. L’enfant donc n’a pas de mémoire de ses vies antérieures. Mais il est tellement vrai qu’il se sent être au même degré, et j’oserai dire à un plus haut degré, que l’homme fait ou le vieillard ; il est tellement vrai qu’il se sent éternel, que jamais enfant n’a compris la mort, n’a compris qu’il cesserait d’être. Il faut bien du temps et bien de la peine à l’enfant pour comprendre ce phénomène de la mort, tant vivre lui est naturel, c’est-à-dire tant il se sent, au fond de son être, avoir toujours vécu et devoir toujours vivre.

chapitre xiv. suite. Perpétuité des individus au sein de l’espèce. peut-on sérieusement s’imaginer que les enfants qui viennent à la vie soient, comme le disait l’école de Locke, une table rase ? peut-on sérieusement penser que leur existence date du jour par lequel nous marquons leur naissance ! Quoi ! Tandis que vous avez peine à concevoir et à admettre la génération spontanée du moindre animalcule, vous imaginez que cet être si intelligent que vous appelez un enfant a été subitement tiré du néant ; qu’il n’existait pas hier, qu’il n’avait jamais existé, et que néanmoins il a passé sans intermédiaire du néant à l’existence humaine ! Et les matérialistes s’imaginent que quelque modification dans une matière qu’ils qualifient par elle-même d’inerte, et à laquelle ils n’attribuent que des qualités physiques, comme ils disent, ont suffi pour faire passer du néant à l’existence un être, et non seulement un être, mais un homme, c’est-à-dire un être qu’ils placent eux-mêmes le premier de beaucoup dans la série animale ! En vérité, cela est trop absurde ! Les matérialistes, qui ont si fortement repoussé la création du néant, et qui lui ont opposé l’axiome ex nihilo nihil, ne s’aperçoivent pas qu’en niant la préexistence de l’être subjectif dans l’enfant, ils admettent la création du néant, et abandonnent leur axiome ex nihilo nihil. voilà un enfant, c’est-à-dire un être plein de facultés merveilleuses. Certes, je vois bien qu’il n’existe pas par lui-même, qu’on lui a transmis et qu’il a reçu la forme de son existence. Mais il existe, et vraiment est-il possible de croire qu’un tel être ne se soit pas déjà manifesté ? Je vois bien qu’il a reçu de ses pères, par la génération, l’initiation à la vie. Je vais plus loin ; il a tout reçu de ses pères et de l’humanité antérieure, tout hors son moi. il vient pour remplacer son père et sa mère sur la terre, et il les représente ; il vient avec d’autres jeunes, semblables à lui, pour remplacer la génération au sein de laquelle il est né ; et cette humanité antérieure, qui l’a engendré comme son légitime successeur, lui a transmis tous ses caractères. Mais enfin, il y a en lui, sous ces caractères de l’humanité, un être particulier, une créature, un moi. or, est-il conforme à la raison de supposer que ce moi n’a jamais existé auparavant, et qu’il vient de sortir du néant ? D’un autre côté, est-il conforme aux idées de causalité de supposer que ce moi, cette créature, ait été revêtue par le créateur de cette forme déterminée, qui entraîne à sa suite tel ou tel état déterminé de bonheur ou de malheur, sans raison pour elle, et sans suite pour elle. Il n’y aurait donc, relativement aux créatures, aucun ordre dans la théodicée divine, et par conséquent il n’y aurait aucun ordre dans l’œuvre même de Dieu. Dieu se conduirait sans motif par rapport aux créatures, puisque, sans raison, il les ferait vivre un instant et mourir, pour tirer du néant de nouvelles créatures qui ne seraient pas suite des précédentes, et qu’il embellirait, au hasard, de ses dons, ou frapperait, au hasard, de sa réprobation ou de sa colère. Donc, puisque cet enfant n’est pas un être nouveau, un être né d’hier, et qui ait passé du néant à ce degré surprenant de vie et d’intelligence, il faut que, dans sa vie immédiatement antérieure, il ait été ou déjà homme, ou animal, ou plante. Ainsi, de toute nécessité, il faut admettre ou le système indéterminé des métempsychoses, ou le système déterminé de renaissance dans l’humanité, que je soutiens. Il n’y a pas de faux-fuyants pour échapper à ce dilemme. Or, de ces deux systèmes, le second est infiniment plus probable que le premier. La même raison qui nous fait rejeter comme absurde la supposition que cet enfant, où nous découvrons tant de facultés, soit sorti du néant pour vivre sous cette forme, nous porte également à rejeter la supposition qu’il soit immédiatement sorti de l’animalité. Donc, le seul système probable est celui de la perpétuité des individus au sein de l’espèce.

chapitre xv. suite. L’innéité et des conditions nouvelles d’existence remplacent la mémoire. si l’absence de mémoire formelle chez les enfants que nous voyons surgir à la vie n’est nullement une preuve que leur vie présente n’ait pas été précédée de vies antérieures, pourquoi, relativement à nous-mêmes, la privation prévue de cette mémoire, quant à notre vie actuelle, détruirait-elle l’idée que nous devons nous faire de notre résurrection ? L’innéité et les conditions diverses que les êtres réapparaissant aujourd’hui à la vie apportent en naissant remplacent évidemment la mémoire perdue de leur existence passée. Cette mémoire est entrée, pour ainsi dire, plus profondément dans leur être ; elle est transformée en facultés, en puissance de vivre, en virtualité, en prédispositions de tout genre. Pourquoi donc, relativement à nous et à notre avenir, gémirions-nous de ce que nous aussi devons perdre le souvenir formel de notre existence actuelle, en passant au creuset de la mort ? Ce ne sont que des noms et de vains simulacres que nous perdrons, pourvu que cette mémoire que nous avons de notre vie, sous sa forme actuelle, se trouve remplacée par une innéité et des conditions nouvelles d’existence, représentant exactement la valeur actuelle de notre vie, parce qu’elles auront été pesées dans la balance de celui qui est la justice et la mathématique mêmes, et qui a fait le monde, comme dit la bible, c’est-à-dire qui le fait continuellement, avec poids, nombre, et mesure, cum pondere, numero, et mensura. n’est-ce pas faiblesse et égoïsme, dans le mauvais sens, par conséquent impiété, que cet attachement des hommes à leurs manifestations et à la fragile mémoire qu’ils en conservent pendant cette vie ? N’est-ce pas une sorte d’avarice assez semblable à l’avarice véritable, qui empêche l’avare de vivre, par attachement insensé pour son trésor ? Ce trésor n’est pas lui ; il finit pourtant par y mettre et y enterrer son être. Ainsi, la plupart des hommes voudraient enterrer leur être dans la forme de cet être. Ils appellent cela ne pas oublier, et, colorant leur égoïsme des fausses couleurs du sentiment, ils veulent à toute force conserver leurs souvenirs après la mort. Vous ne voulez pas oublier, dites-vous : vous ne voulez donc pas changer ; car le changement apporte nécessairement l’oubli. Vous ne voulez pas changer : vous ne voulez donc pas vivre ; car vivre c’est changer. Pourquoi donc n’êtes-vous pas resté aux années de votre enfance ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas arrêté et immobilisé à une certaine période de votre vie ? La plupart des hommes voudraient en effet s’arrêter et s’immobiliser ainsi ; et, par la même raison, quand il s’agit de vie future, ils voudraient, pour y croire, qu’on leur démontrât qu’ils seront transportés dans cette vie nouvelle avec tout leur bagage de souvenirs, et tout l’attirail de leurs manifestations actuelles, absolument comme ils se transportent en voiture d’un lieu à un autre. Et si on rit de leur folie, alors ils baissent tristement la tête, et ne voient plus que le néant. Ce ne sera plus moi, disent-ils, si je ne me souviens plus. Cette idée qu’ils se font de la vie future est prise des manifestations et non de l’essence de la vie. Ce sera d’autant plus vous, peut-on leur répondre, que vous vous souviendrez moins. L’avare existerait bien plus réellement, si on pouvait le débarrasser de son attachement insensé à son trésor, et lui faire oublier ce trésor et connaître la vie véritable. Sous prétexte de souvenirs que vous voulez garder, voyez si ce ne sont pas réellement vos vices que vous tenez à conserver, si ce ne sont pas vos richesses, votre puissance, c’est-à-dire votre avidité, votre avarice, votre orgueil, que vous ne voulez pas perdre. Est-ce bien réellement votre vie, est-ce la vie dans sa virtualité, est-ce le moi éternel qui vous constitue, que vous réclamez, en réclamant si énergiquement la mémoire formelle de votre existence présente ? Je croirais bien plutôt, moi, que c’est, de cette vie, son obscurité et son ignorance actuelle que vous aimez. Non, non ; cela n’a pas le droit d’être, le droit de persister pour nous. Une telle persistance de nos manifestations antérieures n’augmenterait pas notre être, mais l’écraserait et l’atrophierait. Ce serait le radotage du vieillard qui nous suivrait, pour nous empêcher d’être, et pour détruire notre éternelle jeunesse. Que cette vie antérieure se retrouve pour nous objectivement au sein du monde et de l’humanité, à la bonne heure ; mais que nous la portions avec nous comme un attirail et un poids, voilà qui n’est pas raisonnable. Voulez-vous vivre, oubliez : n’est-ce pas ce que nous nous disons souvent nous-mêmes les uns aux autres, dans les crises de notre vie ? Et nous voudrions continuer à être obsédés, de vie en vie, par tous les détails de notre existence ! Un enfant parvenu à l’âge de marcher a-t-il besoin de se rappeler tous les faux pas qu’il a faits au début ? Quand nous parlons, est-il nécessaire que nous nous souvenions de notre premier bégaiement et de toutes les fautes de langage que nous avons commencé par faire ! Oh ! Que les anciens étaient plus dans la vérité avec leur mythe du fleuve Léthé ! Les plus nobles héros, les plus grands sages, n’aspiraient, suivant eux, qu’à boire à longs traits ces eaux d’oubli, sans croire perdre, pour cela, leur existence, leur être, leur identité, leur personnalité, leur moi. la persistance de la mémoire, comme la comprennent et la voudraient la plupart des hommes, serait le plus grand obstacle au progrès, et un enchevêtrement absolu au développement de la vie dans l’espèce, et, par conséquent, dans les individus eux-mêmes. Prenez les plus grands hommes dont l’histoire fasse mention, et imaginez-les transportés, avec cet attirail de la mémoire de leurs manifestations, dans un âge suivant : ne voyez-vous pas combien ce prétendu trésor leur deviendrait pernicieux, et les rendrait eux-mêmes funestes au progrès des choses humaines ! N’est-il pas évident qu’ainsi attifés de leur passé, de ce passé qui a dû périr parce que c’était une forme et que toute forme doit périr pour que la vie se continue, ils ne seraient nullement propres à revêtir la forme nouvelle que le progrès de la vie nécessite ? Ne cherchons donc pas, dans la conservation ou la perte de la mémoire, le caractère de notre identité. Notre identité, c’est le moi qui nous a été donné indépendamment de ses manifestations ; et c’est aussi le non-moi qui nous a été donné dans les êtres extérieurs, nos semblables à différents degrés, indépendamment des manifestations de ce non-moi, qui varient et changent comme les nôtres, dans une harmonie éternelle. nous serons, nous nous retrouverons. mais avons-nous besoin, pour être et pour nous retrouver, de nous rappeler nos formes et nos existences antérieures ? Qu’on me dise d’où viennent ces sympathies qui unissent, dans la vie présente, ceux qui s’aiment, et qu’on m’explique ces liens invincibles qui nous entraînent vers certains êtres. Croit-on vraiment que ces sympathies n’aient pas leur racine dans des existences antérieures ? La mémoire n’est qu’un cachet fragile de la vie. Il se fait probablement dans le phénomène de la mort quelque chose de semblable à ce qui a lieu chaque jour dans le sommeil, que les poètes, les philosophes, et même le vulgaire, ont si souvent comparé à la mort, et appelé le frère de la mort. Dans le sommeil, nos idées, nos sensations, nos sentiments de la veille, se transforment et s’incarnent en nous, deviennent nous, par un phénomène analogue à celui de la digestion de notre nourriture, qui devient notre chair. Dans le sommeil, dis-je, nos perceptions s’élaborent au point de devenir une force potentielle de notre être, et en ce sens notre être lui-même. C’est ainsi que le sommeil nous régénère, et que nous sortons plus vivants et plus forts du sommeil, avec un certain oubli. Eh bien, dans la mort, qui est un plus grand oubli, il semble que notre vie se digère et s’élabore, de manière que, tout en s’effaçant sous sa forme phénoménale, elle se transforme en nous, et augmente, en passant à l’état latent, la force potentielle de notre être. Puis vient le réveil ou la renaissance. Nous avons été, nous ne nous rappelons plus les formes de cette existence ; et néanmoins nous sommes, par notre virtualité, précisément la suite de ce que ce nous avons été, et toujours le même être, mais agrandi.