Perrotin (1p. 147-182).

chapitre premier. Définition psychologique. je partirai de l’homme individu, et je montrerai le lien nécessaire de l’homme avec l’humanité. Je prends donc l’homme tel qu’on est habitué aujourd’hui à le considérer en philosophie, non pas l’homme des théologies antiques, mais l’homme des penseurs modernes ; c’est-à-dire l’homme compris comme absolument distinct de tous ses semblables ; conçu comme possible et comme existant réellement, en tant qu’entité, en dehors non seulement de l’humanité totale, mais de toute fraction quelconque de l’humanité ; isolé dans le temps, sans tradition comme sans prophétie ; isolé dans l’espace, sans famille, sans patrie, sans propriété ; déclaré, en un mot, libre de toute solidarité et de toute réversibilité naturelle ou divine ; indépendant, existant par lui-même, comme est réellement la divinité, ou comme ceux qui ne veulent pas reconnaître de Dieu supposent aujourd’hui qu’est la nature ; rapportant tout à lui, par conséquent, et puisant tout en lui seul, sa certitude, son droit, sa loi, son Dieu. C’est cet être, si individuel, que je veux, pour ainsi dire, convertir à l’humanité. Mais qu’est-ce qu’un tel être ? Il me faut une définition quelconque de cet être. Certes, je n’irai pas le définir, comme je faisais de l’homme, dans l’écrit qui vient de me servir d’introduction, un animal transformé par la raison et uni à l’humanité. si je définissais ainsi l’homme à mon début, tout me serait facile ; mais ce serait un cercle vicieux que de commencer ainsi. On ne me laisserait pas faire : l’un me crierait que l’homme n’est qu’un animal ; un autre soutiendrait, au contraire, qu’il n’y a aucun rapport entre l’homme et l’animal, que l’homme est une intelligence ; d’autres enfin riraient de voir rétablir en philosophie des universaux tels que l’humanité. Comment ferai-je ? Heureusement je pense que cet être ainsi conçu, cet homme des philosophes modernes, est encore revêtu du caractère de la nature humaine. Tout abstrait que ces philosophes l’aient imaginé, c’est toujours de l’homme qu’ils ont voulu parler. Donc, en cet être de raison, doit se retrouver la vérité que je cherche. La véritable nature de l’homme doit se peindre dans cet homme, quelque solitaire qu’on le fasse. Interrogeons donc les philosophes. Puisqu’ils en sont venus à se figurer ainsi l’homme, et à l’étudier ainsi, leurs réflexions ont dû avoir pour but de le connaître en cet état d’abstraction où ils l’avaient placé, et de le définir. C’est en effet à quoi a tendu et s’est constamment appliquée toute la philosophie moderne. Toute la philosophie moderne, depuis Descartes, ou du moins toute la métaphysique, a eu pour but d’étudier la nature même de l’esprit humain, et par conséquent de se faire une certaine idée et de donner une certaine définition de cet homme solitaire et individuel dont je veux aussi m’occuper à mon tour. Qu’a fait Descartes, je le demande, en se mettant lui-même en expérience, en se faisant abstrait et solitaire, en s’isolant de toute tradition, en s’isolant de l’univers entier ? Il a étudié l’homme en lui-même, l’être abstrait homme. Et qu’ont fait, après Descartes, les penseurs lancés par lui dans le problème psychologique, dans le problème de l’origine et de la certitude de nos idées ? Ils ont tous pris, comme lui, pour objet de leurs recherches, l’homme séparé de l’humanité. Locke n' abstrayait-il pas l’homme de l’humanité, aussi complètement au moins que son rival, lui qui imaginait que l’homme, avant de recevoir des sensations du monde extérieur, n’était en essence qu’une table rase, sans innéité, sans spontanéité aucune ? Spinoza, en abîmant le rêveur solitaire de son maître Descartes dans la substance divine, sans intermédiaire ; Malebranche, cet autre disciple de Descartes, en arrivant à peu près aux mêmes conséquences ; Berkeley, en déduisant de son maître Locke, un système analogue ; Hume enfin, en concluant de leurs travaux divers un scepticisme universel, ont tous travaillé sur l’homme solitaire et abstrait dont je cherche en ce moment la définition. Leibnitz, plus grand peut-être mais assurément plus universel qu’eux tous, tout doué qu’il fût du sentiment de l’infinité, du sentiment du rapport et de la coexistence de toutes choses, a bien été obligé de les suivre sur ce terrain de l’abstraction. Et qu’a fait Kant après eux, et qu’ont fait après Kant ses successeurs en Allemagne ? Enfin que sont venus faire, à la suite de tous ces maîtres, les pâles disciples, les inconséquents écoliers, qui, dans ces derniers temps, ont voulu mettre la France au pur régime de la psychologie ? C’est toujours le moi, toujours l’homme solitaire, qu’ils ont mis à l’étude, c’est-à-dire ce qui reste de l’homme et à l’homme après qu’on a essayé de l’isoler du monde et de l’humanité. Ce qu’ils ont donc fait, c’est précisément l’étude dont je veux me servir, et dont j’ai besoin. Ils ont donné, chacun à leur façon, une certaine définition de cet être solitaire, de cet individu qu’ils considéraient comme étant à lui tout seul l’esprit humain, et qu’ils appelaient en effet de cette dénomination dans leurs livres. Oui, voilà bientôt trois siècles que les métaphysiciens, et à leur suite beaucoup de philosophes, moralistes, politiques, ou autres, discutent sur ce que l’on pourrait appeler l’homme sans l’humanité : prolem sine matre creatam. voilà trois siècles, en effet, que la métaphysique est surtout de la psychologie. Mais ce grand labeur devait aboutir à quelque chose ; cette lutte prolongée des écoles devait avoir un résultat. Elle en a eu un ; et ce résultat, je crois l’avoir démontré d’une manière irréfragable dans un précédent ouvrage. Qu’importent donc les erreurs auxquelles a pu donner lieu cette abstraction de l’homme arraché violemment de l’humanité par les philosophes ? Qu’importe que Descartes, le premier, se soit trompé, en ne retrouvant dans cet être ainsi abstrait de l’humanité que l’esprit, c’est-à-dire la raison ou la connaissance ! Gassendi n’était-il pas là providentiellement, en même temps que Descartes, pour opposer la chair à l’esprit, et pour réclamer en faveur de la sensation ? et si Locke, reproduisant Gassendi avec plus d’étude, mais aussi avec moins de largeur, est arrivé à être, en sens contraire de Descartes, aussi exclusif que lui, et à ne plus voir dans l’homme ainsi abstrait de l’humanité que la sensation, Leibnitz n’était-il pas là providentiellement, en même temps que Locke, pour opposer à la formule : nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu, sa célèbre et invincible réserve : nisi ipse intellectus. ainsi voilà déjà deux caractères que l’isolement où les philosophes ont placé l’homme, pour arriver à le connaître, n’a pu faire perdre à l’homme. Mais le même Leibnitz, grand parmi les plus grands, n’avait-il pas aussi aperçu un troisième caractère de l’homme, ou de l’esprit humain, inséparable des deux autres ; et sa formule psychologique de la sensation, de l’aperception, et de la notion dans tout phénomène de la vie, n’est-elle pas le germe que nous n’avons eu, dans ces derniers temps, qu’à développer, pour remettre en lumière, comme dernier résultat de toute la psychologie moderne, l’antique formule de la trinité de l’âme humaine ? Je puis donc m’emparer légitimement tout d’abord du résultat de tous les travaux des psychologues depuis deux siècles, et dire à cet être solitaire qu’on appelle aujourd’hui l’homme, et qu’on considère comme complet en lui-même, ce qu’il est psychologiquement, afin d’arriver ensuite à lui faire comprendre son être moralement, politiquement, et religieusement. Je m’arme donc de ce résultat dont j’ai le droit de m’armer ; et je dis : l’homme, quelque individuel, quelque solitaire, quelque abstrait de l’humanité qu’on l’imagine, est, de sa nature, et par essence, sensation-sentiment-connaissance indivisiblement unis.

chapitre ii. Utilité de cette définition. nous voilà, du premier coup, débarrassés, le lecteur et moi, de toutes les difficultés de la psychologie. Nous voilà hors de tous ces tâtonnements par lesquels on se voit forcé de débuter d’ordinaire dans toute recherche sur la morale et sur la politique. J’ose dire que, grâce aux travaux bien compris de tous les penseurs qui ont étudié l’esprit humain depuis trois siècles, nous avons une lumière qu’ils n’ont pas eue, et qu’ils cherchaient. éclairés par cette lumière, nous pouvons aborder le terrain de la véritable vie de l’homme, la morale, la politique, la société. L’homme des psychologues, en effet, n’est qu’une abstraction, laquelle est bonne à faire pour l’étude, mais est impossible à réaliser. Ce qui est réellement, ce qui vit, ce qui existe, c’est l’homme en société avec l’homme. Néanmoins une véritable connaissance de l’homme considéré abstractivement est si nécessaire, que, faute de cette connaissance, on ne peut que s’égarer dans toute science ayant pour objet l’homme vivant, l’homme social. C’est pour cela que tant de grands génies se sont trompés dans leurs considérations sur la morale et sur la politique. Quel plus grand génie dans l’antiquité que Platon ! J’ajouterai qu’il avait une certaine connaissance de la vraie formule psychologique de l’homme ; tous ses écrits en font foi. Mais bien qu’il connût cette formule, ainsi que l’avaient connue avant lui les pythagoriciens ses maîtres, il en a fait, même en philosophie, un usage erroné, en donnant toujours à l’un des termes de cette formule une prédominance exagérée, et qui détruisait implicitement la formule elle-même. On sait en effet que, pour Platon, l’homme est surtout connaissance. il brise ainsi le type humain véritable, en subordonnant les deux termes sensation et sentiment au troisième terme connaissance, au lieu de les unir tous les trois indissolublement. Qu’en est-il résulté ? C’est que ce grand homme a fait, en morale et en politique, un mauvais et j’oserai dire un détestable usage de la formule psychologique qu’il avait en main. Ainsi, dans sa république, il conclut de cette formule l’inégalité nécessaire et éternelle des hommes, leur division radicale en trois castes, répondant à ces trois termes, sensation, sentiment, connaissance ; et, sacrifiant tout à la connaissance, il livre les castes de la sensation et du sentiment, c’est-à-dire les industriels et les artistes ou guerriers, à la caste de la connaissance, c’est-à-dire aux savants et aux prêtres. il n’est donc en progrès sur les théocraties orientales qu’en un point : c’est qu’il supprime le fait de naissance comme détermination de la caste, anéantissant ainsi la famille naturelle, afin de légitimer aux yeux de la raison la constitution même des castes. Cette suppression de la famille naturelle est encore une erreur ; mais cette erreur même ne remédie pas au mal. Car ce qui sort, en définitive, de son système, c’est la théocratie et le despotisme. Parmi les modernes, Hobbes et Machiavel étaient assurément de grands penseurs ; mais de la formule psychologique de l’homme, ils ne connaissaient guère que le premier terme, sensation. Hobbes surtout, qui s’est occupé profondément de psychologie avant de s’occuper de politique, et qui fut le prédécesseur éclatant de Locke et de tous les philosophes sensualistes, se guidait rationnellement d’après ce premier terme, sensation, devenu pour lui toute la formule de l’esprit humain. Aux yeux donc de Machiavel et de Hobbes, qu’est-ce que la société humaine ? Une agrégation d’êtres définis sensation. voilà un troupeau de brutes, voilà le genre humain composé d’animaux ayant des besoins et des instincts qui les rapprochent ou les divisent, mais n’étant pas autre chose en essence. La conclusion est nécessaire. Machiavel, qui s’occupe surtout de pratique et d’action, conclura de cette vue psychologique le gouvernement par la force et par la ruse. Hobbes, qui s’occupe surtout de théorie, en conclura théoriquement le despotisme, et, annihilant l’homme devant la loi incarnée dans le roi, fera du genre humain, pour son plus grand avantage, un troupeau d’esclaves. Combien de politiques, spéculatifs ou pratiques, ont vu les choses humaines comme Machiavel et comme Hobbes, parce qu’ils voyaient l’homme psychologique à travers le même verre qu’eux ! Voilà Rousseau à son tour, le politique du sentiment. il sent dans son cœur que l’homme est né libre ou doit être libre, et il le voit partout dans les fers. Il veut chercher s’il n’y a pas quelque forme d’administration légitime, c’est-à-dire propre à restituer cette liberté naturelle de l’homme. Mais quelle idée psychologique a-t-il de l’homme ? L’homme pour lui, malheureusement, n’est qu’un sentiment, une force, une volonté, un moi. de là il résulte que tous les hommes lui apparaissent comme autant de forces ou d’individualités séparées, non pas seulement égales, mais identiques, qui ne peuvent être unies en rien que par contrat : "puisque aucun homme n’a une autorité naturelle sur son semblable, et puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes." comment, en effet, unir tous ces hommes qui sont tous des forces égales, identiques, existant au même titre, homogènes en un mot, parce qu’elles ne sont toutes qu’une seule chose, une volonté, un sentiment. il est évident qu’il n’y a que le contrat, sur le pied de l’égalité par tête, qui puisse faire aboutir à une résultante ces forces homogènes. Rousseau donc se met à l’œuvre ; il a devant les yeux les débats des antiques sociétés, où, tandis que l’esclave, qui n’était pas compté pour un homme, remplissait les fonctions industrielles, les citoyens venaient sur la place publique comme autant de forces égales, identiques, homogènes, déposer leur vote dans l’urne du scrutin. Rousseau généralise cette situation de forces ou d’individualités homogènes et identiques : "chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale, et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout." mais pour que chaque membre soit partie du tout, il faut que chaque membre ait abdiqué sa souveraineté naturelle, pour ne conserver qu’une partie de sa souveraineté, au prorata du nombre. Rousseau le reconnaît. afin donc, dit-il, que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement, qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale "y sera contraint par tout le corps ; ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre"… etc. ainsi, grâce à cette machine politique, voilà de nouveau l’homme esclave, et esclave de toute manière. épictète esclave conservait au moins la liberté de son intelligence. Le citoyen de Rousseau engage dans le contrat son intelligence. Le citoyen de Rome restait libre quant à son droit familial ; la famille et la propriété existaient pour lui indépendamment de la cité. Le citoyen de Rousseau engage tout dans le contrat ; il devient partie du souverain en tout, et c’est ainsi seulement qu’il est libre. Il n’est donc réellement libre que de sa voix, libre que de son vote. La loi rendue, il est esclave. Mais il y aura toujours, dans la confection de cette loi, une majorité et une minorité. Eh bien, répond Rousseau, la minorité sera esclave ! C’est le seul moyen que l’homme ait d’être libre ; voilà l’artifice et le jeu de la machine politique ; c’est de cette manière qu’on forcera les hommes d’être libres. Ainsi toutes nos idées, tous nos sentiments, tous nos actes, seront ou pourront être gouvernés despotiquement par le souverain, c’est-à-dire par la majorité ! Oui, dit encore Rousseau, il n’y a pas d’autre moyen pour nous d’être libres ; car les hommes sont chacun une force, une volonté, une liberté, un moi indépendant ; et je vous défie d’harmoniser ces moi homogènes, sinon par une convention de ce genre. De même que Platon était arrivé au despotisme par la connaissance, de même que Hobbes et Machiavel étaient arrivés au despotisme par la sensation, Rousseau arrive donc au despotisme par le sentiment. et en effet, en ne considérant l’homme psychologiquement que comme une volonté (sentiment), ou en ne le considérant que comme une passivité (sensation), ou en ne le considérant que comme une intelligence (connaissance), c’est-à-dire en sacrifiant deux aspects de sa nature au troisième, on a, non pas des êtres semblables, mais des êtres homogènes, que rien ne relie, et entre lesquels il n’y a pas d’autre mesure commune que l’abstraction que l’on a conservée, soit connaissance, soit sentiment, soit sensation. Donc, ou vous subordonnerez ces êtres les uns aux autres sous le rapport admis par vous, et ainsi vous aurez du premier coup le despotisme. ou vous les égaliserez tous, quelque inégalité naturelle qu’il y ait entre eux, même sous ce rapport ; et, en ce dernier cas, vous aurez d’abord le contraire d’une société, vous aurez l’individualisme. que si, enfin, vous voulez les harmoniser et les unir en cette condition, vous ne le pouvez qu’en vertu d’un contrat à la façon de celui que Rousseau imagine ; et vous créez par conséquent une majorité omnipotente en tout, ce qui est encore le despotisme, et ce qui serait le pire peut-être de tous les despotismes. C’est ainsi que les trois plus grandes tentatives d’une théorie politique fondée sur la philosophie se sont trouvées fausses, par suite de l’erreur de la donnée psychologique qui les a inspirées. L’homme n’est pas seulement une connaissance, peut-on objecter à Platon : donc vos savants n’ont pas droit ; donc votre théocratie n’est pas légitime. L’homme n’est pas seulement une sensation, peut-on répondre à Hobbes : donc votre droit du roi ou du plus fort n’est pas autorisé par la nature humaine. Les hommes ont besoin d’être éclairés, parce qu’ils sont intelligence en même temps que sensation. Ils ont besoin de consentir, parce qu’ils sont sentiment en même temps que sensation et intelligence. La morale et la paix doivent sortir d’eux et être en eux. La société est faite pour eux, il est vrai, mais c’est eux qui la font. Elle n’existe pas hors d’eux, en ce sens qu’ils sont eux-mêmes cette société réalisée et responsable. Ils sont responsables, et par conséquent ils ne sauraient être légitimement esclaves. Enfin on peut répondre à Rousseau : l’homme n’est pas seulement une volonté : donc vingt volontés ne peuvent rien contre dix. L’homme est intelligence : donc il ne peut s’abdiquer au point d’abdiquer son intelligence. Il est sentiment : donc, quand il aurait fait l’absurde convention d’abolir en lui le sentiment ou la volonté sous le coup de la volonté générale, c’est-à-dire de la majorité, ce sentiment renaîtrait malgré lui en son cœur, et protesterait contre cet inhumain sacrifice ; donc la majorité ne saurait avoir ce despotisme absolu sur le citoyen qui embrasse tout l’homme et toute la vie de l’homme dans votre système. Confions-nous donc à notre formule, qui dit que l’homme n’est pas seulement sensation, ou sentiment, ou connaissance, mais qu’il est une trinité indivisible de ces trois choses. Nous sommes sûrs au moins qu’elle ne nous conduira ni à la théocratie comme Platon, ni à la monarchie comme Hobbes, ni à la démagogie comme Rousseau.

chapitre iii. Définition philosophique. mais est-ce la seule donnée philosophique certaine dont nous puissions nous munir au départ ? La psychologie est-elle donc toute la philosophie ? Et, à part de la psychologie, la philosophie générale n’a-t-elle pas aussi quelque axiome certain et indubitable à nous fournir ? Les anciens définissaient l’homme un animal sociable et politique. voilà ce que j’appellerais volontiers une formule philosophique de l’homme, par opposition à la formule purement psychologique que je viens d’exposer précédemment. Les anciens, comme je l’ai dit plus haut, connaissaient aussi, jusqu’à un certain point, la nature psychologique de cet être qu’ils définissaient néanmoins, en philosophie générale, un animal sociable et politique. Pourquoi donc donnaient-ils de l’homme cette seconde définition ? C’est qu’entre l’homme abstrait, objet de la psychologie, et l’homme réel et vivant, objet de l’éthique et de la politique, ils jetaient un pont, au moyen de cet axiome, qui résumait toute leur connaissance philosophique de l’homme, à part de la psychologie. Par là, en effet, ils reconnaissaient clairement le lien nécessaire qui unit l’homme individu à la société. Nous autres modernes, après tant de siècles écoulés, n’avons-nous rien à ajouter à cette définition philosophique que les anciens donnaient de l’homme ? N’avons-nous rien de plus à dire ? Oh ! Si vraiment. Nous pouvons énoncer aujourd’hui avec certitude une grande vérité, que les anciens n’ont pas connue : l’homme est perfectible, la société humaine est perfectible, le genre humain est perfectible. c’est encore là un résumé substantiel de tous les travaux des philosophes depuis deux siècles. Et cette fois c’est la France surtout que nous devons glorifier pour cette découverte. Le propre de la France, en effet, pendant ces deux derniers siècles, a été de prendre d’abord l’initiative en psychologie par Descartes, puis d’abandonner la carrière qu’elle avait ouverte, et de la laisser à d’autres peuples, mais non pour rester elle-même oisive. Après Descartes, en effet, et ses deux commentateurs en France, Malebranche et Arnauld, la France n’a plus produit de métaphysiciens. Le mouvement en ce genre passa à l’Angleterre et à l’Allemagne. Locke, Berkeley, Hume, et, à un moindre rang, les psychologues écossais, signalent la part importante que prit l’Angleterre aux recherches sur la nature abstraite de l’esprit humain. Spinoza et Leibnitz, génies incomparablement plus forts que ceux que nous venons de nommer, servirent pour ainsi dire d’intermédiaires entre la France et l’Allemagne. Spinoza, comme l’antique race dont il était sorti, n’appartient à aucun peuple, et embrasse tous les peuples. Leibnitz, tout en fondant l’esprit philosophique allemand, était encore tourné vers la France ; il écrivit pour elle, et dans notre langue, ses ouvrages les plus notables. Mais la France, occupée alors d’une autre fonction, était inattentive à d’aussi profondes méditations que celles de Leibnitz et de Spinoza ; et si, pour l’œuvre qu’elle poursuivait, elle sentait le besoin d’une psychologie, elle se contentait de la plus simple et de la plus matérielle pour ainsi dire : elle se faisait traduire celle de Locke par Condillac et Helvétius. L’héritage de Leibnitz et de Spinoza passa donc en définitive aux allemands. Wolf, le méthodique disciple de Leibnitz, constitua définitivement en Allemagne les études négligées et désertées en France. De là sortirent Kant et les successeurs de Kant. Que faisait-elle donc, pendant ce temps, la France, pour délaisser ainsi la succession de son Descartes ? Elle avait cessé de s’occuper du moi, ou de l’homme individu, de l’homme abstrait, pour s’éprendre du nous, ou de l’humanité. Elle travaillait à fonder la doctrine qui sauvera le monde, la doctrine de la perfectibilité. ce n’est pas ici le lieu de démontrer ce que nous avons prouvé ailleurs, que la doctrine de la perfectibilité a ses racines et son siège en France dès le dix-septième siècle ; que le dix-huitième siècle, qui finit par elle, commence aussi par elle ; que sur les confins des deux siècles, en un mot, cette doctrine est venue se poser, et que c’est elle qui, donnant aux hommes une révélation toute nouvelle de leur existence, un sentiment nouveau de leurs forces, une appréciation nouvelle de leur destinée, a créé cette ère remarquable que l’on a nommée le dix-huitième siècle. Si donc la France, après avoir ouvert la route du rationalisme solitaire, ou de la psychologie, par Descartes, s’en est retirée, pour en prendre une autre, cela est un bonheur pour l’humanité. Il fallait que la recherche sur la nature abstraite de l’esprit humain fût continuée, sans doute ; aussi l’a-t-elle été par d’autres peuples. Mais il fallait aussi qu’une carrière nouvelle fût tentée ; il fallait que la nature véritable de l’homme, non pas à l’état psychologique, à l’état virtuel et potentiel, mais à l’état de nature, à l’état de vie et d’existence, fût signalée. C’est ce que notre dix-huitième siècle a providentiellement commencé à faire. Le rationalisme est la prétention d’élever l’individu à la certitude et à la vie, ce qui est contradictoire dans les termes. Si donc, par cette route du rationalisme, on devait arriver à une solution, il était nécessaire aussi qu’une autre solution, une autre idée fût préparée et élaborée en dehors de la psychologie, afin que cette autre idée vînt plus tard se joindre et s’unir à la solution psychologique, et la rendre féconde et utile. C’est ce que le dix-huitième siècle français a tenté, en élevant cette bannière de la perfectibilité du genre humain. Certes, je ne veux pas dire que la France seule ait fondé cette doctrine. Les nations, ses sœurs, ont apporté leur contingent à l’œuvre. Bacon au dix-septième siècle, au dix-huitième Leibnitz, et dans ces derniers temps Lessing, ont noblement répondu à l’effort de la France. Honneur surtout, parmi ces alliés, à Leibnitz, dont toute la philosophie est imprégnée de l’idée de la perfectibilité ! Mais en France la transmission de cette doctrine est certaine, évidente, ininterrompue ; et si l’on nous demande quels sont les pères de Turgot, de Condorcet, de Saint-Simon, nous pouvons nommer sans crainte une série d’initiateurs français, qui, sans avoir formulé comme eux la vérité générale, l’ont formulée pourtant, l’ont entrevue à différents degrés, et la leur ont transmise en germe, pour qu’ils en fissent à la fin l’explication de toute l’histoire, et l’idée même de la philosophie. L’homme donc n’est pas seulement un animal sociable, comme disaient les anciens ; l’homme est encore un animal perfectible. L’homme vit en société, ne vit qu’en société ; et de plus cette société est perfectible, et l’homme se perfectionne dans cette société perfectionnée. Voilà la grande découverte moderne ; voilà la suprême vérité de la philosophie. De même que nous possédons réellement dans cette définition : l’homme est sensation-sentiment-connaissance indivisiblement unis, toute la substance de la psychologie, c’est-à-dire de cette partie de la philosophie qui a pour objet l’esprit humain abstrait, de même dans cette définition : l’homme est perfectible, nous possédons réellement toute la substance de la philosophie générale, c’est-à-dire de la philosophie qui prend pour objet l’esprit humain à l’état concret et vivant. nous partirons donc encore de cette autre définition de l’homme : l’homme est perfectible. nous prendrons pour un axiome consenti cette pensée de Leibnitz : videtur homo ad perfectionem venire posse. certes nous ne supposerons pas que le lecteur ait meilleure volonté qu’il ne faut. Nous ne supposerons pas que la doctrine du progrès et de la perfectibilité ait obtenu son entier et plein consentement, qu’il possède en un mot la magnifique foi dans l’avenir et l’inspiration vraiment prophétique qui a fait dire à Saint-Simon : l’âge d’or, qu’une aveugle tradition a placé jusqu’ici dans le passé, est devant nous… etc. nous ne supposerons pas, dis-je, que le lecteur apporte, avant de nous lire, cette conviction dans la doctrine de la perfectibilité et cet enthousiasme du maître que nous venons de citer. Nous voulons contribuer, pour notre part, à démontrer et à expliquer la prophétie de Saint-Simon. Nous ne commencerons donc pas par un cercle vicieux, en supposant que notre lecteur croie à cette prophétie, et qu’il ait adopté à l’avance la foi que nous voulons lui donner. Mais nous avons au moins le droit de supposer qu’il n’est pas étranger aux travaux de l’esprit humain dans les deux derniers siècles, et qu’il ne repousse pas absolument : la thèse de Pascal, que, par une prérogative particulière de l’espèce humaine, non seulement chacun des hommes s’avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès, à mesure que l’univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différents d’un particulier… etc. la thèse de Charles Perrault, identique à certains égards à celle de Pascal, mais plus avancée sous d’autres rapports, que "le genre humain doit être considéré comme un seul homme éternel, en sorte que la vie de l’humanité, comme la vie de l’homme, a eu son enfance et sa jeunesse, qu’elle a actuellement sa virilité, mais qu’elle n’aura pas de déclin ; et que cette loi d’un incessant progrès est vraie et démontrable non pas seulement pour les sciences exactes ou d’observation, et pour l’industrie ou la politique, mais même pour la morale et pour l’art." la thèse de Fontenelle, identique à celle de Perrault, dont Fontenelle fut le vulgarisateur important : un bon esprit cultivé et de notre siècle est, pour ainsi dire, composé de tous les esprits des siècles précédents ; ce n’est qu’un même esprit qui s’est cultivé pendant ce temps-là… etc. la thèse de Bacon, dont le principal ouvrage porte jusque dans son titre, de dignitate et augmentis scientiarum, l’idée du progrès, et qui "estimant que les connaissances dont le monde est maintenant en possession ne s’élèvent pas jusqu’à la majesté de la nature", "conçut le projet de délivrer l’homme de ses fers et de ses entraves, en augmentant, par la puissance intellectuelle, le pouvoir du genre humain sur cette nature," attachant ainsi, suivant son expression, sa propre fortune à la fortune du genre humain, et se faisant le chef de cette grande expédition contre l’ignorance et le mal qui réunit aujourd’hui, dans la culture des sciences diverses, tant d’efforts, tant de têtes, et tant de bras, et pour laquelle on s’entend, on se communique déjà d’un bout du monde à l’autre ; coalition évidemment formée par "le désir de reculer les bornes de la puissance humaine dans l’accomplissement de tout ce qui est possible," comme disait encore Bacon, et par le sentiment profond que l’humanité accroît continuellement sa force, et finira par échapper, au moyen de l’intelligence et de la vertu, à sa faiblesse originelle et, si l’on veut, à sa chute. La thèse de Descartes lui-même, qui finit son discours de la méthode en disant que le but de toute sa philosophie tend à rendre dans l’avenir l’homme maître et possesseur de la nature… etc. la thèse générale de Leibnitz, où la perfectibilité de l’homme se trouve rattachée à une loi universelle de progrès continu dans tout l’univers. C’est de la célèbre loi de continuité de Leibnitz que je veux parler, de cette loi qu’il fit adopter aux géomètres, aux physiciens, aux naturalistes, à tous les savants de détail, et qui a produit de si grands fruits, mais qui n’est au fond qu’une autre formule de sa théodicée. La perfectibilité indéfinie de tous les êtres, voilà, comme j’aurai peut-être occasion de le montrer plus loin, le mot suprême de cette théodicée. La perfectibilité de l’homme en particulier en est à la fois la base et le corollaire final. Tout, dans Leibnitz, depuis la monade ou substance simple jusqu’à l’homme, tout progresse vers Dieu, c’est-à-dire vers l’être infini source de tous les êtres ; et, dans cette chaîne de perfectibilité, l’homme nous révèle particulièrement la perfectibilité de toutes les créatures ; car, pour son compte, il est hautement perfectible : videtur homo ad perfectionem venire posse. la thèse de Lessing, que "le genre humain passe par toutes les phases d’une éducation successive." la thèse enfin, pour ne pas multiplier les noms, que Turgot formulait, avec une rigueur et une précision admirables, à la fin du dix-huitième siècle ; cette thèse de la perfectibilité indéfinie de l’homme et de l’espèce humaine que Condorcet, avant de mourir, léguait, par un sublime effort, à la postérité, comme le dernier mot et le testament de ce dix-huitième siècle, et que Saint-Simon recevait de leurs mains et transmettait, accrue par sa foi et par sa science, aux générations nouvelles.

chapitre iv. Utilité de cette définition. Platon, ainsi que je l’ai dit plus haut, a connu la formule psychologique de l’homme ; mais, outre qu’il a faussé, même sous le rapport métaphysique, cette formule, il n’a pas connu, ou a à peine soupçonné la formule philosophique de ce même homme. L’homme a été pour lui un animal sociable, voilà tout. La perfectibilité des sociétés humaines et de l’homme individu au sein de ces sociétés ne lui fut pas révélée. Si la doctrine de la perfectibilité lui avait été connue, il ne serait pas tombé dans les erreurs qui défigurent sa république. il aurait compris, par exemple, que tous, comme le dit plus tard Jésus par un esprit prophétique, étaient appelés, et par conséquent il n’aurait pas désespéré des esclaves. Il se serait élevé à un idéal sans esclaves. Il n’aurait pas regardé comme certain et indubitable qu’il fallait des esclaves et des industriels abrutis, pour nourrir de généreux guerriers et des prêtres savants. Condorcet ou Saint-Simon, écrivant aujourd’hui sur le sujet qui occupait Platon dans sa république, prendraient pour fanal, non pas le principe que l’homme est purement un être raisonnable et sociable, ou, comme disaient les anciens, un animal politique, mais le principe que l’homme est perfectible, et que la société humaine est perfectible. voilà la mesure de la différence que vingt siècles ont apportée entre nous et les anciens. Ce que nous avons nommé la définition philosophique de l’homme a donc une immense utilité dans toute recherche sur les bases de la morale et de la politique. Il ne s’agit pas seulement, en effet, d’avoir de l’homme une notion psychologique ; car la plus exacte notion de ce genre serait par elle-même impuissante à nous conduire. Il faut absolument que nous soyons encore éclairés par une autre lumière. Il faut que la vie de l' humanité et le progrès des siècles nous aient révélé, vaguement si l’on veut, mais néanmoins avec assez d’efficacité, une certaine vérité sur la vie de relation de ce même être, que la psychologie considère en lui-même et d’une façon abstraite. Telle est, en effet, on l’a remarqué souvent, la nature de notre esprit et, si l’on veut, son impuissance, qu’il est toujours obligé de partir de définitions renfermant d’une certaine façon les vérités mêmes qu’il veut se démontrer. Nous sommes obligés d’admettre des définitions indémontrables en géométrie et dans toutes les sciences ; et tous les philosophes qui ont réfléchi sur ces définitions ont été forcés de convenir qu’elles supposaient implicitement les sciences mêmes qu’on en déduit. Notre esprit ne peut faire et ne fait autre chose, dans ces sciences, que tirer une multitude de conséquences de certains principes auxquels il donne son consentement d’une façon à la fois toute spontanée et toute nécessaire. Comment n’en serait-il pas de même forcément dans les sciences morales ? Je veux établir certaines vérités sur la relation de l’homme avec ses semblables. Il faut de toute nécessité que j’aie dans l’esprit et que le lecteur m’accorde un point quelconque, un datum, relativement à cette relation. Les anciens, je le répète, sur cette vie de relation de l’homme avec ses semblables, n’avaient pas d’autre idée que celle que présente le mot de société. ils voyaient l’homme, par sa nature, uni à un certain nombre de ses semblables, vivant contemporainement avec lui dans une cité. ils n’apercevaient guère le lien des générations entre elles, à travers le temps. Ils ne se doutaient pas non plus que ces états, ces cités, ces républiques, qu’ils voyaient existants, ou dont l’histoire leur avait transmis le souvenir, avaient une destination providentielle, qui se révélerait plus tard. En un mot, ils n’avaient aucun sentiment, même vague, de la vie collective de l’humanité dans un but final quelconque. Qu’arrivait-il ? C’est que l’imperfection de leur définition philosophique de l’homme réagissait sur l’emploi qu’ils pouvaient faire de leur définition psychologique. C’est ce qui égara Platon, comme je viens de le dire. Aussi peut-on affirmer que si des deux définitions de l’homme, l’une psychologique ou de l’homme abstrait, l’autre philosophique ou de l’homme à l’état vivant et concret, la première était connue dès l’antiquité, elle était moins connue pourtant des anciens que de nous aujourd’hui, précisément parce que la seconde ne fut jamais que soupçonnée des anciens, ou plutôt encore de quelques uns seulement, comme par un éclair rapide et qui s’évanouissait à l’instant même. Ces deux vérités, donc, se prêtant, ainsi que nous le verrons, j’espère, dans le cours de ce livre, un mutuel appui, il en résultait nécessairement que, l’une faisant défaut, l’autre n’était pas susceptible d’acquérir, dans les mains des anciens, tout le développement qu’elle comporte ; et de là des erreurs capitales dont nous pouvons aujourd’hui nous affranchir. Nous avons pour ainsi dire une autre muse que les anciens, une autre muse de la morale et de la politique ; nous avons la muse de la perfectibilité. Elle nous est apparue, grâce aux travaux de tant de siècles qui nous ont précédés ; nous ne pouvons faire, et personne ne peut faire aujourd’hui, que cette apparition n’ait pas eu lieu. Même les plus obstinés et les plus rebelles ne ressentent-ils pas la présence de cette muse divine ? On ne peut donc nous refuser de nous inspirer d’elle. Ceux qui nous le refuseraient, nous les renverrions étudier l’histoire, étudier la philosophie. Nous leur dirions de réfuter d’abord Pascal, Charles Perrault, Fontenelle, Vico, Malebranche, Bacon, Descartes, Leibnitz, Lessing, Kant, Turgot, Condorcet, Saint-Simon, et même aussi Fichte, Schelling, Hegel, qui tous ont entrevu, à des degrés divers, et sous des jours différents, la vie collective et progressive de l’humanité. Mais pour cela nous ne commettrons pas la faute que les logiciens appellent une pétition de principe ou un cercle vicieux. Nous avons deux formules, dont une psychologique, résultat d’une science à part, d’une science différente de la morale et de la politique : celle-là sera notre principe pour raisonner. De l’autre, nous nous servirons pour nous inspirer, pour nous guider. Des deux ailes que Platon déclare nécessaires pour nous élever à la connaissance, à la vie, et à Dieu, l’une n’est-elle pas la raison, l’autre le sentiment ou l’amour ? Nous avons dans la formule psychologique de l’homme un principe de raisonnement et de logique ; nous avons dans la formule philosophique de ce même homme, telle que nous venons de la poser, un principe de sentiment. L’une sera, si j’ose ainsi m’exprimer, notre bâton de voyage ; nous marcherons vers l’autre à la lueur de cette autre même, et sous son éclair. Car elle est la vérité pressentie qui nous guide par le sentiment, en attendant qu’elle entre en nous comme connaissance, et règne sur nous à ce titre. On comprendra donc, je le pense, le genre d’utilité restreinte que je prétends tirer de la définition philosophique : l’homme est perfectible, le genre humain est perfectible. certes, encore une fois, je ne demande pas que le lecteur ait la même assurance que moi dans cette doctrine de la perfectibilité. C’est à moi de lui communiquer cette confiance. Seulement j’ai le droit de supposer qu’il ne rejette pas absolument l’idée que le genre humain est perfectible, et qu’il n’a pas, à cet égard, le préjugé décidé d’Horace : damnosa quid non imminuit dies ? aetas parentum, pejor avis, tulit nos nequiores, mox daturos progeniem vitiosiorem. que l’on nous accorde seulement qu’il y a une vérité, obscure si l’on veut, mais certaine, dans l’assertion de tant de grands hommes qui depuis deux siècles répètent, sous mille formes diverses, que le genre humain est perfectible ; et nous essaierons de déterminer plus précisément le sens profond de ce principe ou, si l’on veut, de cette révélation, qui est venue luire dans ces derniers temps au sein de l’esprit humain. Au moins, cette concession faite, dans la mesure que nous demandons, si, prenant l’homme individualisé des philosophes modernes, nous montrons que cet homme a un lien nécessaire avec l’humanité, nous serons sûrs de ne pas l’attacher ainsi, par une espèce de supplice de Mézence, à un cadavre, c’est-à-dire à un genre humain immobile et tournant toujours dans le même cercle.