De l’histoire et de l’état actuel des études phéniciennes

De l’histoire et de l’état actuel des études phéniciennes
Revue des Deux Mondes, période initialetome 16 (p. 1055-1072).
DE L’HISTOIRE


ET DE L’ETAT ACTUEL


DES ÉTUDES PHÉNICIENNES.




I.

Il serait difficile, je crois, de trouver dans l’histoire des recherches paléographiques un chapitre plus curieux que celui qui concerne, les monumens écrits de la langue des Phéniciens et des Carthaginois. Depuis deux siècles, tant d’efforts ont été tentés pour arriver à une interprétation satisfaisante de ces monumens, tant d’intelligence a été dépensée pour payer des résultats parfois si peu dignes d’estime, qu’il n’est pas inutile de raconter purement et simplement la marche qu’a suivie une étude qui, sans avoir toujours évité le ridicule, mérite encore cependant qu’on s’efforce un peu de la réhabiliter et de la remettre en honneur. Dire aujourd’hui qu’on s’occupe de déchiffrer les inscriptions phéniciennes et puniques, c’est à peu de chose près se mettre de gaieté de cœur sous le feu des railleries les plus piquantes, je le sais parfaitement ; mais, comme les railleries ne m’effraient pas outre mesure, je me résigne tranquillement à les subir, et d’autant plus tranquillement, que je pense m’y exposer en fort bonne compagnie, avec les Barthélémy, les Swinton, les Bochart, les Sylvestre de Sacy, les Ackerblad, les Gesenius, les Étienne Quatremère, les Lanci, les de Luynes et tant d’autres. D’ailleurs il n’y a pas de moquerie qui puisse balancer un seul instant la satisfaction d’amour-propre infailliblement réservée à quiconque parvient à mettre en lumière un petit coin de l’immense tableau de l’histoire humaine.

De tous les peuples de l’antiquité, le plus illustre fut le peuple phénicien, car son berceau fut le berceau de toutes les sciences et de tous les arts, qu’il alla semant partout avec ses colonies. Les flottes phéniciennes couvraient les mers bien long-temps avant qu’une autre nation songeât à leur disputer le monopole commercial, habilement constitué au profit de Tyr et de Sidon. Partout où ils soupçonnaient des richesses à exploiter, les Phéniciens s’empressaient de créer des comptoirs où leurs navires étaient assurés de trouver un refuge et des trésors. Aux comptoirs succédaient bientôt des bourgades, puis des villes, des cités florissantes, nobles et glorieux jalons de la civilisation. Sans doute le peuple qui sut concevoir et exécuter de si grands desseins eut une littérature et des archives historiques, où vinrent s’enregistrer pendant une longue suite de siècles tous les faits relatifs aux premiers âges de l’histoire du monde ; malheureusement ces faits, nous sommes condamnés à les ignorer toujours, parce que de la littérature et des archives phéniciennes il ne nous reste rien, absolument rien, que des lambeaux traditionnels recueillis de loin en loin par des écrivains étrangers. Quelques pauvres pierres écrites, quelques médailles ont seules été sauvées dans le naufrage immense de cette civilisation primitive, et il s’est trouvé des hommes qui, sans autre élément de succès qu’une ardente curiosité, ont essayé de déchiffrer ces médailles et ces pierres, soutenus par l’espoir de découvrir, pour prix du travail le plus rebutant parfois, le plus ardu toujours, la nature de la langue qui avait régné si long-temps en dominatrice sur toutes les plages du monde ancien. Il n’est permis à personne de contester l’intérêt qui s’attache à de pareils efforts. Dire ce qu’on a dépensé d’intelligence depuis le milieu du XVIe siècle pour résoudre le difficile problème soulevé par les monumens phéniciens et puniques, ce ne sera pas, nous le répétons, écrire un des moins curieux chapitres de l’histoire de l’érudition moderne ; mais, avant de parler de l’étude des monumens, voyons d’abord ce que l’antiquité nous avait légué de documens propres à servir de fil conducteur dans cette recherche si difficile d’une langue et d’une écriture perdues.

Il est un écrivain ancien dont les paroles ont un grand poids lorsqu’il s’agit de fixer la nature de la langue phénicienne : c’est saint Augustin, dont l’autorité ne saurait être récusée, puisqu’il était d’origine punique, ainsi qu’il le dit lui-même, et puisqu’il vivait au milieu d’une population dont l’idiome usuel n’était autre chose que la langue punique. Voici quelques passages extraits de ses écrits : « Les deux langues (hébraïque et punique) ne diffèrent pas beaucoup entre elles. — Les Hébreux appellent le Christ Messie, et ce mot se retrouve dans la langue punique, comme un très grand nombre d’autres, et même presque tout les mots hébraïques. — Tyr et Sidon étaient les principales cités du littoral de la Phénicie. Carthage fut une de leurs colonies. De là le nom Pœni de ses habitans, qui n’est presque que le nom Phœni corrompu. La langue dont ils font usage est en grande partie semblable à la langue hébraïque. » Un autre écrivain, Priscien, nous dit de même : « La langue punique, qui est tout-à-fait voisine des langues chaldéenne, hébraïque et syriaque, ne connaît pas le genre neutre. » Enfin saint Jérôme s’exprime ainsi : « Nous ne pouvons nous servir de la langue hébraïque ; mais nous devons employer la langue cananéenne, qui tient le milieu entre la langue égyptienne[1] et la langue hébraïque, et se confond en grande partie avec la langue hébraïque. »

Ces témoignages sont, on en conviendra, bien suffisans pour que l’on puisse concevoir l’espérance d’arriver, à l’aide de l’hébreu, au déchiffrement des textes phéniciens et puniques. Quant à l’époque jusqu’à laquelle la langue punique fut employée en Afrique, des témoignages non moins explicites nous défendent de la faire remonter bien haut. Augustin, le saint évêque d’Hippone, nous apprend que, dans son diocèse, la plus grande partie des habitans de la campagne ne connaissait pas d’autre langue que le punique, et Procope affirme que, de son temps (c’est-à-dire dans le VIe siècle), les Maures qui habitaient la Libye jusqu’aux colonnes d’Hercule ne parlaient que la langue phénicienne φοινίϰων γλοσσην (phoinikôn glossên). On a souvent prétendu que des traces de l’idiome phénicien s’étaient conservées dans certaines contrées de l’Europe, mais ce sont là de ces opinions paradoxales qui ne peuvent supporter un examen sérieux ; ainsi, par exemple, les écrivains irlandais ont affirmé que leur langue n’était autre chose que du phénicien corrompu. Des Maltais ont revendiqué le même honneur pour leur patois arabe, qui n’a qu’un mérite, celui de constater les racines profondes jetées sur le sol maltais par l’idiome des dominateurs musulmans. J’ai pu moi-même, à mon passage à Malte, reconnaître que ce prétendu phénicien n’était que de l’arabe horriblement corrompu, mais assez facile à comprendre ; je me suis convaincu aussi que l’arabe vulgaire semblait parfaitement clair au premier paysan venu des nombreux casali parsemés dans l’île. Je ne prétends pas dire toutefois que, dans certains noms de localités maltaises, il n’existe plus le moindre vestige de la langue punique, car j’ai pu me convaincre du contraire : ainsi, près du casale Krendi, se trouve une colline élevée nommée Djehel-Khèm (montagne de Khèm), sur laquelle on a, depuis quelques années, découvert un sanctuaire phénicien digne en tout point de l’attention des archéologues, et qui porte le nom de Elhedjar-Khèm (les pierres de Khèm). il serait difficile de méconnaître dans ce mot Khèm le nom, à peine défiguré par la chute de sa consonne finale, de Khamon, le Baal-Solaire, divinité suprême de la théogonie punique ; mais de la présence constatée d’un seul nom de divinité à la présence d’un idiome qui aurait survécu à l’influence des révolutions politiques les plus profondes, il y a bien loin. En ce qui concerne l’irlandais, langue dont l’origine celtique est incontestable, les opinions de Charles Vallancey, d’O’Connor et d’O’Brien, n’ont pu et ne pourront jamais faire naître la moindre conviction dans tout esprit qui saura se tenir en garde contre l’amour du merveilleux.

De tous les écrits antiques qui illustrèrent les littératures phénicienne et punique, pas un seul n’est parvenu jusqu’à nous ; nous ne les connaissons et ne les connaîtrons probablement jamais que par les mentions qu’en ont faites en passant quelques auteurs relativement modernes ; ainsi Sanchoniaton, qui vécut douze siècles avant l’ère chrétienne, et qui fut le plus illustre de tous les historiographes phéniciens, ne nous est aujourd’hui connu que par ce qu’en ont dit Porphyre, Eusèbe et Théodoret, qui nous apprennent que ses livres sur l’histoire des Phéniciens furent traduits en grec par Philon de Byblos. Trois autres Auteurs qui écrivirent sur l’histoire phénicienne, Theodotus, Hypsicrates Et Mochus, ont de même été cités par Tatien, Eusèbe, Clément d’Alexandrie, Athénée, Strabon et Josèphe ; malheureusement, à la notion, d’ailleurs assez vague, de leurs noms, se borne tout ce que nous savons de ces personnages. Quant à la littérature punique, il est notoire que les chefs de la nation carthaginoise, Magon, Hamilcar, Hannon, Himilcon, Hannibal et Hiempsal, roi de Numidie, furent des écrivains distingués, dont les ouvrages jouirent d’une certaine célébrité ; mais, de tous ces ouvrages, nous ne connaissons que la traduction grecque du Périple d’Hannon : tous les textes originaux sont à jamais perdus.

Dans cette fâcheuse pénurie de documens authentiques, les philologues devaient tout naturellement se rejeter avec ardeur sur le plus mince lambeau de langage punique parvenu jusqu’à eux : c’est ce qu’ils n’ont pas manqué de faire.

Plaute, dans sa comédie intitulée Pœnulus (scène première du cinquième acte), a mis dans la bouche de l’un de ses personnages dix vers entiers composés en langue punique, mais écrits en lettres latines ; six autres vers qui suivent cette tirade reproduisent le même texte en langage un peu différent, et que Gesenius, d’accord en cela avec Bochart, regarde comme libyphénicien. Probablement ce double texte était donné pour que l’acteur, selon son goût, ou mieux selon le goût de son auditoire, pût choisir celui des deux textes qu’il était plus à propos de réciter. On formerait une bibliothèque assez ample avec tout ce que ce passage a fait naître de commentaires plus ou moins heureux. Les uns y ont vu de l’irlandais tout pur, d’autres, comme Joseph Scaliger et Samuel Petit, ont, en l’analysant, cru reconnaître une très grande analogie entre la langue punique, dont ils avaient un échantillon sous les yeux, et la langue hébraïque ; mais que d’efforts il leur a fallu faire pour ramener à des formes hébraïques les amas de lettres que cent copistes à la file avaient transcrites sans s’inquiéter de la valeur de ces lettres et du sens qu’elles devaient comporter, parce que cette valeur et ce sens leur étaient absolument inconnus ! Qu’on juge des altérations profondes que toutes ces défectuosités successives, dues à la négligence des copistes, avaient fait subir au texte primitif, et l’on n’aura plus le droit de s’étonner de l’effrayante dissemblance des traductions qui ont surgi coup sur coup. De tous les savans qui se sont occupés en premier lieu du fameux passage du Pœnulus, Bochart est, sans contredit, celui qui a le plus approché du véritable sens. Jusqu’à lui, on avait mis à l’écart comme inutile ou plutôt comme gênante la traduction latine que Plaute lui-même s’était chargé de faire de la tirade punique qu’il avait introduite dans sa pièce. Bochart démontra que cette traduction était légitime, et, depuis lui, la première condition que se sont imposée tous ceux qui ont abordé le même sujet a été de rechercher avant tout le sens donné par Plante. Il y a quelques années, Gesenius, après avoir recueilli toutes les variantes offertes par les manuscrits les plus anciens, a repris la traduction du passage punique du Pœnulus, et a fait faire quelques pas de plus à l’explication de ce curieux morceau ; mais le dernier mot n’est apparemment pas dit encore, car, depuis Gesenius, M. le docteur Judas a introduit quelques heureuses modifications dans les traductions proposées jusqu’à lui, et un très habile orientaliste, M. Munck, prépare une nouvelle étude sur le même sujet. Espérons que ce dernier travail ne laissera plus rien à désirer.

Je viens d’énumérer les ressources que l’antiquité lettrée nous a léguées pour nous aider à retrouver la langue phénicienne : quelques assertions écrites en passant et un lambeau de dix vers horriblement estropiés par les copistes qui ne les comprenaient pas, voilà tout. C’était bien peu sans doute, et pourtant ce peu suffisait pour établir d’une manière satisfaisante qu’entre le phénicien et l’hébreu il devait avoir existé une très grande affinité, affinité qu’on avait pu d’ailleurs s’attendre à rencontrer, puisque ces deux langues étaient parlées par deux nations de même origine et limitrophes. Disons maintenant ce que l’étude des monumens originaux échappés aux ravages du temps a fait naître successivement de théories et d’explications.

II.

Dès le milieu du XVIe siècle, le goût de la numismatique, qui s’était éveillé dans toute l’Europe, fit affluer dans les collections publiques et privées des monnaies antiques empreintes de légendes conçues en caractères inconnus. Il n’était guère possible d’attribuer ces caractères à une autre langue que la langue phénicienne, parce que les monnaies provenaient de l’Espagne et de la Sicile, où les colonies phéniciennes avaient été florissantes pendant une longue suite d’années. La vue de ces légendes excita naturellement la curiosité des philologues, et bon nombre de recueils numismatiques s’enrichirent des figures, peu soignées il faut le dire, de ces monumens épigraphiques, dont l’importance n’était douteuse pour personne, mais dont le sens échappait encore à tout le monde. Ces recueils, publiés par Goltzius, Paruta, Lastanosa, Vaillant, Beger, Arigoni, Frœlich, Pembrocke, Reland (je cite les plus habiles), donnèrent naissance à quelques alphabets phéniciens que des savans tels que Scaliger et Bochart s’efforcèrent de déduire en comparant ces légendes énigmatiques aux anciens manuscrits samaritains de la Bible et aux légendes des monnaies judaïques des Macchabées ; mais ces alphabets étaient bien loin de fournir une saine lecture des légendes phéniciennes recueillies, et ce ne fut qu’en 1706 que Jacques Rhenferd parvint à expliquer avec assez de probabilité la légende des monnaies hispano-phéniciennes de Sexti. De son côté, notre illustre Bernard de Montfaucon comprit et lut le premier l’épigraphe des monnaies de Sidon, et de ce moment un premier jalon fut placé sur la voie qu’il s’agissait de parcourir après l’avoir ouverte.

Jusqu’en 1735, les philologues ne purent s’exercer que sur les monumens numismatiques ; mais en cette année on connut, par une publication faite à Malte, deux candélabres votifs trouvés dans cette île, et qui étaient ornés d’une double inscription dont une partie était grecque et dont l’autre fut immédiatement reconnue pour phénicienne, parce que les caractères qui la composaient étaient bien les caractères que les médailles avaient présentés. Quand il s’agit d’arriver à la solution d’un problème de ce genre, la découverte d’un texte bilingue est une admirable bonne fortune. A l’apparition des inscriptions de Malte, deux hommes, l’un Anglais, Jean Swinton, et l’autre Français, Barthélemy, se mirent à étudier ce texte précieux avec une ardeur égale, stimulée vivement par l’annonce d’une série d’inscriptions certainement phéniciennes découvertes à Citium, en Chypre, par Pockoke. Le débat que nous devions voir s’élever quelques dizaines d’années plus tard entre Young et Champollion, à propos de la fameuse pierre de Rosette et de la lecture des écritures égyptiennes, se renouvela précisément entre Swinton et Barthélemy ; chacun de son côté s’efforça de lire l’inscription phénicienne des candélabres de Malte ; les résultats obtenus par les deux rivaux furent à peu près identiques, et il s’ensuivit une querelle fort vive pour constater de quel côté étaient réellement les droits de priorité à cette découverte importante. Hâtons-nous de dire que, comme dans la discussion scientifique dont nous avons été les contemporains, l’urbanité et la politesse restèrent du côté du savant français, tandis que Swinton n’hésita pas un seul instant à défendre sa cause à l’aide du plus pitoyable de tous les argumens, c’est-à-dire à grand renfort d’injures. Gesenius, auquel il était réservé de prononcer plus tard un jugement respectable sur la valeur relative des travaux des deux émules, Gesenius a très équitablement fait la part de chacun, et il n’a pas hésité à placer les résultats obtenus par Barthélémy bien au-dessus de ceux qu’a publiés Swinton. Quoi qu’il en soit, les efforts de ces deux savans fixèrent les valeurs des lettres phéniciennes d’une manière tellement plausible, que depuis lors ces valeurs n’ont guère reçu que des confirmations nombreuses et presque point de modifications.

Après Swinton et Barthélémy vinrent Louis Dutens et Ferez Bayer, dont le premier fit paraître plusieurs excellens mémoires sur la numismatique phénicienne, et le second un travail intitulé : De l’Alphabet et de la langue des Phéniciens et de leurs colonies, travail dans lequel l’explication de l’épigraphe des candélabres de Malte fut reprise avec un soin extrême et un succès à peu près complet. A partir de ce moment, le champ de ces études ne fut plus abandonné, et le nombre des curieux qui s’efforçaient de parvenir au sens des épigraphes phéniciennes de toute espèce alla toujours croissant. Ainsi, pendant que Tychsen publiait, dans les Mémoires de la Société académique d’Upsal, une belle dissertation sur l’Affinité mutuelle des langues phénicienne et hébraïque, Ackerblad mettait au jour quelques mémoires sur des inscriptions récemment découvertes, et dans l’interprétation desquelles il apportait toute la sagacité qui avait déjà signalé ses Essais sur l’écriture égyptienne démotique. De son côté, Gesenius préludait au grand recueil qu’il devait publier quelques années plus tard par un mémoire sur la langue phénicienne et punique.

En 1819 parut à Manheim un livre écrit par Ulrich-Frédéric Kopp, livre dans lequel ce philologue, assez peu érudit d’ailleurs, eut du moins le mérite de poser des règles paléographiques pleines de sens et de justesse. Il ne cesse de répéter qu’avant tout il faut lire correctement ce que l’on veut traduire ; mais ce qu’il n’a pas le courage d’ajouter, c’est qu’il vaut mieux ensuite dire : Je ne comprends pas, que de traduire à tout prix, même en dépit du sens commun, ce dont on a obtenu la lecture matérielle. Ainsi Kopp, tout en relevant sévèrement les erreurs de ses devanciers, n’a pas toujours su les éviter pour son propre compte.

Vers cette époque, la terre d’Afrique, explorée pour la première fois avec ardeur par des hommes tels que Badia, Camille Borgia, Humbert, Falbe, Scheele et Temple, commençait à payer son tribut aux collections épigraphiques de l’Europe. Les inscriptions puniques exhumées du sol de Carthage même, de Bedj et d’El-Keff, venaient enrichir les musées de Londres, de Leyde, de Copenhague et de Naples. En 1821, Humbert faisait paraître à La Haye une notice sur quatre cippes sépulcraux qu’il avait recueillis pendant un séjour de quatorze années dans la régence de Tunis. Deux ans après, Hamaker, professeur de langues orientales à l’université de Leyde, entrait en lice à son tour, et partant, à ce qu’il paraît, d’un principe opposé à celui que Kopp avait si sagement établi, il prétendait tout expliquer d’abord, sauf à lire ensuite. On prévoit tout ce que cette méthode de déchiffrement et d’interprétation a dû procurer de découvertes étranges à Hamaker. Il est fâcheux, disons-le nettement, d’attacher son nom à des rêveries aussi malencontreuses que celles dont cet auteur a voulu doter le monde savant. D’un autre côté, l’abbé Arri donnait à Turin la traduction d’une inscription découverte en Sardaigne, et dans laquelle il avait le malheur de retrouver la première page de l’histoire punico-sarde : cette chance était beaucoup trop belle pour qu’elle fût réelle. Heureusement tout le monde ne marchait pas dans la même voie, et, pendant que les uns tournaient bravement le dos à la vérité tout en croyant aller à sa rencontre, d’autres, n’écoutant que les conseils de la plus saine critique, s’efforçaient d’assurer leur marche en rejetant loin de leur route toutes les explications fantastiques dont on s’était plu à l’obstruer. Ainsi Étienne Quatremère à Paris, Lindberg à Copenhague, Gesenius à Leipzig, protestaient de toutes leurs forces contre la tendance à chercher toujours un sens merveilleux dans les inscriptions appliquées sur des monumens tellement humbles, que, rien qu’à les voir, il était tout naturel de conclure que la pauvreté des idées exprimées devait être en rapport, à peu de chose près, avec la pauvreté de la matière et de l’exécution.

En 1837 parut enfin le recueil de Gesenius intitulé Tous les Monumens de l’écriture et de la langue phénicienne, et l’on put croire, à l’annonce de ce livre curieux, que le dernier mot allait être dit sur l’épigraphie phénicienne et punique. Jusqu’alors, en effet, l’auteur avait joint à sa merveilleuse érudition philologique une grande sobriété d’hypothèses et une constante soumission aux conseils du bon sens, mais à son tour il ne sut pas s’affranchir de la velléité de chercher parfois des pensées extraordinaires dans les textes en apparence les plus vulgaires. Quant aux règles de lecture si bien fixées par Kopp quelques années auparavant, Gesenius, tout en les préconisant à chaque page, n’a pas craint de les perdre de vue assez souvent pour encourir le blâme qu’il avait si justement infligé à Hamaker. Disons-le donc sans réticence, Gesenius, avec toute sa science et toute sa critique, a quelquefois fait lui-même ce qu’il reprochait avec raison à ses devanciers. Il a cru deviner un sens d’abord, et alors il lui a bien fallu faire plier la lettre pour légitimer ce sens qu’il ne voulait plus abandonner. En un mot, pour s’épargner la mortification de ne pas tout expliquer, Gesenius a mieux aimé torturer la lettre que de dire : Je ne comprends pas.

Depuis l’apparition du livre de Gesenius, quelques excellens articles, publiés dans le Journal des Savans par M. Etienne Quatremère, ont ramené les études phéniciennes dans la bonne voie, dont aucun nouvel essai ne saurait plus les écarter, il faut bien l’espérer. Ainsi M. Quatremère a suffisamment établi que tous les efforts tentés et à tenter pour faire ressortir de la lecture des monumens les plus humbles des données historiques relatives à des personnages appartenant aux dynasties phéniciennes ou puniques demeureraient très probablement toujours frappés de stérilité, qu’on devait se contenter d’y chercher de modestes épitaphes ou de simples offrandes adressées par des hommes obscurs à la Divinité, soit en actions de grâce, soit pour solliciter les faveurs du ciel ; qu’enfin il était toujours sage a priori de se méfier grandement de toutes les interprétations qui fournissaient des textes où le merveilleux s’alliait nécessairement au ridicule.

Dans les quatre dernières années, M. le docteur Judas a publié quelques mémoires intéressans sur l’épigraphie phénicienne et punique. M. Lindberg a fait paraître une charmante notice sur les monnaies de Lixsus. De toutes les publications de ce genre, la plus récente, comme la plus inattendue, est celle que vient de faire paraître M. le général Du vivier pour annoncer aux savans que, jusqu’à lui, tout le monde, sans exception, s’est trompé dans l’appréciation des épigraphes phéniciennes et puniques. Espérons que nous serons bientôt en possession de la clé mystérieuse qu’il a découverte, et qui peut seule donner accès aux explications que nous ne connaissons encore qu’en partie. Je ne verrai substituer qu’avec un très grand regret, je l’avoue, ces interprétations quelque peu ambitieuses aux humbles versions dans lesquelles j’ai eu foi jusqu’ici, et qui, je le crains bien, garderont toute ma prédilection.

Le travail complet que promet M. Duvivier n’est pas le seul qui se prépare en ce moment, et je ne crois pas commettre d’indiscrétion en disant que M. le docteur Judas s’occupe de refaire un recueil comme celui de Gesenius sur un nouveau plan, et en évitant les erreurs dans lesquelles ce savant est tombé. MM. Lindberg et Falbe rédigent en commun un immense travail descriptif et explicatif concernant tous les monumens numismatiques phéniciens et puniques. Enfin M. le duc de Luynes imprime un magnifique travail sur les monnaies à légendes phéniciennes des satrapes, travail qui sera suivi de recherches non moins importantes sur la belle et rare série numismatique que l’on avait jusqu’ici classée pêle-mêle sous le nom de Médailles incertaines de la Cilicie. Nous avons d’ailleurs tout lieu d’espérer que bientôt les monumens épigraphiques puniques seront si nombreux dans nos musées français, que de l’étude comparative de ces précieux débris naîtra forcément un corps de doctrine aussi complet qu’on peut le désirer. Ainsi, depuis quelques années, des inscriptions puniques ont été recueillies en assez grand nombre sur le sol français de l’Algérie. M. le chef d’escadron d’artillerie Delamare, dont on ne saurait trop louer le zèle infatigable et l’amour ardent de l’archéologie, a doté le musée du Louvre d’une immense collection épigraphique dans laquelle rentre naturellement une assez riche série de pierres votives et d’épitaphes puniques, qu’il faudra bien classer un jour comme le méritent des monumens aussi précieux.

De toutes les découvertes récentes, la plus importante, sans aucun doute, est celle d’un document qui vient jeter une lumière inespérée sur la religion carthaginoise, la religion la plus mal connue de toutes celles de l’antiquité classique. L’été dernier, on trouva dans les fondations d’une maison de la vieille ville de Marseille, non loin de l’église de la Major, des fragmens d’une dalle en pierre de Cassis[2], couverte de caractères tout-à-fait distincts des caractères grecs et latins. Un ouvrier maçon les recueillit et les offrit au directeur du musée de Marseille, qui en fit l’acquisition au prix modique de 10 francs. Ces deux fragmens qui se rajustaient à merveille furent déposés au musée, où ils restèrent ignorés pendant quelques semaines. À son passage à Marseille, M. Texier, le courageux explorateur de l’Asie-Mineure, visita le musée, et, à la première vue, il reconnut, dans les deux pierres en question, une inscription phénicienne dont il sentit d’instinct toute l’importance et toute la valeur. Il prit à la hâte un double calque de ce texte curieux ; l’un des deux fut envoyé à M. le ministre de l’instruction publique, l’autre fut emporté par M. Texier, qu’une mission scientifique appelait dans nos possessions d’Afrique. À Alger, il rencontra M. Nicoly Limbery, secrétaire-interprète attaché au parquet de la cour, et il lui fit part de sa découverte en lui communiquant le précieux calque qu’il avait recueilli. M. Limbery entreprit alors de traduire le texte qu’il avait sous les yeux, et, préoccupé sans doute de la possibilité d’y retrouver un monument de l’histoire de Marseille, il crut y voir un traité d’alliance entre les Marseillais et les Carthaginois. Chacune des vingt et une lignes de l’inscription, telle qu’elle existe aujourd’hui (elle a perdu plus d’un tiers de sa teneur primitive), lui parut complète, et il se mit à la recherche du traité qu’il espérait trouver. M. Limbery ayant négligé de donner la transcription lettre pour lettre du texte original, il est plus que difficile de deviner par quel effort d’analyse il est arrivé à la traduction qu’il propose, et dont voici un extrait :


Ligne 1. — « Avec le désir et la volonté du sénat et du peuple des Matsaloum (les Marseillais), fut proclamée par la voix de l’oracle, dans le sanctuaire du temple, l’injustice commise par le roi Balhanasar. A cet effet, on délibéra, et ce traité fut publié dans l’intention de se lier par les nœuds de l’amitié avec ceux qui adorent Belus, et de présenter au fils de Baal des offrandes pour en obtenir un heureux succès.

Ligne 2. — « Il est arrêté que les commandemens en seront observés, et l’on s’engage à se laver les mains dans le sang du fils de Balhanasar (le nommé) Alam. Cette promesse sera suivie d’un serment solennel, serment qui constatera la foi des Cartahadouth (les Carthaginois) jurée aux Matsaloum.

Ligne 3. — « Et lorsque ce serment et ce traité auront vieilli, ils seront réglés de nouveau, et vous ne devrez (les Marseillais) ni trembler ni craindre, s’il reste éternellement devant vos yeux sur cette pierre qui constitue les impositions, les droits, les égards, que vous devrez maintenir envers les hommes distingués de notre nation, et la justice et la probité établies par ceux qui font le tour du monde, pour s’attirer l’amitié des nations, et cela par leur sagesse. »


Je ne me sens pas le courage d’aller plus loin et de reproduire in extenso la version proposée par M. Limbery, car, je l’avoue en toute humilité, quels que grands que soient les efforts que j’ai faits pour découvrir dans l’inscription de Marseille quelque chose d’analogue, je n’ai pu y réussir. J’ai cru dès-lors devoir me résigner à n’y chercher que ce qui saute aux yeux. Peut-être devrais-je m’effrayer quelque peu de l’étrange différence des deux sens que M. Limbery et moi avons chacun de notre côté trouvés dans ce curieux document ; j’aime mieux laisser aux juges compétens le soin de décider entre nous, en citant quelques passages de ma traduction, obtenue par l’application du système d’interprétation qui m’a paru s’accorder le mieux avec la logique et le bon sens.


Ligne 1. — «….. (Khallas) bâal ? le sufète (le juge), fils de Bedtanit, fils de Bed... Ligne 2. — « Le sufete, fils de Bedachmoun, fils de Khallasbâal, et...

Ligne 3. — « Pour un bœuf, sacrifice prescrit ou d’action de grâces ; ce sacrifice vaudra aux prêtres 10 sicles d’argent pour chacun. La victime sera payée en sus de cette redevance...

Ligne 4. — « Et selon les préceptes, elle (la chair) sera dépecée et brûlée ; la peau, les intestins, les pieds et les restes de la chair reviendront au maître du sacrifice (c’est-à-dire à celui qui ordonnera le sacrifice).

Ligne 5. — « Pour un veau auquel les cornes ne sont pas encore poussées, mais auquel elles pousseraient ? ou pour un cerf (ou une biche) sacrifice prescrit ou d’action de grâces ; ce sacrifice vaudra aux prêtres 5 sicles d’argent pour chacun... La victime sera payée en sus

Ligne 6. — « de cette redevance ; (on prendra) de la chair cent cinquante miscal (c’est un poids usuel) ; elle sera dépecée et brûlée ; la peau, les intestins, les pieds et les restes de la chair reviendront au maître de la victime. »

Ligne 7. — « Pour un bélier ou pour une chèvre, sacrifice prescrit ou d’action de grâces ; ce sacrifice vaudra aux prêtres 1 sicle d’argent étranger ? pour chacun et selon les préceptes elle sera dépecée

Ligne 8. — « et brûlée ; la peau, les intestins, les pieds et les restes de la chair reviendront au maître de la victime.

Ligne 9. — « Pour un agneau ou un chevreau, ou en temps de calamité ? pour un bélier, sacrifice prescrit ou d’action de grâces ; ce sacrifice vaudra aux prêtres trois quarts de sicle étranger ? pour chacun….. La victime sera payée en sus...

Ligne 15. — « Pour tout sacrifice qu’offrira un pauvre, soit d’une bête de troupeau, soit d’un bouc (ou d’un oiseau), il n’y aura rien pour les prêtres. »


Tel est, je crois, le sens à très peu près exact des premières lignes de l’inscription de Marseille. Si nous comparons le texte de ce lambeau de rituel punique avec le rituel judaïque, dont les élémens sont épars dans le Lévitique et dans le Deutéronome, nous reconnaîtrons que pour les prêtres du culte hébraïque il n’y avait d’autre droit assigné que celui d’un certain prélèvement sur les chairs des victimes de quelque nature qu’elles fussent, ou sur les oblations de farine et d’huile. Il n’est nullement question d’émolumens ou de droits de sacrifice à payer en argent aux sacrificateurs. Dans le rituel punique, au contraire, celui qui ordonne le sacrifice et qui fournit la victime a le droit de reprendre tout ce qui n’a pas été brûlé sur l’autel ; mais il doit payera chacun des prêtres qui prennent part à la cérémonie une redevance fixée pour chaque genre de sacrifice. Si enfin l’homme qui offre une victime est pauvre, les prêtres lui doivent gratuitement leur concours. Ainsi, bien que dans ces rituels les détails soient différens, la similitude des points sur lesquels portent les prescriptions démontre qu’il y avait entre les deux peuples une analogie de mœurs presque aussi grande que l’analogie de langage.

L’existence de cette curieuse inscription tracée sur une pierre du pays démontre encore et fort explicitement, qu’il existait à Marseille, vers le Ve siècle avant l’ère chrétienne, un comptoir phénicien ou carthaginois, dont les magistrats s’assemblèrent pour régler en commun le rituel religieux.


III.

On connaît maintenant l’histoire des études phéniciennes et puniques. Il nous reste une dernière question à traiter. Le déchiffrement des épigraphes numismatiques ou lapidaires appartenant à l’idiome des deux nations est-il, sinon facile, du moins possible ? La marche qu’on a suivie pour y parvenir présente-t-elle des garanties suffisantes, ou doit-elle être condamnée comme arbitraire et hypothétique ?

Un premier point, et le plus important de tous, était bien connu à l’avance, et il ne saurait être aujourd’hui plus que jadis sujet à contestation : entre l’idiome phénicien et l’idiome hébraïque il y a une affinité très étroite. D’ailleurs les témoignages de saint Augustin, de Priscien et de saint Jérôme, ne fussent pas venus jusqu’à nous pour nous en convaincre, qu’il serait nécessaire, je n’hésite pas à le dire, de conclure des faits matériels les plus probans que cette affinité doit exister. Une nation entourée sur toutes les limites de son territoire d’autres nations de même origine, avec lesquelles elle est liée par les liens du sang, ne peut pas parler une langue qui diffère essentiellement de celle que parlent ses voisins. C’est là précisément le cas de la nation phénicienne. Placée dans la zone maritime assez étroite à laquelle touchent de toutes parts des contrées habitées par les races évidemment sœurs qui parlèrent les idiomes hébraïque, syriaque, chaldéen et arabe, dialectes très rapprochés d’une seule et même langue primitive, la race phénicienne devait infailliblement elle-même se servir d’une langue qui se rattachait à la même souche. Si une induction aussi rationnelle est constatée par des témoignages anciens dont l’autorité demeure irrécusable, il est clair que le fait qu’il s’agit de prouver acquiert le degré le plus désirable de certitude. C’est ce qui a lieu pour la Phénicie ; nous pouvons donc affirmer dès-lors qu’avant de tenter le déchiffrement des écritures phéniciennes, on savait parfaitement ce qu’il fallait s’attendre à trouver sous cette écriture mystérieuse : il devait y avoir identité entre les radicaux phéniciens et les radicaux hébreux ; de plus, le mécanisme grammatical devait être à tout le moins très voisin de celui que nous offre la langue hébraïque. Ceci posé, voyons comment l’on a pu et dû s’y prendre pour aborder les tentatives de déchiffrement.

Quand il s’agit de procéder à la recherche d’un problème de ce genre, l’étude des monumens bilingues peut seule donner des résultats assurés. Si donc ces monumens bilingues se présentent, c’est naturellement sur eux que l’on doit faire porter les premiers efforts. Supposons qu’une monnaie antique, par exemple, porte à la fois une légende grecque et phénicienne, et que de plus la légende grecque n’offre que le nom de la ville ou du peuple pour lequel cette monnaie a été fabriquée : il sera tout naturel d’admettre a priori, mais en se réservant de chercher plus tard la confirmation de cette hypothèse, que la légende phénicienne contient exactement la même chose, c’est-à-dire le nom de la même ville ou du même peuple. Dès-lors, si l’on connaît ces noms tels qu’ils s’écrivaient dans la langue hébraïque, il y aura toute raison de s’assurer d’abord si l’arrangement des lettres et la longueur des légendes à déchiffrer s’accordent bien avec ce que l’on s’attend à trouver. Si, de plus, ces légendes phéniciennes présentent des lettres identiques placées précisément au point que leur assigne l’hypothèse toute simple et toute rationnelle de laquelle on part, il y a là déjà plus qu’une présomption en faveur de la légitimité de cette hypothèse. C’est précisément ce qui s’est rencontré dans l’étude des monnaies antiques de Tyr et de Sidon. Les noms de ces deux illustres cités nous étaient transmis par la Bible ; il ne s’agissait donc plus que de reconnaître si l’arrangement orthographique des légendes phéniciennes, mises en regard sur ces monnaies avec des légendes grecques parfaitement explicites, fournissait précisément les noms hébraïques cherchés. Cela n’a pas manqué d’arriver. Il y avait donc un premier pas de fait ; mais le terrain sur lequel ce premier pas avait été imprimé avait besoin encore d’être sondé avec précaution, parce que dans les recherches de ce genre il est toujours sage de se tenir en garde contre les succès trop séduisans au premier abord. Heureusement les confirmations ne se sont pas fait attendre. Les candélabres de Malte portaient aussi une inscription bilingue ; plusieurs épitaphes déterrées au Pirée étaient également conçues en phénicien et en grec ; dès-lors, on était en possession de plusieurs noms propres dont l’expression devait forcément fournir à l’analyse, opérée avec réserve, des élémens alphabétiques nombreux et indubitables. Ces élémens une fois déterminés, on a pu procéder à la transcription en caractères hébraïques des mots insérés dans les textes en question et autres que les noms propres. Le sens du contexte dans lequel ces mots se trouvaient compris était fixé à l’avance par le sens de la contre-partie grecque, et dès-lors ceux des mots cherchés dont la transcription était complète pouvaient immédiatement être comparés aux radicaux fournis par les lexiques hébraïques. Comme le sens obtenu de cette façon a toujours, sans exception, coïncidé nettement avec le sens à trouver, ce seul fait est plus que suffisant pour démontrer que les valeurs alphabétiques déjà déterminées l’avaient été heureusement et ne comportaient pas d’erreurs de lecture. Il est bien clair aussi que, puisqu’il s’agissait d’une langue sémitique et dans laquelle par conséquent les radicaux étaient trilittères, si, dans un groupe de trois lettres dont la signification était à peu près connue à l’avance, une seule de ces lettres représentait une articulation encore inconnue, tandis que les deux autres l’étaient déjà, la comparaison avec le radical hébraïque ayant le même sens devait, par une présomption toute naturelle, faire trouver la valeur du caractère encore inconnu. C’est ainsi que de proche en proche on est parvenu à compléter l’alphabet phénicien, dont tous les signes ont été déterminés à l’aide de cent faits positifs, et non pas d’une seule coïncidence qui aurait pu provenir d’une pure illusion. En d’autres termes, l’alphabet phénicien a été contrôlé de tant de façons par les philologues, à l’aide de faits matériels contre lesquels il n’était pas possible de s’élever, que cet alphabet est aujourd’hui fixé et connu tout aussi nettement que les alphabets grec et latin. Il est donc maintenant possible, pour quiconque veut s’en donner la peine, de transcrire un texte phénicien quelconque. Il n’en est malheureusement plus de même lorsqu’il s’agit de l’interpréter : pour en venir là, il faut se servir des langues congénères dont les lexiques sont en notre possession, et particulièrement de la langue hébraïque, qui était naturellement la plus rapprochée de la langue phénicienne, puisque les races qui parlaient ces deux langues étaient les plus voisines de toutes celles qui se rattachent à la même souche sémitique. Or, chacun sait que l’hébreu ne nous est réellement connu qu’assez imparfaitement, que les dictionnaires n’ont été faits qu’à l’aide du dépouillement des textes sacrés opéré la plume à la main ; il en résulte qu’il peut fort bien se rencontrer dans les textes phéniciens des expressions qu’il restera toujours impossible d’assimiler à des radicaux hébraïques, chaldéens, syriaques ou arabes, parce que ces langues ont pu ne pas faire usage d’un radical primitif dont le phénicien seul aura conservé la trace. Dès-lors, espérer que l’on traduira d’une manière indubitable et facile tous les mots sans exception que pourra présenter un texte phénicien, ce sera toujours concevoir une espérance vaine et que la première tentative fera évanouir, si l’on cherche la vérité de bonne foi.

En résumé, un texte phénicien étant donné, on peut très aisément et très sûrement en transcrire tous les mots, lettre par lettre, en écriture hébraïque. On peut ensuite en traduire la plus grande partie à l’aide du lexique des langues congénères ; mais dans ce travail il doit forcément rester des points sur lesquels on ne peut s’exprimer qu’avec une réserve entière, si l’on veut ne pas s’écarter des lois de la saine critique.

Tout ce que je viens de dire des monumens de la langue phénicienne s’applique évidemment, sans la moindre restriction, à ceux de la langue punique, puisqu’il est certain que Phéniciens et Carthaginois n’étaient qu’un seul et même peuple. Toutefois je dois ajouter ici que les monumens épigraphiques puniques se partagent en deux classes bien distinctes. La première contient les inscriptions écrites avec l’alphabet phénicien pur ; la seconde, les inscriptions écrites avec un alphabet un peu modifié dans la forme, mais qui dérive très visiblement du phénicien ou punique primitif. Ce second alphabet, qui certainement était adopté en Afrique antérieurement au temps de Juba, roi de Mauritanie, n’a pas présenté plus de difficultés pour être retrouvé que l’alphabet primitif. Les mêmes élémens de certitude étaient entre les mains des investigateurs ; ainsi médailles et inscriptions bilingues, formules funéraires ou votives assez nombreuses pour pouvoir se contrôler l’une par l’autre, telles ont été les ressources plus que suffisantes qu’on a dû mettre en usage pour arriver d’une manière précise à la connaissance complète de cette seconde écriture, évidemment dérivée de la première. Pour achever de donner une idée nette et précise de la méthode de déchiffrement qui a servi à éclaircir le sens des monumens épigraphiques phéniciens et puniques, il me suffira de citer un seul exemple. Il s’agit d’un cippe funéraire fort modeste déterré au Pirée en 1832 et portant une légende grecque qui signifie :


IRÈNE DE BYZANCE,

et une légende phénicienne que tout le monde après Louis Anger a lue et traduite :

IRÈNE, CITOYENNE DE BYZANCE,

en se servant de l’alphabet adopté généralement, et contre la valeur duquel on ne pensait pas qu’il pût désormais s’élever aucune réclamation. N’est-il pas plus que probable qu’une pareille coïncidence ne peut être fortuite, et cette lecture ne fournit-elle pas la confirmation la plus palpable des valeurs alphabétiques qui l’ont donnée ?

Voici cependant que M. le général Duvivier, dans un écrit récemment publié, a proposé une nouvelle traduction de l’épigraphe d’Irène. Cette traduction est fort remarquable, ainsi qu’on va le voir. Je transcris :


« Inscription phénicienne du tombeau d’Irène de Byzance. On l’a traduite par : Irène, citoyen de Byzance, en torturant l’hébreu.

« Faire d’une femme un homme est une idée toute moderne. La véritable traduction est celle-ci : L’aigle prit son vol, fit retentir le bruit de ses ailes, se précipita, jeta la terreur dès le lever du soleil (c’est-à-dire dès sa jeunesse).

« N’est-ce pas là l’histoire fidèle de la jeunesse d’Irène de Byzance ? »


A tout ceci il y a quelques objections à faire. La femme à laquelle fut élevé le modeste cippe funéraire dont il s’agit était native de Byzance, le texte grec nous l’apprend, mais il ne nous apprend rien de plus, si ce n’est par ses caractères paléographiques, qui prouvent irréfragablement que cette Irène fut à peu près contemporaine d’Alexandre-le-Grand.

À cette époque, il existait au Pirée, ainsi que le prouvent les monumens, une petite colonie phénicienne composée sans aucun doute de négocians obscurs qui étaient venus se fixer sur ce point pour faire fortune, en procurant aux Athéniens les articles de commerce que leur fournissait leur pays natal. Les uns étaient de Citium et d’autres de Sidon, comme Irène était de Byzance. Quant à celle-ci, c’était très probablement une marchande de parfums ou de tissus, d’une naissance douteuse, puisqu’on ne pouvait écrire sur sa tombe le nom de son père, ainsi que le voulait l’usage constamment suivi par les Phéniciens. Dès-lors, demander si l’histoire fidèle de la jeunesse de cette femme n’est pas tout entière dans la phrase obtenue par M. Duvivier, c’est, je le crains, poser une question à laquelle il n’y a d’autre réponse à faire que celle-ci : Je n’en sais rien. Il y a bien eu, il est vrai, une Irène de Byzance à laquelle cette histoire en style biblique s’appliquerait tant bien que mal : c’est l’impératrice de ce nom, contemporaine de Charlemagne ; mais évidemment M. Duvivier n’a pu avoir en vue cette princesse, qui a vécu douze cents ans au moins plus tard que son homonyme, l’humble marchande du Pirée, et pour laquelle, dans tous les cas, on ne se fût pas avisé de graver à Athènes une épitaphe en langue phénicienne qui ne se parlait plus nulle part. Quant à la traduction adoptée par tous les devanciers de M. Duvivier, elle a été obtenue tout naturellement, en lisant de l’hébreu très correct, et sans le torturer en quoi que ce fût, car tout le monde sans exception a traduit : Irène, citoyenne de Byzance, et personne, que je sache, n’a eu la malencontreuse idée de faire de cette femme un homme. Le mot hébreu baal, citoyen, fait tout naturellement au féminin baalet, citoyenne, et chacun a lu baalet. Ce qui peut-être a donné lieu à cette petite erreur de fait, c’est la vue de la traduction latine, Erene, civis Byzantia, donnée par Gesenius, et qui comporte tout aussi bien le sens citoyenne que le sens citoyen. Du reste, Gesenius est à l’abri du reproche qui lui est imputé d’avoir fait d’une femme un homme, car il dit fort explicitement : Baalet, non domina est, sed civis (Bürgerin), — Baalet ne veut pas dire dame, mais citoyenne (bourgeoise). — Je n’ajouterai plus qu’un mot. Le texte grec dit : Irène de Byzance, et rien de plus ; le texte phénicien, transcrite l’aide de l’alphabet que rejette M. Duvivier, fournit les mots : Irène, citoyenne de Byzance. Si donc cet alphabet doit être mis au rebut, le hasard peut une fois de plus être accusé d’opérer des rapprocheImens bien extraordinaires. Pour conclure, si les résultats obtenus jusqu’ici par l’étude de l’épigraphie phénicienne et punique ne répondent pas entièrement à l’impatience de quelques imaginations aventureuses, ils ne sont pas cependant sans importance. On est parvenu à déterminer d’une manière précise et indubitable la nature de l’écriture et la valeur des signes des deux alphabets distincts, mais de formation très voisine, qui constituent cette écriture. On a également déterminé quelques-uns des signes numériques qui étaient usités pour représenter les dates et les nombres ; on a vérifié la justesse des remarques de saint Augustin, de saint Jérôme et de Priscien, sur l’extrême analogie des idiomes hébraïque et phénicien ; on a retrouvé dans la composition d’une foule de noms propres les noms des divinités primordiales dont le culte était adopté par la nation phénicienne ; on a reconnu les formules votives et funéraires employées par cette nation ; on a pu s’assurer que les formes extérieures du culte étaient en certains points identiques avec les formes du culte hébraïque. Enfin, de la présence des épigraphes phéniciennes ou puniques trouvées en certaines localités, il a été permis de conclure que la civilisation de la race la plus commerçante du monde antique avait été transportée en toutes ces différentes localités par des colonies plus ou moins importantes, chargées d’organiser des comptoirs ou des établissemens militaires et maritimes. Jusqu’ici des monumens historiques dans toute l’acception du mot n’ont pas encore été retrouvés ; mais il y a tout lieu d’espérer que tôt ou tard la terre restituera quelques-uns des trésors épigraphiques de ce genre qu’elle recèle encore dans son sein, et dont l’interprétation, garantie par la saine critique qui bannit le merveilleux, en se refusant toujours à faire plier les lectures matérielles aux exigences des versions préconçues, nous mettra quelque jour à même de restituer quelques-unes des pages d’une histoire que l’on a dû croire à jamais perdue. Telles sont les espérances légitimes que l’on doit conserver en se livrant à l’étude d’une série de monumens que l’activité et l’attention des érudits ne peuvent plus négliger.


F. DE SAULCY.

  1. Probablement une erreur de copiste s’est glissée dans ce passage, et le mot égyptienne doit être remplacé par le mot araméenne, ainsi que l’a fait très judicieusement observer Gesenius.
  2. La pierre de Cassis est un calcaire qui se trouve aux environs de Marseille, et dont le grain est presque aussi fin que celui de la pierre lithographique. La nature de la pierre employée démontre évidemment que l’inscription punique de Marseille est un monument national et gravé sur place.