De l’existence ancienne du Castor en Lorraine

DE L’EXISTENCE ANCIENNE
DU
CASTOR EN LORRAINE


Par M. D. A. GODRON.




Le castor paraît avoir été autrefois assez commun dans certaines parties de la France, pour que plusieurs synodes provinciaux aient soulevé et discuté la question de savoir s’il est permis d’en manger pendant les jours d’abstinence. La solution présente, en effet, quelques difficultés : d’une part, l’animal a des habitudes aquatiques ; sa queue est couverte d’écailles comme celle des poissons ; elle a enfin, à ce qu’on affirme, l’odeur et la saveur de la chair de ces habitants des eaux ; d’une autre part, le castor est vivipare ; il a le sang chaud et sa chair qui, du reste, a un goût peu agréable[1], n’en constitue pas moins un aliment aussi nutritif que le bœuf et le mouton : sa queue est farcie de graisse et paraît être un mets très-délicat.

L’usage de la queue de l’animal comme aliment maigre fut permis, et les naturalistes anciens non-seulement admettent parfaitement cette solution, mais cherchent à l’expliquer et à la justifier[2]. Matthiole, par exemple, s’exprime ainsi : Cauda una cum posterioribus pedibus estur et quod gustatu piscium carnes plane sapiat, iis etiam editur diebus, quibus nobis carne interdictum est a lege[3]. Pierre Bélon[4] et Rondelet[5] parlent à peu près dans les mêmes termes. Conrad Gesner s’appuie sur l’autorité de Pline le naturaliste, qui attribue au castor une queue semblable à celle des poissons[6], et il ajoute qu’elle en a le goût[7]. Jean Jonston n’est pas moins positif : Partes anteriores, dit-il, de calore participant, posteriores tanta scatent frigiditate, ut ad instar testudinum terrestrium, jejunii tempore admittantur[8].

Quoi qu’il en soit, je ne sache pas qu’avant ces derniers temps on ait rencontré en Lorraine d’ossements de ce rongeur, témoignant qu’il ait vécu autrefois dans cette ancienne province. L’Aldrovandus lotharingicus de Buchoz n’en fait pas mention, ni même la Zoologie de la Lorraine, publiée en 1862.

Une circonstance, toutefois, aurait pu mettre sur la voie des recherches. Un petit village fort ancien, puisqu’on y a découvert des antiquités gallo-romaines, situé près de la route qui conduit de Walscheid à Sarrebourg, porte le nom de Bieberkirch ; il est placé sur la rivière de Bièvre qui se jette dans la Sarre. Or le mot Biber est celui qui désigne le castor en allemand, et chacun sait qu’en vieux français on donnait le nom de Bièvre[9] au même animal. Ces dénominations permettent de supposer que cet amphibie a dû exister autrefois dans cette localité.

Mais s’il en est ainsi, il serait étonnant qu’il n’en soit pas resté trace dans les auteurs anciens ; on oublie trop leurs travaux, on les dédaigne même, c’est un tort ; on y trouverait souvent des renseignements intéressants et nous en apportons ici une nouvelle preuve. Le célèbre voyageur Pierre Bélon rapporte que de son temps les Lorrains faisaient, pendant le carême, leurs délices de la queue du castor : Undè Lotharingis per jejunia deliciis habetur, quod murenam benè preparata ipso gustu propemodum referat. Et il ajoute : Proindè hujusmodi amphibio Europa nostra abundat, ut apud Burgundiones, Lotharingos et Austrios permulti cicures etiam hodiè reperiantur[10]. Ainsi non-seulement le castor existait en Lorraine du temps de Bélon, mais il y était même, sinon à l’état domestique, du moins on l’y élevait comme un animal apprivoisé, le mot cicures pouvant se prendre dans les deux sens[11].

J’ajouterai enfin que, dans une exploration que j’ai faite avec M. Husson, au mois d’octobre 1863, dans une caverne des environs de Toul, située sur les bords de la Moselle, nous avons rencontré au milieu d’ossements humains, et en l’absence complète d’ossements fossiles d’animaux, l’incisive droite de la mâchoire inférieure d’un castor ; cette dent bien conservée montre encore la couleur d’un jaune brun qui, pendant la vie, est propre à sa face antérieure.

Les castors habitaient du reste autrefois la vallée du Rhin[12], les bords de la Saône[13] et de la Marne[14] ; nous savons aussi que les anciens Helvétiens des cités lacustres, dont les archéologues nous ont révélé l’existence[15], chassaient et mangeaient le castor. Rien d’étonnant dès lors que ce rongeur ait aussi vécu sur les bords de la Moselle et peut-être même sur ceux des affluents de la Sarre ; la dent trouvée en fait foi, et le témoignage de Pierre Bélon prouve que cet animal existait encore en Lorraine au milieu du seizième siècle.

Cette date, relativement récente, est confirmée par plusieurs témoignages pour les contrées voisines. À la même époque, le castor vivait en effet en Suisse sur les bords de la Reuss, de l’Aar et de la Limmath[16]. Au dix-septième siècle, il se trouvait encore en Alsace, et l’on y accommodait ses membres postérieurs et sa queue à la sauce noire (in swartzen Brühlin). Nous en trouvons la preuve dans Moscherosch[17], et de son côté Bernardin Buchinger, abbé de Lucelle et membre du conseil souverain d’Alsace, nous a laissé, dans un livre curieux, à l’usage de son monastère, des détails précis sur la manière de procéder à cette préparation culinaire[18].

Le castor vivait donc encore dans le nord-est de la France et en Suisse à une époque bien plus récente qu’on ne le supposait généralement.



  1. Carne est durâ, dit Rondelet, pingui, bubulæ simili, semper virus olet. (Gulielmi Rondeletii universæ aquatilium historiæ pars altera ; Lugduni, 1555, p. 239.
  2. Il paraît que la règle sur laquelle s’appuient les théologiens est celle-ci : tout animal dont la graisse se fige après avoir été fondue constitue un aliment gras ; mais si sa graisse ne se fige pas par le refroidissement et reste semblable à de l’huile, il est considéré comme aliment maigre.
  3. Petri Andreae Matthioli Commentarii in libro II Dioscoridis, cap. xxiii.
  4. Petri Bellonii de uquatilibus libri duo ; p. 28.
  5. Gulielmi Rondeletii universae aquatilium historiae pars altera ; Lugduni, 1555, p. 237.
  6. Plinii historiae naturalis lib. VIII., cap. xxx.
  7. Conradi Gesneri historiae animalium lib. I, de quadrupedibus viviparis ; Francofurti, 1602, t. I, p. 310.
  8. Johannis Jonstoni historiae naturalis de quadrupedibus libri ; Amstedolami, 1657, p. 103.
  9. On trouve le mot Bièvre dans les auteurs du 13e et du 14e siècles ; le mot Castor n’apparaît qu’au 16e dans les Œuvres d’Ambroise Paré ; encore l’emploit-il exclusivement comme synonyme de Castoreum et non pour désigner l’animal qui fournit ce médicament.
  10. Petri Bellonii de aquatilibus libri duo, p. 28.
  11. Le castor vit très-bien en servitude et devient même très-familier. Guilhem Pélissier, évêque de Montpellier au seizième siècle et naturaliste distingué, en a longtemps élevé chez lui pour étudier leurs mœurs (Gulielmi Rondeletii universæ aquatilium historiæ pars altera ; Lugduni, 1555, p. 237). Buffon (Histoire naturelle ; Imp. roy. in-4°, t. VIII, p. 303), et Frédéric Cuvier (Dictionnaire d’histoire naturelle de Levrault, in-8, t. VII, p. 249), l’ont également observé en servitude.
  12. Petri Andreæ Matthioli Commentarii in Libro II Dioscoridis, cap. xxiii.
  13. Petri Bellonii de aquatilibus libri duo, p. 29.
  14. Jean Marius et Jean Francus, Traité du castor, traduit par Eidous ; Paris, 1746, in-12, p. 24.
  15. Troyon, Habitations lacustres de la Suisse dans les temps anciens et modernes ; Lausanne, 1860, in-8°, p. 182.
  16. Tschudi, Les Alpes, p. 664.
  17. Moscherosch, Anleitung zu einem adelichen Leben ; Strasbourg, 1645, in-8°, p. 118.
  18. B. Buchinger, Koch-Buch so wol für geistliche als auch weltliche Hausshaltungen, durch einem geistlichen Küchenmeister des Gottshauses Lützel ; Molsheim, in-8°, 1671, formule 654.