De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leur rapports avec la civilisation européenne/8

CHAPITRE VIII

Action d’un gouvernement conquérant
sur la masse de la nation


J’ai montré, ce me semble, qu’un gouvernement, livré à l’esprit d’envahissement et de conquête, devroit corrompre une portion du peuple, pour qu’elle le servît activement dans ses entreprises. Je vais prouver actuellement, que, tandis qu’il dépraveroit cette portion choisie, il faudroit qu’il agît sur le reste de la nation dont il réclameroit l’obéissance passive et les sacrifices, de manière à troubler sa raison, à fausser son jugement, à bouleverser toutes ses idées.

Quand un peuple est naturellement belliqueux, l’autorité qui le domine n’a pas besoin de le tromper, pour l’entraîner à la guerre. Attila montroit du doigt à ses Huns, la partie du monde sur laquelle ils dévoient fondre, et ils y couroient, parce qu’Attila n’étoit que l’organe et le représentant de leur impulsion. Mais de nos jours, la guerre ne procurant aux peuples aucun avantage, et n’étant pour eux qu’une source de privations et de souffrances, l’apologie du système des conquêtes ne pourroit reposer que sur le sophisme et l’imposture.

Tout en s’abandonnant à ses projets gigantesques, le gouvernement n’oseroit dire à sa nation : Marchons à la conquête du Monde. Elle lui répondroit d’une voix unanime : Nous ne voulons pas la conquête du Monde.

Mais il parleroit de l’indépendance nationale, de l’honneur national, de l’arrondissement des frontières, des intérêts commerciaux, des précautions dictées par la prévoyance ; que sais-je encore ? car il est inépuisable, le vocabulaire de l’hypocrisie et de l’injustice.

Il parleroit de l’indépendance nationale, comme si l’indépendance d’une nation étoit compromise, parce que d’autres nations sont indépendantes.

Il parleroit de l’honneur national, comme si l’honneur national étoit blessé, parce que d’autres nations conservent leur honneur.

Il allégueroit la nécessité de l’arrondissement des frontières, comme si cette doctrine, une fois admise, ne bannissoit pas de la terre tout repos et toute équité. Car c’est toujours en dehors qu’un gouvernement veut arrondir ses frontières. Aucun n’a sacrifié, que lon sache, une portion de son territoire pour donner au reste une plus grande régularité géométrique. Ainsi l’arrondissement des frontières est un système dont la base se détruit par elle-même, dont les élémens se combattent, et dont l’exécution, ne reposant que sur la spoliation des plus foibles, rend illégitime la possession des plus forts.

Ce gouvernement invoqueroit les intérêts du commerce, comme si c’étoit servir le commerce que dépeupler un pays de sa jeunesse la plus florissante, arracher les bras les plus nécessaires à l’agriculture, aux manufactures, à l’industrie[1], élever entre les autres peuples et soi des barrières arrosées de sang. Le commerce s’appuie sur la bonne intelligence des nations entr’elles ; il ne se soutient que par la justice ; il se fonde sur l’égalité ; il prospère dans le repos ; et ce seroit pour l’intérêt du commerce qu’un gouvernement rallumeroit sans cesse des guerres acharnées, qu’il appelleroit sur la tête de son peuple une haine universelle, qu’il marcheroit d’injustice en injustice, qu’il ébranleroit chaque jour le crédit par des violences, qu’il ne voudroit point tolérer d’égaux.

Sous le prétexte des précautions dictées par la prévoyance, ce gouvernement attaqueroit ses voisins les plus paisibles, ses plus humbles alliés, en leur supposant des projets hostiles, et comme devançant des agressions méditées. Si les malheureux objets de ses calomnies étoient facilement subjugués, il se vanteroit de les avoir prévenus : s’ils avoient le temps et la force de lui résister, vous le voyez, s’écrieroit-il, ils vouloiént la guerre, puisqu’ils se défendent[2].

Que l'on ne croie pas que cette conduite fut le résultat accidentel d’une perversité particulière : elle seroit le résultat nécessaire de la position. Toute autorité qui voudroit entreprendre aujourd’hui des conquêtes étendues, seroit condamnée à cette série de prétextes vains et de scandaleux mensonges. Elle seroit coupable assurément, et nous ne chercherons pas à diminuer son crime ; mais ce crime ne consisteroit point dans les moyens employés : il consisteroit dans le choix volontaire de la situation qui commande de pareils moyens.

L’autorité auroit donc à faire, sur les facultés intellectuelles de la masse de ses sujets, le même travail que sur les qualités morales de la portion militaire. Elle devroit s’efforcer de bannir toute logique de l’esprit des uns, comme elle auroit tâché d’étouffer toute humanité dans le coeur des autres : tous les mots perdroient leur sens ; celui de modération présageroit la violence ; celui de justice annoncèrent l’iniquité. Le droit des nations deviendroit un code d’expropriation et de barbarie : toutes les notions que les lumières de plusieurs siècles ont introduites dans les relations des sociétés, comme dans celle des individus, en seroient de nouveau repoussées. Le genre humain reculeroit vers ces temps de dévastation, qui nous sembloient l’opprobre de l’histoire. L’hypocrisie seule en feroit la différence; et cette hypocrisie seroit d’autant plus corruptrice que personne n’y croiroit. Car les mensonges de l’autorité ne sont pas seulement funestes quand ils égarent et trompent les peuples ; ils ne le sont pas moins quand ils ne les trompent pas.

Des sujets qui soupçonnent leurs maîtres de duplicité et de perfidie, se forment à la perfidie et à la duplicité : celui qui entend nommer le chef qui le gouverne, un grand politique ; parce que chaque ligne qu’il publie est une imposture, veut être à son tour un grand politique, dans une sphère plus subalterne ; la vérité lui semble niaiserie, la fraude habileté. Il ne mentoit jadis que par intérêt : il mentira désormais par intérêt et par amour-propre. Il aura la fatuité de la fourberie ; et si cette contagion gagne un peuple essentiellement imitateur, un peuple où chacun craigne par-dessus tout de passer pour dupe, la morale privée tardera-t-elle à être engloutie dans le naufrage de la morale publique ?



  1. La guerre coûte plus que ses frais, dit un écrivain judicieux : elle coûte tout ce qu’elle empêche de gagner. SAY Econ. polit. V 8.
  2. L’on avoit inventé, durant la révolution française, un prétexte de guerre inconnu jusques alors, celui de délivrer les peuples du joug de leurs gouvernemens, qu’on supposoit illégitimes et tyranniques. Avec ce prétexte on a porté la mort chez des hommes, dont les uns vivoient tranquilles sous des institutions adoucies par le temps et l’habitude, et dont les autres jouissoient, depuis plusieurs siècles, de tous les bienfaits de la liberté: époque à jamais honteuse où l'on vit un gouvernement perfide graver des mots sacrés sur ses étendards coupables, troubler la paix, violer l’indépendance, détruire la prospérité de ses voisins innocens, en ajoutant au scandale de l’Europe par des protestations mensongères de respect pour les droits des hommes, et de zèle pour l’humanité ! La pire des conquêtes, c’est l’hypocrite, dit Machiavel, comme s’il avoit prédit notre histoire.