De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leur rapports avec la civilisation européenne/15

CHAPITRE XV

Résultats du système guerrier
à l’époque actuelle


Les nations commerçantes de l’Europe moderne, industrieuses, civilisées, placées sur un sol assez étendu pour leurs besoins, ayant avec les autres peuples des relations dont l’interruption devient un désastre, n’ont rien à espérer des conquêtes. Une guerre inutile est donc aujourd’hui le plus grand attentat qu’un gouvernement puisse commettre : elle ébranle, sans compensation, toutes les garanties sociales. Elle met en péril tous les genres de liberté, blesse tous les intérêts, trouble toutes les sécurités, pèse sur toutes les fortunes, combine et autorise tous les modes de tyranie intérieure et extérieure. Elle introduit dans les formes judiciaires une rapidité destructive de leur sainteté, comme de leur but ; elle tend à représenter tous les hommes que les agens de l’autorité voient avec malveillance comme des complices de l’ennemi étranger : elle déprave les générations naissantes ; elle divise le peuple en deux parts, dont l’une méprise l’autre, et passe volontiers du mépris à l’injustice ; elle prépare des destructions futures par des destructions passées ; elle achète par les malheurs du présent les malheurs de l’avenir.

Ce sont là des vérités qui ont besoin d’être souvent répétées ; car l’autorité, dans son dédain superbe, les traite comme des paradoxes, en les appelant des lieux communs.

Il y a d’ailleurs parmi nous un assez grand nombre d’écrivains, toujours au service du système dominant, vrais lansquenets, sauf la bravoure, à qui les désaveux ne coûtent rien, que les absurdités n’arrêtent pas, qui cherchent partout une force dont ils réduisent les volontés en principes, qui reproduisent toutes les doctrines les plus opposées, et qui ont un zélé d’autant plus infatigable qu’il se passe de leur conviction. Ces écrivains ont répété à satiété, quand ils en avoient reçu le signal, que la paix étoit le besoin du Monde ; mais ils disent en même temps que la gloire militaire est la première des gloires, et que c’est par l’éclat des armes que la France doit s’illustrer. J’ai peine à m’expliquer comment la gloire militaire s’acquiert autrement que par la guerre, ou comment l’éclat des armes se concilie avec cette paix dont le Monde a besoin. Mais que leur importe ? Leur but est de rédiger des phrases suivant la direction du jour. Du fond de leur cabinet obscur, ils vantent, tantôt la démagogie, tantôt le despotisme, tantôt le carnage, lançant, pour autant qu’il est en eux, tous les fléaux sur l’humanité, et prêchant le mal, faute de pouvoir le faire.

Je me suis demandé quelquefois ce que répondroit l’un de ces hommes qui veulent renouveler Cambyse, Alexandre ou Attila, si son peuple prenoit la parole, et s’il lui disoit : La nature vous a donné un coup d’œil rapide, une activité infatigable, un besoin dévorant d’émotions fortes, une soif inextinguible de braver le danger pour le surmonter, et de rencontrer des obstacles pour les vaincre. Mais est-ce à nous à payer le prix de ces facultés ? n’éxistons-nous, que pour qu’à nos dépens elles soient exercées ? Ne sommes-nous là, que pour vous frayer de nos corps expirans une route vers la renommée ! Vous avez le génie des combats : que nous fait votre génie ? Vous vous ennuyez dans le désœuvrement de la paix : que nous importe votre ennui ? Le léopard aussi, si on le transportoit dans nos cités populeuses, pourroit se plaindre de n’y pas trouver ces forêts épaisses, ces plaines immenses, où il se délectoit à poursuivre, à saisir et à dévorer sa proie, où sa vigueur se déployoit dans la course rapide et dans l’élan prodigieux. Vous êtes comme lui d’un autre climat, d’une autre terre, d’une autre espèce que nous. Apprenez la civilisation, si vous voulez régner à une époque civilisée. Apprenez la paix, si vous prétendez régir des peuples pacifiques : ou cherchez ailleurs des instrumens qui vous ressemblent, pour qui le repos ne soit rien, pour qui la vie n’ait de charmes que lorsqu’ils la risquent au sein de la mêlée, pour qui la société n’ait créé ni les affections douces, ni les habitudes stables, ni les arts ingénieux, ni la pensée calme et profonde, ni toutes ces jouissances nobles ou élégantes, que le souvenir rend plus précieuses, et que double la sécurité. Ces choses sont l’héritage de nos pères, c’est notre patrimoine. Homme d’un autre monde, cessez d’en dépouiller celui-ci.

Qui pourroit ne pas applaudir à ce langage ? Le traité ne tarderoit pas à être conclu entre des nations qui ne voudroient qu’être libres, et celle que l’univers ne combattroit que pour la contraindre à être juste. On la verroit avec joie abjurer enfin sa longue patience, réparer ses longues erreurs, exercer pour sa réhabilitation un courage naguères trop déplorablement employé. Elle se replaceroit, brillante de gloire, parmi les peuples civilisés, et le système des conquêtes, ce fragment d’un état de choses qui n’existe plus, cet élément désôrganisateur de tout ce qui existe, seroit de nouveau banni de la terre, et flétri, par cette dernière expérience, d’une éternelle réprobation.