De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leur rapports avec la civilisation européenne/12

CHAPITRE XII

Effet de ces succès sur les peuples conquis


« Le droit des gens des Romains, dit Montesquieu, consistoit à exterminer les citoyens de la nation vaincue. Le droit des gens que nous suivons aujourd’hui, fait qu’un état qui en a conquis un autre, continue à le gouverner selon ses lois, et ne prend pour lui que l’exercice du gouvernement politique et civil[1]. »

Je n’examine pas jusqu’à quel point cette assertion est exacte. Il y a certainement beaucoup d’exceptions à faire, pour ce qui regarde l’antiquité.

Nous voyons souvent que des nations subjuguées ont continué à jouir de toutes les formes de leur administration précédente et de leurs anciennes lois. La religion des vaincus étoit scrupuleusement respectée. Le polythéisme, qui recommandoit l’adoration des dieux étrangers, inspiroit des ménagemens pour tous les cultes. Le sacerdoce égyptien conserva sa puissance sous les Perses. L’exemple de Cambyse qui étoit en démence ne doit pas être cité : mais Darius, ayant voulu placer dans un temple sa statue devant celle de Sésostris, le grand-prêtre s’y opposa, et le monarque n’osa lui faire violence. Les Romains laissèrent aux habitans de la plupart des contrées soumises leurs autorités municipales et n’intervinrent dans la religion gauloise que pour abolir les sacrifices humains.

Nous conviendrons cependant que les effets de la conquête étoient devenus très doux depuis quelques siècles, et sont restés tels jusqu’à la fin du dix-huitième. C’est que l’esprit de conquête avoit cessé. Celles de Louis XIV lui-même étoient plutôt une suite des prétentions et de l’arrogance d’un monarque orgueilleux que d’un véritable esprit conquérant. Mais l’esprit de conquête est ressorti des orages de la révolution française plus impétueux que jamais. Les effets des conquêtes ne sont donc plus ce qu’ils étoient du temps de M. de Montesquieu.

Il est vrai, l’on ne réduit pas les vaincus en esclavage, on ne les dépouille pas de la propriété de leurs terres, et on ne les condamne point à les cultiver pour d’autres, on ne les déclare pas une race subordonnée appartenant aux vainqueurs.

Leur situation paroît donc encore à l’extérieur plus tolérable qu’autrefois. Quand l’orage est passé, tout semble rentrer dans l’ordre. Les cités sont debout : les marchés se repeuplent : les boutiques se rouvrent ; et, sauf le pillage accidentel, qui est un malheur de la circonstance, sauf l’insolence habituelle, qui est un droit de la victoire, sauf les contributions, qui, méthodiquement imposées, prennent une douce apparence de régularité, et qui cessent, ou doivent cesser, lorsque la conquête est accomplie, on diroit d’abord qu’il n’y a de changé que les noms et quelques formes. Entrons néanmoins plus profondément dans la question.

La conquête, chez les anciens, détruisoit souvent les nations entières ; mais quand elle ne les détruisoit pas, elle laissoit intacts tous les objets de l’attachement le plus vif des hommes, leurs mœurs, leurs lois, leurs usages, leurs dieux. Il n’en est pas de même dans les temps modernes. La vanité de la civilisation est plus tourmentante que l’orgueil de la barbarie. Celui-ci voit en masse : la première examine avec inquiétude et en détail.

Les conquérans de l’antiquité, satisfaits d’une obéissance générale, ne s’informoient pas de la vie domestique de leurs esclaves ni de leurs relations locales. Les peuples soumis retrouvoient presqu’en entier, au fond de leurs provinces lointaines, ce qui constitue le charme de la vie, les habitudes de l’enfance, les pratiques consacrées, cet entourage de souvenirs, qui, malgré l’assujettissement politique, conserve à un pays l’air d’une patrie.

Les conquérans de nos jours, peuples ou princes, veulent que leur empire ne présente qu’une surface unie, sur laquelle l’œil superbe du pouvoir se promène, sans rencontrer aucune inégalité qui le blesse ou borne sa vue. Le même code, les mêmes mesures, les mêmes réglemens et, si l’on peut y parvenir, graduellement la même langue, voilà ce qu’on proclame la perfection de toute organisation sociale. La religion fait exception ; peut-être est-ce parce qu’on la méprise, la regardant comme une erreur usée, qu’il faut laisser mourir en paix. Mais cette exception est la seule ; et l’on s’en dédommage, en séparant, le plus qu’on le peut, la religion des intérêts de la terre.

Sur tout le reste, le grand mot aujourd’hui, c’est l’uniformité. C’est dommage qu’on ne puisse abattre toutes les villes pour les rebâtir toutes sur le même plan, niveler toutes les montagnes pour que le terrain soit partout égal : et je m’étonne qu’on n’ait pas ordonné à tous les habitans de porter le même costume, afin que le maître ne rencontrât plus de bigarrure irrégulière et de choquante variété.

Il en résulte que les vaincus, après les calamités qu’ils ont supportées dans leurs défaites, ont à subir un nouveau genre de malheurs. Ils ont d’abord été victimes d’une chimère de gloire, ils sont victimes ensuite d’une chimère d’uniformité.




  1. Pour qu’on ne m’accuse pas de citer faux, je transcris tout le paragraphe. « Un État, qui en a conquis un autre, le traite d’une des quatre manières suivantes. Il continue à le gouverner selon ses lois, et ne prend pour lui que l’exercice du gouvernement politique et civil ; ou il lui donne un nouveau gouvernement politique et civil ; ou il détruit la société et la disperse dans d’autres ; ou en fin il extermine tous les citoyens. La première manière est conforme au droit des gens que nous suivons aujourd’hui : la quatrièmeest plus conforme au droit des gens des Romains. » Esprit des Lois, liv. X, ch. 3.