De l’enseignement des littératures slaves

De l’enseignement des littératures slaves
Revue des Deux Mondes, période initialetome 13 (p. 365-375).
DE L'ENSEIGNEMENT DES LITTERATURES SLAVES.


M. Cyprien Robert, dont nos lecteurs n’ont pas oublié les travaux sur le monde slave, est chargé de suppléer M. Mickiewicz au Collège de France. Dans sa leçon d’ouverture, M. Robert a nettement indiqué le but de son cours : ce n’est point par des généralités brillantes qu’il veut conquérir son auditoire, c’est par l’attrait que les études sérieuses n’ont point encore perdu pour quelques esprits, et aussi par l’ascendant de ses propres sympathies pour la race slave, dont il a caractérisé le noble génie avec une émotion pénétrante. Le caractère même de cette leçon, accueillie par d’unanimes applaudissemens, et où des faits, des souvenirs attachans, tiennent la place d’aperçus dogmatiques, est d’un heureux augure pour la suite du cours.


I.

En paraissant au milieu de vous, messieurs, je ne puis, je ne dois pas vous dissimuler l’impression pénible dont je me sens saisi. Cette place que je viens occuper est celle d’un des écrivains les plus chéris, les plus populaires du monde slave ; beaucoup d’entre vous regrettent de ne plus entendre son éloquente parole, et seront portés à établir un parallèle sévère entre cette parole ardente et la mienne. — Je l’avoue, je n’aurais point accepté la position difficile qui m’était faite, si, en l’acceptant, je n’avais répondu aux désirs formellement exprimés par M. Mickiewicz, en même temps que j’obéissais à un instinct du cœur qui me pousse, depuis longues années, à défendre, partout où je le puis, la cause des Slaves. J’aime ces peuples, je les vois trop peu connus en France, et je sens tout l’avantage qu’il y aurait pour ma patrie à les mieux connaître. Voilà ce qui m’a déterminé à ne pas laisser cette chaire plus long-temps muette. Je me suis dit : L’affection qui m’a soutenu dans mes voyages et mes études saura bien me soutenir encore dans cette carrière nouvelle, inattendue pour moi, et où je m’engage peut-être avec témérité, mais non pas du moins sans dévouement.

J’aurai besoin, messieurs, de toutes vos sympathies pour conserver à cette chaire une partie bien faible de la renommée qui l’entoura à sa naissance. Grace à vous, cette renommée fut grande. Le retentissement des premières paroles sorties de cette enceinte fit créer presque aussitôt, dans diverses capitales du continent, sept autres chaires analogues à celle-ci. -Vous désirez, je pense, savoir où sont ces auditoires, attirés comme vous par l’attrait de nouveauté des questions slaves ; il ne peut vous être indifférent d’apprendre quel est le caractère spécial de chacun de ces cours. La marche qu’ils suivent peut, en effet, jusqu’à un certain point, nous éclairer nous-mêmes sur la marche à suivre ici.

Parmi les sept chaires de langue slave dérivées, pour ainsi dire, de celle de Paris, il y en a trois qui pourraient, avec le temps, acquérir une haute importance : ce sont celles de Berlin, de Pétersbourg et de Moscou. Un jeune érudit bohême, M. Cybulski, a été chargé d’initier le public berlinois aux mystères de la slavistique. On regrette que, dans sa timidité, M. Cybulski réduise presque son cours à un simple exposé de grammaire comparée : il paraît craindre, et non à tort peut-être, d’attirer sur son enseignement slave, au milieu de cette capitale allemande, une popularité dangereuse. A Pétersbourg, le savant professeur Preis semble également, quoique pour d’autres motifs, préoccupé de la crainte de faire du bruit. La rare étendue de ses connaissances philologiques ne l’aide qu’à lui faire trouver plus facilement les moyens d’éluder les faits généraux et les grandes questions littéraires du slavisme. Le programme de son cours embrasse quatre années. Au lieu d’offrir des tableaux d’ensemble, M. Preis marche lentement d’une peuplade à l’autre, sans paraître admettre chez les Slaves d’autre nationalité que celle des Russes. Commencé par des recherches sur les divers dialectes des tribus méridionales intermédiaires entre l’Italie et la Grèce, ce cours expose maintenant l’état des littératures slovaque, bohème et polonaise. Il se terminera par une grammaire générale des cinq langues de la race slave. On peut attendre du savant russe un monument durable de philologie comparée. M. Preis est peut-être, à cette heure, le premier des slavistes.

Le professeur de la chaire de Moscou, M. Bodianski, se signale par un esprit tout différent ; il représente la partie enthousiaste, inspirée, de l’érudition ; son programme reproduit d’ailleurs à peu près les divisions du cours de M. Preis : c’est une revue successive des différentes langues slaves, en commençant par celle des Bohèmes ; mais, à ces langues, M. Bodianski rattache la tradition vivante, le chant populaire, l’histoire nationale ; il s’applique même à constater autant qu’il le peut l’état actuel de chaque peuple. C’est à la fois le plus pratique et le plus ardent des slavistes ; seulement, en vrai Moscovite, il voudrait absorber tous les Slaves dans la nationalité russe.

La Russie possède encore deux autres chaires de littérature slave aux universités de Jarkof et de Kasan. À Jarkof, M. Sreznievski, laissant de côté les rapprochemens philologiques, appelle toute l’attention de ses auditeurs sur la nationalité et la littérature populaire des différens pays slaves. Quant à M. Grigorovitch, le professeur de Kasan, il se place à un autre point de vue. Son programme de 1844 annonce textuellement que « les premières leçons seront consacrées à tracer les frontières géographiques de chaque dialecte slave, et à raconter l’histoire de la formation de chacun de ces dialectes depuis les temps primitifs jusqu’au XIVe siècle. » Le professeur passera ensuite à la théorie de la langue sacrée, puis des langues serbe, carinthienne, bohême, lusacienne et polonaise, rattachant à cette grammaire comparée des observations théoriques sur la structure générale des langues humaines. À cette partie philologique succédera l’histoire littéraire slave, d’abord celle du moyen-âge du XIe au XVe siècle, puis celle de l’époque de transition (XVe et XVIe siècles), et enfin celle des temps modernes jusqu’à nos jours. Quoique sentant un peu l’hyperbole russe, le plan de ce cours est grand et logique ; nous apprendrons bientôt comment M. Grigorovitch tient ses promesses.

Il faut l’avouer, le cabinet de Pétersbourg, par l’intermédiaire de ses curateurs, donne à ces quatre professeurs un programme large et libéral. Il les autorise à traiter non seulement des langues et des littératures, mais encore des différentes nationalités slaves sous les points de vue les plus divers. Leur ethnographie, leur histoire, l’état de leur pays et même de leur législation, tout rentre dans ce vaste cadre.

Ce n’est pas seulement la Russie qui se préoccupe du slavisme : l’Allemagne savante s’en préoccupe également. On enseignait déjà depuis long-temps la langue bohême à l’université de Vienne. Le gouvernement autrichien vient de créer deux chaires nouvelles pour l’étude de la même langue. Les élèves de l’Institut polytechnique assistent à l’un de ces cours ; l’autre se fait à l’académie Joséphinique. Le programme tracé en 1844, avec l’autorisation du cabinet impérial, par le professeur de cette dernière chaire, M. Hromatko, offre les plus grandes analogies avec le programme moscovite de l’université de Kasan.

Les mêmes tendances se manifestent dans le nord germanique ; à Leipzig le savant M. Jordan, à Breslau M. Tchelakovski, tout comme M. Cybulski à Berlin, s’efforcent de rivaliser avec les professeurs russes. On ne peut même guère douter qu’ils ne l’emportent sur ces derniers pour l’érudition malheureusement ils ont à lutter contre la disposition secrète de leurs auditoires allemands, qui, dans un esprit de rivalité jalouse, ne laisseraient peut-être pas impunie l’expression d’une pensée franche et libre sur le passé et l’état présent des littératures slaves. Ainsi forcément restreints au domaine philologique, ces professeurs se renferment dans des études comparatives sur les différentes langues slavones. Il est vrai qu’à Breslau M. Tchelakovski ose consacrer une partie de ses leçons à la littérature et même à l’histoire ; mais son objet principal demeure néanmoins la philologie, pour laquelle tous ces professeurs affectent, non sans motifs, une grande prédilection. Nous sommes donc forcés de le reconnaître, beaucoup plus éclairés, plus avancés que la Russie dans la voie libérale, les états de l’Allemagne se montrent cependant, vis-à-vis des chaires slaves qu’ils ont fondées, beaucoup moins tolérans que le gouvernement russe.

Quand on pense que c’est sous le sceptre du tsar que la liberté de discussion, pour les plus importantes questions de la littérature slave, est réduite à s’épanouir, on ne peut se défendre d’un sentiment de joie, en voyant un auditoire à la fois slave et français s’assembler ici, dans cette capitale de la pensée, chez le peuple qui a le cœur le plus sympathique et la parole la plus libre du monde. On se sent porté à remercier du fond de l’ame les hommes d’état dont la sage prévoyance a fondé cette chaire, où l’on peut réparer toutes les omissions, toutes les pénibles réticences imposées aux autres chaires slaves, et débattre sans crainte toutes les questions qu’on évite ailleurs. Le moins que l’opinion publique pût désirer pour la chaire de Paris, c’était sans doute qu’elle ne se montrât sous aucun rapport inférieure aux chaires russes. Aussi avait-on choisi pour représenter le slavisme parmi nous un des hommes les plus aptes à atteindre ce but, un homme dont les poèmes intraduisibles, quoique cependant traduits dans toutes les langues de l’Europe, sont presque passés chez les nations slaves à l’état de chants populaires, un homme dont plusieurs ouvrages ont eu jusqu’à vingt éditions dans des contrées où deux éditions en représentent dix pour notre pays. Je ne puis en dire davantage sur ce sujet. Sans des circonstances impossibles à prévoir, je n’aurais jamais paru dans cette enceinte. Ma place et mon devoir étaient ailleurs. Je ne suis point un savant, mais j’aime les Slaves, j’ai vécu près de dix ans voyageur au milieu d’eux, et c’est avec une sympathie profonde que j’ai étudié leur état social et leur littérature. Voilà mes seuls titres à venir suppléer ici l’un des plus grands écrivains du Nord. S’il suffisait d’une vive affection pour être toujours persuasif et vrai, personne ne parlerait des Slaves avec plus d’éloquence et de vérité que moi : personne au moins, je le sens, ne parlera d’eux avec plus d’amour.

Ce qui m’encourage surtout, c’est la certitude de ne pas travailler seul. Ce que je ne pourrai faire, d’autres le feront ; là où je me tromperai, il s’élèvera des voix empressées à me rectifier. Les questions restées jusqu’ici les plus obscures se trouveront bientôt éclairées d’un jour nouveau : comment en douter, quand on voit les efforts que font partout les Slaves pour conquérir la science, pour s’élever enfin au niveau des grandes nations civilisées ? On ne sait pas assez quelle moisson d’idées nouvelles et de faits encore inconnus se cache dans ces littératures, dans ces langues jusqu’à présent dédaignées, quoique ceux qui les parlent occupent géographiquement les deux tiers de l’Europe. Depuis tant de siècles que les slavistes travaillent obscurément ensevelis dans leurs bibliothèques, comme des moines au fond de leurs cellules, depuis si long-temps que ces hommes laborieux vivent et meurent cloués à leur tâche par un destin ingrat, sans pouvoir attirer sur les questions slaves la moindre attention, ils ont entassé dans tous les genres systèmes sur systèmes. Enfin le moment d’une juste appréciation semble arrivé pour eux.

Il y a trente ans, qui pensait aux Slaves ? Il y a dix ans, quoique l’attention fût déjà éveillée à leur sujet, qui songeait à s’occuper de leurs langues ? Et aujourd’hui voilà que tout à coup huit auditoires, dans autant de grandes villes, s’assemblent pour étudier les littératures slaves. Ces langues, naguère encore repoussées par l’aristocratie même des empires dont elles sont l’expression nationale, ces langues tendent maintenant à devenir, comme l’allemand ou l’anglais, une branche indispensable de l’enseignement public. L’honneur de ce changement si rapide de l’opinion de l’Europe à l’égard des Slaves est dû en grande partie à la France, dont on retrouve l’action bienfaisante partout où il y a une justice à rendre, une réhabilitation à opérer. La réhabilitation de la race slave semble devoir être l’œuvre du siècle ; aussi voyons-nous le siècle, fidèle à sa mission, appeler de lui-même les Slaves à venir plaider leur cause devant lui.


II.

Les Médicis, au moyen-âge, avaient fondé à Florence une chaire où l’on enseignait le dialecte illyrien de Raguse, uniquement parce que Venise, la rivale de Florence, gouvernait alors et opprimait les pays illyriens. Un motif analogue doit décider la France à propager l’étude des questions slaves. Il est remarquable, en effet, que partout où des populations de langues et de mœurs différentes se trouvent mêlées aux Slaves, sous un même gouvernement, comme en Prusse, en Autriche, en Hongrie, les Slaves se distinguent de leurs rivaux en ce qu’ils forment dans ces états le parti français, le parti qui réclame constamment les lois, l’influence sociale, et même l’alliance de la France. N’y eût-il pas d’autre motif, celui-ci suffirait déjà pour expliquer l’existence d’une chaire slave à Paris.

Cette chaire a un double but, littéraire et historique. Le but littéraire est général ; il intéresse plus ou moins tout le monde, sans faire acception d’aucun pays. Le but historique, au contraire, nous semble rattaché d’une manière spéciale aux intérêts français ; il s’agit de montrer le plus possible, à l’aide de l’histoire, les liens de sympathie qui ont de tout temps uni les Slaves à la France.

Pour la partie purement littéraire de son programme, cette chaire ressemble à toutes les autres. On lui demande d’expliquer, de commenter les plus beaux monumens des littératures slaves, on lui demande de la critique. Seulement cette critique doit porter l’empreinte de l’esprit français, c’est-à-dire être indépendante, impartiale ; elle doit tendre aux généralités, embrasser les divers points de vue slaves, mais, autant que possible, les dominer tous, les subordonner tous au point de vue européen. Le plus beau privilège de la critique française (et ce qui distingue surtout l’enseignement du Collège de France), c’est l’art de vulgariser, de grouper les faits épars, de résumer en un faisceau tous les travaux isolés, en un mot de donner au monde des formules. Certes, amener à des formules générales, réduire en corollaires toutes les questions de la slavistique, serait une rude tâche. On se plaint déjà de la difficulté de résumer l’érudition allemande, quoique cette érudition se serve d’une langue unique et qu’elle ait une foule de points connus. Que serait-ce donc s’il fallait résumer l’érudition slave, qui s’entasse depuis des siècles en cinq langues différentes ? Aussi n’aurai je point la vanité d’y prétendre. Pour la partie de pure érudition, je m’efforcerai d’être aussi bref que possible. Je sens d’ailleurs tout ce qu’aurait ici de fastidieux un cours d’érudition slavistique : l’importance de pareilles questions ne peut être bien sentie que dans les pays slaves. Je me contenterai donc d’indiquer, sur chacune de ces questions, la donnée générale, et de présenter le dernier résultat. — Les monumens de la littérature nationale, surtout les poésies, les chants et les légendes populaires, telle est l’inépuisable mine d’où je tirerai mes principales ressources ; mais à cette partie attrayante et facile je devrai en joindre une autre plus importante, comme aussi plus épineuse, et où chaque parole devra être soigneusement pesée : je veux dire l’appréciation historique.

Dans cette seconde partie de ma tâche, il s’agit d’éclairer par l’histoire les tendances de la littérature, il s’agit de faire bien comprendre la véritable situation des différens peuples slaves dans leur rapports internationaux et dans leurs relations morales avec la France. Il y a là évidemment un but pratique, un but d’utilité nationale. Il s’agit dans cette partie du cours de faire servir la littérature à entretenir, à cimenter l’antique lien d’amitié qui n’a jamais cessé d’exister entre la France et les Slaves de la Pologne, de l’Autriche, de l’Illyrie. Cette force d’attraction qui existe entre les deux races slavone et française agit vraiment avec une sorte de pouvoir magnétique. Jetez les yeux sur un bateau à vapeur où se trouvent des voyageurs de toutes les nations. Le Slave de Pologne, de Bohême, de Dalmatie, le Russe même, à qui va-t-il d’abord ? Au Français ; c’est avec le Français qu’il se lie, qu’il fraternise de préférence. Les Slaves sont de tous les peuples ceux dont le caractère ressemble le plus au nôtre, ceux qui s’amalgament le plus vite avec nous. Il n’y a pas un slaviste qui ne pense (et j’ai moi-même entendu dire mille fois aux paysans d’Illyrie et de Bohême) que si, au lieu de l’épaisse muraille du corps germanique, c’était le Rhin seul qui les séparât de la France, il y a des siècles qu’il n’existerait plus de frontière entre eux et nous.

Ne verrait-on d’incontestable dans tous ces faits que le besoin irrésistible chez le Polonais de concourir à tout ce qu’entreprend la France, de tels symptômes sont assez graves pour mériter notre attention. Qu’on réfléchisse que du temps de Napoléon le cadre des légions polonaises a toujours été complet. A mesure que leurs rangs s’éclaircissaient sous le canon des rois absolus, les places vides étaient aussitôt prises par de nouveaux venus, et l’on a calculé que deux cent mille Polonais ont ainsi succombé sous le drapeau français depuis la révolution. Deux cent mille volontaires polonais morts pour soutenir la France dans ses jours de péril ! n’est-ce pas assez pour établir un lien éternel entre les deux nations ?

Quant à l’esprit général de mes appréciations historiques, je le résume en deux mots :

C’est comme Français que je compte esquisser les évènemens, signaler les tendances des peuples slaves. N’ayant chez aucun de ces peuples le droit de cité, je m’abstiendrai religieusement de prendre parti dans les querelles qui les divisent, excepté pour les cas où l’humanité serait en cause. Loin de me blâmer de ma neutralité, les Slaves s’en réjouiront, je l’espère, comme d’une garantie de plus en leur faveur. Ce cours différera donc essentiellement de tous ceux dont on a vu plus haut les programmes, et qui partent, les uns de l’idée russe, les autres de l’idée polonaise. Notre seul guide, à nous, sera l’opinion libérale et l’intérêt de la France.

Pour mieux rattacher l’histoire et les tendances slaves aux grandes questions qui intéressent la France, et en même temps pour éviter de nous enrôler sous le drapeau historique, soit de la Pologne, soit de la Russie, c’est-à-dire pour mieux rester dans la question slave pure, nous porterons notre principale attention sur les Slaves du midi, qui sont, géographiquement du moins, les plus voisins de la France, sur ces Illyriens dont les rivages se voient d’Ancône, sur ce grand peuple dispersé qui borde à la fois les rivages autrichiens de l’Adriatique et les rivages turcs de la mer Noire. Montrer le rôle traditionnel de ce peuple dans la Méditerranée, ses connexions anciennes et actuelles avec la Grèce et avec Constantinople, révéler la part trop ignorée qu’il a eue et qu’il aura toujours dans la solution des questions orientales, attirer en un mot l’attention publique sur les Slaves de la Méditerranée, c’est évidemment servir la France, qui a dans ce grand lac européen de si graves intérêts engagés. On s’est trop habitué à ne voir de Slaves que dans le nord ; on ne réfléchit pas que leurs plus fortes positions sont au contraire dans le midi, et que depuis un quart de siècle leur principal front d’attaque est tourné vers les mers grecques, le Bosphore et l’Asie.

Je viens de signaler le but littéraire et le but historique, les motifs d’utilité scientifique et d’utilité sociale qui semblent avoir dirigé notre gouvernement dans la création de la chaire slave. Il me reste à exposer de quels moyens je compte me servir pour atteindre le double but assigné à ce cours par ses fondateurs.


III.

Deux méthodes se présentent pour enseigner les littératures slaves, la méthode synthétique et la méthode d’analyse. Vous devinez, messieurs, quelle méthode sera la mienne. Les savantes synthèses panslavistes adoptées par les professeurs des pays slaves seraient ici, croyez-moi, une impossibilité. Quand on n’est pas né Slave, avant d’envisager philologiquement toutes les langues et les littératures slaves en masse, il faut d’abord en connaître une suffisamment ; il faut autant que possible connaître la plus ancienne, la plus simple, celle qui donne le mieux la clé de toutes les autres. De même, pour bien apprécier la race slavone dans son ensemble, il est utile d’étudier d’abord les tribus de cette race qui, dans leurs mœurs, leurs lois, leur poésie, ont conservé avec le moins d’altération le type originel.

Cette langue, cette nation, cette poésie primitive slave, je crois les avoir trouvées en Illyrie. On me demandera sans doute comment je suis arrivé à cette conviction. Parti de l’idée qu’au fond de toute grande race il y a la tribu-mère, comme à l’origine de toute famille de langues il y a la langue-mère, j’avais cherché durant des années cette tribu et cette langue dans le nord de l’Europe. Nulle part je n’avais reconnu leur présence. Trouvant les Polonais et les Tchèques de Bohême dépositaires des plus anciens documens connus de l’histoire slave, j’en avais d’abord conclu que ces deux nations devaient être les plus anciennes, les plus originales de la famille slavone ; mais, en parcourant leurs provinces, je me convainquis de mon erreur. Le latinisme a trop profondément modifié le caractère primitif de la Pologne et de la Bohême, il est entré trop avant dans la vie même de l’homme des champs, et dans les cités le travail des idées modernes se fait trop sentir, pour qu’on puisse désormais, au milieu d’une telle fermentation, démêler aisément chez ces deux peuples le type natif de la race.

Après de vaines recherches, je me résignai enfin à aller demander ce type aux Russes ; mais je trouvai chez eux le génie slave aussi défiguré par les importations asiatiques, qu’il l’est en Pologne par les importations occidentales. Désespéré, je passai alors chez les Slaves qu’on dit barbares. — Tout avait contribué à m’y pousser. Le Polonais de Varsovie m’avait renvoyé aux montagnards cracoviens, aux Gorals indomptés des Karpathes, comme aux plus fidèles gardiens du caractère national. Les Russes de Moscou m’envoyaient à leur tour aux Russines de l’Oukraine et de la Gallicie, comme aux fondateurs de leur empire. Arrivé en Oukraine, je trouvais les mœurs, les légendes, les usages, toute la vie russine, tellement remplis de souvenirs méridionaux, que j’étais forcé d’aller chercher encore plus loin, dans le midi et dans l’orient, la fée gardienne du berceau slave. Ayant enfin traversé le Danube, je ne tardai pas à retrouver le Kosaque de l’Oukraine, le Russine de la Gallicie, le Goral polonais des Karpathes et le Goral bohême des Sudètes, en un mot toutes les tribus primitives des autres nations slaves admirablement résumées dans l’Illyrien des Balkans. Tout ce qui, chez les autres peuples slaves, ne vit plus qu’à l’état de légende et de mythe obscur s’offre encore à l’état de loi vivante dans cette immuable et poétique Illyrie. Ne devais-je pas en conclure que je touchais enfin au roc vif, au terrain de première formation, que les Serbes d’Illyrie étaient vraiment les plus anciens des Slaves ?

Pour obtenir une plus complète évidence, je me mis à jeter dans le creuset de la critique ceux des historiens modernes qui font émigrer en masse la nation serbe du nord au sud, et qui n’admettent pas de population slavone entre le Danube et la Grèce avant l’ère chrétienne ; je me convainquis bientôt du peu de valeur des raisons qu’ils allèguent à l’appui de leurs théories historiques. Les traditions populaires vinrent ajouter leurs poétiques inductions aux preuves que je venais d’obtenir. Quantité de mythes grecs ne s’expliquent bien que par les mœurs slaves. Les chants héroïques les plus anciens de l’Illyrie s’accordent à regarder comme Slaves les Illyriens d’avant Jésus-Christ. Les antiquités du pays m’offrirent de nombreux vestiges de la lutte acharnée des Slaves contre Philippe et Alexandre-le-Grand dans le nord de la Macédoine, et sur l’Adriatique contre les flottes des Romains. Les Croates enfin me montrèrent, cachée dans un vallon de la Zagorie, la ruine barbare de Krapina, avec sa légende des trois frères Tchek, Lekh et Rouss, qui, pour fuir le joug de Rome, émigrèrent au-delà du Danube, et devinrent les pères des trois grands peuples, bohème, polonais et russe. Voilà comment j’ai été conduit à reconnaître que les Slaves ne viennent pas du nord, mais que leur berceau est dans le midi, près du berceau des Pélages.

Sans doute, la Providence semble avoir donné pour toujours à cette race de pâtres et de laboureurs la steppe sans bornes, afin qu’ils y moissonnent le blé de leurs repas et le fourrage pour leurs troupeaux ; mais ce champ héréditaire de la grande famille slave est nu ; il est ouvert à toutes les invasions. Ni la Pologne ni la Russie ne nous offrent aucune de ces chaînes de montagnes stratégiquement inattaquables, et où les nations vaincues peuvent se retrancher pour des siècles en attendant de meilleurs jours. Le Caucase, vous le savez, n’est pas slave ; loin de protéger la steppe, il n’a pas cessé, depuis le commencement du monde, d’y lancer la dévastation. Où sera donc le château fort, le refuge national de cette race de colons répandus dans toute la partie basse du globe, qui, comme un océan à sec, s’étend de la Chine à la Russie ? Quelle digue les défendra contre de nouvelles inondations d’hommes et contre l’attaque des idées étrangères à leur génie ? Je ne connais pas, pour la race et pour le génie slave, de meilleur rempart que la double chaîne d’Alpes habitées par les Illyriens et traversées par le Danube.

Le fleuve indompté qui fut d’abord la limite du monde habitable, qui sépara ensuite, durant deux mille ans, l’homme de la tente et l’homme de la cité, ce fleuve ne permit jamais ni aux hordes nomades, ni aux conquérans civilisés, d’altérer profondément la physionomie de ses rives. Après avoir, pendant tant de siècles, roulé les débris des armées romaines et les trésors pillés de Byzance, après avoir vu le naufrage de vingt empereurs depuis les Hohenstaufen jusqu’aux rivaux de Napoléon, le fleuve d’Illyrie continue de rugir au milieu des ruines. Les belliqueuses tribus campées sur ces rivages paraissent toujours prêtes, comme au temps d’Attila, à s’élancer sur leurs ennemis. Il est vrai que le Danube semble enfin vouloir adoucir sa voix tonnante, et murmurer aux oreilles des peuples qui boivent ses ondes les mots de paix et de fraternité. Il est vrai que pour la première fois on peut en sécurité le suivre dans tout son cours, remonter ses affluens jusqu’aux gorges les plus inaccessibles des Balkans, et visiter sans crainte des tribus dont l’Europe, jusqu’ici connaissait à peine le nom ; mais ces tribus n’en restent pas moins obstinées dans leurs mœurs natives. Toujours occupées de guerres au-dedans ou au dehors, pour leur compte ou pour celui des monarchies voisines, elles sont encore ce qu’elles étaient il y a mille ans. Ce sont incontestablement les moins mélangées d’entre les tribus slaves.

On connaît maintenant les motifs qui m’amènent à présenter les Illyriens comme ceux de tous les Slaves qui ont le mieux conservé le type moral et les traits de l’antique physionomie slavone. Ce type est surtout empreint dans les divers dialectes dont se compose la langue de l’Illyrie. L’illyrien primitif, devenu au moyen-âge la langue d’église, nous paraît celui de tous les idiomes slaves qui offre les caractères d’antiquité les plus incontestables, et qui, par conséquent, s’approprie le mieux à un cours d’études linguistiques sur cette famille de langues. S’il devient un jour possible d’ajouter à ce cours général un cours pratique et spécial, un cours de grammaire et d’explications philologiques, ce sera l’illyrien, messieurs, qui en formera la base, ce sera l’illyrien dont nous lirons en commun les auteurs classiques. Puisse ce résultat m’être accordé ! je le regarderai comme mon plus beau triomphe.

J’ajouterai en finissant un dernier mot sur les résultats généraux auxquels cette chaire me semble destinée à concourir. On a prétendu qu’une pensée de propagande à l’extérieur avait inspiré la création de la chaire slave de Paris. Si vous entendez par propagande cette agitation qu’appelle une grande partie de la jeunesse slave, et qui consiste à surexciter, par tous les moyens possibles, les passions des opprimés contre une oppression qu’il semble bien difficile de secouer dans, le moment actuel, j’avouerai franchement qu’une telle propagande me paraît imprudente et cruelle ; mais, en retour, aucun effort ne me coûtera pour propager les idées de liberté, par la fraternité et le pardon, au sein de ces sociétés malheureuses, où tout respire encore la haine et la guerre. Je verrais le plus ardent de mes vœux accompli, si je pouvais contribuer à convaincre les Slaves que ce n’est point par des doctrines exclusives et haineuses, mais en se tendant tous la main les uns aux autres, et surtout en sachant placer héroïquement, au-dessus même de leur intérêt national, l’intérêt du genre humain, qu’ils parviendront enfin à intéresser l’Europe entière et à émanciper leur patrie.

Sans doute, le joug des Slaves est dur. En traversant ces masses d’hommes asservis, on conçoit le désespoir qui porte les ames énergiques de ces contrées à saisir la plume comme un poignard, à se jeter dans la littérature comme dans une guerre acharnée. Quoique sympathisant avec ces martyrs, vous ne me demanderez pas la véhémence de leur langage. Ma position ici n’est point ce qu’elle serait ailleurs ; ici je dois m’interdire religieusement toute tendance à imposer mes opinions ; je dois exposer les faits et les idées, et laisser chacun des auditeurs juger en lui-même suivant sa conscience. Le professeur de cette chaire a pour unique mission d’observer et de dire ce qu’il voit : il est, il doit rester voyageur en pays slave. Cette absence de tout esprit de parti me paraît la première de toutes les conditions pour parler sur des sujets et devant un auditoire où sont représentées des nations opposées entre elles, les unes opprimées, les autres oppressives, toutes encore séparées par une foule d’antipathies.

Ce n’est pas une tâche aisée que d’aborder, même littérairement, les questions du slavisme. Chacune de ces questions est un drapeau derrière lequel se groupent des légions de combattans, impatiens de résoudre par l’épée les problèmes que la plume a posés.

La conduite des cabinets d’Allemagne vis-à-vis des royaumes slaves qu’ils ont assujettis n’est certes pas de nature à calmer l’irritation des vaincus. Le génie absolu de l’Allemagne ne sait opposer au mouvement panslaviste qu’un plan général de germanisation. C’est surtout dans la Silésie et la Prusse orientale que l’administration prussienne fait les plus grands efforts pour obliger les enfans polonais à apprendre l’allemand. Les Slovaques de Hongrie subissent de la part de l’aristocratie maghyare un traitement peu différent. Dans un tel état de choses, faut-il s’étonner que la Russie parvienne à se poser en apparence comme la seule puissance vraiment amie des Slaves ? Il serait imprudent de se le dissimuler, les chaires de littérature slave de l’empire russe sont fondées dans des intentions peu favorables à l’Europe. Aux examens du dernier semestre de 1844, le professeur de la chaire de Moscou terminait son discours de clôture en encourageant les Slaves de Bohême et de Hongrie à résister aux tentatives de l’Autriche pour leur enlever l’idiome de leurs pères. L’orateur ajoutait qu’ils ont derrière eux, pour les soutenir, la Russie, et que, s’ils oubliaient leur langue, on verrait, au bout de cent ans, les savans russes revenir, non sans escorte probablement, enseigner le slavon aux lieux où cet idiome est né.

Dans de pareilles circonstances, n’est-il pas clair qu’une appréciation des littératures slaves, faite à Paris sans aucun esprit de système, pourrait obtenir avec le temps les plus utiles résultats ? Il suffit pour cela que notre but à tous soit un but de conciliation, et que nous évitions avec le plus grand soin de nous enrôler avant l’heure dans aucun des partis belligérans. Entre l’Allemagne qui redoute et arrête le développement slave, et la Russie qui s’indigne de voir ce développement entravé, la France semble appelée à exercer bientôt une glorieuse médiation. C’est à vous, messieurs, qui vous intéressez aux questions slaves, qu’il appartient de former l’opinion, et de préparer la France au rôle que la Providence lui réserve dans un avenir peut-être plus prochain que nous ne pensons.