De l’association littéraire et scientifique en France/02

De l’association littéraire et scientifique en France
Revue des Deux Mondes, période initialetome 16 (p. 792-818).
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DE L'ASSOCIATION


LITTERAIRE ET SCIENTIFIQUE


EN FRANCE.




II.[1]
LES SOCIETES SAVANTES ET LITTERAIRES DE LA PROVINCE.




I.

Des différences profondes et une sorte d’hostilité même séparent, en matière de science et de littérature, la province et la capitale. Aux yeux des écrivains et des savans qui ont acquis par un long séjour le droit de bourgeoisie parisienne, tout ce qui se fait en dehors du département de la Seine est à peu près considéré comme non avenu. Quel libraire oserait éditer à ses risques et périls un livre écrit à Carpentras, à Mulhouse, fût-ce même à Strasbourg et à Bordeaux ? A combien de démarches et de sollicitations l’auteur ne devrait-il pas s’astreindre, s’il voulait obtenir dans les journaux en crédit quelques lignes d’éloge ou même de critique sévère ! Est-ce à dire pour cela que la province soit déshéritée ? Nous sommes loin de le penser, et, en admettant même qu’elle soit condamnée pour long-temps encore à une notable infériorité intellectuelle vis-à-vis de la capitale il faut tenir compte des efforts, des intentions, et surtout des obstacles en quelque sorte matériels qui arrêtent son essor. La plupart des hommes qui se vouent loin de Paris aux travaux de la pensée ne peuvent donner à l’étude que des momens dérobés à des fonctions publiques, à l’activité de la vie industrielle. Les livres, les collections manquent, et ce qui manque surtout, c’est le contact, la causerie avec les hommes spéciaux, ressource immense dont tant de gens profitent avec une habileté si grande dans la vie parisienne. Ajoutons, à l’honneur de la province, que la littérature n’y est pas un métier, mais une distraction sérieuse : les écrivains y sont, sinon plus modestes, du moins plus désintéressés que dans la capitale ; on s’y préoccupe davantage des choses vraiment utiles, on y est mieux en garde contre les exagérations de toute nature qui dans Paris, jettent souvent hors de la bonne voie tant d’esprits doués d’heureuses qualités natives.

Sous tous les rapports, le progrès est sensible depuis quinze ans, et l’association scientifique et littéraire s’est développée dans les départemens comme dans la capitale. Le nombre des académies ; des sociétés de toute espèce, augmente chaque jour dans une proportion notable[2], et, à côté des académies, se sont placés dans ces dernières années les associations provinciales, les congrès régionnaires, les congrès généraux. Parmi les sociétés, les unes sont tout-à-fait spéciales, et s’occupent exclusivement soit de médecine, soit d’archéologie, soit enfin d’industrie ou de sciences naturelles ; les autres, et c’est le plus grand nombre, sont partagées, comme l’Institut, en sections distinctes, et, elles embrassent de la sorte le vaste ensemble des connaissances humaines. La plupart d’entre elles publient le compte-rendu de leurs séances publiques et de leurs travaux, des bulletins qui sont, suivant les ressources dont elles disposent, trimestriels ou mensuels, des annuaires départementaux ; quelquefois même, comme à Troyes, à Évreux ou à Rochefort, elles font imprimer à leurs frais des ouvrages composés par les membres résidans, et dans le nombre il en est, comme l’académie des Jeux floraux, les académies de Dijon, de Lyon ou de Marseille, qui ont acquis une importance assez grande pour écrire leur propre histoire. Les volumes édités par les académies forment chaque année une collection fort étendue[3], surtout si l’on ajoute aux mémoires et aux bulletins les publications agricoles, et c’est là qu’il faut chercher en quelque sorte le maximum de densité des forces intellectuelles de chaque ville. À Paris, la plupart des société savantes restent en arrière du mouvement ; les membres qui les composent ne prennent à leurs travaux qu’une très faible part. En province, les sociétés se sont placées en tête du progrès, elles le dominent et le dirigent ; elles se recrutent des hommes les plus distingués, les plus influens, de chaque localité, et ces hommes travaillent et produisent. Examinons donc ce qu’elles ont fait, vers quel but ont tendu leurs efforts, quelles ont été sur les différens points du royaume leurs préoccupations les plus vives. Tout en les suivant dans le détail de leurs travaux, nous citerons ceux de leurs membres qui ont le plus efficacement contribué à propager le goût des études sérieuses, et nous ne tarderons pas à reconnaître que ce n’est point sans raisons que la province accuse Paris d’être à l’excès indifférent, injuste même envers elle.


II.

Ce qui frappe au premier abord quand on compare le nord et le midi de la France, c’est la prédominance littéraire du midi, la vivacité de l’instinct poétique des hommes de la langue d’oc, la persistance des patois dans les littératures locales. La Provence, le Roussillon, le Languedoc, la Gascogne, ont leurs poètes qui chantent en bers gscouns ou en vers prouvençaou, comme au temps des cours d’amour. Les poésies patoises y trônent entourées d’hommages sur les fauteuils académiques, et la vanité méridionale oppose avec orgueil les chants qu’elle a dictés aux plus heureuses inspirations des muses de la capitale. Ces poésies, du reste, n’arrivent point jusqu’au peuple, qui, à l’exception de quelques chansons modernes, ne connaît guère que les vers du vieux temps. La Bretagne compte aussi quelques bardes indigènes, et, en considérant la province au point de vue poétique, on pourrait la diviser en école marseillaise, — école toulousaine, — école bretonne. L’est et le nord sont beaucoup plus indifférens au rhythme et à la strophe. Dans l’est, et surtout à Strasbourg, on sent percer l’influence du voisinage de l’Allemagne. Les questions philosophiques ou théologiques y éveillent encore la passion des esprits curieux et graves. Les vieilles traditions des recherches patientes s’y sont maintenues dans toute leur rigueur. On s’occupe de médecine, d’histoire naturelle, et les travaux de ce genre se recommandent par une grande exactitude et grand sens d’observation. L’histoire, l’agriculture et les applications de la science à l’industrie attirent plus particulièrement l’attention des départemens du nord. Quant à la Normandie, elle forme pour ainsi, dire le véritable centré du mouvement académique, et c’est cette belle province qui a pris l’initiative dans l’institution des congrès et des associations entre les divers savans de la France et même de l’Europe entière.

Si nous cherchons maintenant, en passant des provinces aux villes, à faire la part des localités à déterminer leur rang d’après l’activité ou la solidité de leurs travaux, nous n’hésiterons point à donner les premières places, sur les points extrêmes, à Toulouse, à Strasbourg, à Caen et à Lyon.

En effet, nous trouvons à Toulouse à côté d’importans travaux académiques, quatre grands journaux, des publications spéciales de médecine et de droit ; un recueil littéraire périodique. Les collections de toute espèce, les bibliothèques, les musées, y prennent chaque jour un accroissement nouveau ; aussi la vieille cité de Clémence Isaure est-elle fière, peut-être même fière à l’excès, de cette prospérité ; et, dans les réunions de ses académies, dans les discours d’apparat, ses enfans manquent rarement de réclamer pour elle le titre glorieux de métropole intellectuelle du midi. À Caen, les ambitions sont moins hautes, mais le travail n’est pas moins actif : cette ville compte aujourd’hui une Société d’agriculture et de commerce, une Société de médecine, une Société linnéenne de Normandie, une Association normande, une Société vétérinaire, et, de plus, elle est le chef-lieu de la Société française pour la description et la conservation des monumens historiques. Lyon porte dans ses travaux la même tendance encyclopédique. On y trouve, outre l’Académie royale,dont l’histoire a été récemment écrite par M. Dumas, une Société académique d’architecture,qui publie des comptes-rendus annuels, une Société d’éducation, deux sociétés de médecine et une société linnéenne. Strasbourg se distingue dans l’étude des sciences naturelles ; on s’y occupe encore, ce qui est tout-à-fait exceptionnel en province, de philosophie, de métaphysique transcendante et même d’exégèse biblique.

Marseille, Nîmes, Montpellier, Bordeaux, Dijon, Rouen, Mâcon, Blois, Evreux, Besançon, Nantes, Lille, Metz, Mulhouse, Moulins, Reims, Saint-Omer, Amiens, ont également fait preuve de zèle. Une foule de villes beaucoup moins importantes ont marché avec ardeur dans la voie du progrès, et, si les résultats y sont moins sensibles, les efforts ne sont pas moins louables : toutes ont tendu vers le même but, vers un but élevé, le perfectionnement moral, les améliorations positives, et, pour s’en convaincre, il suffit de jeter les yeux sur bulletins, et leurs mémoires, de parcourir les programmes des prix, les discours prononcés dans les séances publiques que l’on compare, en effet, à trente ans de distance, les harangues académiques de la province : on sera frappé des changemens qui se sont opérés dans les idées. Sous l’empire et dans les premières années de la restauration, il suffisait, pour intéresser, de disserter sur le goût, l’indépendance de l’homme de lettres, le bonheur que procure l’étude, et l’orateur était quitte envers son auditoire quand il avait amené dans la péroraison, par des transitions plus ou moins habiles, un compliment « à ces juges gracieux, qui unissent à la délicatesse de l’esprit ces charmes heureux dont la présence embellit toutes les fêtes » Les naïvetés littéraires, les fadaises sentimentales, reparaissent bien encore ça et là, mais, en général, c’est le ton grave qui domine. On peut noter entre autres, comme exemples de sentimens généreux et de vues judicieuses, le discours prononcé, en 1835, par M. A. Passy, à l’ouverture de la session de l’Association normande, les études sur la morale sociale publiées par M. Boucher de Perthes, les comptes-rendus des séances publiques des académies du Gard et d’Amiens en 1841, et l’éloquente allocution de M. de Lamartine à ses collègues de l’Académie de Macon, dans la séance solennelle de 1838 « Vous avez senti, messieurs, disait le grand poète, que vos lumières ne vous appartiennent qu’à la condition de les répandre, et qu’élever ce qui est en bas, c’est grandir ce qui est en haut… Tout marche autour de vous. Vous arrêteriez-vous seuls ? Vous laisseriez-vous atteindre ? Non, messieurs ; hommes de loisirs, ou plutôt ouvriers nous-mêmes, mais ouvriers de la pensée et de la science, c’est à nous de participer les premiers à ce mouvement qui, s’il n’était pas unanime, deviendrait désordonné. Dans un état de civilisation où l’intelligence donne la force, on ne conserve son rang qu’à la condition de conserver sa supériorité morale ; quand l’ordre intellectuel est interverti, Je désordre n’est pas loin. Mais, sous ce rapport, vous faites plus encore pour maintenir l’harmonie sociale, vous la répandez autour de vous. Vous rapprochez, vous mettez en contact des hommes que la diversité de leur vie aurait peut-être involontairement séparés, et qui ne peuvent plus se haïr du jour où ils se sont estimés. Les mœurs de notre ville s’en adoucissent et s’en décorent. » - Ce que M. de Lamartine exprimait si bien avec l’entraînement de son beau langage, tous les bons esprits de la province le pensent avec lui, et les sociétés savantes s’efforcent de l’exécuter.

Les œuvres purement littéraires, dont nous parlerons d’abord, tiennent dans les recueils académiques une place fort restreinte. Le plus souvent même on y proteste contre les réunions qui n’ont pour objet que les simples distractions de l’esprit et qui sacrifient l’utile à l’agréable. En fait de prose, tout se borne à quelques comptes-rendus de livres envoyés par les correspondans, aux discours prononcés par les présidens dans les séances solennelles, à des dissertations sur des objets qui ont perdu depuis long-temps le privilège d’intéresser le public, et, pour ne donner qu’un exemple, nous indiquerons, dans les Mémoires de la Société des sciences, arts.et belles-lettres de l’Aube, de 1839, un long article traitant de l’influence du vin et du café sur la littérature française et sur la poésie. L’auteur, après avoir cité Ovide, Properce, Rabelais, Ronsard, Berchoux, conclut par un réquisitoire contre le café, qui peut bien, selon lui, former des philosophes et des mathématiciens, mais qui n’inspirera jamais les poètes, et il conseille l’usage du vin comme tonique intellectuel. Il aurait dû, par la même occasion, conseiller à ses lecteurs l’usage du café comme, un excellent remède contre le sommeil.

La critique figure aussi dans les publications des sociétés ; mais ce n’est souvent qu’une apothéose des grands hommes de clocher. Il faut cependant rendre cette justice aux Aristarques de la province que, s’ils se fourvoient en matière d’art et de goût, ils ne négligent jamais le point de vue moral. Ils sont honnêtes et de bonne foi, ce qui, de notre temps, implique déjà une certaine originalité. Tous-les écarts de la littérature, toutes les doctrines pernicieuses, toutes les innovations téméraires, sont énergiquement flétris, et ils manquent rarement l’occasion de protester contre ce qu’ils appellent les désespérantes conceptions, de l’esprit de ruine. C’est ainsi que dans un rapport sur le concours ouvert en 1843 par l’académie royale du Gard sur cette question : De l’influence du christianisme sur l’esprit de famille, on trouve un blâme très sévère contre les philosophes qui, de négation en négation, en viennent à réhabiliter la métempsycose, contre les prédications de l’école socialiste et les : romanciers qui, voulant affranchir la femme, l’invitent à se rendre à O’Taïti « pour y prendre des exemples et des leçons de morale conjugale. » Les égaremens du théâtre et du feuilleton ont rencontré sur tous les points des censeurs sévères. Le succès, les éloges de la presse parisienne elle-même, n’entravent en rien la liberté des jugemens ; et, sous ce rapport, les hommes intelligens de la province sont beaucoup moins disposés qu’on ne le pourrait croire à subir l’impression de la capitale. On craindrait même de se compromettre en louant certains ouvrages qui ne trouvent que des prôneurs à Paris.

Les académies de Caen, de Dijon, de Toulouse, de Bordeaux et de Marseille sont celles qui font la plus large part à la littérature, en la restreignant néanmoins à l’histoire littéraire et à la critique. Ainsi à Caen on trouve des études sur les vau-de-vire, sur la poésie lyrique en France, sur l’imitation dans les lettres ; à Bordeaux, on propose une médaille, de 300 francs à l’auteur du meilleur mémoire sur l’histoire de la critique littéraire pendant les trente dernières années et l’influence qu’elle a pu exercer sur les travaux de l’esprit. Il est rare de rencontrer des œuvres de pure imagination, et l’on aurait tort de s’en plaindre, car dans ces sortes de productions la prose départementale est loin d’être attrayante.

La poésie, qui au XVIIIe siècle tenait le premier rang dans les volumes des compagnies savantes, s’efface aujourd’hui devant la science et les dissertations agricoles, comme les bluets et les pavots disparaissent des champs mieux cultivés pour faire place aux céréales. A le bien prendre, c’est un progrès, car, depuis la formation définitive de la langue, la province n’a jamais eu d’inspiration qui lui fût propre. Les poètes d’ailleurs commencent eux-mêmes à reconnaître qu’on ne paie point sa dette au pays avec des madrigaux souvent boiteux, et les vers sont aussi clair-semés dans les mémoires académiques que les oasis dans le désert. La moyenne est de trois ou quatre pièces au plus par volume, et l’immense majorité ne se distingue guère que par une nullité désespérante. La boutade, la fable, le conte, l’épître, l’ode anacréontique, l’élégie extra-sentimentale, en un mot tous les sujets anodins et bourgeois, contre lesquels les novateurs ont depuis long-temps invoqué la prescription, y règnent encore sans partage, et l’on s’aperçoit vite que les coups d’état du romantisme n’ont rien changé dans les habitudes poétiques des départemens. Les bardes qui pincent la corde élégiaque choisirent par exemple, pour sujet, comme à l’académie du Gard, le jeune Amant et la Pendule, et le lecteur ne peut manquer de s’associer aux sentimens du jeune amant en apprenant qu’

Un soir, attendu par Hortense,
Sur la pendule ayant les yeux fixés
Et sentant son cœur battre à mouvemens pressés,
Le jeune Alfred séchait d’impatience.

Ici nous trouvons un jeune homme qui attend sa maîtresse ; à Saint-Quentin, c’est l’Épouse stérile, tel est le titre du morceau, qui se plaint en strophes cadencées de ne pouvoir revivre dans un fils :

Revivre dans un fils, ô volupté suprême !
Un enfant !… Qui n’a point un enfant ici-bas ?
L’oiseau le plus petit, le chien, le tigre même,
Ils ont tous leur famille, et moi je n’en ai pas !…

La dame se plaint de l’indifférence de son mari :

Est-ce ma faute, à moi, si dans mon sein en deuil
Ne peut germer un fils ?…[4]

C’est surtout dans la région de l’extrême nord que Pégase est rétif et que Phébus est sourd, le nombre des poètes y égale à peine celui des Muses, et les préoccupations industrielles envahissent jusqu’au domaine de l’imagination. On adresse aux épiciers des épîtres sur le sucre, dans lesquelles on déclare au nom de la betterave une guerre implacable au roseau des colonies qu’on rend responsable de l’esclavage des nègres. Après avoir mis en relief l’influence du verre d’eau sucrée sur l’éloquence parlementaire, et par cela même sur les destinées du pays, le chantre du sucre, saisi d’un enthousiasme lyrico-industriel, s’écrie :

… Près de nos, métairies,
On verra s’élever partout des sucreries,
Vaste laboratoire où, pour le commerçant,
L’agriculteur produit tout en s’enrichissant.

Dans la Normandie, les souvenirs historiques, les traditions locales, les légendes fournissent le sujet le plus ordinaire des inspirations. Robert Wace a laissé des disciples dans le beau fief du conquérant, et les musés y sont restées fidèles à la devise du patriotisme, antique : Celebrare domestica facta. C’est peut-être dans les mémoires de l’académie de Caen qu’on trouve le plus grand nombre de vers, et, parmi, tous les poètes de la Neustrie, c’est à M. Leflaguais que revient de droit le prix d’excellence, du moins pour la fécondité.

En Bretagne, la poésie est avant tout rêveuse, religieuse, descriptive, et, par malheur aussi, quelquefois bretonnante. A voir les poètes armoricains errer la nuit sur leurs grèves désolées, on imaginerait l’ombre du chantre d’Elvire au clair de lune. M. Turquety célèbre l’amour et la foi, et sa muse a fort heureusement résolu un problème difficile pour tout bon catabolique ; elle s’est élevée jusqu’à la passion sans pécher contre le neuvième commandement. M. Morvonnais, auteur des Larmes de Madeleine, chante le ciel brumeux, les paysages attristés de sa terre natale, et depuis Rennes jusqu’à Brest, depuis Quimper jusqu’à Morlaix, tout fidèle Breton oppose avec orgueil ces deux écrivains aux plus grandes illustrations de la capitale.

Dans le Midi, deux écoles distinctes se présentent, et l’une d’elles, celle qui parle patois, a du moins l’originalité du langage Cette école compte de nombreux.disciples, parmi lesquels MM. Bonnet, tourneur à Beaucaire, auteur de Leis doux rivaoux de la Tartagou et de Leis Olympiens Demasqua ; Coumbettes, dit Coquel, tourneur et chansonnier à Castelnaudary ; Dastros, docteur en médecine, qui a publié des fables agréables dans les Mémoires de la Société académique d’Aix ; Dessanat fils, à qui l’on doit des chansons satiriques et bachiques, des pastorales, des épîtres politiques et un chant guerrier intitulé Vengenço nationalo vo la destruction d’Abd-el-Kader ; Daveau, coiffeur et poète lyrique à Carcassonne ; Louis Pélabon, auteur comique ; Jasmin, dont la réputation méridionale a reçu la consécration d’une ovation parisienne ; Dupuy, de Carpentras, auteur de lou Parpayoun, de Cocote et de la Besti doou bon Diéou, que Nodier admirait à l’égal des plus gracieuses idylles. M. Dupuy a traduit en outre en vers provençaux, et avec beaucoup de grace et d’énergie, plusieurs fables de La Fontaine, et la Mor de Priam, d’après le célèbre épisode de l’Enéide. Le journal le Tambourinairé, de Marseille, est le confident ordinaire de la plupart des poètes qui chantent en patois.

Les muses, on le voit, n’ont point complètement déserté le Parnasse occitanien, et souvent elles se montrent fidèles aux traditions du gai savoir ; il est même curieux de noter la puissance avec laquelle les instincts poétiques du moyen-âge se sont transmis à travers les populations modernes, et comment l’esprit des troubadours vit encore aujourd’hui dans la Provence et le Languedoc. Les enfans du Comtat, quand ils relevaient du domaine de saint Pierre, ne ménageaient guère les souverains couronnés de la tiare. Aujourd’hui qu’ils ont changé de maîtres, ils trouvent encore, contre les modestes autorités qui les régissent, la colère et les mordantes amertumes de la satire. On chansonne dans les villages le maire ; l’instituteur, quelquefois même le curé, comme on chansonnait autrefois le pape ou les barons, et les sirventes sont toujours le principal domaine de la muse provençale. Ajoutons que les patois méridionaux, comme instrument littéraire, ont une importance assez grande pour qu’on ait songé, il y a quelques années, à les discipliner, et à soumettre leur grammaire et leur orthographe à des règles générales et uniformes. Quelques personnes savantes tentèrent à cet effet de fonder à Valence, en 1837, une Revue néo-latine, qui eût rempli pour les idiomes vulgaires la même mission que l’académie della Crusca pour l’Italie. L’école française, dans le pays de la langue d’oc, n’est pas non plus déshéritée ; cette école se recommande par un sentiment de l’harmonie qu’on ne retrouve ni dans le nord, ni dans l’est, et qu’on chercherait en vain dans la Bretagne, ou les poètes, habitués au bruit des vents et au roulis des galets sur la grève, chantent parfois, comme Démosthènes quand il pérorait sur le rivage, avec des cailloux dans la bouche. Dans les recueils académiques du Midi au contraire, les vers mélodieux bourdonnent comme des essaims d’abeilles, et c’est l’académie des Jeux floraux qui a le monopole des stances harmonieuses. Pour quiconque, dans le Languedoc ou la Provence, s’occupe de littérature, le concours toulousain une sorte de pèlerinage à la Mecque, c’est là que tout poète au début fait sa veille des armes, et qu’il trouve, pour lui donner l’accolade ; des hommes qui eux-mêmes ont gagné leurs éperons dans ces tournois, M. Florentin Ducos entre autres parmi les maîtres ou les mainteneurs, et M. Théodore de Barbot, auteur d’un Poème sur la guerre des Albigeois, dont quelques fragmens ont été lus aux Jeux floraux, et dans lequel brillent de véritables beautés.

C’est surtout par les concours académiques qu’on peut juger combien est vif le sentiment poétique dans les provinces de la langue d’oc 50 odes, 19 poèmes, 23 épîtres, 50 élégies, 12 idylles et 17 ballades se disputaient, en 1840, les soucis d’or, les violettes d’argent des Jeux floraux, et les années suivantes n’ont pas été moins fécondes. En 1845, l’académie de Béziers a reçu pour sa part 84 odes, et le prix a été remporté par M Bignan, qui, tout chargé de lauriers parisiens, expédie encore chaque année des morceaux pindariques dans la province. Quelques sociétés indiquent les sujets, qui sont ordinairement empruntes à l’histoire ou à la biographie locale, aux apothéoses ou aux triomphes contemporains, c’est le Panthéon rendu aux grands hommes, la statue de Napoléon, Constantine, Isly, la civilisation de l’Afrique, l’échange des prisonniers français et arabes, on se croirait presque à l’Académie française, et bien souvent l’aréopage parisien n’a fait que reprendre en sous-œuvre les programmes départementaux, comme cela s’est vu lors du dernier concours où il s’agissait de célébrer la vapeur. Dans un grand nombre de sociétés, on laisse aux poètes une liberté, pleine et entière ; ils ne sont pas même tenus de se mettre en frais d’enthousiasme uniquement à l’occasion du concours, et on leur permet, comme à Douai, de plonger négligemment la main dans leur portefeuille pour en retirer quelques pièces oubliées, attendu que la poésie n’est pas comme la fleur qui se flétrit si elle n’est point offerte le jour où on la cueille. Le prix est ordinairement une médaille d’or de la valeur de 2 ou 300 francs, et, comme aujourd’hui ce n’est guère que de ce côté qu’on peut tirer profit des muses, des enfans perdus de la bohême parisienne formèrent le projet, il y a quelques années, d’établir un comité de rédaction poétique pour exploiter par la commandite cette tombola littéraire. Quelque contestable que puisse paraître aux yeux de certains juges la valeur des poésies académiques de nos départemens, il faut être indulgent. Si les résultats sont souvent médiocres, les intentions du moins sont excellentes, et partout, comme à Dijon, le président peut dire, en rendant compte dans la séance publique des travaux de l’année : « La poésie a toujours été dans cette enceinte ce qu’elle doit être, l’émanation d’une ame profondément sensible et amie de l’ordre et du beau. »


III.

Si les alexandrins, les stances et les strophes ont été négligés et généralement maltraités par les sociétés savantes, il n’en est pas de même de l’histoire et de l’archéologie. « Chaque province, disait récemment un président d’académie dans ce langage métaphorique, qu’on réserve pour les séances solennelles, chaque province est une ruche de travailleurs qui butinent et recueillent sans relâche le miel précieux des chroniques locales. » Par malheur, les frelons sont entrés dans la ruche avec les abeilles, et si, d’une part, le niveau de l’érudition s’est considérablement élevé, de l’autre, on peut dire qu’un bon nombre d’écrivains rappellent encore cette naïve école des historiens du XVIe siècle qui attribuaient la fondation d’Amiens à Picgnon, général macédonien au service d’Alexandre, et celle de Rouen à Magus, l’un des rois mages. C’est l’ambition qui perd les conquérans ; c’est aussi l’ambition qui perd les érudits de province La petite localité dont ils étudient les annales prend à leurs yeux des proportions gigantesques. Au lieu de rester sagement dans la circonscription de leur banlieue, et d’étudier au point de vue le plus strictement local les institutions municipales et féodales, l’ancien droit, l’ancienne organisation ecclésiastique et administrative, les mœurs, le commerce, etc., ils se lancent à toute bride dans les domaines sans limites de l’histoire générale ; ils pleurent sur un pan de mur écroulé comme Jérémie sur les ruines de Jérusalem, et, entraînés par le lyrisme ou la philosophie du progrès humanitaire, ils finissent par perdre de vue la chronologie et la grammaire. Une courte station à Beaune, à Lectoure et à Pont-à-Mousson suffira pour justifier cette remarque.

Si vous, demandez à l’annaliste de Lectoure pourquoi il a écrit la monographie de sa ville, il vous répondra que « Gibbon conçut la pensée d’écrire l’histoire de Rome une fois qu’assis sur les ruines du Capitole il entendait à ses pieds le chant monotone des moines dans le temple de Jupiter, » que lui, annaliste de Lectoure, livre dans des circonstances à peu près analogues, un soir qu’étant assis dans le jardin des Pradoulins, il regardait des ruines et se disait : « Il a dû y avoir là quelque chose de monumental. » Depuis ce temps, il a nettoyé des bronzes, recousu des lambeaux de chartes. L’historien de Pont-à-Mousson ne nettoie pas des bronzes, mais il entremêle agréablement les vers et la prose. Dans un charmant vallon, dit-il,

Dans un charmant vallon,
Que la Moselle arrose,
S’étend Pont-à-Mousson,
Où le bonheur repose ;


il ne recoud pas des chartes, mais il visite les ruines des vieux châteaux et interroge l’octogénaire qui s’en va. Les dithyrambes sur la marche ascendante de l’humanité se confondent dans son œuvre avec les exclamations pindariques sur les embellissemens de l’endroit, et, dans son enthousiasme patriotique, il s’écrie : « Sois fière, ô ma ville natale, sois fière d’avoir donné à la génération naissante un pair de France, un colonel d’artillerie, et cet ingénieur décoré que le gouvernement, toujours scrupuleux et difficile dans ses choix, a placé dans un port ! » A Beaune, si on est moins naïf, on est plus pindarique encore, et voici ce qu’on lit dans l’histoire de cette ville sur la décadence de l’église : « Vieillard sur qui pesait le fardeau de huit siècles, l’église est tombée sur les échoppes, ces palais de qui n’a rien ; les planchers ont craqué ; les ossemens blanchis des fondateurs des chapelles, cadenassés dans les caveaux ténébreux, au milieu des littres de l’araignée aux pattes velues, se sont rompus au choc des voûtes ; tout a été vendu, hors les os des morts, dont on a retrouvé quelques débris en élevant une pyramide en l’honneur du comte d’Artois, lors de sa rentrée en France, après la chute glorieuse du géant des batailles. » Il paraît que le géant des batailles c’est-à-dire Napoléon, préoccupe vivement les érudits de certaines provinces, car nous trouvons dans un recueil académique cette question longuement discutée : Les grenadiers de l’empereur étaient-ils plus grands que les soldats de César ?

Les archéologues et les numismates, en fait d’excentricités, laissent bien loin derrière eux les historiens, et comme en numismatique l’explication du type n’est point chose aisée, même pour les plus habiles, il en est résulte souvent de singuliers quiproquos. Les uns ont cru voir un navire là où il fallait voir la figure d’un roi, parce qu’ils prenaient la courbe du menton pour la coque d’un bateau et le nez pour un mât ; d’autres ont vu un peigne dans le portique d’un temple ; mais la palme en ce genre appartient sans conteste à M. Vergnaud-Romagnési, correspondant laborieux de presque toutes les sociétés savantes du royaume. Voici le fait, qui mérite d’être noté, et que nous recommandons aux éditeurs de recueils épigraphiques. Il existe à Saint-Benoît-sur-Loire diverses inscriptions, dont l’une est ainsi conçue : GLADII DEORE DNI EXITE IHOS TREMITE, ce qui se lit : Gladii de ore Domini exile, Johannes. tremite ; glaives, sortez de la bouche de Dieu, et vous, Jean, tremblez. C’est tout simplement une allusion au verset 16 du chapitre 1er de l’Apocalypse. A force de réflexion, M Vergnaud-Romagnési est arrivé à lire : Giadisopho victrice Deoredni normanni exitus et per sanctum Benedictum in honore Christi omnis Normannorum exercitus tremit, c’est-à-dire « Victoire de Giadisophe, mort du Normand Deorednus, et défaite de toute l’armée normande par saint Benoît en l’honneur du Christ. » On ne pouvait s’arrêter en si belle route, et, en appliquant à une seconde inscription ce remarquable procédé d’épigraphie inventive, M. Vernaud-Romagnési est arrivé à compléter l’histoire de Giadisophe. Cette seconde inscription, également tirée de l’Apocalypse, portait SCRIB IN LIB QUAE VID ET AUDI (écris dans ce livre ce que tu auras vu et entendu) ; notre érudit lit cette fois : Pro sancti Benedicti et sanctae Mariae meritis Giadisopho Deorednus victus et dierectus, « par les mérites de saint Benoît et de sainte Marie, Deorednus a été vaincu et pendu par Giadisophe. » On pourrait, sans chercher long-temps, multiplier les exemples de ce genre, mais ces indications suffisent à montrer ce que devient parfois l’érudition de la province quand elle se laisse égarer, comme il arrive souvent, par l’amour du grand style, de l’extraordinaire et des découvertes inattendues.

Fort heureusement, ce sont là des exceptions. La plupart des sociétés savantes, la plupart des hommes laborieux qui les composent, ont compris sagement que leur mission n’est pas d’inventer ni de faire du lyrisme en prose, mais de mettre en lumière, dans les diverses localités où peut s’exercer leur action, tous les souvenirs que le temps a laissé passer jusqu’à nous, de faire connaître l’ancienne France dans le détail de ses individualités multiples, et, comme le disait M. Jouffroy dans un remarquable discours adressé à l’académie de Besançon, sa ville natale : « Ce que les sociétés des départemens ne feront pas pour l’histoire des provinces ne sera jamais fait ; Paris s’occupe de l’ensemble, et il a raison ; il n’est propre qu’à cela : c’est sa grande et belle mission ; laissons-la-lui et allons à la nôtre. » Sous ce rapport, un progrès notable s’est accompli pendant ces dernières années. Les sociétés d’émulation, des sciences, des lettres et des arts, d’agriculture même, ont toutes une section historique, et sur un grand nombre de points il s’est formé des associations spéciales au premier rang desquelles nous placerons la Société française pour ta conservation et la description des monumens historiques, fondée à Caen en 1830, par M. de Caumont ; la Société des antiquaires de Normandie, qui a publié à ses frais les rôles de l’échiquier de cette province, le pouillé de l’ancien diocèse de Lisieux, l’analyse des chartes et le dessin des sceaux conservés dans les archives du département du Calvados, l’académie de Besançon, à qui l’on doit trois volumes de documens inédits sur l’histoire de la Franche-Comté et la collection des papiers d’état du cardinal de Granvelle. L’académie de Reims s’occupe en ce moment d’une édition complète, des œuvres de Gerbert, d’une traduction de l’histoire de Flodoard, sera complétée par un fragment inédit de Richer, historien du Xe siècle, et, de plus, elle a édité l’Histoire de Reims de dom Marlot. A Rhodez, on travaille une biographie du département ; à Évreux, à la statistique générale de l’Eure. A Narbonne, la commission archéologique réunit, depuis plusieurs années, d’immenses matériaux pour composer une chronique narbonnaise ; la commission historique de la Gironde fait lever des plans et exécuter des dessins pour une statistique monumentale ; à Montpellier, on publie les registres municipaux les plus importans ; à Amiens, les coutumes du bailliage. Ces diverses publications, outre une incontestable valeur, se distinguent par l’exécution typographique ; elles renferment, ainsi que les mémoires, comptes-rendus ou bulletins, des dessins et des plans d’une exécution remarquable. En réunissant tous ces documens épars et trop peu connus hors des localités auxquelles ils ne se rattachent point directement, on arriverait, à peu de frais et sans grandes fatigues, à dresser pour l’ancienne France de curieux tableaux géographiques et statistiques, à réunir sur l’histoire du droit, sur la condition des personnes, les origines du christianisme, les traditions, les croyances, des documens qui formeraient une vaste synthèse, et, de plus, on rectifierait une foule de faits traditionnellement défigurés dans l’histoire générale. Ce n’est pas tout encore : les sociétés archéologiques et historiques ont, sur tous les points du royaume, encouragé par des concours les travaux d’érudition ; elles ont fondé des musées[5], elles ont fait mettre en ordre les archives départementales, elles ont sauvé de la destruction une foule de monumens précieux, et, en étendant sur les ruines un protectorat éclairé, elles ont resserré, pour ainsi dire, le lien qui unit l’avenir et le passé.

La liste des personnes savantes qui, sur tous les points du royaume, se sont ralliées au mouvement historique et en ont fécondé l’activité, serait fort longue à dresser : nous devons cependant une mention à celles qui ont le plus efficacement contribué à sauver d’intéressans souvenirs. Il a passé sur cette terre tant de jours et tant d’hommes, que, tout en se restreignant même à d’étroites localités, les érudits trouvent encore un domaine fécond, et souvent une terre vierge. En fouillant dans la sombre nécropole du moyen-âge, chacun a pris, pour ainsi dire, un coin du cimetière à explorer, et d’heureuses exhumations ont été faites. L’histoire municipale, telle que l’a créée M. Augustin Thierry, a été savamment comprise, pour les communes de la Flandre et de l’Artois, par M. Tailliar, conseiller à la cour royale de Douai ; par M. de Laplane, pour la ville de Sisteron ; par M Cherruel, pour la commune de Rouen. M. Leglay père a réuni, dans des Analectes historiques, une foule de documens dispersés et oubliés dans les riches archives de Lille, et son fils, M. Édouard Leglay, a donné une Histoire des Comtes de. Flandre, bien ordonnée, riche de faits et sagement écrite. MM. Hermant et de Givenchy à Saint-Omer, Quenson à Douai, ont étudié sous tous ses aspects ; à l’époque romaine comme dans le moyen-âge, l’antique territoire des Morins, frontière toujours indécise et toujours disputée, depuis César jusqu’à Louis XIV-. M. Achmet d’Héricourt, d’Arras, a rencontré une idée neuve, chose rare en province et non moins rare à Paris, et il a écrit une histoire de France d’après les sources étrangères. Ce que l’abbé Delarue avait fait pour la Normandie dans ses Bardes et Trouvères normands et anglo-normands, M. Arthur Dinaux, président de la société d’agriculture de Valenciennes, l’a tenté avec succès pour les trouvères du Cambrésis, de la Flandre et de l’Artois. M. de Coussemaker, à Hazebrouck, a publié sur la musique ancienne d’intéressantes dissertations. Les travaux numismatiques de MM. Rigollot d’Amiens et Cartier de Blois, les recherches de M. Louis Dubois, ancien bibliothécaire d’Alençon, sur l’histoire politique, administrative et littéraire de la Normandie, celles de M. Bouthors d’Amiens sur l’ancien droit coutumier, les mémoires d’archéologie monumentale de M. Deville, l'Essai sur l’Échiquier de Normandie et lHistoire du Parlement de la même province, de M. Floquet, les Index de Géographie ancienne, édités par M. Leprevost pour le département de l’Eure, et par M. Cauvin, pour le Maine ; les cours archéologiques de M. de Caumont, les mémoires de M. de Gerville à Rouen, de M. Féret à Dieppe, de M. de la Sicotière à Alençon, de M. Ferdinand Leroy à Châteauroux, rappellent souvent les travaux de l’école bénédictine. Indiquons encore, parmi les publications relatives à l’histoire générale des anciennes provinces, les Documens inédits sur l’Albigeois, de M. Clément Compayré ; lHistoire de la Saintonge, de M. Massiou ; la nouvelle édition de lHistoire du Languedoc, de dom Vaissette, continuée et annotée par M. Dumège, de Toulouse ; le Dictionnaire historique de Vaucluse, par M. Barjavel ; lArchéologie et la statistique historique du Bas-Languedoc, de M. Renouvier. MM. de la Fontenelle de Vaudoré et Redet à Poitiers, de Pétigny à Amboise, Rouard à Aix, Cros à Carcassonne, Caristie à Orange, de la Villemarqué en Bretagne, ont mérité également, par des travaux variés et consciencieux, l’estime de tous les amis de notre histoire nationale.

Les progrès de l’érudition sont de jour en jour plus sensibles dans la province, et le développement que prend chaque année le concours des antiquités nationales est une des preuves concluantes de ce progrès. On peut même dire, sans se montrer sévère, que, parmi les ouvrages des concurrens, et même des concurrens non couronnés, il en est plus d’un qui, aux yeux des hommes impartiaux l’emporte, et de beaucoup, sur les ouvrages de certains juges, ce qui, du reste, n’est qu’un éloge fort modeste.


IV.

Le goût des sciences naturelles s’est propagé presque autant que celui de l’érudition ; mais, par malheur, cette science est souvent considérée comme une affaire de simple agrément. On arrive aux premiers principes par les Harmonies de Bernardin de Saint-Pierre, ou les Trois Règnes de l’abbé Delille ; on prend la manie des collections pour une vocation transcendante ; on s’immobilise dans le species et le catalogue, et l’on se croit naturaliste ou géologue quand on est arrivé à classer quelques plantes dans un herbier, donner leurs noms latins aux insectes qu’on a piqués dans sa promenade. Cependant les sociétés linnéennes, de Bordeaux, de Lyon, de Normandie, l’académie des sciences de Toulouse, la société d’histoire naturelle de Metz et celle de Strasbourg ont donné en minéralogie, en zoologie, en botanique, des mémoires qui ont fixé l’attention du monde savant. La première place appartient à Strasbourg et à Toulouse, et l’on trouve dans les publications faites à Strasbourg des planches qui ne le cèdent en rien à ce que Paris a produit de plus parfait dans le même genre. La Société linnéenne de Normandie mérite également d’être distinguée, bien qu’on doive l’engager à surveiller le style de ses bulletins. Qu’elle célèbre la fête de Linnée par un banquet que toutes les sociétés linnéennes de l’Europe se font servir à la même heure, chaque année, au mois de juin, le premier jeudi après la fête de la Saint-Jean ; qu’elle fasse des herborisations instructives, et qu’elle invite les dames à embellir les excursions, rien de plus innocent ! mais ne craint-elle pas de compromettre sa dignité académique en insérant dans les comptes-rendus de ses séances qu’on y remarquait un ornithologue de Falaise, un alguenologue de Caen, un académicien de la même ville, plusieurs maires, deux procureurs du roi, un amateur anglais et d’autres personnes peu connues ? A quoi bon les tirades élégiaques sur les attractions sympathiques dont les poètes ont tant abusé ? Il nous semble qu’on aurait pu sacrifier, sans que la botanique y perdit rien, bon nombre de phrases dans le genre de celles que voici : « Quelques plantes, il est vrai, voilent du sceau du mystère le secret de leur union. Chastes et vains ménagemens ! leurs amours clandestines, sous le nom de noces cachées, viennent prendre rang au registre de la science, et la progéniture trahit bientôt le secret de la cryptogamie. » Fort heureusement, le savoir persiste souvent à travers cette phraséologie luxuriante, et la province peut citer avec honneur, parmi ses naturalistes, MM. de la Fresnaye et de Brébisson à Falaise, de la Chouquais, Eudes Deslonchamps à Caen, Quoy à Brest, Mulsant à Lyon, Macquart et Desmazières à Lille, Charles Desmoulins à Bergerac, Requien à Avignon, Alfred Malherbe à Metz, Baillon à Abbeville, Desvaux, directeur du jardin botanique à Angers et Dubreuil, professeur d’arboriculture à Rouen.

La province compte aussi quelques géologues qui s’associent avec zèle aux travaux académiques : à Bordeaux, M. de Collegno ; à Strasbourg, M. Daubrée ; à Rennes, M. Durocher ; à Mézières, M. Sauvage ; à Amiens, M. Butteux ; à Montpellier, M. Marcel de Serres, le plus fécond, le plus orthodoxe des géologues départementaux. Les sciences chimiques sont également en progrès ; dans les grands centres industriels, à Lille, à Rouen, entre autres, on s’attache à leur donner une direction toute pratique, à les faire servir avant tout, au développement des industries locales. Les travaux de MM. Dupasquier et Bineau de Lyon, Laurent de Bordeaux, Gehrardt de Montpellier, Persoz de Strasbourg, jouissent auprès de l’Académie des sciences d’une juste estime. M Braconnot, directeur du jardin des plantes de Nancy, s’est fait connaître par d’excellentes recherches sur la chimie organique ; M. Ch. Kuhlmann de Lille a soulevé des questions tout-à-fait vitales, et il a même soutenu contre. MM. Berzelius, Liebig et Dumas, plus d’une polémique victorieuse. Quant aux physiciens, le nombre en est beaucoup plus restreint, et l’on ne trouve guère que MM Delzeque à Lille, Abria à Bordeaux, et Person à Dijon, encore faut-il faire cette réserve que leurs travaux sont relativement loin d’atteindre le même niveau que ceux des chimistes. Quelques recueils renferment aussi des travaux de mathématiques pures et de mathématiques appliquées. L’académie de Toulouse à deux sections de mathématiques, et cette science, exclusive comme ceux qui la cultivent, envahit presque entièrement les mémoires de la société de Metz.

En suivant ainsi à travers les diverses provinces le mouvement scientifique, on pourrait s’attendre, au premier abord, à trouver les membres du corps enseignant à l’avant garde et dans la réserve des forces intellectuelles, mais, nous le disons à regret, il n’en est pas ainsi, et à part quelques professeurs de facultés, dans la science comme dans la littérature, l’Université est en général d’une stérilité qui surprend. Si quelques hommes distingués s’égarent par hasard dans les départemens, ils y considèrent leur séjour comme un véritable exil et se préoccupent avant tout de leur rappel dans la capitale. Les autres se cantonnent dans le thème grec ou dans la version, dans le programme officiel du baccalauréat ; ils se croient quittes envers leur propre gloire par leur thèse de docteur ou la confection de quelques manuels. Est-ce le temps qui manque ? Nous ne décidons pas la question : nous nous bornons seulement à constater un fait évident et regrettable ; nous ajouterons encore que sans doute l’enseignement universitaire, dans sa constitution actuelle, ne répond pas à tous les besoins, car, dans un assez grand nombre de localités, les sociétés savantes ont organisé des cours publics et gratuits[6]. Ces cours ont été assidûment suivis, et il est peu probable que des hommes occupés pour la plupart d’intérêt graves se soient bénévolement imposé ce labeur, s’ils n’avaient point reconnu, dans la distribution de l’instruction, d’importantes lacunes. L’état songe avant tout aux enfans ; les sociétés savantes ont songé aux hommes. C’est une sollicitude dont il faut les féliciter.

Nous avons vu, dans nos recherches sur Paris, quel développement ont pris, pendant ces dernières années, les associations médicales. Ce mouvement s’est étendu sur la province. Lyon, Strasbourg, Montepellier, Moulins, Marseille, Dijon, La Rochelle, Besançon, Nîmes, Bordeaux, Tours, Nancy, Metz, Douai, Lille, Rouen, Amiens, Poitiers, ont des sociétés de médecine qui participent tout à la fois des académies et des œuvres de charité. Montpellier et Strasbourg tiennent le premier rang ; à Strasbourg c’est la pratique qui domine, à Montpellier c’est la doctrine ; l’académie de cette dernière ville, on le sait, a toujours très vivement défendu le spiritualisme, elle a occupe un rang assez éminent, elle a exercé sur le progrès une influence assez notable, pour que Desgenettes, le héros de Jaffa, ait entrepris d’en écrire l’histoire, et, quoique effacée aujourd’hui par l’école de Paris, elle n’a rien perdu de son dévouement et de son activité. Les sociétés de Lyon et de Bordeaux, de Marseille et de Nîmes, ont aussi une importance très réelle. L’Académie de Marseille publie un recueil estimé, l’Observateur provençal des Sciences médicales. Le Cercle médical de Lille, qui vient de fonder dans cette ville une collection d’anatomie pathologique comparée, publie également un Bulletin médical du nord de la France.

Partagées, comme l’Académie de médecine de Paris, en diverses sections, les sociétés médicales de la province ont, pour la plupart, des comités de vaccination et de consultations gratuites, de salubrité publique, de police médicale. Quelques-unes ont établi des cours d’hygiène, souvent même elles distribuent gratuitement des remèdes, et, de l’ensemble de leurs travaux, de l’examen des statuts qui les régissent, ressort, pour les hommes généreux qu’afflige justement le spectacle de la douleur physique en lutte avec la misère, cette pensée consolante, que, de toutes les vertus révélées par le christianisme, il en est une, la plus sainte de toutes, la charité, qui survit même aux croyances.


V.

En s’occupant de littérature, d’histoire, de théories scientifiques, les sociétés savantes restent fidèles à leur tradition : elles s’adressent aux classes éclairées, se recrutent dans leurs rangs ; mais les progrès de l’industrie et de l’agriculture ont ouvert devant elles des horizons nouveaux. Parmi les sociétés de la province, celles même qui s’annoncent par leur titre comme étant exclusivement littéraires franchissent sans cesse les limites de leur programme pour entrer de plain-pied dans les domaines de l’économie sociale, et la plupart ont des comités pour l’industrie ou l’agriculture.

En étudiant depuis un siècle le mouvement social, on est frappé de la rapidité avec laquelle se déplace ce qu’on pourrait appeler la question du progrès. En effet, le but suprême, dans le XVIIIe siècle, est d’affranchir la pensée et de conduire l’homme au bonheur par la philosophie. La révolution substitue à la philosophie la liberté et l’égalité politiques. L’empire fait tout oublier pour la gloire et des conquêtes ; la félicité du genre humain semble dépendre alors de l’abaissement de l’Angleterre. Sous la restauration, la question redevient politique, et les principes de la révolution, par cela seul qu’ils sont contestés ; s’imposent, avec une autorité nouvelle, comme seule garantie de la prospérité publique. La révolution de juillet, en paraissant assurer leur triomphe, reporte sur des objets nouveaux l’attention des esprits : on place le progrès dans les choses matérielles, et, tout en améliorant les masses par l’instruction, on veut aussi les améliorer par le bien-être ; mais ce bien-être, où le trouver, si ce n’est dans le travail ? Il est résulté de là que la philanthropie, d’accord avec les intérêts, a secondé : de tous ses efforts l’essor industriel ; mais on n’a point tardé à se demander si le développement de l’industrie n’entraînait point à sa suite de nouvelles misères, et surtout des misères morales. En dressant l’inventaire des profits, on a fait aussi le bilan des vices, et dès-lors le soin des hommes qui songent à leurs semblables s’est partagé entre cette double tâche : d’une part, favoriser la production pour répandre l’aisance ; de l’autre ; propager l’instruction et les notions morales pour paralyser les tendances funestes qui se propagent dans les grands centres de population, et former un contrepoids à des théories subversives. A Paris, comme dans la province, de grands efforts ont été tentés ; Paris s’est occupé des doctrines, la province des applications pratiques.

A Saint-Étienne, à Mulhouse, à Metz, à Angers, à Nantes, à Saint-Quentin ; on a fondé des académies spéciales, de véritables chambres de commerce qui, sous le titre de Sociétés industrielles, se recrutent parmi les chefs des manufactures, les négocians, les propriétaires. Soumettre à l’intervention régulatrice de la bourgeoisie les associations des ouvriers ; travailler à l’éducation morale du prolétariat, tout en perfectionnant l’instruction professionnelle, secourir les classes laborieuses dans les temps de crise ; les éclairer dans les jours calmes, leur enseigner la prévoyance, faire arriver les travailleurs à la seule aristocratie que, les hommes de bon sens puissent accepter, l’aristocratie du talent et de la moralité, tel est le programme de ces utiles associations. Au premier rang, nous placerons Les Sociétés industrielles de Nantes et de Mulhouse. La société de Nantes, qui fut établie en 1830 par M. Camille Mellinet, compte aujourd’hui plus de six cents souscripteurs. Cette société distribue des prix qui sont décernés par les ouvriers eux-mêmes, et elle admet au nombre de ses titulaires ceux qui se distinguent par la régularité de leur conduite et leurs talens. La société de Mulhouse a fondé un musée industriel, une bibliothèque technologique qui renferme trois mille volumes, une école gratuite de dessin linéaire et de mécanique, une académie gratuite de peinture où se réunissent, année moyenne, plus de deux cents élèves. La première, elle a propagé parmi les industriels l’évaluation de l’effet dynamique des moteurs tant hydrauliques qu’à vapeur ; elle publie et distribue des ouvrages utiles, et donne des prix que les étrangers, quelle que soit leur patrie, sont appelés à disputer. Le nombre de ces prix, dans la seule année 1842, s’est élevé à soixante, parmi lesquels une somme de 1,500 francs affectée au meilleur mémoire sur l’origine et les effets des douanes allemandes. A Metz, les membres de la Société industrielle professaient, il y a peu de temps encore, des cours gratuits, et, en parcourant ainsi en détail les divers points du royaume, on ne tarde pas à reconnaître que partout, et autant que le permettent les ressources dont elles disposent, ces utiles associations ont fait modestement et sans bruit plus de bien réel que les messies du socialisme, qui ne font que des utopies ou des phrases. Dans un grand nombre de localités, elles ont pris l’initiative pour le patronage des apprentis, l’établissement des caisses d’épargne, de prévoyance et de secours mutuels ; la fondation des salles d’asile, la création des expositions de l’industrie et des arts. Quelques-unes même ont suivi le noble exemple de M. de Monthyon, et l’académie de Cambrai entre autres donne aujourd’hui un prix de vertu de 600 francs, fondé à perpétuité par M. de Compigny pour une personne de la classe ouvrière. Ajoutons encore que les sociétés ne servent pas moins efficacement la cause du progrès par le sujet des mémoires qu’elles mettent au concours ; elles ont abordé dans ces dernières aunées toutes les questions vitales de l’économie politique et sociale, telles que le régime des prisons, la surveillance des libérés, le régime de la charité, légale, les enfans trouvés, le remplacement militaire, la dépopulation de certains pays agricoles au profit des villes, la démoralisation des ouvriers dans les manufactures, l’insuffisance du salaire des femmes, les émigrations en Amérique, le compagnonnage, etc. Nous ne voulons pas dire que ces questions si complexes, si difficiles même pour les esprits les plus élevés, aient toujours reçu des solutions satisfaisantes, loin de là ; mais c’est déjà beaucoup que de les avoir soulevées. Les administrations municipales, les conseils-généraux, les bureaux de bienfaisance, les comités d’instruction élémentaire, les commissions des hospices se recrutent parmi les hommes qui composent la partie active des académies, et les concours ont l’avantage, pour les concurrens comme pour les juges, d’éveiller des idées qu’on trouve tôt ou tard l’occasion de mettre en pratique quand elles ont subi l’épreuve de la discussion. Pour se convaincre que ces luttes ne sont pas stériles, il suffit de comparer ; dans, les mêmes départemens, les programmes des prix avec les vœux émis par les conseils-généraux ; les rapprochemens sont frappans et toujours l’initiative appartient aux sociétés savantes, car, ainsi que le disait l’un des orateurs des congrès scientifiques, « les académies, tout en restant étrangères à la politique, veulent garder le droit de demander ce qu’elles croient utile et juste, et, au besoin, le droit de se plaindre, la province ayant des souffrances qu’elle ne peut guérir sans le concours de l’état, et sur lesquelles, elle est forcée d’appeler l’attention du gouvernement. »


VI.

C’est surtout pour l’amélioration et le progrès de l’agriculture que les associations des départemens ont dépensé dans ces dernières années le plus de soins, le plus d’efforts et même de capitaux. Au milieu du XVIIIe siècle, la France ne possédait encore aucune société agricole, et la première institution de ce genre, fut créée en 1751 : « c’était après la banqueroute de Law ; un revirement s’opéra dans les esprits ; les financiers désappointés se rappelèrent l’aphorisme d’un poète antique : « Cybèle n’est jamais ingrate pour l’époux qui la féconde ; ils se rappelèrent, après leur ruine, la maxime de Sully : « Labourage et pâturage sont les mamelles de l’état, » et de toutes parts on commenta ; en beau langage philanthropique, le fortunatos nimium agricolas. Par malheur, l’agronomie dégénéra le plus souvent en idylle. La constitution même de la propriété territoriale présentait de grands obstacles aux améliorations. Que pouvait-on faire, en effet, en présence de cette possession, pour ainsi dire, impersonnelle, avec les garennes, les corvées, les dîmes, les privilèges qui reportaient tous les fardeaux sur les travailleurs, la concentration des grands domaines entre les mains du clergé, qui, riche au-delà de ses besoins et même de son ambition, touchait ses revenus sans s’inquiéter de les accroître, et en distribuait une partie en aumônes, créant ainsi dans les campagnes, autour des établissemens religieux, toute une population de mendians valides, encouragés dans la paresse par des primes régulières ? La révolution française changea toutes ces choses. D’une part elle fit en quelque sorti tomber le sol dans le domaine public ; de l’autre, les guerres de la république et de l’empire, en promenant nos armées à travers l’Europe, initièrent aux pratiques agricoles des divers pays ceux de nos soldats qui n’étaient point étrangers à la culture, et cette éducation propagée et appliquée par des hommes d’action créa pour l’avenir de nombreux élémens de prospérité. Enfin, sous la restauration, les travaux de M. Mathieu de Dombasle, la création de la ferme-modèle de Roville en 1823, accélérèrent le progrès, et l’on peut dire que c’est à M. de Dombasle qu’appartient le mérite d’avoir fait entrer l’agriculture dans des voies toutes nouvelles.

Depuis 1830, un mouvement actif s’est manifesté. Il y a quarante ans, les sociétés d’agriculture et les associations agricoles, étaient au nombre de quinze environ ; elles s’élèvent aujourd’hui à huit cent vingt-cinq, y compris les comices Le chiffre total de leurs membres est de cent mille, et l’on peut dire que le temps n’est pas éloigné où tous ceux qui s’intéressent en France à l’exploitation de la richesse territoriale ; soit comme praticiens, soit comme propriétaires, se rattacheront à quelqu’une de ces sociétés.

Un grand nombre d’académies des sciences, arts et belles-lettres de la province ont une section d’agriculture. Quelques sociétés sont tout-à-fait spéciales et la plupart publient des bulletins ou des mémoires. Il en est de même des comices, mais des différences assez marquées existent entre les sociétés d’agriculture proprement dites et cette dernière institution. Les sociétés d’agriculture se composent d’un nombre déterminé de membres résidens, de correspondans et de membres honoraires, et l’on exige des titulaires certaines garanties d’instruction théorique ; elles traitent les questions au point de vue scientifique ; quelques-unes d’entre elles élaborent, pour les transmettre aux conseils-généraux, des projets de réforme que ces conseils à leur tour transmettent avec une sanction officielle au pouvoir central. On peut même dire qu’en ce point elles ont pris l’initiative dans presque toutes les mesures législatives récemment adoptées ou proposées, telles que la loi sur les irrigations, la police de la chasse, l’organisation des gardes-champêtres, les droits d’octroi au poids sur l’entrée des bestiaux dans les villes, la réduction de l’impôt sur le sel, etc. Elles s’occupent en même temps de la moralisation, de l’instruction et du bien-être des classes agricoles. Les comices, dont la création remonte à peine à 1835, sont avant tout pratiques, et se composent d’un nombre illimité d’associés, pris indistinctement parmi les hommes de science, les grands propriétaires ou les petits cultivateurs, Il suffit pour en faire partie de payer une cotisation annuelle qui est ordinairement de cinq francs, et c’est un fait bien remarquable qu’en moins de douze ans, ces institutions se soient étendues sur toute la France, sans qu’une loi, une ordonnance, ou même un simple arrêté préfectoral ait provoqué leur établissement.

Nous ne suivrons point dans le détail les travaux des sociétés et des comices, car il faudrait reprendre en quelque sorte les uns après les autres tous les problèmes qui se rattachent à l’agriculture considérée dans ses rapports avec l’économie politique et la législation. Il suffira, nous le pensons, de signaler quelques faits pour montrer qu’il y a de ce côté une activité féconde d’autant plus remarquable, que les ressources dont peuvent disposer les associations agricoles sont très restreintes. La moyenne des sommes qui leur sont allouées sur les fonds du ministère de l’agriculture et les budgets départementaux s’élève à peine à 550 fr. pour celles qui sont le plus favorisées.

Les associations agricoles, sociétés ou comices, agissent d’une manière très diverse. La publication de leurs bulletins, irrégulière dans certaines localités, devient périodique dans d’autres, et prend souvent la forme d’une revue d’agriculture mensuelle ou trimestrielle. Ces bulletins contiennent par extraits des articles empruntés à la presse agricole, des notions disséminées dans une foule de livres qu’un prix élevé, quelquefois même la langue dans laquelle ils sont écrits, rendent inabordables à la majorité de ceux qu’ils pourraient intéresser ou servir. Ils contiennent en outre des articles ou même de simples notes rédigées au point de vue des applications locales, et c’est là certes un des meilleurs moyens de vulgariser les méthodes utiles, car, quel que soit l’entêtement du paysan dans la routine, il est tout disposé à se montrer docile aux avis, du moment ou il peut vérifier immédiatement l’exactitude des faits qui lui sont exposés, et les avis sont toujours bien reçus quand ils partent de personnes éclairées, unissant à l’autorité de la fortune l’autorité de l’expérience, et celle encore plus puissante de l’exemple[7]. Quelques sociétés adressent en outre des instructions aux cultivateurs, comme la société de l’Eure ; elles recueillent et publient des usages ruraux relatifs aux procédés de culture, ainsi qu’aux droits et aux obligations des propriétaires et des fermiers ; elles dressent des statistiques agricoles et présentent chaque année le tableau des améliorations les plus notables réalisées dans les communes soumises à leur action. Les distributions de prix ne sont pas moins profitables Ces prix sont de deux espèces les uns ont pour but d’encourager les nouvelles cultures, les nouvelles méthodes, les autres de récompenser les services rendus par les garçons de ferme, les bergers, etc. On donne en général des gerbes d’argent, des fourches et des houlettes d’argent, des livrets sur les caisses d’épargne. La valeur intrinsèque de ces prix ne dépasse guère 50 francs, somme bien modique sans doute, mais qui équivaut, pour la plupart de ceux qui la reçoivent, à la moitié des gages d’une année. L’importance d’ailleurs n’est pas seulement dans l’argent, elle est surtout dans l’effet moral. Sur bien des points, ces encouragemens minimes ne sont pas restés stériles, les plus humbles paysans eux-mêmes ont tenté de s’associer au progrès, et dans le nombre il en est plus d’un qui pourrait prendre place parmi les inventeurs. Nous voudrions pouvoir dire que l’effet produit par ces premiers encouragemens a été continué par des récompenses proportionnées aux résultats obtenus, malheureusement il n’en a pas toujours été ainsi. Nous donnerons comme exemple un habitant de Blye (Jura) nommé Hugonnet, qui a inventé, en 1836, une charrue que les hommes spéciaux s’accordèrent à trouver supérieure à la charrue Granger. Il reçut pour unique récompense une médaille de la société d’émulation du Jura, et, quelques mois plus tard, il fut obligé de vendre sa médaille pour acheter quelques boisseaux de blé. Si nous avions à montrer ici que l’agriculture n’a point reçu tous les encouragemens désirables, il nous serait facile de multiplier les faits de ce genre.

Les sociétés et les comices ne se bornent point à publier des bulletins et à donner des prix. Quelques-unes, telles que la société de Troyes, ont établi un dépôt d’instrumens aratoires perfectionnés qu’elles prêtent aux cultivateurs pour servir de modèles ou pour faire des essais. D’autres ont des comités spéciaux qui se transportent, à certaines époques de l’année, dans les campagnes, pour visiter les exploitations les plus remarquables et les plus arriérées, signaler en même temps, les différences des résultats et combattre la routine, en faisant, pour ainsi dire, toucher du doigt les perfectionnemens. Ici on donne des primes pour l’élève des bestiaux ; on achète, pour la reproduction, des animaux de choix ; on établit, comme la société de Bourg, des fermes expérimentales, comme la société d’Angoulême, des écoles pratiques d’agriculture ; à Douai, à Metz, à Boulogne, on fonde des expositions agricoles ; enfin, dans les départemens les plus arriérés eux-mêmes règne une activité de jour en jour plus grande. Les hommes qui songent à l’avenir ont compris que c’est par une action incessante, immédiate, par des efforts de tous les instans, qu’on peut parvenir en agriculture, à réaliser quelque bien.

Les comices et les sociétés agricoles agissent donc par propagation de l’instruction, par la puissance de l’association, qui, en établissant parmi les cultivateurs un contact fréquent, leur permet d’échanger leurs idées et des éclairer par la discussion. Ces réunions agissent aussi par l’effet des encouragemens distribués dans les concours, par l’introduction des instrumens perfectionnés et des animaux de choix, par la surveillance exercée sur la culture. Partout où des hommes éclairés et actifs se sont trouvés placés à la tête de ces institutions, elles ont exercé une influence très marquée. Il faut regretter seulement que leur marche ait été bien souvent incertaine. Est-ce uniquement la faute des membres qui les composent ? Nous ne le pensons pas ; ce qui leur a manqué surtout jusqu’ici, c’est de la part du pouvoir un concours plus actif, des ressources d’argent plus étendues, et nous ne pouvons mieux faire que de répéter le jugement qu’en a porté un agronome distingué, M. Ysabeau : « Ce qui laisse le plus à désirer dans l’organisation des comices, c’est le défaut d’ensemble, l’absence de liens et de rapports suivis. Les comices d’un même département, pour atteindre réellement le but de leur institution, devraient correspondre régulièrement les uns avec les autres, se communiquer leurs travaux et se faire de ces communications une obligation rigoureuse. La société d’agriculture du département servirait de lien à tous les comices locaux, elle les informerait des faits agricoles qui pourraient se produire hors du département, et elle serait elle-même en correspondance avec les sociétés analogues remplissant les mêmes fonctions pour les départemens compris dans la même région. Toutes ces correspondances aboutiraient à la Société royale et centrale d’agriculture, appelée ainsi à recevoir, pour les répandre, les lumières de toute la France agricole, à donner l’impulsion au mouvement agricole, c’est-à-dire au progrès indéfini de la prospérité de la nation. Ce beau rôle est malheureusement vacant. »

Ces sages réflexions méritent bien qu’on les accueille. En effet, on n’en est plus, comme il y a trente ans, à combattre uniquement pour la suppression des jachères. Les horizons se sont agrandis ; tout en s’occupant d’agriculture, on a touché aux problèmes les plus élevés de l’économie politique, et, comme nous aurons occasion de le voir à propos des congrès agricoles, il y a unanimité pour appeler des réformes, réformes d’autant plus urgentes que ceux qu’elles intéressent le plus directement ne sont point toujours en mesure de les réclamer eux-mêmes. Ce sont les sociétés savantes qui les ont abordées et discutées pour la première fois ; c’est au gouvernement qu’appartient le droit de les résoudre. En ajourner indéfiniment la solution, ce serait peut-être compromettre l’avenir.


VII.

Jusqu’ici nous avons vu, pour ainsi dire, l’esprit d’association enfermé dans les diverses spécialités des connaissances humaines, circonscrit dans les limites des villes et tout au plus des départemens. Les sociétés savantes, il est vrai, cherchent autant que possible à étendre leurs relations en multipliant le nombre de leurs correspondans ; mais ce ne sont là d’ordinaire que des relations fictives. On a senti le besoin de se voir, de se parler, de s’éclairer mutuellement, et aujourd’hui, pour donner à leurs travaux plus d’ensemble et d’unité, les membres d’un grand nombre d’académies de province se réunissent annuellement dans l’une des principales villes du royaume. Ces réunions, on le sait, ont reçu le nom de congrès.

Essentiellement nomade et souvent encyclopédique, le congrès, allemand d’origine, est maintenant naturalisé dans la plupart des états de l’Europe, et sans aucun doute il est destiné à grandir encore et à former un nouveau lien entre les peuples. En Angleterre, il a atteint, dès l’abord, les proportions gigantesques du meeting, et à la réunion de Newcastle, en 1838, on ne comptait pas moins de 3,200 savans. L’Italie elle-même, malgré sa somnolence, s’est associée à ce mouvement, et le congrès de Naples, en 1845, a réuni plus de 1,200 personnes. Il est vrai qu’on servait gratuitement des sorbets, et que la musique de la garde royale exécutait aux heures du dîner et dans la soirée, après les séances, de très belles symphonies.

En France, le congrès scientifique, importé par M. de Caumont en 1833[8] embrasse par ses diverses sections l’ensemble des connaissances humaines, sciences naturelles, physiques et mathématiques, agriculture et industrie, histoire et archéologie, littérature et beaux-arts. Chaque année, on dresse un programme pour chacune des sections. Les questions posées dans ce programme sont soumises à une discussion générale dont les résultats se trouvent consignés dans les comptes-rendus Le congres émet en outre pour l’agriculture, pour l’économie politique des vœux qui se distinguent souvent par une grande rectitude pratique La littérature et la poésie n’occupent dans les publications du congrès qu’une place très secondaire, l’archéologie, l’histoire, y sont beaucoup mieux traitées, mais ces deux sciences tombent parfois dans l’étude des infiniment petits. Poussé jusqu’a la passion, l’amour des ruines et des débris peut paraître un symptôme de décrépitude, et en parcourant ces interminables discussions sur des statues mutilées, sur des chapiteaux vermoulus, on se demande, lorsque tant de problèmes élevés appellent la réflexion, lorsque tant de misères physiques et morales demandent du soulagement, si ce n’est pas une manie regrettable que de consacrer sa pensée a des choses d’un si mince intérêt, et si l’homme a été mis dans ce monde pour disserter sur le ciment romain et la manière d’emmancher les haches celtiques. Fort heureusement pour l’honneur du congrès, à côté de l’archéologie, on s’y occupe de l’agriculture, de l’industrie, de la morale publique, et ses vœux, qui arrivent, comme ceux des conseils-généraux, à l’autorité supérieure, rappellent souvent les cahiers des états dans l’assemblée de 1788.

Il est à regretter que les membres des congrès scientifiques aient cru devoir entremêler les sessions de divertissemens qu’on réserve d’ordinaire pour les soirées d’apparat des jardins publics. Le concert et le bal au profit des pauvres sont de rigueur, nous le savons, dans toutes les assemblées officielles ; mais il nous semble que les illuminations en verres de couleur et même les ballons ornés de feux d’artifice tricolores n’ont rien à démêler avec la science. Amuser par ces puérilités la curiosité provinciale, n’est-ce pas donner raison à ce critique anglais qui, en rendant compte de l’une des plus importantes sessions, reprochait aux congressistes de France de chercher à se distraire plutôt qu’à s’instruire ? L’humoriste britannique plaisantait surtout avec bonheur la naumachie donnée à Angers en 1843, et qui consistait en deux grands bateaux illuminés portant la musique de la garde nationale et celle de la garnison, et en six petits canots, également illuminés, naviguant constamment. Le critique d’outre-Manche cherche sans le deviner en quoi cette flottille pouvait contribuer à l’émancipation intellectuelle de la province ; nous avons cherché comme lui sans deviner davantage.

Indépendamment du congrès scientifique, qui embrasse l’universalité des choses, il s’est formé des congrès spéciaux, également imités de l’Allemagne, entre autres le congrès archéologique de France, organisé en 1834 par la société française pour la conservation des monumens, les congrès des vignerons, des producteurs de laine, des producteurs de cidre, qui se sont successivement réuni à Angers, à Bordeaux, à Marseille, à Niort, à Bourges, à Saint-Quentin. Les agriculteurs de la Normandie, de la Bretagne, les associations de l’ouest et du nord, se sont également réunis en assemblées générales pour discuter des questions scientifiques et défendre en même temps les intérêts positifs. Sur tous les points, l’affluence des propriétaires, des administrateurs, des simples cultivateurs même, a été grande, et les chambres législatives ont sanctionné quelques-uns des vœux émis dans ces assemblées, tels que la substitution du droit au poids au droit par tête, substitution que les divers congrès de ces dernières années avaient vivement sollicitée en insistant sur l’importance de cette réforme au double point de vue des intérêts agricoles et de l’alimentation des populations urbaines. L’impulsion une fois donnée, la centralisation devait reprendre ses droits. La province elle-même a compris que, pour légitimer ses vœux, il fallait les soumettre au contrôle de la science parisienne, et le congrès central de 1846 a réuni de tous les points du royaume dans la capital les membres les plus actifs des sociétés et des comices. Des hommes éminens dans l’administration, la législature, des notabilités de l’Institut, ont pris part aux travaux. Par malheur, l’habitude des grandes réunions n’est point encore passée dans nos mœurs, et la discussion a souvent été conduite sans ordre et sans méthode. L’agriculture a servi de prétexte aux médecins, aux philanthropes, aux réformateurs des prisons, pour faire briller une science plus ou moins problématique. On a souvent parlé sans conclure, et, en traitant de omni re scibili et quibusdam aliis quelques orateurs ont fini par sombrer sous le flot de leurs phrases. En restreignant à des proportions raisonnables le programme de leurs travaux, les congrès ne sont que mieux en mesure, de se faire écouter, et la carrière qui leur est ouverte restera toujours assez vaste.

En suivant depuis la première convocation, et la date en est encore bien récente, les travaux des congrès généraux ou régionnaires, on est frappé de voir comment les horizons s’élargissent sans cesse, comment s’élève le niveau des idées. A chaque réunion nouvelle surgit quelque problème intéressant : on pénètre de plus en plus dans la réalité des faits ; les discussions sont mieux soutenues, les vœux de réforme plus précis, les réformes indiquées plus applicables. Si des hommes spéciaux entreprenaient le dépouillement exact et complet des publications agricoles faites depuis quinze ans par les sociétés savantes, les associations provinciales, les congres, il résulterait sans aucun doute de ce travail des renseignemens qu’on ne soupçonne guère, et qui justifieraient ce reproche que les étrangers nous ont adressé souvent ; à savoir que la France s’ignore elle-même. On est surtout frappé des difficultés qu’on rencontre quand il s’agit de faire passer la théorie à la pratique : Ces améliorations, chacun les désire ; le gouvernement est d’accord avec les administrés, et quand vient le moment d’appliquer, tout se brise contre une résistance, ou plutôt contre une force d’inertie, pour ainsi dire, insaisissable. Nous ne rappellerons à l’appui de cette remarque qu’un fait, mais ce fait est concluant ; nous voulons parler de l’instruction agricole dans les campagnes. On peut comparer, en effet, les vœux émis à ce sujet par les assemblées provinciales de 1788 et les vœux de nos congrès. L’expression de ces vœux est formulée dans des termes à peu près identiques ; les mesures indiquées sont les mêmes ; le gouvernement de la vieille monarchie, comme le gouvernement de la révolution de juillet, est favorablement disposé ; il ne demande qu’à créer, à encourager, et cependant, à cinquante huit ans de distance, la question des applications pratiques est restée à peu près au même point. On aurait tort du reste de désespérer ; il suffit que l’agriculture ait compté ses forces pour qu’elle arrive, d’une manière fatale en quelque sorte, à l’apogée de son développement. En France, en effet, ces forces sont immenses ; l’agriculture occupe à elle seule plus de 25 millions d’habitans. Elle s’étend sur une superficie de 434,000 kilomètres carres, représentant 53 millions d’hectares estimés aujourd’hui à 50 milliards, sans compter un capital d’exploitation de 12 milliards qui pourrait très promptement être doublé. Ses produits annuels sont estimés 7 milliards, et l’impôt foncier qu’elle paie s’élève à 400 millions de francs. Ces chiffres, qui parlent plus haut que les phrases, n’ont pas besoin d’être commentés. Il y a là pour l’état d’inépuisables ressources, pour les travailleurs une mine toujours productive, pour les propriétaires une caisse d’épargne où le capital grossit sans cesse, pour le pauvre du pain et du bien-être. Félicitons donc sincèrement les hommes honorables de la province qui ont tourné de ce côté leurs lumières et leurs efforts. Nous ne saurions mieux faire que de rappeler ces paroles que leur adressait l’un des plus dévoués d’entre eux, M. de Caumont, à l’ouverture du premier congrès de l’association bretonne : « C’est à vous qu’il appartient de féconder tous les germes que le pays renferme et qui n’atendent qu’une bonne impulsion pour se développer et se produire. En tirant les cultivateurs de l’isolement où beaucoup d’entre eux vivent encore, en les mettant en rapport par des réunions générales, telles que vos congrès, vous aurez fait un pas immense, et ne craignez pas surtout de demeurer en-deçà du but que vous vous proposez, car vous irez plus loin que vous ne l’avez espéré. »

Comme les agriculteurs et les archéologues, les médecins ont aussi leurs états- généraux, et en 1845 deux mille docteurs, pharmaciens et vétérinaires se sont assemblés à Paris. Cette réunion, qui a occupé la presse et qui a été signalée par quelques incidens orageux, a eu surtout pour but les intérêts des médecins et les intérêts de la science. L’assemblée de Paris, entre autres propositions, a exprimé le vœu que tout membre appartenant légalement au corps médical ait le droit d’enseigner les sciences médico-chirurgicales sous la réserve que cet enseignement ne portera aucune atteinte à l’enseignement officiel, que les études soient renforcées, que des examens probatoires et gratuits aient lieu à la fin de chaque année, et que tous les élèves soient astreints à un service actif dans les hôpitaux ; enfin, sur la proposition de M. Requin, l’assemblée a demandé la création de dispensaires ruraux, et pour les malades pauvres de la campagne, dont il est impossible de traiter les maladies à domicile, l’établissement d’hospices entretenus aux frais des départemens.


On le voit, par tout ce qui précède, l’activité qui s’est manifestée depuis quinze ans dans la province est loin d’être stérile. Les hommes honorables qui vivent loin de Paris comprennent enfin que leur mission n’est point de lutter contre la capitale, mais de s’associer à ses efforts, de l’éclairer sur une foule de questions sociales et scientifiques et, comme le disait M Jouffroy à l’académie de Besançon, dégager, dans la recherche générale de la vérité les recherches qui touchent spécialement la province ou dont la province seule a les élémens ; de se résigner à n’être sur tout le reste qu’un intermédiaire utile ; de se consacrer exclusivement à ces études, d’en organiser le plan, d’en tracer la méthode, et de réunir en elles tous les rayons qui peuvent les éclairer. M. Jouffroy ajoutait avec raison que, malgré les bonnes intentions dont les académies sont animées, un grand nombre n’ont rien produit, que leur existence n’est souvent qu’un long sommeil imparfaitement interrompu une ou deux fois chaque année par quelque séance publique, et il donnait pour cause à la stérilité de ces académies qu’elles ne savent point faire leur part et s’y borner. Elles languissent, disait-il encore, tantôt par excès de modestie, tantôt par excès d’ambition, souvent par l’un et par l’autre à la fois ; elles devraient être assez modestes pour renoncer à ce qui ne peut se faire qu’à Paris, et assez justes envers elles-mêmes pour se réserver avec autorité et exécuter avec confiance ce qui ne peut se faire qu’en province. Elles osent trop dans ce qu’elles ne peuvent pas, et n’osent pas assez dans ce qu’elles peuvent. Quoi qu’il en soit, le progrès est sensible ; d’immenses matériaux ont été réunis sur tous les points du royaume, et, si des mains habiles s’occupaient de mettre en œuvre les documens dispersés dans les mémoires des sociétés savantes, il en résulterait sans aucun doute un travail d’ensemble dont on est loin de soupçonner l’importance. Qu’on fouille en effet dans ces mémoires dont la plupart sont ignorés des hommes spéciaux eux-mêmes, on y trouvera pour la géographie ancienne, pour la géographie féodale et administrative, des index exacts et détaillés qu’on chercherait vainement ailleurs ; pour l’archéologie monumentale, des statistiques souvent trop complètes ; pour le droit municipal et féodal, des pièces originales d’une incontestable valeur ; pour les événemens qui intéressent l’histoire générale, des rectifications qu’on ne peut faire que sur les lieux mêmes où ces événemens se sont accomplis. Le dépouillement, nous le pensons, ne serait pas moins profitable aux sciences naturelles et agricoles, à l’économie politique, à la morale sociale.

Ce n’est pas tout cependant que d’avoir publié des livres : les sociétés ont fondé des musées, des bibliothèques, des cours publics, des expositions pour les arts et l’industrie, des concours littéraires et agricoles, des fermes-modèles, des jardins botaniques. Elles, ont donné aux paysans des prix de bonne conduite, aux enfans des casses pauvres des livrets sur les caisses d’épargne, et tout ce bien que nous citons, elles, l’ont fait sans autres ressources que les cotisations de leurs membres et quelques allocations des conseils-généraux, allocations qui ne s’élèvent guère en général au-delà d’une somme de 1,000 francs. Leur zèle est d’autant plus méritoire, qu’elles n’ont reçu jusqu’ici que des encouragemens assez minces ; les unes ont obtenu le titre de sociétés royales, les autres ont été rangées parmi les établissemens d’utilité publique ; on leur a accordé pour l’envoi de leurs mémoires entre elles la franchise à la poste, on leur a donné quelques volumes provenant de souscriptions des divers ministères, et tout s’est borné là. Aujourd’hui cependant l’attention est heureusement éveillée. La presse parisienne si long-temps dédaigneuse, s’occupe des académies de province et des congrès. On a même proposé de bâtir dans Paris un palais des sociétés savantes, qui serait le rendez-vous général des académiciens du monde civilisé, et dans lequel on trouverait réunies toutes les publications des corps scientifiques, mais ce serait là, ce nous semble, pour l’instant, un objet de luxe, et avant de songer au superflu il est bon de pourvoir au nécessaire : or, le nécessaire pour les sociétés savantes c’est la publicité, le moyen de communiquer entre elles, les encouragemens. Espérons que ces élémens de succès ne leur manqueront pas dans l’avenir. M. le ministre de l’instruction publique a annoncé l’intention de les aider par des secours d’argent, il a nommé une commission pour dresser la table analytique des recueils académiques publiés dans toute l’étendue du royaume. On peut donc penser que cette fois il n’en sera pas des efforts de l’administration comme de ceux qui ont été tentés en 1833 et en 1839. Une association nombreuse s’est constituée récemment sous le titre d’Institut des provinces pour venger les académies départementales des injustes dédains dont elles sont l’objet. Nous souhaitons de grand cœur que l’organisation définitive de ces académies vienne enfin réaliser les vœux de l’Institut. Il y a là en effet plus qu’un intérêt littéraire, et cette organisation, au point de vue politique même, a une Importance immédiate et tout actuelle, car elle touche à deux questions vivement débattues aujourd’hui : la liberté d’association et la liberté d’enseignement.


CHARLES LOUANDRE.

  1. Voyez la livraison du 1er septembre.
  2. L’Annuaire des sociétés savantes, où l’on regrette de ne trouver aucun renseignement sur les associations provinciales et les congrès, donne pour les départemens une liste de 135 sociétés, c’est-à-dire 87 de plus qu’en 1788 ; mais ce chiffre est loin d’être exact, comme on en jugera par le tableau suivant :
    Ain, 3 sociétés ; — Aisne, 3 ; — Allier, 3 ; — Alpes (Hautes-), 1 ; — Arriège, 1 ; — Aude, 1, plus une commission des arts et des sciences à Carcassonne et une commission archéologique à Narbonne ; — Aveyron, 1 ; — Bouches-du-Rhône, 11 ; -Calvados, 13 ; — Cantal, 1, plus une commission des monumens. historiques ; — Charente, 2 ; — Charente-Inférieure, 5 ; — Cher ; 2 - Corse, 1 ; — Côte-d’Or, 3 ; — Côtes-du-Nord, 1 ; — Creuse, 1 ; — Dordogne, 1 ; -Doubs, 3 ; — Drôme, 1 ; -.Eure, 3, plus une commission d’antiquités ; — Finistère, 2 ; — Gard, 2, plus une commission des monumens antiques et des archives départementales ; — Garonne (Haute-), 4 ; — Gironde, 4, plus une commission des monumens historiques ; — Hérault, 4 ; — Ille-et-Vilaine, 2 ; — Indre-et-Loire, 3 ; - Isère, 4, plus une société pour l’instruction élémentaire ; — Jura, 1 ; — Landes, 1 ; -Loir-et-Cher, 1 ; — Loire, 2 ; — Loire (Haute-), 1 ; — Loire-Inférieure, 1 ; . — Loiret, 1 ; — Lot, 1 ; — Lot-et-Garonne, 1 ; — Lozère, 1 ; — Maine-et-Loire, 2 ; — Manche, 3 ; -Marne, 2 - Marne (Haute-), 1 ; — Meurthe, 2, plus une commission des antiquités ; — Meuse, 1 ; — Morbihan, 2 ; — Moselle, 3 ; — Nièvre, une commission des antiquités ; -Nord, 15, dont une académie de peinture et de sculpture ; — Oise, 1, plus trois sections de la société des antiquaires de Picardie, à Beauvais, à Noyon et à Compiègne ; — Pas-de-Calais ; 4 ; — Puy-de-Dôme, 1, plus deux commissions d’archéologie ; — Pyrénées (Basses-), 1, — Pyrénées (Orientales), 1 ; Rhin (Bas-), 2 ; — Rhin (Haut-), 2 ; — Rhône, 9 ; — Saône-et-Loire ; 3 ; — Saône (Haute-), 1 ; — Sarthe, 3 ; — Seine-et-Marne, 1 ; — Seine-et-Oise, 4 ; — Seine-Inférieure, 5, plus une commission des antiquités du département ; — Sèvres (Deux-), 3 ; . — Somme, 4 ; — Tarn, 1 ; — Tarn-et-Garonne, 2, plus une commission archéologique ; Var, 2 ; Vaucluse, : 3, plus une commission archéologique ; — Vienne, 4 ; — Vienne (Haute-), 1 ; — Vosges, 1 ; — Yonne, 1.
    Voilà donc pour les 86 départemens 189 sociétés savantes, plus 12 commissions archéologiques. Qu’on ajoute à ce total déjà si élevé une cinquantaine de sociétés d’agriculture, qui ne sont pas portées sur cette liste, et 664 comices agricoles, et l’on comprendra facilement, par les chiffres seuls, l’importance des associations qui nous occupent.
  3. Il serait difficile de dresser une bibliographie exacte des mémoires, bulletins et comptes-rendus des sociétés savantes de la province. Malgré l’appel fait aux diverses académies par M. le ministre de l’instruction publique, la liste des publications est très incomplète dans l’Annuaire, les renseignemens n’ayant point été fournis en temps utile. Les volumes publiés par les diverses académies de province depuis la fin du siècle dernier, sans compter les recueils édités par les comices agricoles, s’élèvent à 1,500 environ, formant pour chaque ville des collections qui se suivent avec une tomaison régulière, et il faut y ajouter encore au moins 2,000 brochures, comptes-rendus et bulletins détachés. M. Achille Comte en dirige en ce moment le dépouillement général, et nous ne doutons pas de l’intérêt et de l’importance de ce travail.
  4. Mémoires de la Société académique de la ville de Saint-Quentin, 1834 à 1836.
  5. Parmi les collections les plus riches qui sont dues aux académies de la province, on distingue, soit pour l’archéologie, soit pour l’histoire naturelle, soit enfin pour les beaux-arts, les musées de Narbonne, de Rhodez, de La Rochelle, de Carcassonne, de Grenoble, du Puy, de Tours, de Metz de Langres, de Poitiers, de Lille, de Mulhouse, de Lyon, de Troyes et d’Orléans. Le musée de cette dernière ville a reçu depuis quelques années plus de 60,000 fr. de dons gratuits.
  6. Les institutions les plus importantes de ce genre sont dues aux sociétés du Puy, de Metz, de Lille, de Pau, de Rouen, d’Évreux, de Brest, de Bordeaux et de Mulhouse. Les cours industriels de Metz, créés en 1836, comprenaient 13 sections différentes. On doit à la Société royale des sciences, de l’agriculture et des arts de Lille, des cours de physique, de chimie, de dessin linéaire, de zoologie, de géométrie et de mécanique appliquées, et à l’Association lilloise d’autres cours de philosophie morale, de littérature, d’hygiène, etc. A Pau, on enseigne la géologie pyrénéenne, le droit, la littérature, l’hygiène ; à Mulhouse, on enseigne le dessin linéaire, la mécanique et la chimie. Ces cours ont été très exactement suivis, et ils nous paraissent d’une utilité beaucoup plus grande que les cours des facultés, où l’enseignement scientifique est beaucoup trop élevé pour les auditeurs, et où l’enseignement littéraire ne sert le plus ordinairement qu’à amuser les oisifs et à exercer les professeurs à parler, en public.
  7. Parmi les publications agricoles qui méritent d’être distiguées, nous mentionnerons, dans la région du centre, la plus arriérée peut-être de toute la France, la Revue du Cher, dirigée avec une grande intelligence par M. de Travanet, les Annales de la Société d’agriculture d’Indre-et-Loire, les Annales de l’Allier, le Propagateur agricole du Cantal ; — dans la région de l’est, le Bulletin du comice de Schisigheim, qui fait connaître toutes les améliorations agricoles réalisées en Allemagne ; le Bon Cultivateur, publié par la société de Nancy ; l’Agriculteur de la Société de Louhans ; les Notes agricoles de la Société d’Autun ; le Journal d’agriculture de l’Ain, qui contient dans presque tous ses numéros d’importans travaux de l’un de nos agronomes les plus habiles, M. Puvis ; — dans la région du midi, les Annales provençales d’agriculture pratique, le Bulletin de la Société centrale d’agriculture du Gard, les Annales agricoles de l’Averyron, le Bulletin de la Société centrale d’agriculture de l’Hérault ; — dans la région de l’ouest, l’Agriculture de l’ouest, organe de l’association bretonne, dirigée par M. Rieffel, qui fait pour l’ancienne Armorique ce que M. De Dombasle a fait pour les provinces de l’est ; la Normandie agricole, organe de l’association normande ; — dans la région du nord, le Comice de l’Aisne, le Journal de la Société d’Agriculture des Ardennes et les Mémoires des Sociétés de Douai, du Pas-de-Calais et de Lille.
  8. Voici, avec l’indication des villes où ces assemblées se sont réunies, le chiffre approximatif des membres qui y ont pris part, et l’indication des volumes qui ont été publiés :
    Nombre de membres Volumes
    1833 Caen 220 1 vol. in-8o
    1834 Poitiers 240 1 fort vol. in-8o avec planches
    1835 Douai 180
    1836 Blois 219 1 vol. in-8o avec figures
    1837 Metz 225 1 vol. in-8o avec planches
    1838 Clermont 237 1 fort vol. in-8o
    1839 Le Mans 400 2 vol. in-8o
    1840 Besançon 300 1 vol. in-8o
    1841 Lyon 900 2 vol. in-8o
    1842 Strabourg 1100 2 forts vol. in-8o
    1843 Angers 300 2 vol. in-8o
    1844 Nîmes 200 1 vol. in-8o
    1845 Reims 500 1 fort vol. in-8o
    1846 Marseilles 500