De l’adaptation des épidémies

La Revue blancheTome III (Paris) (p. 194-199).


De l’adaptation des Épidémies
Au bonheur public


À Monsieur Émile Gautier, vulgarisateur.



Monsieur,

Des gens que je me plais à reconnaître sagaces se sont affligés pour ce que nous laissions tant de forces en déshérence. Le long de ce pauvre monde, déjà si mal aménagé à la commodité de l’homme, mille choses se perdent faute d’un initiateur qui les approprie à notre usage. C’est ainsi que (Edison, vous êtes bien coupable !) le vent, le flux et le reflux de la mer, les éruptions volcaniques, les phénomènes naturels ne servent à rien, sinon à fournir des métaphores aux poètes, rêveurs, sentimentaux, et autre racaille. N’êtes-vous pas triste, lorsque vous songez à toutes les scieries mécaniques qui sont en puissance dans les chutes du Niagara, depuis des siècles, et qui n’arrivent pas à éclore ? Ô la mélancolie de la matière incomprise ! Moi, de telles réflexions me désolent, et j’avais jadis résolu de fonder l’Œuvre des Virtualités de la Nature, de haute bienfaisance s’il en fût.

L’orage aurait, enfin, une raison d’être, si l’on construisait des accumulateurs capables de retenir, à titre d’indemnité, l’électricité qu’il développe. Notre bitume n’était utilisé que par les colporteuses de spasmes, aux futiles évolutions, quand un ingénieur, plutôt un Dieu ! projeta d’employer les trottoirs comme puissance motrice. Il vous en souvient, le Figaro donna les détails de cette glorieuse invention. Par malheur, les capitaux se firent excuser.

Néanmoins j’oserai dire que l’abandon de ces forces n’a qu’une importance restreinte ; d’autant que pour les mettre en œuvre, il coûterait gros de peines et d’argent. Combien plus grande est la faute que nous commettons envers le Créateur lorsque nous négligeons les épidémies dont Sa Toute-Sagesse nous gratifie ! Il m’était réservé de montrer quel parti est tirable de ces purgations ethnologiques. Mes contemporains se lamentent, souscriptionnent, écrivassent, s’emphénolent, cependant que je rédige à leur bénéfice le présent mémoire sur lequel j’attire votre attention. Je compte que vous m’aiderez à répandre la lumière ; au besoin, je pétitionnerai vers les Chambres, car j’ai, comme tous les grands penseurs, l’entêtement de sauver l’univers, même malgré lui.

Soit, en exemple, la plus commune et la plus maniable des épidémies : le Choléra. Sous l’empire de sentiments divers, peur ou indifférence, nous le laissons vagabonder à son aise, frapper au hasard, sans que le souci nous vienne de le domestiquer. Subitement nous manifestons à son égard une défiance qui se traduit par des cordons sanitaires, des arrêtés préfectoraux, mesures préventives et polichinelleries analogues. Il s’ensuit que les bons et les mauvais, les riches et les pauvres, les sots et les compréhensifs meurent pêle-mêle, à l’instar des mouches, sans aucune méthode. — Regrettable !

Voici ce que je propose. Dès que se sera produit un cas de choléra (j’entends l’asiatique, le seul qui donne des résultats sérieux) sous prétexte de circonscrire le fléau, on internera l’initial moribond accompagné de ses brancardiers dans le Palais des Machines ; là, ils trouveront ce qui peut adoucir une agonie : jeux de cartes, livres gais, boissons spiritueuses, etc. Puis, on enverra les rejoindre tous ceux dont l’individualité, faisant double emploi, occasionne de pénibles luttes entre citoyens, tous ceux aussi qui gênent le fonctionnement de notre machine gouvernementale. Nous n’aurons pas la cruauté de les y contraindre par sergent de ville. Non !! Nous exploiterons leur vanité en les nommant Membres de commission d’étude, obligés par leurs fonctions à visiter le siège de l’épidémie, et à s’y cantonner jusqu’à cessation d’icelle. Or, comme on leur aura soigneusement confisqué les désinfectants et les prophylactiques, il y a gros à parier qu’ils y laisseront leurs os. Grâce à ce détour heureux, nul reproche ne nous incombera de leur décès. De peur qu’ils ne se dérobent à leur devoir de courageux citoyens, ou fassent la petite bouche de modestie, alléguant « qu’ils ne sont pas dignes de l’honneur… que leurs capacités ne leur confèrent aucun droit à cette, il est vrai, flatteuse distinction, etc., etc. » et cherchent à s’échapper par des faux-fuyants aussi piètres, nous les avertirons que chaque démission sera immédiatement punie de mort, et qualifiée crime de lèse-patrie. Un cordon de soldats cernera le Palais ; ordre de tirer sur les récalcitrants. Ceci arrêté, il ne nous restera plus qu’à régler l’ordre des promotions, et à les diriger par groupes sur le sanctuaire désaffecté de la Mécanique. Le système ici détaillé n’est pas pour froisser notre hypocrisie formaliste. Le Dahomey est trop loin, et d’ailleurs réservé aux seuls militaires. Il convenait de trouver plus simple à la fois, plus économique et plus complet. Voilà. — Qu’on se le dise !



Tout de suite, un mieux sensible se manifestera dans l’état de l’actuelle société ; les ulcères qui la rongent, cicatriseront. Nous jouirons de l’Âge d’or prédit, au petit bonheur, par les voyants. Je vous invite, d’avance, au banquet d’inauguration de notre Néo-Salente.

D’abord nous obtiendrions une au moins provisoire solution à la Question sociale. Vous avez remarqué, en effet, que les pauvres ont, en temps de choléra, un penchant étrange à mourir en masse. (Les philantropes observent, à ce propos, qu’ils créent des foyers infectieux dont les riches peuvent avoir à souffrir.)

Or, la plus radicale extinction du Paupérisme consistant à se débarrasser des pauvres, on engagerait les indigents, mendigots, traîne-misère, loqueteux malpropres fauteurs de disparates, à visiter le Palais des Solutions Absolues. Pour les y conduire, on mettrait à leur tête les brouillons alarmants qui complotent contre la sécurité des Heureux. On ne les reverrait plus, soyez-en assuré ! On profiterait de l’occasion pour désormais assainir et aménager les quartiers qui mettent en danger notre chère capitale, véritables bouillons de culture à microbes et à revendications.

Il est mort de faim, cette année, plusieurs vingtaines de milliers de créatures. N’est-il pas d’une humanité bien comprise d’épargner aux survivants de vaines tortures et d’abréger le formalisme de la misère ?

Inutile d’ajouter que le niveau de la criminalité s’abaisserait peu à peu à proportion que les candidats au crime disparaîtraient. Nous ne verrions plus se produire ces attentats-contre-immeubles dont quelques désespérés ont donné l’exemple dernièrement. Les violents et les désireux d’un utopique état-de-choses iront se perdre au sein de la putréfaction rédemptrice, en ce Palais, là-bas. Et pour ne pas trop morceler la besogne, nous leur adjoindrons les ligueurs, les gymnastes, les associés de n’importe quoi, tous les tapageurs sans motif. Ils superfètent.



Les bienfaits de cette méthode s’affirmeront aussi dans un autre ordre d’idées. La concurrence vitale nous harcèle de plus en plus acharnée en nos facétieusement dénommées : Carrières libérales. Les arrivés, ventripotents et accapareurs, opposent aux jeunes qui les tirent par les basques la force de l’ineptie. Avec égoïsme ils s’obstinent dans l’existence, — je vous le demande, est-ce juste ?

Un sage (je crois que c’était un négociant en faillite) a proclamé sur banderolles cette vérité-de-tous-temps : Les grands magasins nous dévorent ! Ici, en littérature, nos grands magasins sont MM. Chose, Machin, X, Z, des Grands Quotidiens. Ces messieurs cumulent les chroniques en divers endroits, monopolisent les gagne-pain et les décorations ; nous autres, nous exécutons, ce durant, le pas de la Pyrrhique-devant-le-buffet.

Le voyageur Philippe Dubois qui visita l’Océanie et les romans de M. Bourget, nous donne le renseignement suivant : chez certaines peuplades sauvages, dès qu’un vieillard se fait visiblement par trop vieux, on le persuade de monter dans un arbre, et, une fois qu’il a atteint la maîtresse branche et s’y cramponne, chaque adolescent de la tribu vient à tour de rôle, secouer l’arbre énergiquement. De deux choses l’une : ou bien le vieillard est encore vert et résiste ; alors, c’est bon, on lui conserve la vie, les dignités sénatoriales et ce qui s’ensuit jusqu’à nouvelle expérience ; ou bien le vieillard est mûr ; ébranlé par les secousses, il tombe, se casse la tête sur le sol, et là est achevé par la jeune génération. Du moment que c’est dans les lois, personne n’y trouve à redire ; de la sorte, les sinécures changent souvent de titulaire, le peuple est content. Que ne transportons-nous ces coutumes chez nous, avec des formes, cela va de soi, car il ne faut pas oublier que nous sommes civilisés, au fond. J’ai déjà, pour ne pas perdre de temps, dressé une liste d’encombreurs que l’on pourrait soumettre à la question préalable signalée plus haut. Après sélection du conseil des Joseph Prudhommes qui nous gênent, on enverrait les plus marquants dans l’immortalité, c’est-à-dire dans le Prytanée où le choléra nous en libérerait.

Je n’insiste pas. Ainsi, le train des idées ne ralentirait plus aux stations ; nous pourrions enfin instaurer le Mécénisme d’État.



Tierce amélioration : mon petit système a l’avantage de supprimer les idées mystiques, mais là, complètement. L’expérience l’a prouvé : lors des grands cataclysmes, il s’élève des classes populaires ainsi que des classes dirigeantes un ridicule plébiscite vers le ciel. L’imprévu de la mort, diverses curieuses coïncidences, des décès justifiés et semblant des vengeances d’en-haut, la terreur d’une réprobation (chacun a ses peccadilles) tout cela suscite chez les simples la croyance au surnaturel, croyance, hélas ! des plus contagieuses. Les caprices du fléau leur paraissent imputables à une Providence divine que l’on pourrait fléchir par prières et actes expiatoires ; il s’ensuit une foule de démarches, telles que jubilés pittoresques, oraisons publiques, pèlerinages ; je les juge attentatoires au matérialisme qui est la religion des esprits pondérés et des contribuables sans reproche. Si vous organisez le fléau, vous lui retirez l’apparence de mystérieux où se prennent tant de faibles idéalistes. Il devient institution, fléau municipal, entaché du terre-à-terre et du médiocre qui sont caractéristiques de notre administration. Laïcisons le mystère.

Je pense également que nos débats politiques se trouveront fort aplanis. L’opposition, il y aurait mauvaise grâce à le nier, préoccupe nos gouvernants et les empêche de vaquer à notre bonheur avec tout le soin que nous sommes en droit d’exiger d’eux. Nous aurons là une occasion unique de déblayer le terrain. Les représentants de l’aristocratie française iront d’eux-mêmes vers le champ clos de mort, pour peu qu’on leur rappelle la sortie héroïque de Saint-Louis, les pestes des croisades, Jaffa, etc. L’apocalyptique Cheval Pâle emportera vers le néant les restes de la glorieuse race. Et ne sera-ce pas une fin plus digne et plus somptueuse, en vérité, que l’ataxie, la démence et l’apoplexie qui liquident péniblement les héritiers des Preux.

J’esquisse à peine les principales réformes auxquelles l’épidémie réglementée donnera lieu. D’ailleurs, au bon moment, des initiatives surgiront, je n’en doute pas.

Quand le dernier invité aura passé le seuil du Palais, nous en déclarerons solennellement la fermeture. À grand renfort de désinfectants nous assainirons la place ; aux corps épars, nous creuserons une belle fosse commune ; puis nous mettrons au concours le projet d’un monument commémoratif, afin d’encourager les Arts. Des fêtes de charité, et des représentations de gala ramèneront l’entrain.

Franchement, est-ce que ça ne vaut pas la peine d’être tenté ?

Pierre Veber.