De l’abolition des droits féodaux et seigneuriaux au Canada/03

CHAPITRE III.

quel est le meilleur mode à employer pour accorder une juste indemnité aux seigneurs ?


Divers plans se présentent pour remédier aux maux affreux et avilissants que la Tenure Seigneuriale entretient au Canada ; mais nous croyons le suivant le plus simple, le plus équitable, le moins dispendieux, offrant le moins d’inconvénients, par conséquent, le plus justement et le plus promptement praticable.

L’abolition de la Tenure Seigneuriale proclamée, dans le cours du mois suivant la promulgation de la loi, il sera procédé aux moyens de constater l’indemnité à accorder aux Seigneurs. Cette indemnité devra être accordée, d’une manière uniforme, selon la valeur des Seigneuries, proportionnellement au capital représenté par leurs revenus respectifs de la dernière année, d’après le papier-terrier, non tels qu’ils sont, mais après avoir réduit les revenus des Seigneurs, qui ont violé les conditions de leurs titres et imposé des exactions, conformément aux Arrêts et Édits des Rois de France, que nous avons cités, qui sont toujours existans, et doivent être mis à exécution. Il ne s’agit pas d’indemniser les Seigneurs des abus qu’ils ont créés, des usurpations qu’ils ont commises, et que le temps n’a pu légitimer.

À cet effet, les arbitres seront nommés, au nombre de cinq, dont quatre, mi-partie par le Seigneur et les censitaires séparément, et le cinquième par le consentement mutuel du Seigneur et des censitaires ; et le montant de la valeur de chaque Seigneurie, déterminée définitivement par ces arbitres, devra être payé au moyen d’une répartition faite, au prorata des valeurs respectives des propriétés des censitaires dans toute l’étendue de la Seigneurie, estimées aussi par les mêmes arbitres, et d’une manière définitive. Les censitaires auront alors à payer de suite, s’ils le pouvaient ; mais, à défaut de le faire, ils seront chargés de payer l’intérêt légal de six pour cent pour leur quote-part, jusqu’à parfait payement du tout, qui ne pourra aller au-delà de quinze années. Par des payements partiels, le capital dû par le censitaire diminuant, les intérêts diminueront toujours à proportion.

À l’échéance des quinze années accordées, le capital sera obligatoire de la part du Seigneur ; mais les intérêts seront exigibles annuellement.

Toutes les estimations faites, de la valeur de chaque Seigneurie, et des valeurs des propriétés des censitaires, seront déposées par les arbitres chez un Notaire de la Seigneurie, qui en prendra acte, en gardera copie, et sera chargé de faire une répartition générale, entre les censitaires, de la somme que chacun d’eux devra payer au Seigneur pour son indemnité ; et telle répartition, l’acte de dépôt et les honoraires des arbitres, seront payés par le Seigneur et les censitaires : le Seigneur pour la moitié et les censitaires pour autant.

Les arbitres feront le dépôt chez le notaire choisi par eux comme représentans des parties intéressées, dans le cours de trois mois, au plus tard, sous peine de perdre leur droit à la rétribution fixée en leur faveur par la Législature.

Les lumières de la raison, et les principes de l’équité, doivent faire rejeter dans l’abîme des ténèbres et de l’oubli les préjugés de l’ignorance, l’influence particulière, la cupidité inique de ceux qui sont intéressés par leur égoïsme, à faire porter à leurs concitoyens le joug de la servitude, en abolissant, pour jamais au Canada, les droits féodaux et Seigneuriaux que le peuple traîne à sa suite sous un dur esclavage.

Le Seigneur a droit à une indemnité pour la concession de ses droits. Les droits Seigneuriaux pour lesquels le Seigneur a droit à une indemnité, sont seulement les cens et rentes tels que la loi les veut, et les lods et ventes. Ces droits sont ceux sur lesquels doit se fonder l’estimation de la valeur d’une Seigneurie. Tous les droits Seigneuriaux doivent être abolis moyennant la valeur estimée de la Seigneurie par les revenus annuels des deux droits précités. Ce qui sera une indemnité juste et suffisante pour l’extinction de tous les droits du Seigneur qui n’ont pas été usurpés par lui.

Ce projet est très équitable, propre à assurer et garantir au Seigneur, s’il fait un placement judicieux, une pleine et entière indemnité pour l’extinction de ses droits. Jusqu’à ce que le payement soit opéré, le Seigneur perçoit l’intérêt légal de ce que lui doit, pour l’indemniser, chaque habitant qui n’est plus libre, après l’époque déterminée, le retarder le payement en payant les intérêts. La loi ne devra avoir aucun effet rétroactif, par conséquent garantir aux Seigneurs tout ce qui pourrait leur être dû par les censitaires d’arrérages pour redevances et droits Seigneuriaux jusqu’au jour de sa promulgation. Ce mode d’indemnité serait également applicable aux Seigneuries tenues en mains-mortes, ou qui appartiennent à des corps auxquels il n’est pas permis d’aliéner. Il est évident qu’on ne peut introduire aucune réforme radicale dans la loi, sans faire souffrir quelques individus, plus ou moins ; mais en même temps il est d’une saine et juste politique l’adopter le plan qui offre le moins d’inconvénients. La plus grande partie des rentes imposées par les Seigneurs étant illégales, on ne pourrait sans injustice obliger les censitaires à leur payer une indemnité pour le rachat d’une rente qu’ils ne doivent que partiellement, et dont la totalité ne peut être considérée, sous aucun point de vue, comme un droit acquis, n’étant le fait qu’une usurpation et un abus ; en conséquence, le capital de la valeur des Seigneuries ne peut être justement représenté qu’en considération des droits Seigneuriaux réduits à la légalité, conformément aux clauses et conditions des contrats primitifs de concessions faites aux Seigneurs par la Couronne. C’est une mesure de justice envers les censitaires dont les Seigneurs n’ont aucun droit de se plaindre ; les Seigneurs devraient se tenir satisfaits de n’être pas inquiétés pour ce qu’ils ont reçu illégalement, et d’avoir encore une indemnité basée sur la plus stricte équité.

Les Seigneurs se sont placés, en violant les conditions de leurs concessions primitives, les Arrêts, Édits et Ordonnances qui régissent la Tenure Seigneuriale, en usurpant des droits illégaux, et en se livrant aux abus les plus criants, dans la situation de voir les autorités exécutives sortir enfin du sommeil léthargique par lequel elles ont laissé violer impunément, jusqu’à ce jour, les anciennes Ordonnances, les Lois Coutumières, et intervenir, en conformité à la loi, pour sévir entre eux, et leur infliger la rigide mais juste peine portée par les Arrêts, Édits et Ordonnances encore en force, en condamnant à la réunion au Domaine de la Couronne, toute Seigneurie dans laquelle la loi n’aurait pas été fidèlement observée.

Maintenant, comme tous les Seigneurs ont, plus ou moins, violé la loi, et se sont écartés, non-seulement de son esprit, mais qu’ils n’ont tenu même aucun compte de sa lettre, sans indemnité, toutes les Seigneuries du Canada seraient, de droit, confisquées et réunies à la Couronne qui, elle, en disposerait généralement et sans indemnité, en faveur des malheureux censitaires qui souffrent, depuis si longtemps, de la négligence du gouvernement, de concussions, de droits violés et de droits usurpés.

Encore une fois, que les Seigneurs se trouvent donc bien heureux d’être indemnisés, plus que justement, même avec générosité.

Les Seigneurs doivent s’attendre à une hostilité continuelle et croissante contre les usurpations, les abus de la Tenure Seigneuriale, et le hideux de l’existence de ces vestiges des siècles barbares. La prudence ordinaire doit leur faire concevoir que toute opposition systématique, au cri général du pays, ne pourrait mener qu’à des suites désastreuses pour eux dans la lutte où ils ne pourraient manquer de succomber honteusement ; tandis qu’eux mêmes montrant un esprit de conciliation et de justice, cette conduite de leur part leur assurera la protection de la Législature, une indemnité équitable de la valeur juste et légale de leurs Seigneuries, comme celle dont nous venons de présenter le plan. La tyrannie de la féodalité a cessé d’exister dans bien des contrées, où les Seigneurs n’ont recueilli que la persécution, pour indemnité de leurs droits oppresseurs abolis.

Quant aux censitaires, ils ne pourront que se réjouir d’une abolition de droits qui, détruits, donneront immédiatement à leurs propriétés, déchargées de lods et ventes, de cens et rentes, de corvées, et de toutes les autres charges, servitudes et réserves Seigneuriales, une augmentation réelle de valeur, même plus élevée que le montant de leur quote-part d’indemnité à payer aux Seigneurs. Alors seulement, véritables propriétaires, et non simples tenanciers, ils pourront se livrer, en paix et sans entraves, à tous les élans de l’esprit d’entreprises industrielles, à toutes les améliorations agricoles que leurs terres peuvent réclamer pour accroître leurs revenus, assurer leur bien-être, donner la vie au commerce et à la prospérité générale.

En vain les cours de justice, mues souvent par des considérations personnelles, n’ont pas, pour la généralité, admis le principe d’un taux uniforme et usité ; en vain ont-elles maintenu le principe, d’après les jugements qu’elles ont rendues, que le Seigneur avait droit de concéder aux taux et conditions dont ils conviendraient avec leurs censitaires ; en vain, enfin, ont-elles refusé de relever les censitaires de ces charges conventionnelles et forcées par les circonstances, leurs jugements étaient en contradiction avec la loi, toujours en force, par conséquent, leurs jugements étaient iniques, la vérité nous impose le devoir de le proclamer à la face du Ciel et à la face du Pays.

Quant à la question des terres non-concédées dans les Seigneuries, dont la population rurale s’est toujours plaint, que plusieurs Seigneurs refusaient absolument à concéder ces terres dans l’espoir spéculateur d’en augmenter la valeur, et d’imposer aux habitants qui désireraient en obtenir, des taux et des conditions plus onéreuses, en exécution des Arrêts, Ordonnances et Édits des Rois de France, qui font la loi encore existante, ces terres doivent nécessairement être réunies au domaine de la Couronne, sans indemnité aucune, pour être concédées libéralement aux colons, comme le sont maintenant les terres de la Couronne.

Et pour ce qui est du droit de quint, en législatant sur l’abolition de la Tenure Seigneuriale, le gouvernement devrait céder et abandonner ces droits sans aucune indemnité ; droits d’ailleurs sans importance par la modicité des revenus qui, comme nous l’avons déjà fait voir, n’ont pas passé, année commune, pendant 38 ans, 836 louis, cinq chelins et cinq pence.

Ce pourrait être considéré comme un acte de justice en faveur des Seigneurs dans l’acte de l’extinction des droits et des priviléges dont ils ont joui.