De l’Origine des êtres
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 5 (p. 583-617).
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L’ORIGINE DES ÊTRES

III.
LES CONDITIONS DE SÉJOUR, L’HYBRIDITÉ, l’ÉVOLUTION DES ÊTRES, LE MONDE ANCIEN[1].


I

Dans l’entreprise difficile d’une reconnaissance de la nature à son origine, c’est fini des mots heureux, des formules qui trompent l’ignorance, des explications aventureuses qui obscurcissent la vérité. On a parlé de la variation sans limites, de la lutte pour l’existence, de la sélection naturelle et de la sélection sexuelle, aucune lumière n’a jailli ; beaucoup d’esprits ont été jetés dans l’erreur. Il est temps de considérer simplement les faits acquis à la science par une observation constante et par une longue expérience. Examiner les conditions de la vie des espèces végétales et animales, envisager les résultats d’unions entre des individus d’espèces différentes, suivre l’évolution des êtres, comparer les flores et les faunes anciennes aux flores et aux faunes de l’époque actuelle, c’est l’œuvre nécessaire et indispensable pour entrevoir l’état du monde pendant les âges successifs.

Les défenseurs de l’idée de la variation indéfinie supposent que les êtres se transforment en changeant de milieu : une pure illusion. Des exemples l’ont montré ; indifférente au climat et alors très cosmopolite, l’espèce n’est affectée d’une manière sensible ni par les conditions atmosphériques, ni par la communauté d’existence avec les êtres les plus divers, où elle n’est modifiée que sous le rapport de la taille et de la couleur. M. Alphonse de Candolle suit la propagation du mouron des champs[2] à travers l’Europe, en Afrique, sur le continent asiatique, aux États-Unis, au Mexique, au Brésil ; entre la plante cueillie près des chemins du cap de Bonne-Espérance et celle qui pousse au voisinage du Léman, il ne découvre aucune différence essentielle[3]. Le séneçon commun en Europe et en Amérique, notre liseron des champs en Suède, en Égypte et à la Chine, conservent la même physionomie. Rares néanmoins sont les plantes et les animaux qui peuvent défier également le froid vif et la chaleur extrême, la sécheresse et l’humidité. Transportée loin de sa patrie, l’espèce animale comme l’espèce végétale languit et meurt ; si elle vit, elle cesse de se propager d’une façon naturelle. De nos jours, l’expérience porte sur des milliers d’espèces. Personne ne l’ignore ; la culture possible de la vigne, de l’olivier, de l’oranger, du froment, a des limites infranchissables. Au milieu des Alpes, le touriste le moins observateur, en s’élevant sur la montagne, demeure frappé de la différence entre la végétation de la zone supérieure, de la zone moyenne et de la région inférieure. La primevère, l’œillet, la violette, qui se plaisent près des champs de neige et des glaces éternelles, ne supportent point la température favorable à l’aconit et à l’ancolie. Les graines par le vent emportées dans le creux des vallons qu’échauffe le soleil ne donnent jamais naissance à des plantes modifiées ; elles ne se développent en aucune façon. Le renne, amené dans un pays où les chaleurs de l’été se font un peu sentir, ne tarde pas à succomber ; l’ours polaire résiste mal aux ardeurs du soleil ; la truite, qui recherche les eaux limpides, est asphyxiée dans l’étang bourbeux où vit l’anguille.

Pour la foule des végétaux et des animaux, le besoin impérieux de stations particulières, indépendantes du climat, est manifeste. L’étrange orchidée qui semble se cacher sous les hautes futaies ne vient pas sur la terre nue ; les herbes dont on tire de la soude ne quittent pas les bords de la mer[4]. Le chêne et le sapin peuvent-ils donc prospérer dans la prairie humide, ou le peuplier sur la montagne sèche et pierreuse ? Si avec lenteur et par des transitions insensibles la plante s’accommodait du sol où ses graines se trouvent répandues, ne verrions-nous pas les saules et les osiers peu à peu éloignés des rives du fleuve, végétant bien loin des eaux, et par une gradation continue offrant à tous les regards de notables modifications ?

Le jour où l’on détruit une forêt périssent en foule des plantes et des animaux ; sur le terrain découvert, l’existence est impossible pour les créatures qui recherchent la fraîcheur et l’ombrage. Lorsqu’on dessèche des marais, une végétation particulière est anéantie ; insectes et mollusques qui ont besoin de la terre mouillée disparaissent. Certaines espèces phytophages se repaissent d’une manière assez indifférente de plusieurs sortes de plantes ; elles ne se modifient en aucune façon, si elles changent de régime. Beaucoup d’autres au contraire se montrent tout à fait exclusives dans le choix de la nourriture ; faute du végétal qu’elles recherchent comme aliment, elles se laissent mourir de faim au milieu d’une abondance de plantes variées. Chacun constate que les végétaux étrangers qu’on cultive dans les parcs et les jardins de l’Europe échappent à la voracité de nos insectes indigènes. En présence de ces faits si concluans, on s’étonne de voir avec quelle légèreté les défenseurs de l’idée de l’évolution perpétuelle déclarent les êtres capables de se plier aux circonstances et de s’adapter à de nouveaux milieux. Que l’on songe aux pucerons, aux kermès, aux cochenilles, qui s’établissent sur une tige ou sur une feuille pour ne jamais la quitter. Mieux encore que pour d’autres insectes, ici la vie de chaque espèce est liée à celle d’une espèce particulière de végétal ou à quelques espèces du même groupe botanique. On pourra transporter le puceron du rosier sur le pêcher, celui du fusain sur le rosier, celui du sureau sur l’un ou l’autre de ces arbustes, le kermès du laurier-rose sur une plante différente, le sort des petites bêtes sera le même : la mort dans l’espace de quelques heures ou de peu de jours. Tout animal est exposé à devenir la proie d’affreux parasites ; aucun mammifère, aucun oiseau n’est épargné ; l’homme n’échappe à une semblable humiliation que par un soin perpétuel. La vermine règne chez les peuples qui n’ont pas souci de la propreté. Chaque espèce, en un mot, a ses parasites qui ne sont pas ceux d’une autre espèce ; la loi est très générale. Jamais on ne vit le parasite de l’homme sur le singe, celui du sanglier sur le cerf, celui de l’aigle ou du faucon sur les colombes ou les canards.

Dans la mare où la végétation prospère, dans l’eau altérée par des débris organiques en décomposition, pullulent les animalcules microscopiques que l’on nomme les infusoires. Selon que l’eau est claire ou croupissante, selon la nature de la matière que contient le liquide, les espèces d’infusoires ne sont pas les mêmes. Disséminés par l’air, les germes tombent au hasard, le milieu réalisant des conditions spéciales est nécessaire pour leur développement. À ce sujet, les expériences sont nombreuses, elles ne laissent nulle place soit au doute, soit à l’hypothèse. L’eau des mers a le degré de salure qui convient à la plupart des êtres marins ; sur les points où l’eau douce est versée en abondance, la vie est en grande partie éteinte. Très peu d’espèces végétales et animales s’accommodent des eaux saumâtres. Sur les côtes de l’Océan et de la Méditerranée, c’est merveille de voir en quelle profusion s’agitent des créatures de toute sorte ; la vie se manifeste sous les formes les plus variées, avec une richesse dont on n’a guère d’exemples sur les terres. Dans la Mer-Noire et la Baltique, qui reçoivent d’énormes quantités d’eau douce, la salure se trouve affaiblie, c’est presque le désert ; la faune est d’une extrême pauvreté. D’après cela, on juge de l’effet sur le plus grand nombre des êtres d’un changement dans les conditions d’existence.

À toutes les époques sans doute, la pensée humaine s’est arrêtée sur les vers intestinaux ; une sorte de répugnance, une véritable surprise, étaient excitées par ces êtres qui habitent les profondeurs de l’économie d’autres êtres. Dès l’instant que les phénomènes de la nature commencent à devenir l’objet d’investigations sérieuses, on médite sur le genre de vie et sur la naissance des vers parasites. Rien encore ne permet d’expliquer l’introduction des vers dans l’organisme ; pour la satisfaction de la vanité, un mot qui dissimule l’ignorance est prononcé ; on répète : génération spontanée, lorsqu’il s’agit d’animaux dont la puissance de reproduction est inouïe. L’œuvre scientifique se poursuit ; on constate que chaque espèce de parasite est propre à une espèce particulière ou de mammifère, ou d’oiseau, ou de poisson, et les zoologistes en déterminent les caractères extérieurs. Scruter l’organisation de créatures aussi étranges devient le désir de plus d’un investigateur ; longtemps les tentatives des anatomistes ne donnent que de pauvres résultats : on se persuade alors que les vers parasites ont une structure des plus simples. Quelques observations très imparfaites sur le développement et le mode de propagation de ces animaux procurent les premières notions de faits extraordinaires. Enfin l’état général de la science invite à un grand effort ; l’organisation des créatures qui comptent parmi les plus étranges est reconnue, les ressemblances avec les espèces libres exactement appréciées. Des vers toujours dépourvus d’organes de génération se logent dans les muscles ou sur les viscères ; les naturalistes les regardaient comme des êtres particuliers[5], et demeuraient bien en peine quand ils cherchaient à se figurer la naissance de pareilles créatures. On démontra que les vers incapables de se reproduire représentent simplement un état de la vie des ténias[6] ; des expériences devaient bientôt fournir de curieuses révélations.

Il y a moins d’un quart de siècle, en présence des ténias, des douves, des ascarides, qui habitent le corps des mammifères, des oiseaux, des poissons, il était constaté que chaque espèce de ver est propre le plus souvent à une seule espèce de vertébré ou à quelques espèces du même genre, mais une présomption pouvait troubler l’esprit. Si l’on supposait que les ténias de l’homme, du chien, du chat, de l’écureuil ont la même origine, et ne sont différenciés que par l’influence du milieu, l’opinion contraire ne trouvait à s’appuyer que sur des analogies. Depuis cette époque, la science a fait un grand pas ; les observations et les expériences sur les vers intestinaux ont apporté une preuve éclatante de la fixité des espèces. Les phases de la vie et le développement d’un ténia donnent l’exemple de l’un des plus surprenans phénomènes de la nature. L’animal habite successivement le corps de deux êtres fort différens. Le ténia, ou, suivant l’expression vulgaire et très impropre, le ver solitaire vivant dans l’intestin de l’homme porte un nombre d’œufs incalculable ; chaque anneau contient un ovaire abondamment garni. Les derniers anneaux du ver se détachent et sont entraînés au dehors ; c’est le mode de propagation du désagréable parasite. En aucun cas, l’œuf du ténia ne se développe dans le corps humain, — il doit être avalé par un porc. Dans l’estomac du pachyderme, le petit ver éclôt ; sa tête est garnie de crochets ; il perfore les tissus et va s’établir entre les couches musculaires chargées de graisse. Un kyste se constitue et le ver demeure emprisonné dans sa loge ; il grossit sans dépasser des proportions assez médiocres. Son corps terminé par une sorte d’ampoule ou de vésicule ne présente que peu d’annulations ; c’est le cysticerque, qui n’acquiert point d’organes de reproduction. Incapable de sortir de sa retraite, le cysticerque y vivra sans changement, et, comme tout en ce monde, finira par périr dans l’endroit où il s’est fixé. Vienne le jour où le porc est sacrifié, puis livré à la consommation, le cysticerque est introduit dans l’estomac d’un l’homme. Une existence nouvelle commence pour le ver ; parvenu dans l’estomac, il s’accroche contre la paroi à l’aide de l’armature qui couronne sa tête ; la vésicule éclate et disparaît. Le jeune animal grandit rapidement, les anneaux se multiplient, sur les plus développés apparaissent les organes reproducteurs, un ténia est en pleine jouissance de la vie. Le même être est donc pendant la première phase de son existence le cysticerque du porc, pendant la seconde le ténia de l’homme.

Le phénomène peut sembler extraordinaire, mais la réalité en est mise hors de toute contestation imaginable par des expériences concluantes. Lorsque les cysticerques sont nombreux, ils déterminent chez les porcs l’affection connue sous le nom de ladrerie ; partout où l’on débite la chair de ces animaux malades, le ténia abonde bientôt dans la population. En Allemagne, un habile investigateur, M. Küchenmeister, obtint l’autorisation de faire sur un condamné à mort une épreuve décisive. Des cysticerques de diverses espèces et surtout des cysticerques du porc furent introduits dans les alimens quatre jours avant l’exécution. Lorsque le naturaliste examina les intestins du supplicié, les cysticerques du porc seuls vivaient ; déjà ils avaient pris tous les caractères du ténia de l’homme. M. van Beneden, l’éminent professeur de l’université de Louvain, et beaucoup d’autres zoologistes, firent avaler des œufs du ténia de l’homme à des porcs, la plupart de ces animaux ne tardèrent pas à se montrer atteints de ladrerie. Des chiens, des chats, des lapins, des moutons, purent ingérer des mêmes œufs tout à fait impunément ; gorgés de cysticerques du porc, ils n’en conservèrent aucune trace.

Le chien héberge deux sortes de ténias ; on ignore encore le premier gisement de l’un de ces vers, on connaît parfaitement celui de l’autre. Sur les viscères du lapin se voient très fréquemment de petits globes semi-diaphanes ; ce sont des kystes. Chacun renferme un cysticerque qui deviendra ténia, s’il passe dans le canal digestif d’un chien. Ici, pour s’assurer du fait, l’expérience était facile ; cent fois elle a été renouvelée. Le chat avale sans inconvénient les cysticerques du lapin ; il a un ténia, et celui-ci est d’abord le cysticerque clés rats et des souris.

Nos poissons blancs : ablettes, gardons et rotengles, ont souvent dans la cavité abdominale des vers connus sous le nom de ligules. De même que les cysticerques des mammifères, les ligules des poissons sont des êtres imparfaits, toujours stériles ; mais le poisson sera peut-être mangé par un canard, c’est l’accident heureux pour la ligule. Dans l’intestin de l’oiseau, elle acquiert promptement les perfections qui lui manquaient.

Des vers appartenant au même ordre que les ténias[7] se rencontrent logés dans des kystes chez des poissons osseux[8] ; c’est aussi d’une circonstance propice que dépend la fin de l’évolution de ces êtres. Si le poisson est mangé par une raie, dans l’intestin du nouvel hôte il achève un développement qui demeurait arrêté dans le premier séjour[9]. Les vers parasites composant l’ordre des trématodes ont une évolution encore plus extraordinaire que les précédons, et cette évolution ne s’accomplit ni avec moins de régularité, ni dans des conditions moins strictement déterminées. Parmi les trématodes, les espèces du genre distome sont les plus nombreuses, et quelques-unes d’entre elles ont été fort étudiées par les zoologistes. M. van Beneden a très habilement observé les métamorphoses et les transmigrations de ces singuliers animaux[10]. Adultes, les distomes, selon les espèces, sont hébergés par des mammifères, des oiseaux, des reptiles, des batraciens, des poissons ; en général, ils habitent le canal intestinal, quelquefois les poumons. De l’œuf du distome nait une larve couverte de cils, elle nage. Une métamorphose s’effectue ; maintenant fixée dans les tissus d’un mollusque tel qu’un limnée ou une paludine, la larve grossit, devient un ver immobile, se nourrissant pour les besoins du développement d’une progéniture. À un moment, l’animal affecte l’apparence d’un sac rempli d’embryons. Les jeunes sujets pourvus d’une nageoire caudale s’échappent ; ce sont, suivant le terme consacré, des cercaires. Un instant libre dans l’eau, la cercaire ne tarde pas à s’établir sur une larve d’insecte, un mollusque ou un poisson ; n’ayant plus l’usage d’un instrument de natation, elle perd son appendice caudal et s’enferme comme dans une prison. Elle deviendra distome parfait le jour où, l’animal qui l’héberge étant mangé, elle se trouvera introduite dans le corps de l’espèce appelée à être sa dernière demeure ; elle périra, si le sort l’entraîne ailleurs.

Le spectacle offert par la vie des vers parasites n’est-il pas un grand enseignement dans le débat sur la fixité ou la variabilité des espèces ? Une série de hasards propices est nécessaire pour que l’évolution de l’être s’accomplisse. Les chances d’accidens sont prodigieuses, mais la fécondité est extraordinaire ; comme le dit très justement M. van Beneden, de 100,000 œufs un seul individu peut-être parvient au terme de son évolution. Pour le ténia, la première phase de son développement s’effectue chez un herbivore particulier, la seconde dans l’intestin d’un carnassier d’espèce déterminée. Pour le trématode, le phénomène est plus complexe ; tour à tour larve libre, larve fixée et féconde, larve libre et immobilisée, le distome n’arrive à l’état adulte qu’après une suite de transmigrations. Dans tous les cas, l’espèce reste invariable. En général, les vers parasites ne trouvent l’existence possible que dans le corps de tel ou tel animal : quelques-uns s’accommodent d’animaux de plusieurs genres ; de la diversité de séjour ne résulte pas le moindre changement dans les caractères extérieurs ou dans l’organisation du parasite.

De l’ensemble des observations et des expériences sur la nature vivante se dégage un fait qui frappe les yeux : pour la vie de chaque espèce végétale ou animale, la nécessité de conditions plus ou moins strictement déterminées. On a supposé les êtres capables de se modifier lorsqu’ils subissent des influences nouvelles, et nous voyons que toutes les créatures périssent, si les conditions ordinaires de leur existence et de leur propagation ne sont pas réalisées. Les diverses espèces de plantes et d’animaux se montrent inégalement exclusives dans le choix de l’habitation et du régime ; en changeant de milieu, disons-le encore, les plus indifférentes ne subissent pas de variations sensibles ou ne sont affectées que dans les traits superficiels ; des milliers d’exemples le prouvent. On n’est pas encore parvenu à découvrir un seul fait qui puisse rendre douteuse cette vérité absolument générale ; selon toute apparence, la découverte se fera beaucoup attendre.


II.

Depuis l’antiquité, on sait qu’un animal peut s’unir à un animal d’espèce voisine et donner des produits. Les unions du cheval et de l’ânesse, de l’âne et de la jument, ont été sans doute observées chez tous les peuples en possession de ces précieux auxiliaires de la civilisation. On n’ignorait pas que les produits sont condamnés à mourir sans postérité ; en général, le mulet est stérile. Dès les temps anciens, on s’était assuré de la fécondité des mariages du bouc et de la brebis. L’individu hybride étonne ; le mélange plus ou moins capricieux des caractères d’un père et d’une mère à certains égards fort dissemblables est une bizarrerie qui excite l’intérêt des naturalistes et la curiosité de tout le monde. Aussi l’imagination s’est-elle donné carrière au sujet de prétendus animaux issus de types zoologiques fort divers. Longtemps on crut à l’existence des jumarts, nés du taureau et de la jument ou du cheval et de la vache. Si personne ne les avait vus, cela n’empêchait pas de les décrire, il est vrai d’une manière un peu vague. À l’égard des hybrides, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire[11] a rappelé les folles croyances qui existaient pendant le moyen âge et même à une époque beaucoup plus récente. Avec le progrès de la science s’est éteinte l’idée d’unions possibles et surtout d’unions fécondes entre des animaux d’organisation très différente. D’un autre côté, les exemples du mulet et des oiseaux provenant du mariage du chardonneret avec la serine enracinèrent beaucoup trop l’opinion que les hybrides sont condamnés à l’état stérile. Les expériences se sont multipliées ; la certitude a été acquise que les produits d’espèces voisines demeuraient souvent féconds. En même temps, on s’est convaincu que la fécondité diminue rapidement chez la descendance des hybrides et qu’elle s’éteint au bout de quelques générations. Rien donc ne semble mieux prouver l’impossibilité de constituer une nouvelle forme permanente et rien ne paraît attester davantage que chaque espèce a une constitution propre. En effet, si les espèces voisines qui peuvent se mêler sortaient de la même souche, est-il croyable que leur postérité manquerait alors de la faculté de propagation dévolue aux créatures issues de parens d’espèce semblable ?

Des individus hybrides présentent souvent une superbe constitution : néanmoins on observe dans la plupart des cas une dégénérescence ; une atrophie des organes ou des élémens reproducteurs se manifeste ; elle se prononce plus tôt ou d’une façon plus sensible chez les mâles que chez les femelles. Le phénomène est analogue parmi les animaux et parmi les végétaux. Ce n’est pas tout encore : lorsqu’on maintient la fécondité d’un hybride en l’unissant à un individu normal, on voit bientôt disparaître dans la descendance les traces de la parenté originelle dont la part reste la plus faible. On finit par en chercher vainement l’indice ; tous les individus sont pareils à ceux de l’espèce qui a joué le rôle prépondérant ; l’autre élément semble avoir été éliminé de l’organisme comme sont éliminées les substances introduites par accident. Plus on observe, plus on expérimente, et plus on se persuade que tout dans la nature est mis en jeu pour la conservation des espèces. Sur la question de l’hybridité, les faits acquis à la science sont nombreux ; il convient de s’arrêter aux plus remarquables.

La stérilité n’étant pas absolue, une fécondité plus ou moins grande pouvant persister durant quelques générations chez des êtres issus de parens d’espèces distinctes, les partisans de l’idée des transformations indéfinies s’emparent volontiers de ces exemples pour défendre une hypothèse qui ne s’accommode guère avec la réalité. Nous voyons les formes hybrides disparaître, ils veulent croire qu’elles pourraient se perpétuer. Un premier indice important de l’indépendance originelle des espèces apparaît dans la répugnance des animaux à s’unir à un individu qui n’est pas de leur espèce, tandis que les individus de races différentes se mêlent sans difficulté, témoignant même parfois d’une sorte de prédilection les uns pour les autres. « La nature, disait Cuvier, a soin d’empêcher l’altération des espèces qui pourrait résulter de leur mélange par l’aversion naturelle qu’elle leur a donnée ; il faut toutes les ruses, toute la puissance de l’homme pour faire contracter ces unions, même aux espèces qui se ressemblent le plus[12]. » Présenté en termes un peu trop absolus, le tableau reste vrai. Dans l’état de nature, on le sait aujourd’hui, naissent parfois des hybrides, mais ils sont d’une rareté extrême ; des circonstances très exceptionnelles sont nécessaires pour amener des unions anormales. En captivité, l’isolement, l’impossibilité de choisir, l’ardeur qu’excite un besoin impérieux à satisfaire, finissent souvent par l’emporter sur la répugnance instinctive. L’alliance néanmoins restera sans résultat, si le mâle et la femelle ne sont pas d’espèces voisines.

Dès qu’il s’agit de l’hybridité, l’animal issu de l’âne et du cheval devient le premier exemple. Le mulet se voit en Orient et en Europe depuis une époque fort ancienne, partout son nom est devenu synonyme d’être stérile. C’est en effet la condition ordinaire du produit de l’âne et de la jument comme de celui du cheval et de l’ânesse ; il est donc avéré que les mulets sont incapables de propagation. On assure, il est vrai, depuis longtemps que des mules d’Andalousie parfois deviennent mères en s’unissant soit au cheval, soit à l’âne ; tout récemment ce phénomène s’est réalisé au Jardin d’acclimatation du bois de Boulogne. Toutes les espèces du genre cheval produisent entre elles : l’hémione, le zèbre, le couagga, le dauw, avec l’âne et le cheval ; on cite des mulets provenant du croisement de l’âne et du zèbre, du zèbre et du cheval, dont la fécondité mise à l’épreuve a été reconnue. Dans la ménagerie du Muséum d’histoire naturelle de Paris, où l’on entretient des hémiones, des hybrides de cette espèce et de l’âne sont nés à diverses époques ; par l’ensemble de la conformation, l’hémione des montagnes de l’Asie centrale est plus près de l’âne que celui-ci ne l’est du cheval ; les produits des deux animaux ont été souvent féconds. Un mâle né d’un hémione et d’une ânesse « a fécondé, rapporte Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, les deux espèces dont le croisement l’avait produit ; mais, ajoute le savant naturaliste, des expériences multipliées nous ont appris que cet hémione-âne, s’il est plus fécond qu’un mulet ordinaire, l’est moins qu’un individu de race pure. » Les hybrides de la seconde génération se montrèrent absolument stériles. Aujourd’hui, grâce aux soins de M. Milne Edwards, on voit pour la première fois au Jardin des Plantes un hybride issu de l’hémione et de la jument. En résumé, les espèces très distinctes d’un genre fort naturel donnent naissance à des hybrides, les uns stériles, les autres d’une fécondité médiocre appelée à s’éteindre dans la descendance immédiate.

Il y a vingt ans, le consul de France en Chine, M. de Montigny, amenait à Paris un troupeau d’yaks : le bœuf à longue toison, domestique chez les habitans des montagnes de l’Himalaya, alors à peine connu en Europe. Du croisement des yaks mâles avec les vaches de notre espèce bovine, on a eu d’assez nombreux produits. Ces animaux parurent d’abord aussi féconds que des individus de race pure, mais les individus qui naquirent des hybrides se montrèrent généralement stériles. Des zoologistes n’avaient pas regardé comme inadmissible que notre bœuf sortît de la même souche que l’yak ; le résultat des expériences semble décisif en faveur de l’opinion contraire, adoptée du reste par presque tous les auteurs. En Asie, on voit, paraît-il, assez communément des hybrides de l’yak et du zébu ; connus dans l’Inde sous le nom de dzos, ces bœufs, unis à un individu de l’une ou l’autre espèce, ne sont pas, assure-t-on, de très mauvais reproducteurs ; on n’imagine pas néanmoins qu’un troupeau de dzos soit capable de propagation. Le croisement du bélier et de la chèvre, du bouc et de la brebis, est signalé comme assez ordinaire. Les Romains ont parlé des produits de ces deux sortes de ruminans. Buffon a obtenu des hybrides du bouc et de la brebis ; néanmoins l’expérience souvent répétée en Europe n’a pas eu le moindre succès. Au Chili et au Pérou, réputés faciles, les croisemens des deux espèces seraient d’une pratique habituelle, les peaux des hybrides étant estimées pour certains usages. On ne cite aucun cas de fécondité des produits soit du bouc et de la brebis, soit du bélier et de la chèvre.

Il y a juste un siècle, un expérimentateur italien, Amoretti, annonçait la reproduction du lapin mâle et de la femelle du lièvre, la hase. On resta fort incrédule ; de nombreuses tentatives de rapprochement entre le lapin et la hase, entre le lièvre et la lapine, faites par des personnes très familiarisées avec les mœurs de ces animaux, n’avaient pas réussi. Depuis quelques années cependant, on affirme que l’union du lièvre mâle et du lapin femelle est non-seulement possible, mais féconde. Les produits, désignés sous le nom de léporides, présentant un mélange des caractères du père et de la mère, avec quelque prédominance de ceux du lapin, conserveraient la faculté d’engendrer. À la seconde génération, les signes caractéristiques du lièvre seraient déjà très effacés ; à la troisième génération, on en chercherait vainement la trace, — les léporides ne se distingueraient plus des lapins ordinaires. Les zoologistes n’ont pas eu l’occasion d’étudier les léporides ; c’est avec réserve que nous rappelons les faits consignés par les observateurs[13]. En tout état de cause, ces faits ont une importance considérable dans la question qui nous occupe, car il demeure avéré maintenant qu’on n’est pas parvenu, malgré de grands efforts, à créer un type persistant, intermédiaire entre le lièvre et le lapin.

Nous ne songeons pas à citer les résultats des alliances de plusieurs mammifères d’espèces différentes, dont les produits se sont éteints dans les ménageries sans avoir eu de postérité. Il est au contraire d’un intérêt très réel de s’arrêter aux expériences qui ont eu pour objet la reproduction du chien avec d’autres mammifères du même genre. Les unions du chien et de la louve, du loup et de la chienne, ont été assez fréquentes pour être connues de tout le monde. Les chiens-loups sont féconds, on le sait ; Buffon a suivi quatre générations, issues d’un braque et d’une louve. C’est la fécondité la plus longue constatée chez les hybrides des deux espèces. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire a entretenu au Muséum d’histoire naturelle des métis de chacal et de la chienne pendant trois générations, et Flourens pendant quatre générations. La mort frappa dans le groupe des chiens-chacals ; les curieuses expériences s’arrêtèrent trop tôt pour être vraiment concluantes. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire pense que les métis placés dans de bonnes conditions auraient continué à reproduire ; peut-être a-t-il raison : les loges d’une ménagerie ne sont pas un séjour favorable pour les animaux. La fécondité des produits du chien et du chacal maintenue pendant plusieurs générations fournit un argument en faveur de la croyance couvent manifestée par des naturalistes et des voyageurs que le chacal est en réalité le chien sauvage. On est ici en présence d’une question pleine d’intérêt, car, nous l’avons dit, l’opinion que les chiens domestiques disséminés par le monde ont pour origine différentes espèces de chiens sauvages, loin sans doute d’être justifiée, n’est pas non plus dénuée de toute vraisemblance[14]. On regrette que tant d’obstacles s’opposent à la poursuite méthodique de recherches et d’expériences dont les résultats feraient la lumière sur un des importans problèmes de la zoologie et de la physiologie.

Les notions acquises sur les effets du croisement de mammifères d’espèces différentes sont faciles à résumer. La reproduction est impossible entre les espèces n’ayant pas une étroite parenté zoologique ; les unions sont fécondes, si les espèces sont très voisines ; mais en général les produits demeurent stériles ; — la stérilité néanmoins n’est pas absolue. Tout à fait exceptionnelle chez certains hybrides, la fécondité est ordinaire chez d’autres ; elle peut persister pendant quelques générations. Ces divers degrés étant reconnus, aucun naturaliste ne voudrait probablement affirmer que la faculté procréatrice ne peut durer indéfiniment dans la descendance d’hybrides d’espèces extrêmement voisines. La question reste indécise à l’égard des mammifères du genre chien. Si les investigations ultérieures apportent la preuve d’une fécondité sans limites dans la suite des générations de certains animaux issus de parens d’espèces distinctes, la stérilité amenant la disparition plus ou moins prompte des hybrides n’en restera pas moins le fait qui domine d’une manière presque exclusive dans la nature. M. Darwin lui-même se rend à l’évidence ; « les hybrides, dit-il, sont généralement, mais non pas universellement stériles ; la stérilité est de tous les degrés. »

Parmi les oiseaux, les exemples d’hybridité sont fort nombreux, ils sont aussi très concluans. Tous les faisans produisent ensemble, et les faisans avec notre espèce galline domestique. Le coq avec la pintade et même la pintade avec le paon ont donné des hybrides ; quelques espèces de perdrix, de tétras et du genre hocco, propre à l’Amérique, paraissent avoir aisément des unions fécondes ; il en est de même pour les colombes et les pigeons. Les croisemens de plusieurs sortes de moineaux, le canari avec le tarin, la linotte, le chardonneret, le pinson, le verdier, même avec le bruant et le bouvreuil, ont été fréquemment observés. Les hybrides de canards et d’oies d’espèces différentes, du cygne noir avec le cygne domestique, ont été plus d’une fois signalés ; Frédéric Cuvier a parlé d’un produit du cygne sauvage et de l’oie domestique. Des naturalistes se sont émerveillés de voir des unions fécondes entre des oiseaux de divers genres ; à ce sujet, il est utile de rappeler que dans cette classe du règne animal les distinctions génériques ont été souvent établies entre des types remarquables, il est vrai, sous le rapport des particularités du plumage, mais très semblables par l’ensemble de la conformation. Les oiseaux hybrides plus ou moins communs dans les ménageries et les volières sont presque toujours stériles, et c’est un enseignement dont il faut tenir grand compte. La fécondité est rare chez ces êtres issus de parens d’espèces différentes ; il est certain que jamais on ne la vit persister durant une longue suite de générations. Un seul auteur cite une famille de linots-serins dont il obtint trois générations. Les hybrides du coq et du faisan ou du faisan et de la poule, connus sous le nom de coquarts, ont été très multipliés ; ces oiseaux, rapportent les observateurs, ne pondent que des œufs clairs.

Chez les poissons, la possibilité de féconder les œufs d’une espèce par la laitance d’une autre espèce est démontrée ; jusqu’à présent, les individus hybrides n’ont été l’objet d’aucune étude suivie. Parmi les insectes, on a obtenu le croisement de nos deux bombyx indigènes : le grand paon et le petit paon de nuit[15], celui de quelques espèces de la famille des sphinx[16]. Tout le monde a entendu parler du bombyx du ricin, fort répandu dans l’Inde, et du bombyx de l’allante, originaire de la Chine, introduits en France il y a une vingtaine d’années[17]. Les deux lépidoptères sont très voisins, et, venant à se mêler, ils donnent des produits presque exactement intermédiaires entre les deux formes soit à l’état de chenilles, soit à l’état de papillons. Ces hybrides se sont montrés aussi féconds que les individus de race pure ; mais, peut-être à raison d’une prédominance du bombyx de l’ailante, il est bientôt devenu impossible de retrouver dans les générations successives le moindre indice de l’intervention du bombyx du ricin. En vérité, les observations et les expériences sur les hybrides paraissent témoigner fortement qu’il n’est guère possible ni de modifier une espèce, ni de constituer une forme nouvelle qui soit durable.

Dans l’état de nature, les hybrides sont d’une rareté inouïe ; on n’en a jamais rencontré parmi les mammifères ; seulement on assure que des chiennes errantes ont été parfois fécondées ici par un loup, là par un chacal. Les oiseaux ont offert quelques exemples d’hybrides sauvages dans des localités où une espèce se trouvait en abondance, et les individus d’une espèce voisine très isolés ; ceux que les ornithologistes signalent particulièrement provenaient de la corneille noire et de la corneille mantelée, du merle et de la grive, des bergeronnettes grise et noire, de l’hirondelle de fenêtre et de l’hirondelle de cheminée, de tétras à queue fourchue et du lagopède des saules. Les hybrides de quelques insectes sont fort connus. Certaines coccinelles, petits coléoptères que chacun appelle des bêtes à bon Dieu, se mêlent parfois, et alors naissent des individus offrant la confusion des caractères de deux espèces. Des zygènes, charmans papillons aux ailes de bronze, ornées de taches du plus beau rouge, contractent aussi par hasard des mariages irréguliers ; les produits sont fort recherchés dans les collections. À une époque, des entomologistes découvrent dans les Alpes du Dauphiné des sphinx comme on n’en avait jamais vu ; ils les jugent d’espèces encore inobservées. Les années suivantes, il devient impossible d’en rencontrer un seul individu ; en effet, les apparitions sont tout à fait accidentelles. Ces sphinx sont des hybrides ; on a fini par surprendre les relations des parens[18]. Tous ces hydrides sauvages meurent, selon toute apparence, sans postérité ; leur présence passagère ne vient-elle pas attester qu’un trouble dans l’ordre naturel n’amène aucun changement dans la condition des êtres ?

Les observations et les expériences ne montrent pas moins sur les plantes que sur les animaux l’impossibilité de produire de nouvelles formes permanentes ou de fondre deux espèces en une seule. À l’état de nature, malgré le vent et les insectes qui transportent le pollen au hasard, les végétaux hybrides demeurent fort rares. Quelques botanistes reconnaissent de temps à autre des plantes issues de deux espèces distinctes, surtout des primevères et des saxifrages ; il ne paraît pas que ces végétaux se propagent d’une façon régulière. C’est en 1737 qu’un Anglais, Bradley, annonça pour la première fois le croisement fertile de deux espèces de primevères. Depuis cette époque, les botanistes ont fait une foule d’expériences ; celles des auteurs allemands Kölreuter et Gärtner ont apporté la preuve que la fécondité des plantes hybrides ne tarde pas en général à s’éteindre. Si les résultats des observations ne s’accordent pas dans toutes les circonstances, c’est que, parmi les plantes comme parmi les animaux, la stérilité des individus provenant de deux espèces différentes ne s’accuse pas d’une manière absolue. Sur ce sujet, on doit à M. Charles Naudin des expériences singulièrement instructives ; elles ont été poursuivies sans relâche pendant huit années avec tous les soins et toutes les précautions qu’exige l’investigation scientifique[19]. Une belle-de-nuit est fécondée par le pollen d’une autre espèce du même genre[20] ; de l’opération pratiquée sur deux fleurs, on n’obtient que deux graines, une seule produit un hybride remarquable. Cette plante devient énorme, elle se couvre d’une immense quantité de boutons, les trois quarts tombent sans s’ouvrir ; elle donne néanmoins plus de trois cents fleurs dans l’espace de deux mois et demi : toutes demeurent stériles malgré les soins que prend l’opérateur pour féconder les ovaires. La primevère commune reçoit le pollen de la primevère à grandes fleurs[21] ; les graines donnent des plantes qui dénotent à tous les yeux le mélange des deux espèces : une seconde génération s’élève alors. On voit dans le même semis des fleurs presque semblables à celles de la primevère commune, d’autres à peine différentes de celles de la primevère à grandes fleurs ; le retour aux types primitifs devient évident. Dans les jardins d’agrément, les deux plantes sont cultivées ensemble, elles se croisent avec facilité ; les hybrides étant fécondées par le pollen des fleurs de race pure, les variétés se multiplient de la sorte et se renouvellent sans cesse. Différentes espèces du genre Datura sont fécondées l’une par l’autre ; souvent les hybrides prennent des proportions magnifiques, mais en général les dernières fleurs seules persistent, beaucoup de graines se constituent d’une manière imparfaite ; à la seconde génération, plus encore à la troisième, l’un des élémens s’efface ; c’est tantôt la paternité originelle, tantôt la maternité qui domine. Une nicotiane reçoit le pollen d’une autre espèce du même genre[22]. La plante hybride, remarquable par le mélange des caractères, prend un beau développement, néanmoins elle est stérile, son pollen ne consiste qu’en poussière blanche impropre à la fécondation.

M. Ch. Naudin poursuit ses expériences sur les nombreuses espèces de nicotianes : les plus dissemblables donnent naissance à des hybrides stériles ; les plus voisines ont des produits fertiles, et toujours à la seconde et à la troisième génération le végétal revient à l’un ou à l’autre des deux types primitifs. Ce dernier phénomène fut également observé à l’égard des pétunias. Un hybride, issu de deux espèces de digitales[23], se montre absolument stérile ; des produits de la linaire commune, fécondée par la linaire pourpre, fournissent cinq générations[24] ; on observe une grande diversité parmi les plantes de même origine, c’est tantôt un état à peu près exactement intermédiaire entre les deux types, tantôt une grande ressemblance soit avec l’un, soit avec l’autre ; plus on s’éloigne du point de départ, plus les formes primitives reparaissent dégagées de tout mélange appréciable. L’hybride de deux groseilliers est stérile[25] ; répandu dans quelques jardins, les botanistes savent qu’il ne fructifie jamais. Les plantes de la famille des courges ayant des fleurs unisexuées se prêtent admirablement aux expériences de fécondation, M. Naudin a beaucoup profité de cette condition favorable. Une espèce est imprégnée du pollen d’une autre espèce bien distincte[26]. Chez les produits, la dégénérescence des organes reproducteurs est très prononcée, les fruits viennent en petit nombre ; ils n’acquièrent pas le volume ordinaire et ne contiennent que peu de graines ; à la seconde génération, le végétal s’appauvrit encore ; un hybride de la première génération fécondé par un sujet de la seconde donne des plantes vigoureuses, mais les individus qui en proviennent portent des fruits presque semblables à ceux de l’espèce maternelle. Diverses sortes de melons et de courges fournissent des résultats analogues ; d’autres, dont la distinction spécifique est incertaine, se mêlent avec une extrême facilité, et dans la descendance la fécondité se maintient aussi parfaite que dans les types originels. En résumé, les hybrides d’espèces végétales séparées par des caractères d’une certaine importance demeurent stériles, les étamines étant dépourvues de pollen bien constitué et l’ovaire incapable d’être fécondé par le pollen le mieux organisé. Dans les produits d’espèces plus ou moins voisines, la fertilité est variable depuis le cas où le sujet n’est fertile que par l’ovaire jusqu’à celui où le pollen est parfait comme celui des espèces pures. Enfui les hybrides qui continuent à se propager reviennent plus ou moins promptement aux formes des espèces productrices. Voilà ce que démontrent les laborieuses recherches de M. Naudin.

À son tour M. Godron, le savant botaniste de Nancy, adonné depuis plus de vingt ans à des expériences sur les végétaux, constate que les hybrides en général demeurent stériles. En fécondant ces mêmes hybrides avec le pollen de l’un des parens, il voit renaître la fertilité et en même temps se produire plus ou moins vite un retour au type prédominant. Toutes les investigations tendent donc à prouver que chez la plupart des espèces végétales les altérations ne prennent aucun caractère stable. De même, il est vrai, qu’il peut exister des doutes à l’égard de la fécondité durable de quelques hybrides issus d’animaux d’espèces très voisines, il règne encore dans la science une incertitude au sujet de la fertilité continue de plusieurs hybrides végétaux. En divers endroits, rapporte M. Godron, se trouvent rapprochés le sorbier des oiseaux et tel ou tel sorbier d’espèce différente ; au milieu d’eux s’élèvent des arbres qui offrent une sorte de mélange des signes caractéristiques de l’un et de l’autre ; aux yeux du botaniste, ce sont des hybrides dont la naissance s’explique par les visites incessantes des insectes mellifères qui transportent le pollen sur toutes les fleurs. D’ordinaire ces sorbiers ont peu de graines ; s’ils étaient isolés, la race sans doute s’éteindrait. Un poirier sauvage est regardé comme un hybride, et M. Decaisne reconnaît qu’il fournit également très peu de graines. Jusqu’ici la loi générale est incontestable ; mais, en présence de saules, de rosiers, de ronces, offrant à peu près tous les intermédiaires entre les formes les plus tranchées, la discussion est possible ; ces végétaux prospèrent aux mêmes lieux et témoignent d’une égale fertilité, aussi des botanistes se persuadent qu’il existe en réalité quelques espèces de saules, de rosiers, de ronces, très voisines et néanmoins bien distinctes, capables de produire des hybrides jouissant d’une fertilité égale à celle des types primitifs. Défendue avec force par un naturaliste, M. Regel, cette opinion reste cependant douteuse ; ainsi que le fait remarquer M. Naudin, l’expérience même laisserait peut-être la question indécise. L’origine hybride de divers saules et de plusieurs rosiers deviendrait extrêmement probable, si ces végétaux ne se reproduisent pas fidèlement par la voie des semis et s’ils changent de physionomie d’une génération à l’autre ; dans le cas au contraire où ces formes se conserveraient intactes, les botanistes se trouveraient disposés à les considérer comme autant de types particuliers. Une conclusion se dégage fatalement des résultats des nombreuses expériences entreprises dans le dessein de reconnaître les résultats du mélange de deux espèces végétales, c’est qu’il est impossible de maintenir les formes hybrides. Si par une très rare exception des formes hybrides persistent quand elles proviennent d’espèces extrêmement voisines, chose encore fort incertaine, la fixité absolue de presque tous les types n’en demeure pas moins le grand fait qui s’impose avec le caractère de l’évidence.


III.

De tous les phénomènes qui tombent sous l’observation des hommes, l’évolution des êtres est l’un des plus merveilleux. Une cellule apparaît, un œuf se constitue, un embryon se développe, et par une suite de changemens identiques chez tous les individus, dans un temps contenu dans des limites plus ou moins circonscrites, un animal vient reproduire les traits de ses parens. C’est l’évolution comme l’entendent les naturalistes. Le cycle s’accomplit d’une façon si régulière que tout est prévu depuis les découvertes de Charles-Ernest de Baer et d’une foule d’investigateurs, qui ont déterminé pour les divers types d’animaux les conditions du développement. M. Darwin et les adeptes de sa doctrine supposent que l’évolution n’est pas arrêtée chez les êtres parvenus à la forme définitive. À cet égard, ont-ils donc apporté une preuve ou seulement entrevu une probabilité, surpris un indice ? Nullement. Les partisans des transformations indéfinies, selon la juste remarque d’Agassiz, « n’ont rien ajouté à notre connaissance de l’origine de l’homme et des animaux. » Ils citent des faits connus de tout naturaliste instruit et se jettent dans des interprétations de pure fantaisie. « Nulle découverte, nul fait nouveau ou encore inaperçu, » constate avec une entière vérité l’illustre professeur de Cambridge.

M. Darwin et les défenseurs de ses idées insistent sur l’étonnante ressemblance des êtres durant les premières phases du développement. Si aucun doute ne subsiste à ce sujet, ce n’est certes point à leurs recherches que la science en demeure redevable. Afin de frapper le lecteur qui n’a pas vécu dans la familiarité des études zoologiques, ils extraient des ouvrages des observateurs les images représentant les formes embryonnaires de plusieurs types d’animaux, et alors ils s’écrient : Voyez jusqu’où va la ressemblance. L’opération n’a pas coûté grand effort. Ainsi que nous l’avons déjà rappelé, on sait à merveille combien les rapports des êtres au point de départ sont saisissans. Par l’étude comparative des premières phases du développement ont été déterminées pour une foule d’animaux des relations naturelles que les caractères des adultes ne permettaient pas de soupçonner. La ressemblance de tous les vertébrés au début de la vie embryonnaire est donc parfaitement connue ; mais cette ressemblance ne signifie pas l’identité. Rapprocher d’un embryon humain l’embryon d’un chien, pour conclure que l’homme et le chien ont une origine commune, devient une pure fantaisie. De l’œuf d’une carpe, de l’œuf d’un moineau, de l’œuf d’un chien ou d’un lapin, ne se développera jamais autre chose qu’une carpe, un moineau, un chien ou un lapin. Toutes les influences imaginables ne modifient en rien l’évolution des êtres ; un trouble profond n’amène qu’une monstruosité.

Les animaux à métamorphoses ne font nulle exception à la règle générale. La grenouille, comme la salamandre, est d’abord un têtard vivant à la manière des poissons ; elle ne prend sa forme définitive que par une suite de changemens qui frappent tous les yeux ; le cycle ne s’accomplit pas moins avec une régularité fatale. Depuis une dizaine d’années, on a beaucoup parlé des axolotls. Ces batraciens, de taille assez forte, ressemblent aux salamandres d’eau, les tritons, avant la dernière métamorphose ; en un mot, les axolotls, animaux aquatiques, portent des branchies. On savait qu’ils se reproduisent, et cette circonstance les faisait considérer comme des êtres adultes ; on les classait parmi les batraciens à branchies persistantes : les pérennibranches. L’espèce du Mexique apportée au Muséum d’histoire naturelle devint l’objet d’observations très suivies de la part de M. Auguste Duméril. À la grande surprise des naturalistes, on vit des axolotls perdre leurs branchies, et se transformer comme se transforment les tritons qui abondent dans nos étangs. Ces batraciens avaient achevé un développement qui n’est pas nécessaire pour la propagation ; on les reconnut tout aussitôt pour des amblystomes, ainsi qu’on avait nommé le type parfait avant d’être instruit de la métamorphose des axolotls. Jusqu’ici les amblystomes ne se sont pas reproduits en captivité. Que l’espèce perde ou conserve la faculté d’engendrer lorsqu’elle acquiert le développement ordinaire des batraciens à longue queue, l’évolution s’effectue toujours suivant la loi générale. Les exemples d’êtres capables de reproduction avant d’avoir atteint l’état adulte sont nombreux dans la nature. M. Darwin s’arrête à ces exemples ; mais en vérité qu’un animal devienne fécond à une période plus ou moins avancée de son développement, rien dans le fait ne paraît pouvoir modifier la condition de l’espèce. Nous avons déjà rappelé que les représentans d’un même groupe zoologique n’atteignent pas une égale perfection organique ; des femelles surtout parmi les insectes restent dans un état d’infériorité remarquable. La punaise des lits s’arrête dans son évolution plutôt que les autres types du même ordre : pendant sa croissance, quatre fois seulement elle change de peau ; elle a de simples rudimens d’ailes. La punaise de bois subit cinq mues ; elle devient un insecte parfait, elle a de grandes ailes. La punaise des lits se propage dans un état comparable à celui de l’axolotl. Parfois on l’a vue avec des ailes : des circonstances exceptionnelles avaient amené un développement inusité ; la punaise s’était transformée en insecte parfait, comme l’axolotl se transforme en amblystome. Dépourvue d’ailes ou munie d’organes de vol, la punaise des lits ne cesse d’avoir toutes les conditions d’une espèce dont les phases de l’existence demeurent entre des limites infranchissables.

À un moment de l’année, on voit sur les végétaux des pucerons des deux sexes ; ils multiplient à la façon des autres insectes, les femelles pondent des œufs. De ces œufs naissent de jeunes sujets ; ce sont tous des femelles, bientôt aptes à la reproduction sans le secours d’aucun mâle ; elles mettent au monde des petits vivans et les générations se succèdent ainsi pendant le cours de la belle saison. Chaque espèce est alternativement ovipare et vivipare, — le fait est aujourd’hui de connaissance presque vulgaire ; — malgré la singularité du phénomène, les diverses sortes de pucerons restent immuables. Les cécidomyies sont de petits diptères, des mouches, si l’on veut, de la famille des tipulides, qui naissent sous forme de larves et la plupart subissent des métamorphoses comme tant d’autres insectes. Parmi ces êtres chétifs, une étrange faculté de propagation a été découverte chez une espèce par un professeur de l’université de Kazan, M. Nicolas Wagner. Au printemps, paraissent les cécidomyies : elles pondent des œufs ; des larves éclosent, et ces larves sans sexe ont la faculté d’engendrer ; dans des loges particulières de leur abdomen se développent d’autres larves qui en naissant déchirent le corps de leur mère. À leur tour, celles-ci multiplient de la même manière, et les générations ne s’arrêtent pas tant que dure la saison chaude. À l’automne, les larves existantes se transforment en nymphes, et dès les beaux jours de l’année suivante se montrent de nouveau les insectes ailés.

Tout le monde connaît un peu les méduses, ces zoophytes gélatineux que souvent le flot jette sur les grèves. La méduse produit des œufs ; de ces œufs sortent de petites larves couvertes de cils vibratiles. Bientôt fixée sur une roche, la jeune larve devient un polype, ce dernier se multiplie par des bourgeons. À un moment, une transformation a lieu, des disques se détachent du polype et demeurent libres ; ce sont autant de méduses. Voici des plantes inférieures par la structure, des algues abondantes dans les eaux douces, fort bien étudiées par M. Sirodot de Rennes. Pendant la première phase de la vie, le végétal n’a pas d’organes sexuels, il se propage néanmoins par des cellules qui viennent à s’isoler ; dans la seconde phase, il prend une physionomie nouvelle, et la multiplication s’effectue par des pores. Partout le cycle offre une merveilleuse régularité. Malgré des particularités fort diverses, l’évolution suit une marche invariable et s’arrête pour chaque espèce à une limite qui n’est jamais dépassée. Rien donc dans la nature n’autorise à supposer une évolution perpétuelle.


IV.

Contre l’idée de modifications continuelles parmi les êtres, il faut bien opposer que, depuis le temps des premières observations, les espèces n’ont pas subi le moindre changement. Une période de quelques siècles est jugée insignifiante ! — Les tombeaux de l’Égypte nous ont conservé des plantes et des animaux ; mammifères, oiseaux, reptiles, poissons, insectes, sont identiques à ceux qui vivent de nos jours. Si plus de trente siècles n’ont pas suffi pour imprimer à l’un ou l’autre des types une variation appréciable pour les yeux les plus exercés à découvrir d’imperceptibles nuances, est-il donc croyable qu’une période dix fois, vingt fois, cent fois plus longue exerce une influence considérable ? Trois mille ans ! cela compte à peine dans les calculs des partisans de l’évolution perpétuelle ; on doit songer à une accumulation de milliers de siècles. L’exemple des plantes et des animaux de l’antique Égypte est déclaré de peu de valeur ; les espèces jetées sur ce coin du monde, étant demeurées soumises aux mêmes conditions depuis l’époque historique, ne devaient pas se modifier. Si les anciens peuples des autres parties du globe avaient enfoui des plantes et des animaux, la comparaison que nous pourrions faire de ces restes avec les individus actuels donnerait certainement lieu aux mêmes remarques et suggérerait de pareilles réflexions. Peut-on douter en effet que les Hindous et les Chinois qui vivaient il y a cinq ou six mille ans aient vu autour d’eux une flore et une faune à peu près de tous points semblables à la flore et à la faune que les naturalistes observent aujourd’hui dans l’Inde et à la Chine ? Assurément non. Quelques espèces dont la dissémination s’est étendue peuvent avoir été introduites dans diverses localités, d’autres disparues en certains endroits à la suite de défrichemens et de l’extension des cultures ; mais c’est le seul changement qui paraisse s’être produit depuis plusieurs milliers d’années. Abandonnant le monde actuel, nous nous reportons aux âges géologiques ; de l’avis de la plupart des investigateurs modernes, la durée des périodes a été immense. M. Darwin, on ne l’a pas oublié, croit utile pour la défense de sa théorie de ne pas se montrer avare du temps ; il rappelle que d’après les supputations fort légitimes de l’un de ses compatriotes, M. Croll, certains dépôts sédimentaires ne se sont pas formés en moins de six millions d’années. Nous croyons que les périodes géologiques ont été en effet très longues. Qu’on en exagère encore la durée, peu importe, on n’en trouvera moins encore la preuve que les types du règne animal et du règne végétal ont donné naissance à des formes très diverses.

De notre temps, la période glaciaire a été l’objet de patientes recherches et de grandes préoccupations de la part des zoologistes et des géologues ; un froid intense régnait alors dans l’Europe centrale. Le climat a changé, les conditions de la vie se sont modifiées, des êtres ont disparu, des espèces se sont éteintes. L’existence sur notre sol du mammouth, de l’ours et de l’hyène des cavernes, et de tant d’autres mammifères, n’est attestée que par des ossemens exhumés. Cependant plusieurs espèces, dont les débris ont été observés en quantité considérable aux mêmes lieux, vivent encore dans des parties du monde où elles retrouvent un climat qui n’est plus celui des pays qu’elles habitaient autrefois ; c’est le renne, qui ne se voit de nos jours qu’en Laponie, c’est le bœuf musqué, à présent confiné dans les plus froides régions de l’Amérique septentrionale, c’est la marmotte, qui maintenant n’établit sa demeure que sur les hautes montagnes, c’est la chouette blanche ou le harfang, aujourd’hui relégué sur les terres boréales de l’Europe, de l’Asie et de l’Amérique. Des comparaisons minutieuses ont été faites entre les os recueillis en France et ceux des animaux qui à l’heure actuelle foulent le sol des régions glacées, une certitude est acquise : les rennes, les bœufs musqués, les harfangs des contrées du nord, sont bien tout pareils aux individus de la période glaciaire. Ces animaux ont pu changer de patrie, ils ont conservé la même physionomie, la même organisation, les mêmes besoins. Au reste, la plupart des créatures vivantes à l’époque quaternaire, crabes, mollusques, végétaux, se retrouvent dans les faunes et les flores du monde moderne sans offrir le moindre signe de variation ; personne, croyons-nous, n’y contredit, il faut remonter plus loin dans le passé.

Au début des recherches, les explorateurs avaient conçu de l’histoire du globe une idée assez étrange ; frappés de certains traits de l’écorce terrestre, et du caractère de divers types de végétaux et d’animaux, ils se figuraient de grandes périodes nettement tranchées ; à chaque époque, une création nouvelle finissant par une extinction générale de la vie. Longtemps persista cette croyance ; convaincus que toutes les espèces anciennes-étaient anéanties, les paléontologistes comparaient les êtres fossiles aux êtres vivans pour en déterminer simplement les principaux rapports ; chaque espèce fossile était jugée distincte d’une espèce actuelle malgré les apparences contraires, par la seule raison qu’elle appartenait à une autre époque.

Les découvertes récentes ont fait ouvrir les yeux ; maintenant zoologistes et botanistes constatent la continuité de la vie d’espèces nombreuses. M. de Saporta, qui s’est occupé avec tant de succès du caractère des flores anciennes, reconnaît la persistance des types à travers les âges[27] ; elle est absolument démontrée à l’égard de bon nombre d’animaux marins. Les explorations des grandes profondeurs de la mer ont en effet procuré la connaissance de polypiers et de mollusques dont les coquilles ne présentent aucune différence appréciable avec des coquilles et des polypiers fossiles appartenant aux formations de la période tertiaire, même aux plus anciennes[28]. Ceux qui ont comparé les individus vivans aux restes enfouis dans un temps infiniment reculé sont des naturalistes profondément exercés à discerner les plus infimes détails de la conformation des êtres. N’oubliant pas sans doute l’opinion naguère encore universellement accréditée, il a fallu l’évidence pour les convaincre d’une similitude que personne ne prévoyait. Des animaux ont résisté à des changemens énormes survenus dans la configuration des terres et des mers, et ils n’ont pas varié : individus vivans et individus fossiles présentent une parfaite identité. Si vraiment des millions d’années se sont écoulés depuis l’origine de la période tertiaire, la preuve de la fixité des caractères spécifiques n’est-elle pas d’autant plus éclatante ?

Après le monde de la mer, les habitans de la terre appellent l’attention. Les insectes des terrains tertiaires ont été l’objet d’études sérieuses et pleines d’enseignemens. Des empreintes trouvées et recueillies en nombre assez considérable dans les schistes d’OEningen en Bavière, dans les gypses des environs d’Aix en Provence, dans les marnes calcaires de l’Auvergne permettent d’apprécier le caractère des faunes[29]. On reconnaît les types que nous sommes accoutumés à voir dans la nature actuelle. Divers groupes sont peu représentés, d’autres se distinguent par la multiplicité des espèces ; mais l’absence de certaines formes s’explique d’une façon toute simple. Les insectes plus ou moins conservés à l’état fossile vivaient dans les eaux ou près des rivages ; les hyménoptères, qui recherchent les fleurs, des créatures frêles comme des papillons, durent laisser peu de traces. La détermination spécifique absolument rigoureuse des insectes fossiles présente d’ordinaire des difficultés presque insurmontables. Sur les empreintes, les éminences, les sillons, les parties les plus délicates, parfois les plus caractéristiques, sont effacées. Si l’on parvient sans trop de peine à reconnaître le genre, il reste malaisé d’acquérir la certitude que l’espèce fossile offre soit une ressemblance parfaite, soit quelques différences avec l’espèce vivante. Néanmoins il est impossible de ne pas être frappé des analogies.

Un tableau saisissant de la vie dont on trouve les témoins dans la grande formation lacustre d’OEningen a été tracé par le professeur Oswald Heer de Zurich. Plus de 5,000 échantillons d’insectes ont été recueillis dans la localité ; 844 espèces ont été distinguées ; pour nombre d’espèces, les plantes qui les nourrissaient ont été reconnues ; c’est assez pour faire concevoir l’idée très exacte d’un pays. Un grand lac couvrait une partie de la contrée, une forêt s’étendait jusqu’auprès du rivage. Dans l’eau s’agitaient des dytiques analogues à ceux de nos mares, de grandes et de petites espèces, des larves de libellules et de chironomes[30], ainsi que des nèpes et des bélostomes, sortes de punaises aquatiques[31]. Sur les bords du lac s’élevaient des roseaux, et la chrysomèle qui grimpait sur les tiges a laissé des empreintes. Il y avait des ombellifères à OEningen, et l’on retrouve les charançons[32] qui fréquentaient ces fleurs à côté d’abeilles, de bourdons et des jolies mouches tachetées de jaune qu’on appelle des syrphes. Des espèces de la famille des cétoines[33] sortaient du tronc des bouleaux et des saules comme celles de l’Europe moderne. Sur des frênes chantaient des cigales, une cantharide en dévorait le feuillage, des saperdes rongeaient des peupliers. Les pins, qui abondaient dans la riche végétation, servaient de pâture à des charançons et à des taupins ; une sorte de vigne était rongée par un rhynchite de même que l’arbuste de nos vignobles. Les restes de petites mouches attestent la présence des champignons dans la forêt où des punaises de bois se montraient sur les plantes basses. Des fourmis et des termites creusaient leurs habitations dans les vieux troncs, les libellules rasaient l’eau, les sauterelles et les criquets se cachaient dans les herbes, les coléoptères carnassiers erraient à l’aventure. Le spectacle est-il bien différent dans telle contrée de l’époque actuelle ? Parmi les insectes dont les restes se trouvent dans les schistes d’OEningen, les uns appartiennent à des types européens, beaucoup d’autres à des formes américaines, quelques-uns à des genres aujourd’hui propres à l’Afrique. De l’ensemble de la flore et de la faune, M. Heer conclut que la région n’avait pas un été tropical, mais un hiver doux, en un mot le climat d’une terre voisine du littoral. Dans les schistes d’OEningen, la présence d’une salamandre de proportions colossales a été dès longtemps reconnue ; les débris de l’animal ont été de la part de Cuvier l’objet d’une étude approfondie. L’attention s’est portée de nouveau sur le curieux batracien fossile, lorsqu’en 1829 Franz de Siebold fit au Japon la découverte d’une salamandre vivante, d’une taille également gigantesque[34] ; on peut en voir aujourd’hui deux individus dans la ménagerie du Muséum d’histoire naturelle. La faune du Japon, disions-nous dans une communication à l’Académie des Sciences, offre de grandes ressemblances avec les faunes européennes ; si l’on se souvient que la salamandre des schistes d’OEningen a été trouvée avec des restes de poissons ne différant pas des espèces qui peuplent nos lacs et nos rivières, on peut supposer que le grand batracien qui vécut autrefois dans les eaux de l’Europe centrale est celui-là même qui vit encore au Japon. Certes la probabilité est grande ; nous avons donc ici une nouvelle preuve que des espèces ont traversé les âges géologiques sans éprouver le moindre changement.

Transportons-nous en Auvergne : les marnes calcaires de Gergovie et du Puy de Corent nous révéleront dans une localité un état de la nature sur un coin de la France pendant la période tertiaire[35]. Au milieu de débris de roseaux et de diverses plantes aquatiques abondent les coquilles de limnées et de paludines, les coquilles d’un tout petit crustacé du genre Cypris, analogue à ceux qui fourmillent dans nos eaux stagnantes, les larves bien caractérisées d’un type de diptères[36] et surtout des fourreaux de phryganes [37]. Ce sont aussi, avec des poissons de la famille des cyprins, des insectes aquatiques tels que des dytiques et des hydrophiles. Les espèces qui fréquentent le voisinage des eaux sont en grand nombre ; il y a en quantité des charançons, des tipules, et beaucoup d’autres diptères, puis quelques abeilles solitaires et des libellules. L’ensemble, remarque M. Oustalet, présente une association de types indigènes et de types maintenant étrangers à l’Europe ; c’est dans le bassin de la Méditerranée que se trouvent de nos jours plusieurs des types représentés dans l’ancienne faune du Puy de Corent. La présence de végétaux tels que des figuiers, des eucalyptes, des smilax[38] mêlés à des séquoias et à des pins, annonce que la région de l’Auvergne, où les marnes calcaires se sont déposées, jouissait d’une agréable température. Dans les flores et les faunes anciennes, il est ordinaire de rencontrer à côté des formes européennes des formes qui, à l’heure présente, existent seulement dans de lointaines parties du monde. M. Alphonse Milne Edwards a montré qu’à l’époque tertiaire vivaient sur notre sol, en même temps que des oiseaux palmipèdes, des échassiers, des rapaces plus ou moins voisins de nos espèces actuelles, un solitaire peu différent de celui de l’Afrique australe, des couroucous, même des perroquets[39]. Pour les mammifères, des associations analogues sont partout signalées.

Les gypses d’Aix en Provence, plus anciens que les schistes d’OEningen et que les marnes calcaires de l’Auvergne, nous ont conservé les empreintes d’une infinité de plantes et d’un grand nombre d’insectes[40]. M. de Saporta, qui a fait du terrain et de sa végétation une étude profonde, a décrit avec bonheur l’aspect que devait offrir la contrée à une époque reculée de la période tertiaire. « Sur l’emplacement occupé par la ville d’Aix existait un lac limpide aux bords escarpés sur quelques points, dit le savant paléontologiste, dominé d’un côté par une sorte de promontoire, bordé au sud par une plage sinueuse dessinant une baie où des eaux thermales mêlaient leurs eaux à celles du lac ; plus loin, une plaine s’élevait d’une manière insensible, pour disparaître sous une vaste forêt tantôt impénétrable, fleurie et touffue, tantôt presque entièrement dépouillée. La végétation elle-même, poursuit le botaniste, aurait ménagé bien des surprises et découvert à son visiteur une foule de contrastes. Il aurait aperçu des pins, des thuias, des sabines mêlées à des palmiers grêles, çà et là des dragonniers courts et massifs, variés de ton, d’aspect et de port. Il aurait remarqué la rareté des plantes herbacées, et au sein des eaux des colonies de ces bizarres rhizocaulées[41] aux tiges dressées et multipliées, soutenues par des myriades de radicelles descendant de tous côtés et se frayant un passage à travers les feuilles. Un peu plus loin, il faut placer des forêts composées surtout d’acacias au feuillage grêle et menu, de diospyros, de juglandées tropicales[42], d’allantes, de magnolias, de lauriers… » L’harmonie entre les plantes et les mammifères que l’on observe dans certaines régions du monde actuel est aussi un trait de la nature à l’époque qui nous occupe ; « seulement, dit avec raison M. de Saporta, tandis que les identités génériques ne sont pas rares dans la flore des gypses d’Aix, où les types éteints sont moins nombreux que les autres, la proportion est inverse pour les mammifères. Parmi ces animaux, les carnassiers n’étaient pas abondans[43] ; il y avait des chauves-souris qui poursuivaient les mouches et les papillons nocturnes, des écureuils et des loirs, beaucoup de pachydermes : les uns, ayant une ressemblance avec les tapirs, fréquentaient les bords des lacs et les marécages[44], les autres se tenaient dans les eaux à la manière des hippopotames[45] ; quelques-uns se plaisaient sur les rochers et dans les taillis[46]. Sur les rivages se montraient des palmipèdes, des échassiers, dans la forêt de petits oiseaux ; dans les eaux habitaient une sorte de perche et une quantité de lébias[47]. Les insectes fourmillaient certainement sur les bords comme au milieu de la belle végétation ; les empreintes recueillies l’attestent. Il y avait des coléoptères carnassiers et des staphylins que volontiers on confondrait avec des espèces de l’époque actuelle, de petits bousiers, une multitude de charançons, les uns vivant aux dépens d’une massette[48], les autres rongeant des graines ou mangeant le feuillage des arbres ; beaucoup d’entre eux ressemblent à des espèces de l’Europe centrale, quelques-unes se rattachent à des types aujourd’hui particuliers à l’Afrique ou à l’Amérique ; les chrysomèles étaient abondantes. Les gypses d’Aix fournissent des empreintes de perce-oreilles et de taupes-grillons, de libellules, de punaises de bois et de cicadelles, tous insectes représentés dans notre faune actuelle. Les papillons ont laissé des vestiges ; il y a des formes européennes et des formes asiatiques. Assurément on ne possède des restes que d’une bien faible partie des insectes enfouis dans les gypses de la Provence, on en connaît assez néanmoins pour apprécier le caractère général de ce petit monde. En présence d’une collection des insectes fossiles d’Aix, un entomologiste célèbre de l’Angleterre, Curtis, se montrait frappé de voir tant dominer les formes européennes les plus communes et de retrouver les types génériques qui existent encore. Les espèces étudiées sont à présent plus nombreuses, et l’observation du naturaliste anglais n’a pas cessé d’être exacte. Pictet, l’éminent zoologiste de Genève, ne put s’empêcher de constater que l’histoire paléontologique des insectes ne fournit guère d’argumens en faveur de l’idée d’un développement graduel des êtres.

Selon toute vraisemblance, la suite des recherches apprendra que beaucoup de ces frêles créatures vivantes à notre époque ne se distinguent par aucun trait des individus des âges géologiques. Dans l’ensemble, du reste, les flores et les faunes de la période tertiaire ne sont-elles pas singulièrement instructives ? Elles diffèrent moins de celles des temps modernes que la flore et la faune actuelles de l’Europe ne diffèrent de celles d’une région de l’Afrique ou de l’Asie, Il y a, comme aujourd’hui, sur une étendue même restreinte, des végétaux d’une infinité de groupes ; comme à présent, il y a des mammifères, des oiseaux, des poissons, des insectes, des araignées, des vers, des mollusques. Des types se sont éteints, surtout, semble-t-il, parmi les grands animaux ; mais la plupart subsistent, sinon dans les mêmes lieux, du moins dans d’autres parties du globe.

Une végétation de l’époque la plus reculée de la période tertiaire est exhumée aux environs de Sézanne[49]. M. de Saporta y remarque à la fois des espèces analogues aux plantes tropicales des temps modernes et des peupliers, des bouleaux, des aulnes, des ormes, des viornes, des cornouillers, des lierres, qui se distinguent à peine des nôtres par la grande dimension des feuilles. En vérité, si la forêt éocène de Sézanne pouvait un instant renaître toute verdoyante, le botaniste ne serait pas autrement impressionné qu’il ne l’est en comparant le paysage du nord de l’Europe à ceux de l’Europe méridionale et de l’Afrique. Sur le sol de l’Islande, au Groenland, au Spitzberg, sur les bords du fleuve Mackensie, des fouilles amènent la découverte de nombreuses empreintes végétales qui datent de la période tertiaire. Des arbres magnifiques ont couvert autrefois des terres où maintenant la végétation est misérable ; une douce température régnait donc alors dans les régions polaires. Un pareil état de l’atmosphère en ces contrées cause sans doute une profonde surprise, néanmoins les espèces végétales ne sont-elles pas presque semblables à celles de nos forêts ? M. Oswald Heer les a décrites[50] ; des échantillons superbes forment un des trésors du musée de Zurich. Ce sont des chênes, des hêtres, des platanes, des coudriers, des peupliers, des saules, des noyers, des nerpruns, des séquoia, qui la plupart prospéraient en même temps dans l’Europe centrale ; toujours les mêmes formes génériques. Si les espèces ont varié, n’est-il pas évident que les traits superficiels seuls ont été affectés à peu près comme il arrive de nos jours à des êtres soumis à des influences diverses ? M. Darwin insiste sur la pauvreté de nos connaissances paléontologiques et, par suite, de la vie dans le monde ancien ; il a raison. Bien restreintes en effet sont les parties du globe où des fouilles ont été pratiquées avec méthode. Il est donc permis d’attendre de recherches assidues de nouvelles lumières ; mais déjà on prévoit, d’après les découvertes récentes, que la filiation du monde ancien au monde nouveau deviendra de plus en plus sensible.

Examinons l’époque de la craie ; elle est antérieure à la période tertiaire. Des types remarquables caractérisent les formations crétacées, et beaucoup d’entre eux paraissent avoir cessé d’exister. Le fait n’est pas mis en doute pour de grands reptiles ; jusqu’ici nul indice de la présence dans les faunes marines de certains mollusques céphalopodes, des ammonites par exemple, ne s’est révélé. Il ne faut pas cependant se hâter de croire à l’extinction totale de tous les êtres dont les débris se trouvent dans les terrains crétacés. Des explorateurs des fonds de la mer ont observé une vase offrant tous les caractères de la craie ; les dépôts contiennent à l’état de vie une multitude de foraminifères, surtout des globigérines semblables à celles des anciennes formations ; sur cette vase, on a tiré de grandes profondeurs une sorte d’encrine[51] et une sorte d’oursin qu’on croyait disparues avant la période tertiaire. L’espérance manifestée par Agassiz de voir vivans d’autres animaux de l’époque géologique de la craie pourrait donc n’être pas entièrement déçue. D’ailleurs il est essentiel de ne jamais perdre de vue que, si des formes singulières ont été anéanties vers la fin de cet âge, des crustacés, des zoophytes, des mollusques tels que des térébratules, des huîtres, des peignes, des spondyles, des moules, des nautiles et tant d’autres, sont représentés dans le monde actuel par des espèces plus ou moins voisines. La végétation de l’époque de la craie contraste sans doute avec celle des temps postérieurs. Les fougères, les cycas, les conifères abondent, et il y a des palmiers et des arbres appartenant aux familles dont les bouleaux, les saules, les érables, les noyers, sont choisis comme les types. Malgré l’imperfection des connaissances paléontologiques relatives à l’époque, la diversité des formes dans le règne végétal et dans le règne animal est assez grande pour donner l’idée d’un état de la nature sous de nombreux rapports comparable à celui dont plusieurs régions du globe offrent aujourd’hui le spectacle. Même dans des couches de la terre que les géologues s’accordent à regarder comme antérieures à la formation de la craie[52], on a trouvé des insectes fossiles ; les naturalistes n’ont pas hésité à les rapporter à des genres établis pour des espèces vivantes.

Les réflexions que suggère la période crétacée s’appliquent à la période jurassique ; les dépôts marins attestent une grande diversité parmi les mollusques et les poissons, les uns assez éloignés, les autres au contraire peu différens de ceux qui peuplent les mers à l’époque présente. Pendant cet âge vivaient les ichthyosaures et les plésiosaures. Au milieu des formations marines, des dépôts lacustres révèlent l’existence d’îles où s’élevaient des fougères, des sagoutiers, des cycas, des araucarias. Des crocodiles erraient sur les rivages, les insectes abondaient en ces lieux ; on a recueilli des empreintes de libellules, de punaises de bois, d’hyménoptères, de coléoptères de familles diverses.

Comme nul vestige de mammifères n’a été observé dans les plus anciennes couches de la terre, on a volontiers répété beaucoup trop vite que seuls des êtres d’organisation très simple avaient peuplé le globe pendant les premiers âges. Or dans le monde actuel se trouvent l’amphioxus, l’animal vertébré dont l’organisme est le plus imparfait, et les lamproies, qui occupent le dernier rang parmi les poissons. « Nécessairement, dit Agassiz, s’il y avait quelque vérité dans le transformisme, les plus anciens vertébrés connus seraient des êtres très imparfaits, au contraire ce sont des sélaciens et des ganoïdes[53], les plus élevés de tous les poissons par la structure. L’existence des sélaciens à l’aube de la vie, ajoute excellemment l’illustre professeur de Cambridge, est en contradiction avec un développement graduel et progressif ; ils abondent dans les couches palæozoïques[54], et ces formes fossiles sont tellement semblables aux représentans actuels du même groupe que ce qui est vrai de l’organisation et du développement des derniers est, sans contestation possible, également vrai pour les premiers. » Sollicité par l’évidence des faits, Agassiz dira encore : « Les poissons inférieurs ne se montrent qu’à la dernière période de l’histoire de notre globe, à celle qu’on appelle la période actuelle, à celle dont nous datons nous-mêmes. Voilà qui est loin certes de ressembler à une série bien enchaînée, commençant par les formes les plus basses pour finir par les plus parfaites, car les poissons supérieurs arrivent les premiers, et c’est seulement à la fin que viennent les espèces inférieures. » Sur ce point, la réserve cependant paraît nécessaire. On n’a pas trouvé dans les anciennes formations géologiques de poissons analogues à nos lamproies, mais un jour peut-être on en trouvera. La coexistence prouvée des types d’organisation inférieure et des types comptant au nombre des plus riches organismes n’occasionnerait aucune surprise ; elle est du monde actuel ; d’après l’ensemble des notions acquises, elle a été plus ou moins de tous les âges. Les compagnons des sélaciens, aux périodes géologiques, étaient ces curieux ganoïdes qui font partie des représentans les plus élevés de la classe des poissons ; ce sont aussi des mollusques, des crustacés étranges, comme les trilobites et d’autres formes offrant une parenté zoologique avec les limules[55]. Les crustacés sont en quantité dans les terrains siluriens et devoniens qui reposent sur les couches où l’on a observé les premières traces de la vie sur le globe. Les trilobites dénotent une structure très complexe ; le principal historien de ces curieux animaux fossiles, M. Barrande, a recueilli en Bohême de si nombreux individus de certaines espèces qu’il a pu reconnaître les changemens qui survenaient dans les formes extérieures par les progrès de l’âge. Qu’on juge maintenant si les êtres marins des temps les plus reculés peuvent être pris pour les formes embryonnaires des poissons, des mollusques, des crustacés répandus dans les mers du monde moderne.


V.

Les vues du savant qui essaya d’expliquer l’origine des êtres ont été rappelées, des faits mis en lumière par l’observation et l’expérience ont été signalés ; une contradiction perpétuelle est apparue. Dans un cadre étroit, mettons, encore un instant en présence l’hypothèse et la réalité.

Supposant les êtres capables de se modifier dans les plus larges limites et admettant qu’un type est l’origine de formes très diverses, on invoque la variabilité des espèces au sein de la nature. Nous soumettons à l’examen le plus scrupuleux une foule de plantes et d’animaux, toute incertitude est écartée ; il y a souvent une étonnante ressemblance entre les individus disséminés sur de vastes espaces, parfois des variations dans la taille, dans les couleurs, dans l’aspect, mais aucun caractère important n’est affecté, partout le type spécifique demeure ; le naturaliste ne peut hésiter à le reconnaître lorsque l’étude a été suffisante. Les curieuses modifications qui surviennent chez les animaux domestiques et chez les plantes cultivées sont décrites, les résultats de la sélection sont rappelés dans le dessein de convaincre que les êtres peuvent subir d’énormes changemens. Portant une sérieuse attention sur le sujet, nous n’apercevons que de simples altérations des traits superficiels, nous reconnaissons la dégénérescence, nous constatons des anomalies de l’organisme et toujours l’empreinte de la domesticité chez les animaux, les signes de la culture chez les plantes. Le retour presque immédiat à l’état primitif des créatures qui échappent à l’action de l’homme rend manifeste à tous les yeux la persistance des types ; l’impossibilité de dénaturer une espèce se prouve par la multitude et par la durée des expériences. À la lutte pour l’existence, on impute la mort des individus chétifs, la survivance des individus les plus robustes ou les mieux doués ; par suite, on imagine un continuel accroissement de perfection pour les êtres. Nous nous assurons que, dans les combats pour la vie, les hasards servent les faibles aussi bien que les forts, que la ruse supplée à la vigueur souvent avec succès, que la faculté procréatrice pour toutes les espèces est dans un rapport merveilleux avec les chances de destruction. Avec un art consommé et d’habiles détours, on attribue à la sélection naturelle des métamorphoses à la fois lentes et infinies ; oubliant combien l’hérédité se montre capricieuse, on veut croire que chaque avantage obtenu par la créature se transmet à sa postérité et se prononce de plus en plus dans les générations successives ; on considère les heureuses appropriations de certains êtres à des conditions de la vie très particulières, et l’on déclare qu’elles ont été acquises par l’influence des milieux. Le spectacle de la nature nous emporte loin de ces rêves. Les exemples de sélection inconsciente ne se découvrent nulle part. Les individus les plus disparates s’unissent, les extrêmes se mêlent dans la masse ; tout concourt à maintenir les types. Les êtres jouissant de signes extérieurs propres à les garantir contre les périls ne les perdent à aucun degré dans les circonstances où ils vivent et se propagent sans graves dangers ; lorsqu’ils habitent des localités où le vêtement cesse de les dissimuler, ils ne s’approprient point au milieu.

L’idée, juste selon toutes les apparences, que des mammifères, des oiseaux, des insectes, éprouvent le charme de certaines beautés physiques est développée ; alors, dans l’entraînement à donner un rôle prépondérant aux êtres qui d’une manière accidentelle auraient reçu quelques faveurs de la nature, et à chercher le perfectionnement continu au sein de la création, on finit par prêter à des animaux les sentimens les plus exquis de l’âme humaine, qui sont dans l’humanité de très rares exceptions. Sur la scène du monde, c’est autre chose ; nous remarquons fréquemment des unions se contracter entre de beaux individus et des sujets fort déshérités, entre les plus grands et les plus petits, presque toujours nous voyons mâles et femelles profiter de toute rencontre et ne s’occuper nullement d’un choix. De telles alliances sont favorables à la conservation des types.

On indique la possibilité de modifications dans l’origine des êtres avec un changement d’habitudes ou de conditions d’existence. L’observation nous force de reconnaître que des espèces indifférentes, dans une certaine mesure, soit au climat, soit au régime, ne subissent pas de variations bien sensibles, que la plupart meurent faute du régime et du séjour ordinaires. La pensée d’une communauté d’origine soit pour des espèces d’un même groupe, soit pour des types très caractérisés, sollicite sans trêve l’attention. Mainte fois les expérimentateurs s’efforcent de faire multiplier les produits de deux espèces végétales ou animales distinctes, les hybrides s’éteignent ; plus ou moins tôt, la stérilité arrête la propagation. Un doute ne subsiste dans la science que pour la descendance de quelques espèces extrêmement voisines. Dans les circonstances où prédomine l’un des élémens de la production des hybrides, l’autre s’efface. Ainsi se révèlent le caractère indépendant des types spécifiques et l’impossibilité de fondre deux espèces ou de constituer une nouvelle forme permanente. On déclare l’évolution des êtres incessante. L’hypothèse se montre encore absolument dénuée de fondement ; simple ou complexe, l’évolution de toute créature s’accomplit avec une invariable régularité ; jamais elle ne se prolonge au-delà d’une limite nettement tracée pour chaque type.

Songeant à l’état de la vie sur le globe durant les périodes géologiques, et s’appuyant de notions incomplètes, on présume que des êtres primitifs sont les ancêtres de plantes et d’animaux de l’époque actuelle, tellement éloignés des formes originelles que la filiation a été méconnue. Portant le regard sur les flores et les faunes de la longue période tertiaire, flores et faunes nous apparaissent vraiment comparables à celles d’un pays encore inexploré, où l’on observe des types qui n’existent point ailleurs et des formes voisines ou même semblables à celles qui se rencontrent en d’autres régions. Aurions-nous donc autre chose, si, la vie tout à coup s’éteignant sur une portion de l’Afrique, de l’Amérique ou de l’Australie, on ne pouvait plus étudier les plantes et les animaux de ces contrées que sur des restes plus ou moins imparfaits ? Pour les premiers âges du monde, seules des stations restreintes, des formations marines, sont tombées sous l’observation ; les animaux dont elles recèlent les débris, se rattachant à des types très variés, n’étaient ni plus étranges ni moins bien organisés que ceux des mers actuelles. À la grave objection, souvent adressée aux défenseurs de l’idée des transformations indéfinies, qu’on ne voit nulle part de passage insensible entre les formes spécifiques bien caractérisées et surtout entre les types de groupes, l’auteur du livre sur l’Origine des espèces répond que sans doute les intermédiaires ont disparu. On rappelle l’absence de ces intermédiaires jusque dans les flores et les faunes éteintes, il insiste sur la pénurie des connaissances paléontologiques. Si la vérité était de son côté, ne faudrait-il pas s’étonner néanmoins qu’aucun exemple de transition réelle n’ait encore été découvert ? car les fossiles exhumés sont déjà en nombre considérable. On possède les restes fossiles de plusieurs singes ; ces quadrumanes ne se distinguent point des espèces vivantes par une plus proche parenté avec l’homme.

En résumé, si l’on considère la nature, l’esprit libre de toute idée préconçue et dégagé de toute préoccupation étrangère à la science, accordant confiance seulement aux faits mis en lumière par l’observation et l’expérience, les espèces végétales et animales s’annoncent comme ayant eu dès leur apparition sur le globe tous les caractères qui les distinguent dans le temps actuel. Que l’espèce ait commencé par un simple germe, nous l’ignorons ; s’il en est ainsi, tout nous dira que l’évolution n’a pas pu être longue. Que les différentes sortes de plantes et d’animaux soient venues dans le même moment, on ne peut guère le croire. Il y a grande probabilité que les naissances ont été successives ; l’absence de restes de mammifères et surtout de vestiges humains dans les anciennes couches de la terre parait une preuve convaincante. On n’a jamais vu et l’on ne saurait se figurer l’apparition d’un être ne dérivant pas d’un autre être ; ce serait donc folie de prétendre expliquer la création. Si, comme le supposent les adeptes du transformisme, toutes les espèces provenaient de quelques types primitifs ou même d’une seule cellule primordiale, l’apparition ou de ces types ou de cette cellule mère du monde vivant ne serait ni plus explicable, ni moins extraordinaire à nos yeux que l’apparition d’une multitude de créatures. L’investigateur, ainsi que Cuvier le voulait pour lui-même, ne doit jamais avoir « besoin d’autre chose que ce qui est. » Si, au lieu de preuves contraires, il avait un indice que des êtres simples à l’aube de la vie sont les premiers parens des êtres les plus parfaits, très volontiers il l’admettrait. Si, encore dépourvu de preuves contraires, il voyait une probabilité que l’homme descend d’un singe ayant pour premier ancêtre un misérable mollusque, sans peine il le proclamerait. Pour ceux qui poursuivent la recherche de la vérité, toute vérité découverte est une noble et précieuse conquête. Si l’homme descendait d’une forme animale inférieure, l’histoire de ses transformations nous jetterait dans une sorte d’extase ; notre pensée plongeant dans l’avenir nous ferait voir l’homme atteignant après de nouvelles transformations un état de perfection surpassant l’état actuel, comme celui-ci surpasse la condition du ver de terre. Ce serait un beau sujet de philosophie ; mais assurément on n’aura jamais à le traiter.

Le succès des ouvrages de M. Darwin n’est pas très difficile à comprendre. Vraiment habile dans l’exposition, sans fracas le savant promet à son lecteur de l’acheminer vers la solution d’un grand problème, c’est assez pour séduire. Rappelant une infinité d’observations, donnant carrière à l’imagination, paraissant répondre d’avance à des objections, il marche avec la lenteur calculée de l’homme qui entreprend un long voyage, sûr d’atteindre le but ; de la sorte, il inspire confiance. Affirmer l’origine commune des espèces, c’était déclarer à peu près inutiles les distinctions qui ont coûté un prodigieux labeur. L’idée de voir détruire l’œuvre de quelques milliers d’investigateurs et d’un seul coup anéantir un incomparable monument de la patience humaine dut causer bien des joies secrètes. Une préoccupation bornée à l’avantage personnel n’a pu manquer d’assiéger plus d’un esprit. Il faut un travail très persistant pour faire l’étude des êtres d’une seule classe ; comment ne pas admirer une doctrine qui permet à chacun de se croire avec peu d’effort en possession de la science, et encore de la science de l’avenir ? C’est ailleurs peut-être cependant qu’on doit chercher la cause principale de la renommée de M. Darwin : des personnes pieuses se sont émues, d’autres ont été ravies, à la pensée que, l’origine de la vie découverte, d’antiques croyances recevraient de graves atteintes. Des naturalistes certes bien éloignés de croire à la transformation indéfinie et au perfectionnement continu des êtres estiment que le savant anglais aura rendu service à la science en appelant l’examen sur la variation des espèces. Il aura occupé les esprits de mille sujets pleins d’intérêt, de hautes questions, d’un grand problème ; c’est assez pour rendre nécessaire la discussion de sa doctrine.


EMILE BLANCHARD.

  1. Voyez la Revue du 15 juin et du 1er  août. — Revue du 1er  août, p. 610, ligne 26, au lieu de pareilles réserves, lisez pareilles rêveries.
  2. Anagallis arvensis.
  3. Géographie botanique.
  4. Les espèces du genre Salsola, de la famille des chénopodiacées.
  5. Dans les classifications, ces vers agames formaient l’ordre des Cystiques.
  6. Voyez Recherches anatomiques et zoologiques faites pendant un voyage sur les côtes de la Sicile et sur divers points du littoral de la France, par MM. Milne Edwards, de Quatrefages et Émile Blanchard, t. III.
  7. L’ordre des cestoïdes.
  8. Ces vers, sous leur première forme, ont été nommés des Télrarhynques.
  9. Sous leur forme dernière, ces vers sont appelés des Rhynchobotries.
  10. Mémoires sur les vers intestinaux, Paris 1858.
  11. Histoire naturelle générale des règnes organiques, t. III, p. 141.
  12. Recherches sur les ossemens fossiles. Discours préliminaire.
  13. M. Gayot, de la Société centrale d’agriculture, s’est particulièrement occupé des léporides.
  14. Le genre chien, canis des naturalistes, comprend, outre les chiens domestiques, les animaux sauvages qualifiés de loups et de chacals. les zoologistes distinguent plusieurs espèces de loups et de chacals. Le renard, dont on n’a jamais pu obtenir de reproduction avec le chien, est considéré comme le type d’un genre particulier.
  15. Attacus pavonia-major et Attacus pavonia-minor.
  16. Les Smerinthus populi et ocellata, connus sous les noms vulgaires de sphinx du peuplier et de sphinx demi-paon.
  17. Attacus arrindia et Attacus cynthia.
  18. Ces sphinx, nommés Deilephila epilobii et Deilephila vespertilioides, naissent de l’union d’une espèce très commune, le Deilephila euphorbiœ, avec le Deilephila vespertilio et le Deilephila hippophaes.
  19. Nouvelles Recherches sur l’hybridité dans les végétaux. — Nouvelles Archives du Muséum d’histoire naturelle, t. Ier.
  20. Mirabilis jalapa, fécondé par le mirabilis longiflora.
  21. Primula officinalis et primula grandiflora, l’une et l’autre cultivées dans les jardins.
  22. Le genre Nicotiane, de la famille des solanées, a pour type le tabac.
  23. Les Digitalis lutea et D. purpurea.
  24. La Linaria vulgaris, fécondée par la linaria purpurea.
  25. Les Ribes palmatum et R. sanguineum.
  26. Le Luffa cylindrica, fécondé par le Luffa acutangula.
  27. Mémoire sur l’état de la végétation à l’époque des marnes heersiennes de Gelinden, Bruxelles 1873.
  28. Voyez, dans la Revue du 15 janvier 1871, la Vie dans les profondeurs de la mer.
  29. les insectes des terrains tertiaires d’Aix, d’OEningen et de Radoboj en Croatie ont été particulièrement étudiés par le professeur Oswald Heer de Zurich. Un jeune naturaliste du Muséum d’histoire naturelle, M. Oustalet, vient de mettre au jour un travail important sur les insectes fossiles de la Provence et de l’Auvergne : Recherches sur les insectes fossiles des terrains tertiaires de la France, 1874.
  30. Petits diptères de la famille des tipulides très abondans dans les eaux stagnantes. La larve toute rouge du plus commun de nos chironomes est bien connue des pêcheurs sous le nom de ver de vase.
  31. Dans le monde actuel, les bélostomes n’habitent que les parties chaudes du globe.
  32. Des lixes.
  33. Trichius amœnus et Valgus œningensis.
  34. Sieboldia maxima.
  35. Époque miocène.
  36. Les stratiomys.
  37. Insectes névroptères dont les larves aquatiques se construisent des fourreaux avec de petites pierres, des coquilles ou des fragmens de végétaux.
  38. Végétaux dont les espèces vivantes sont américaines ou asiatiques.
  39. Recherches zoologiques et paléontologiques sur les oiseaux fossiles.
  40. Ils appartiennent à la fin de l’époque éocène.
  41. Plantes de la famille des légumineuses-papilionacées qui végètent aujourd’hui dans les Antilles.
  42. Arbres dont le noyer peut être considéré comme le type.
  43. Ils appartiennent aux genres Hyœnodon et Cynodon.
  44. Les Palœotherium et les Paloplotherium.
  45. Les Anoplotherium.
  46. Les Aphelotherium et les Xiphodon.
  47. Petits poissons de la famille des cyprins.
  48. Tipha latifolia.
  49. Le dépôt est à la base des terrains éocènes, au voisinage de la craie.
  50. Flora fossilis arctica.
  51. Le genre rhizocrine de la famille des encrines appartenant à la classe des zoophytes échinodermes.
  52. Les couches d’eau douce de Purbeck et les argiles de Weald.
  53. Les raies et les requins sont les types du groupe des sélaciens ; les esturgeons un des types de l’ordre des ganoïdes.
  54. Les plus anciennes couches renfermant des restes fossiles.
  55. Il existe aujourd’hui dans les mers deux espèces de limules qu’on désigne vulgairement par le nom de crabes des Moluques. L’une en effet habite les parages de la Malaisie et l’autre les côtes d’Amérique.