De l’Organisation du suffrage universel/08

De l’Organisation du suffrage universel
Revue des Deux Mondes4e période, tome 138 (p. 514-527).
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DE L'ORGANISATION
DU
SUFFRAGE UNIVERSEL

VIII.[1]
CONCLUSION. — RÉFORMES ACCESSOIRES L’ÉTAT MODERNE ORGANISÉ

Nous ne nous faisons point d’illusion : il y aura des résistances, et il faudra livrer bataille. Les hommes, qu’on dit parfois amis des nouveautés, ont, au contraire, en général, peu de goût pour le changement. C’est une vérité qui, elle-même, n’est pas nouvelle, puisque voilà quatre siècles bientôt que Machiavel écrivait : « Celui qui se propose de réformer l’état d’une cité, s’il veut que sa réforme soit acceptée, est obligé de garder l’ombre au moins des vieilles coutumes, afin qu’il ne paraisse pas au peuple avoir changé d’institution… Car l’universalité des hommes se nourrit de ce qui paraît tout autant que de ce qui est souvent même ils s’agitent plus pour les choses qui paraissent que pour celles qui sont[2]. » Mais c’est une vérité vraie de nos jours comme alors, et même elle est devenue plus vraie, à mesure que les gouvernemens sont devenus plus populaires. Le peuple, millions d’hommes, est, en cela, des millions de fois homme ; il se repaît de mots, et d’instinct s’attache aux routines : il est naturellement paresseux et passif ; il aime mieux souffrir que d’agir ; et il feint d’ignorer son mal, ou il le nie, ou il le déclare incurable[3] : trois façons de ne rien faire et de ne rien changer.

Seulement, lorsque le mal arrive à un certain degré, si l’on ne change rien, si l’on ne fait rien, on en meurt : et, sans phrases, nous en sommes au point où il n’est plus possible de ne rien faire et de ne rien changer. Déjà personne ne peut plus ignorer le vice originel d’un régime où, il y a cinquante ans, ou crut que l’on n’avait qu’à s’endormir, en se laissant porter ; déjà personne ne le nie plus : on confesse maintenant les péchés du suffrage universel brut ou élémentaire, et volontiers on avouerait qu’il est temps d’y chercher remède. C’est autant de fait : beaucoup est fait si l’on sent bien qu’il y a quelque chose à faire.

Reste à savoir ce qui est à faire. Jadis, dans l’Etat ancien, quand le gouvernement s’opposait au peuple, c’était simple : on faisait une révolution ; le peuple opérait sur son maître que, par définition, il regardait toujours un peu comme son ennemi. A présent que le gouvernement sort du peuple, le peuple opère sur lui-même ; et il est autrement difficile de se corriger que de détruire, autrement difficile de faire sur soi une réforme qu’une révolution contre autrui. Néanmoins plus d’échappatoire : une impérieuse nécessité nous presse, celle de changer pour vivre ; l’impossibilité de vivre sans changer nous pousse : nous sommes pris entre l’une et l’autre, et toute issue nous est fermée ; nous n’avons même plus la ressource d’en sortir par une révolution. Il n’est pas de raison, ni de prétexte, ni d’hésitation, ni de résignation qui tienne : il faut changer.

Il faut trancher dans le vif de nos institutions, et le vif de nos institutions, l’Etat moderne étant ce que l’on a dit, c’est le suffrage universel. C’est dans le suffrage universel qu’il y a à réformer et à refaire. Ce que nous demandons que l’on y réforme et y refasse, est-ce bien cela qui est utile et bon ? Est-ce cela qui serait le meilleur ? Nous en avons la ferme conviction ; et nous voudrions prouver : 1° que notre système est fait « pour les hommes tels qu’ils sont ou tels qu’ils vont être prochainement » ; 2° qu’il vise plus loin et qu’il va, en effet, plus loin qu’à changer « le mal d’estomac pour le mal de tête[4]. »

Je dis « le système », et non une proposition détachée du système. Aussi bien, quelle est cette crise ? la crise de l’État moderne, non pas seulement une crise du régime parlementaire ; et quelle en est la solution ? non pas seulement l’organisation du suffrage universel, mais l’organisation de l’Etat moderne, demeuré jusqu’ici inorganique et comme fortuit, spontané ou improvisé.


I

Organiser le suffrage universel est assurément la première partie du programme, la plus importante à la fois et la plus urgente. On sait quel devrait, suivant nous, et pourrait être le principe de cette organisation. Il ne saurait y avoir de représentation organique là où il n’y a pas représentation réelle du pays ; et il ne saurait y avoir représentation réelle du pays là où quelque chose a une place dans le parlement qui ne vit pas réellement dans le pays, ni là où quelque chose qui vit réellement dans le pays n’a pas sa place dans le parlement.

Tout effort, par conséquent, vers une représentation organique tend à rapprocher la représentation nationale de la vie nationale, à donner celle-ci pour base à celle-là ; et, si la vie nationale est la résultante d’une multitude de vies individuelles et d’un certain nombre de vies collectives, la représentation nationale la plus exacte, la plus complète, la plus organique, sera celle qui contiendra en abrégé le plus, comme quantité et comme intensité, de ces vies individuelles et de ces vies collectives. Et, par conséquent, pour s’en tenir à la coupe britannique (et en quelque façon classique) du parlement en deux Chambres, il nous a semblé que la première, la Chambre des députés, pourrait être plus spécialement la Chambre des vies individuelles, et la seconde, qu’on appellerait Sénat ou de tout autre nom, la Chambre des vies collectives ; que l’ensemble embrasserait à peu près et résumerait la vie nationale ; que, de la sorte, enfin, l’on aurait une représentation organique.

Au point de vue pratique, pour la Chambre des députés, le moyen d’y introduire le plus de vies individuelles le plus réellement vécues a paru être, en respectant le suffrage universel, de grouper tous les citoyens eu catégories professionnelles très ouvertes et très larges, de doubler d’une circonscription sociale la circonscription géographique. Le moyen de fonder le Sénat sur la base des vies collectives, qui sont, elles aussi, et font de la vie nationale, on a pensé le trouver dans l’attribution du vote aux unions locales de divers ordres : unions territoriales, naturelles ou administratives, communes, départemens : unions civiles ou sociales, corps constitués, sociétés savantes, associations que la loi déterminerait.

Contre un Sénat ainsi recruté, on ne voit pas bien les objections qui s’élèveraient, si ce n’est que ces dernières unions, les unions civiles ou sociales, ne sont pas suffisamment définies ; mais la définition n’en est, tout de même, pas impossible à donner, et pourquoi, par exemple, ne serait-ce pas : « toutes les associations qui ont un objet d’intérêt public ? » — Quant au Sénat, en somme, peu de contestation ; la défense de la Bastille parlementaire se concentre autour de la Chambre des députés.

Marquons pourtant un point gagné : on ne nous envoie pas les boulets de pierre dont nous nous étions permis de supposer que l’antique arsenal était plein ; on ne nous a pas soupçonné de vouloir restaurer « les ordres » et les « corporations. » On se sert d’argumens d’un modèle plus récent. — « Ce système, on le connaît bien, s’écrient les uns : c’est la représentation des intérêts ! » — Et les autres : « Oui, sans doute, on le connaît bien : c’est la représentation professionnelle ! » — « Avec la représentation des intérêts, comment faire pour que les intérêts privés ne priment pas l’intérêt général ? » demandent les uns. — Et les autres : « Avec la représentation professionnelle, comment faire pour que le groupement ne soit point arbitraire ? »

« Chaque groupe, ajoutent les uns, fera masse pour s’opposer et se préférer à ses voisins, qu’il traitera en concurrens. » — Et les autres : « Dans chaque groupe, quel rapport y a-t-il entre tels et tels individus ? »

Coupant court à toutes ces querelles : « Vous divisez trop ! » nous reprochent les uns. — Mais les autres : « Vous ne subdivisez pas assez ! » — Les uns : « Vous particularisez tout ! » — Et les autres : « Vous n’organisez rien ! » Bouleversement, suivant les uns, amusement suivant les autres : — « Vous nous livrez aux ouvriers », gémissent les économistes. — Mais les socialistes vocifèrent : « Vous perpétuez, vous aggravez la tyrannie bourgeoise ! » — On pourrait longtemps continuer ainsi. Mais qui ne voit que dans cette coalition de gens que scandalise, effraye ou déconcerte la réforme proposée, il ne manque pas de contradictions ? qu’au total il en manque si peu, que la coalition se ruine toute seule, d’elle-même, par ses propres contradictions ?

Sans vanité, je ne crois pas qu’il y ait un de ces excellens prétextes à ne rien faire que je ne puisse être presque sûr d’écarter ; un de ces argumens, si l’on veut, que je ne sois presque sûr de réfuter. Mais à quoi bon discuter sur des détails qui, pour ne pas être tout à fait indifférens, n’ont pourtant, à cette heure, qu’une importance très secondaire ? Serait-ce assez de sept catégories ? N’en faudrait-il pas davantage ? Un notaire de petite ville est-il plus près d’un académicien qu’un électeur quelconque d’un second électeur quelconque ? mettons : que M. Thiers de son porteur d’eau ? Le politicien, que nous voulons tuer, est subtil, insinuant ; ne reparaîtrait-il pas dans tel ou tel des groupemens adoptés ? — Beaux sujets de dissertation et de polémique, mais pour plus tard. — Pour le moment, nous n’en sommes pas encore à l’apologie, nous n’en sommes qu’à l’exposition du système.

La réponse à tout cela ne nous embarrasse guère, mais nous n’avons pas à répondre ; nous combattons en masse et non en ordre dispersé. Puisque « le bloc » est à la mode, voici un bloc. De peur qu’on ne nous dise : « C’est donc là tout votre système : la représentation des intérêts ! la représentation professionnelle ! » ayons soin de bien établir que non, ce n’est pointtout notre système, qui n’est, d’ailleurs, ni la représentation professionnelle ni la représentation des intérêts.

Ce n’est pas la représentation professionnelle, et ce n’est pas la représentation des intérêts. Que vient faire ici la profession ? Nous ne l’invoquons que comme le signe, comme l’indication d’une certaine identité, tout au moins d’une certaine similitude de vie. Mais le fond, la base, la moelle ou le nerf du système, c’est la vie. Pourquoi, alors, le groupement par professions ? Parce que la profession est ce qu’il y a de plus réel, de plus positif, de plus constant et de plus présent, de plus spécifique dans la vie sociale de l’homme ; parce que, si l’homme ne vit pas seulement de pain, cependant il vit surtout de pain, et que son pain, c’est sa profession qui le lui donne.

Comme le besoin du pain est quotidien, la profession, pour l’homme, est nécessaire et quotidienne. Il ne la prend pas un beau matin tous les quatre ans pour vivre d’elle cinq minutes et la quitter avant le soir, ainsi que la plupart des électeurs font d’une opinion politique, quand ils se donnent la peine d’en prendre une, même pour cinq minutes. Elle dure singulièrement plus que la période électorale ; le grand jour passé, beaucoup de Français, ayant, au petit bonheur, choisi le candidat radical ou le candidat modéré, ne se réveillent ni radicaux ni modérés, qui se retrouvent bouchers ou cordonniers.

On nous accuse d’avoir repoussé « dédaigneusement » la représentation proportionnelle, à la manière genevoise. Dédaigneusement est de trop : nous ne saurions avoir de dédain pour une tentative q²i vise à plus de justice et plus de vérité. Mais si, tout en lui reconnaissant des intentions éminemment morales, nous avons cherché autre chose que la représentation proportionnelle, ce n’est point, ou ce n’est pas uniquement, par l’un des motifs allégués couramment contre elle. C’est, comme nous l’avons dit, parce qu’elle n’embrasse pas assez de l’homme ni assez de la vie, — de la vie et de l’homme de tous les jours ; — c’est parce que rien ne peut être plus factice, plus artificiel qu’elle n’est, si elle crée une vie artificielle et un homme factice, en supposant que tout citoyen a « une règle de conduite politique, une opinion arrêtée et immuable, susceptible d’être fixée, cotée et classée. »

Nous repoussons donc la représentation proportionnelle, — sans dédain, — mais nous la repoussons, parce que ce n’est pas une représentation réelle du pays réel, et vivante du pays vivant, mais bien la représentation mathématique d’un pays qui n’existe pas, ou qui n’existe, au plus, qu’un jour, tous les trois ou quatre ans. L’opinion politique, sur laquelle repose la représentation proportionnelle, ce n’est que le vêtement de l’homme et un vêtement qui se lave : parmi la grande masse des hommes, il en est qui en changent souvent ; beaucoup qui se couvrent, au hasard de la rencontre, d’un haillon ou d’un oripeau ; beaucoup même qui vont tout nus ; c’est-à-dire beaucoup qui n’ont pas du tout d’opinion politique, ou n’en ont une que d’emprunt, ou en ont plusieurs de rechange. Mais la profession, au contraire, c’est l’homme : il n’est pas d’homme qui, jusque dans la politique, ne porte, qu’on nous passe l’expression, quelque stigmate professionnel ; et si c’est la vie que vous cherchez, si c’en est un signe, une marque, un caractère tout ensemble très apparent et très profond, vous l’avez là, dans la profession : une représentation fondée sur elle, en tant qu’indication du genre de vie, sera sûrement la représentation réelle et vivante du pays réel et vivant.

Quoique fondée sur la profession, cette représentation vivante du pays vivant n’est pas la représentation professionnelle : nos adversaires le disent eux-mêmes : elle comporterait, autrement, plus de sept groupes ; et, quoique les intérêts n’en soient pas exclus, ce n’est pas davantage la représentation des intérêts. Mais, au bout du compte, quand cela serait ? Quand même ce système serait une forme de la représentation des intérêts ? Il est curieux et édifiant de voir quelles et combien de pudeurs s’effarouchent dans les deux Chambres à la seule pensée d’une représentation des intérêts ! — Eh quoi ! ce seraient des « intérêts » qui seraient représentés, des « intérêts particuliers » ! Et l’intérêt public, général, national, qu’en fait-on ? — Mais plutôt, qui trompe-t-on ici ? Nos sénateurs, nos députés, s’ils n’étaient pas, en forte majorité, les commissionnaires médaillés de leurs comités, de leurs coteries, de leurs cafés et de leurs loges ; s’ils dépassaient le cercle de leur arrondissement et si parfois ils perdaient de vue le clocher de leur chef-lieu, auraient le droit de témoigner d’une vertueuse indignation ; mais ce droit, ils ne peuvent l’avoir puisque, maintenant déjà, ils ne représentent que des « intérêts particuliers », et des « intérêts » minuscules, et des « intérêts » qui ne sont pas toujours hautement avoués.

Avec le système que nous proposons, si ce sont des intérêts encore qui seraient représentés, ce seraient toutefois, à voir les choses en leur réalité, des intérêts moins particuliers, et, dans tous les cas, il y aurait moins d’intérêts particuliers représentés ; on peut dire qu’il n’y en aurait que sept, comme il n’y aurait que sept groupes professionnels ; mais dussent-ils se subdiviser par régions et par métiers, ils seraient infiniment moins menus que ceux qui l’emportent aujourd’hui : ce ne serait plus une poussière d’intérêts flottant au-dessus d’une poussière de suffrage.

Mais qu’importe, reprend-on, qu’il y en ait moins, si chacun d’eux est plus tenace, plus ardent, et s’ils sont vis-à-vis l’un de l’autre en un perpétuel et inapaisable conflit ? Ce n’est point ici, on le répète, le lieu de discuter sur les détails ; sans quoi, l’on montrerait qu’en supposant fatalement contradictoires les intérêts de tel et tel groupes, les intérêts de l’agriculture, d’une part, et, d’autre part, de l’industrie ou du commerce, l’équilibre naturel des forces est si bien établi qu’ils seraient en balance, — car l’agriculture compterait 225 représentans dans notre Chambre de 500 membres, et l’industrie, le commerce, les transports en compteraient 229, — et ainsi ce seraient les professions libérales, plus désintéressées, qui les départageraient par leurs 46 voix.

Il suffira peut-être de faire observer que croire à ce point les intérêts des divers groupes fatalement contradictoires, irréductibles et inconciliables, est d’une psychologie assez superficielle. Combien l’étude approfondie des institutions et des sociétés avait appris à sir Henry Maine à en juger mieux, lorsqu’il affirmait : « L’histoire politique nous enseigne que, de tout temps, les hommes se sont querellés avec plus d’acharnement à propos de phrases et de formules qu’à propos d’intérêts matériels proprement dits[5] ! » C’est là que nous en sommes : aux enragées querelles, sans fin et sans objet, de formules et de phrases, et le parlementarisme s’embourbe dans une stupide logomachie.

Eh bien donc ! quand même en ce que nous proposons il y aurait une certaine dose de représentation des intérêts, où serait le mal ? du moins où serait le plus grand mal ? Est-ce que, comme toujours et plus que jamais, ce ne sont pas les intérêts qui font tourner le monde ? Est-ce que partout les questions sociales ne sont pas en train de passer au premier plan, laissant loin derrière elles ce que l’on s’obstine à nommer les questions politiques ? Est-ce qu’il y a d’autres questions politiques, au fond, que ces questions sociales ? Mais, si beaucoup de questions sociales sont, au premier chef, des questions morales, beaucoup aussi sont des questions économiques ; et alors, où serait le mal, que le parlement, ayant surtout à résoudre désormais des questions économiques, fût constitué surtout suivant un classement économique ?

Il y aurait à cette disposition d’autant moins d’inconvéniens que la Chambre des députés, recrutée suivant ce classement, ne serait pas seule et sans contrepoids, qu’à côté d’elle, en face d’elle, serait un Sénat recruté d’après un cadre tout différent, à la base duquel on ne trouverait plus ni le nombre ni l’individu, ni aucune espèce d’intérêts particuliers, mais bien des groupemens, des vies et des intérêts collectifs.

Que nous le voulions, du reste, ou ne le voulions pas, en ce sens vont les choses et le courant nous entraîne. On a déjà remarqué avec raison qu’à maintes reprises, pendant ces dernières années, les Chambres se sont bornées à rédiger on articles de loi les vœux transmis et même les projets élaborés par des représentations spéciales, comme les Chambres de commerce, dont le rôle a été si considérable dans une circonstance récente. D’un autre côté, mais dans le même sens, un puissant mouvement se dessine en faveur de la création de Chambres d’agriculture, et, d’une manière générale, de Chambres professionnelles. Ce ne sont point là des postulats de théoricien, ce sont des faits ; et sur ces faits nous pouvons dire qu’est assise solidement la première de nos deux propositions, à savoir que notre système est fait, ainsi que le recommandait J. Stuart Mill, « pour les hommes tels qu’ils sont ou ne peuvent manquer d’être prochainement. »


II

La seconde proposition est celle-ci : « Notre système vise plus loin et va en effet plus loin qu’à changer, selon le mot expressif et réaliste de Guichardin, le mal d’estomac contre le mal de tête. » Il vise et il va jusqu’à corriger non seulement le suffrage universel, mais tout le régime parlementaire. Le suffrage universel organisé assurerait au pays une meilleure représentation ; mais il faudrait lui assurer aussi une meilleure législation. Pour qu’il l’eût enfin, cette législation meilleure, il faudrait que les Chambres fussent plus représentatives (c’est où conduit notre système) et moins législatives ; pour qu’elles fussent moins législatives, avec l’importance de la loi dans l’Etat moderne, il faudrait que l’on instituât un organe spécial de législation.

Un tel organe serait utile, quelle que fût la forme du gouvernement ; mais, dans une démocratie, il est plus qu’utile, il est indispensable. Car, si « la tendance générale des choses est de faire de la médiocrité la puissance dominante[6] », cette tendance s’accuse surtout et trouve à s’affirmer dans les démocraties, — nous n’avons qu’à regarder autour de nous pour voir si la nôtre fait exception. Car, si « les peuples ne sont pas indéfiniment progressifs et cessent de l’être plus vite qu’on ne croit », c’est dans les démocraties qu’ils le sont certainement le moins ou cessent le plus vite de l’être : et c’est dans les démocraties qu’ils ont le plus pressant besoin d’être relevés, soutenus, et en quelque sorte portés au-dessus d’eux-mêmes. Livrée à son penchant, toute démocratie est une masse qui tombe. Aussi n’est-il personne qui, pour peu qu’il ait réfléchi sur la politique, ne soit d’avis qu’il n’y a pas de gouvernement « qui veuille être organisé de plus près qu’un gouvernement à très large base démocratique » et comme conclusion précise, que « tout gouvernement fait pour un degré élevé de civilisation, devrait avoir parmi ses élémens fondamentaux un corps dont les membres, peu nombreux, auraient la charge expresse de faire les lois[7]. »

Or, que nous poursuivions, que nous nous efforcions de réaliser un type de gouvernement éminemment progressif et « fait pour un degré élevé de civilisation », c’est ce dont témoignent jusqu’aux déclamations de nos orateurs de réunion publique : et, quelques-uns de ceux sur les lèvres de qui bourdonnent continuellement les mots de « progrès » et de « civilisation » en ont peut-être une idée singulière, mais quant aux qualités que doit réunir le gouvernement dans l’Etat moderne, plus ou moins consciemment, tous, nous sommes unanimes. Voulant la fin, qui est cela, il faut donc vouloir le moyen, qui est d’instituer au plus tôt chez nous ce corps expressément chargé de faire, ou plutôt de préparer, d’étudier, d’élaborer les lois, de leur donner façon et figure de lois, de les rédiger en un bon texte et de les codifier en un bon ordre.

Mais ce corps est-il vraiment à instituer en France ? et avons-nous à le faire surgir de terre ? N’existe-t-il pas déjà ? et s’agit-il d’autre chose que de lui permettre de rendre, après avoir atteint son complet développement, tous les services qu’on serait en droit d’attendre de lui ? au premier rang desquels cet incomparable service de nous sauver des décadences faciles aux démocraties, de maintenir en nous l’aptitude au progrès, de nous doter, par une législation supérieure et en tant que c’est affaire de législation, d’un gouvernement et d’une politique dignes « d’un degré élevé de civilisation ». Oui, ce corps existe : il n’est pas ce qu’il devrait être ; mais on n’a qu’à vouloir et il le sera demain : c’est le Conseil d’État. Ah ! sans doute, l’on va tout de suite nous accuser de revenir à la constitution de 1852 et même à la constitution de l’an VIII. Mais des spectres d’empire ne sont point des raisons ; et si l’une ou l’autre de ces constitutions nous offre justement, ou à peu près, ce dont nous avons besoin, pourquoi ne le lui prendrait-on pas ?

Ainsi l’État, en dehors de l’exécutif (que l’on a volontairement négligé), serait organisé sur ce plan : deux Chambres et un Conseil d’Etat coopérant à la législation ; les deux Chambres plutôt représentatives, de contrôle, de critique, de consentement et de sanction ; le Conseil d’État, plus proprement, plus activement législatif, et, du commencement à la fin, chargé de la confection positive, matérielle, de la confection technique de la loi. Au sortir du Conseil d’État, les projets de loi iraient devant les Chambres qui, après examen et discussion, — en cela on ne copie pas servilement la constitution de l’an VIII, — en prononceraient l’adoption ou le rejet, mais sans pouvoir les amender ; ou bien, si elles les amendaient, les projets, alors, retourneraient au Conseil d’État qui en « collationnerait » à nouveau les articles, pour éviter que des remaniemens successifs introduisent dans un coin de leur texte quelque contradiction avec ce texte même ou avec d’autres lois. Le parlement ne perdrait, à ce partage, rien de ses droits ni de ses prérogatives essentielles ; l’exercice seul en serait mieux réglé : ce serait la division du travail législatif, avec son corollaire, la spécialisation du travail, qui ne produiraient certainement pas là des résultats moins favorables qu’ailleurs. Les Chambres ne seraient même pas privées de leur initiative ; et si le gouvernement se montrait trop rétif ou trop lent à leur gré, elles pourraient, par une motion, l’inviter à déposer un projet de loi sur telle matière, lequel projet serait, bien entendu, arrêté en Conseil d’Etat, le but étant de faire du Conseil d’Etat l’organe spécial et nécessaire de la législation.

Ce corps légiférant, comment se recruterait-il ? Pour qu’il rende pleinement ce qu’il doit rendre, il est manifeste qu’il ne faudrait pas le peupler de préfets fourbus, d’avoués sans clientèle, de hauts fonctionnaires mûrs pour la retraite, et de jeunes gens qui ne se sont guère distingués autre part que dans l’antichambre d’un ministre. Le mieux serait qu’il fût comme un suprême corps constitué, où les grands corps constitués de l’Etat (non point les chambres, mais la Cour de cassation, la Cour des comptes, l’Institut, l’armée, la marine, etc.), enverraient tous des délégués. J. Stuart Mill recommandait que les membres en fussent peu nombreux ; mais en trop petit nombre, dans une démocratie, ils n’échapperaient pas à la suspicion, et, devant les Chambres comme devant le pays, ils manqueraient d’autorité.

Ils en manqueraient aussi inévitablement, si, par leur nomination, ils dépendaient de l’exécutif et semblaient devoir être à sa dévotion. Mais ne pourrait-on pas arriver à faire que le recrutement de ce Conseil d’Etat élargi, fût, pour ainsi dire, automatique, en disposant qu’y siégeront de droit les deux ou trois plus anciens conseillers de la Cour de cassation, les deux ou trois plus anciens conseillers de la Cour des comptes, les deux ou trois plus anciens généraux de division et vice-amiraux, les deux ou trois plus anciens membres de chacune des classes de l’Institut, etc. ?

Formé de cette manière, le Conseil d’Etat légiférant serait réellement doué d’autant d’indépendance que peut en comporter la condition des hommes, et, autant qu’il est possible, affranchi de tout lien : nec spe nec metu, sans crainte et sans espérance ; puisque ses membres, parvenus au sommet de leur carrière et au bout de leur ambition, n’auraient plus rien à perdre par la résistance, ni par la complaisance rien à gagner. En même temps que les plus fortes garanties d’impartialité, ils présenteraient, du fait même de leur recrutement, les garanties les plus fortes de compétence, et il serait malaisé de réunir, les hommes étant les hommes, plus de désintéressement, d’expérience et de lumières.

Mais, au surplus, le mode de recrutement de ce Conseil, c’est encore une question secondaire, et sur laquelle, quant à présent, nous n’insisterons pas, pourvu qu’on s’attache à ceci : qu’il faut arriver à en faire un grand conseil légiférant, le principal corps légiférant de l’État ; et par ce motif excellent que, dans l’Etat, il n’y en aurait point de plus apte à remplir une telle fonction. Le Sénat, même comme nous le concevons, y serait évidemment moins apte, et la Chambre des députés, même comme nous la concevons, y serait moins apte : aussi, dans la confection de la loi, où tous les trois collaboreraient, la part de beaucoup la plus importante serait-elle réservée au Conseil d’Etat. Le Conseil d’Etat ne pourrait faire aucune loi sans l’assentiment des Chambres, mais les Chambres non plus ne pourraient faire aucune loi sans le Concours effectif du Conseil d’État ; chacun de ces organes s’appliquerait à sa fonction, qu’il remplirait mieux ; et les Chambres, élues selon notre système, nous donnant déjà une meilleure représentation, le Conseil d’État nous donnerait une législation meilleure.

Dans le Conseil d’Etat légiférant, les professions libérales reprendraient le terrain qu’elles auraient cédé dans la Chambre des députés ; et l’on échapperait ainsi au grief de « décapiter la nation » en ne laissant à ces professions que tout juste le nombre de sièges auxquels leur donne droit la pure proportion arithmétique des électeurs aux représentans. Si, en effet, elles n’étaient représentées que dans la Chambre, et seulement en proportion arithmétique, on pourrait dire que les professions libérales seraient sacrifiées, et, en un certain sens, que la nation serait « décapitée » du même coup. Mais, moins étroitement représentées au Sénat, et surtout, dans le Conseil d’Etat, plus largement représentées, par ce qu’elles peuvent produire de plus élevé, elles retrouveraient là leur influence légitime, à la place où elles peuvent le plus utilement l’exercer.

Loin donc de la « décapiter », — de même qu’en traçant des cadres au suffrage, on referait des os à la nation, — de même, on constituant sur une pareille base ce grand Conseil d’Etat légiférant, on referait une tête à la démocratie. On y introduirait cette dose d’aristocratie sans laquelle une démocratie ne saurait durer, et dont la formation est peut-être pour elle la première des nécessités. Dans le Conseil d’Etat se réfugierait la culture supérieure, en toute démocratie objet d’une méfiance jalouse ; dans le Conseil d’Etat, l’élite serait défendue contre la foule ; la foule serait défendue contre elle-même ; et rien n’empêcherait de laisser davantage à l’action directe ou à l’impulsion de la démocratie, puisqu’on aurait un frein plus sûr aux excès de la démocratie.

La création d’un corps légiférant d’une qualité éprouvée est d’autant plus nécessaire que la loi, comme on l’a remarqué, est ou devrait être, en dernière analyse, dans l’Etat moderne, la suprême puissance ; et par suite, il ne peut être indifférent qu’elle soit bonne ou mauvaise, claire ou obscure, logique ou incohérente, intelligible ou inintelligible, applicable ou inapplicable. Cette seule réforme, l’adjonction aux deux Chambres élues, pour leur travail législatif, d’un grand Conseil d’État, toujours obligatoirement consulté, serait considérable en soi, et parce qu’elle en permettrait ou en faciliterait d’autres.

Une fois ce frein, ou ce régulateur, mis par en haut aux excès de la démocratie, peut-être pourrait-on user, prudemment et mûrement du référendum. On n’exprime ici qu’un « peut-être ». Mais sûrement, et quelque réforme profonde qu’on opère et dans le suffrage universel et dans le partage des attributions législatives, cette réforme gagnerait à être précédée, accompagnée ou suivie de mesures qui la compléteraient, parmi lesquelles la réduction du nombre des députés et de la durée des sessions, la réglementation du droit d’initiative et du droit d’interpellation ; plus encore, — réformes dans les mœurs, sinon dans les lois, — le rappel de quelques commissions des Chambres, et des Chambres elles-mêmes, à leur véritable rôle ; et, plus encore, la reprise par le gouvernement du sens du gouvernement. — Voilà bien des choses à changer et bien des choses à refaire : les « gens pratiques » en reculent épouvantés, et sans doute l’on donnerait raison aux gens pratiques, si l’on ne savait pas que ce sont ceux-là mêmes, qui, depuis vingt-cinq ans, s’obstinent à fonder une démocratie sans organes de démocratie, croyant naïvement que, par un privilège singulier, elle peut vivre et grandir à l’état inorganique.

Nous croyons, nous, qu’elle ne vivra et ne grandira que si elle s’organise ; si elle organise le suffrage universel qui est sa condition, et le régime parlementaire qui est, pour le moment, sa forme d’être. Nous avons essayé de dire comment, selon nous, elle pourrait organiser l’un et l’autre, de façon à réaliser le type de l’Etat moderne, qui devrait être tout ensemble très démocratique, très stable et très progressif. Maintenant, nous concevons sans peine qu’un changement aussi radical dans le suffrage universel que nous avons, et dans le régime parlementaire que nous avons, les remuerait, les retournerait, les réformerait et les transformerait de fond en comble. Ni le corps électoral, ni les corps élus, ni le suffrage universel, ni le régime parlementaire ne resteraient tels que nous les connaissons. Mais tels que nous les connaissons, on peut bien convenir aussi qu’il n’y a pas à se faire scrupule d’y toucher. Puisqu’on juge l’arbre à ses fruits, l’arbre est jugé et condamné. Et, lorsque, après un temps plus ou moins long, de pas en pas et d’effort en effort, l’État moderne sera organisé, ce que l’on ne comprendra pas, c’est que de grands peuples aient pu tolérer si patiemment l’expérience, qui ne pouvait aboutir qu’au règne de la médiocrité et de la sottise, d’une politique d’occasion, menée par des politiciens d’aventure.

Certes, ce n’aura pas été la première fois que la médiocrité et la sottise se seront installées et étalées au faîte des honneurs humains, ni qu’on aura pu remarquer par « combien peu d’esprit le monde est gouverné. » Aucun régime ne peut faire qu’un pays ne verse jamais en ce malheur public. Mais qu’un régime en vienne, par le jeu naturel de ses institutions, à amener au pouvoir, souvent et presque normalement, ce qu’il y a de moins qualifié, de moins désigné pour le pouvoir, il faut dire que c’est une injure au bon sens, que ces institutions sont mauvaises, que ce régime est mauvais, et que, — quelle que soit la place de l’absurde en ce monde, — en vérité, cela est trop absurde. Il faut dire que c’est le gouvernement à l’envers, et que d’y opérer un changement profond qui le remue et le retourne, ce ne sera que le remettre sur ses pieds.

Il faut dire, il faut faire entendre qu’à supporter un régime pareil, à s’y complaire, à s’y accoutumer et à ne rien tenter pour en sortir, une nation pourrait périr, fût-elle, par ses chutes et ses relèvemens, comme un miracle de l’histoire. Il faut dire, il faut faire entendre que, si l’Etat moderne doit être « construit par en bas », tout de même c’est une gageure qu’on perdrait, et où l’on se perdrait, de s’en remettre sans précautions, sans réserves, sans recours, au Nombre incapable, ignorant et inconscient, à la rue et à la cohue. Or la démocratie inorganique est tout cela ; et elle sera tout cela, tant qu’en organisant le suffrage universel, en réformant le régime parlementaire, en assurant d’une part une -représentation, et d’autre part une législation meilleures, en refaisant des os et une tête à cette nation que les révolutions ont disloquée, on ne l’aura pas élevée à l’étal, où elle pourra vivre et faire vivre, de démocratie organisée.


CHARLES BENOIST.

  1. Voyez la Revue des 1er juillet, 15 août, 15 octobre, 15 décembre 1895, 1er avril, 1er juin et 1er août 1896.
  2. Discorsi sulla prima dece di Tito-Livio, libro Ier, édit. de 1550, p. 66.
  3. Voy. John Stuart Mill, le Gouvernement représentatif, trad. Dupont-White, p. 117, 118.
  4. Guichardin. Del reggimento di Firenze, lib. Ier. Œuvres inédites, t. II, p. 100.
  5. V. sir Henry Sumner Maine, Essais sur le gouvernement populaire, trad. franç., p. 179.
  6. J. St. Mill, le Gouvernement représentatif, trad. Dupont-White, p. 36.
  7. Id. ibid., p. 130-131.