De l’Influence spiritualiste de Victor Cousin

DE
L’INFLUENCE SPIRITUALISTE
DE M. COUSIN

Fragmens et Souvenirs, par M. Victor Cousin.



Presque toutes les générations, en entrant dans la vie, ont commencé par une opinion exagérée de leur force et des destinées qu’elles se croyaient appelées à remplir. Les grandes générations sont celles qui, après bien des luttes, des mécomptes, des demi-victoires et des demi-défaites, arrivent sur leurs vieux jours à réaliser une partie de leurs rêves de jeunesse. C’est au contraire un des traits caractéristiques de celle qui depuis quelques années a pris possession d’elle-même que de débuter par la défiance et l’abandon. La génération qui nous a précédés, celle qui entra dans la carrière en 1815 et atteignit en 1830 la plénitude de sa virilité, apportait avec elle des espérances presque illimitées. En tout, elle se proclamait appelée à renouveler, et, comme si l’humanité fût née une seconde fois avec elle, elle se croyait capable d’inaugurer en son siècle une littérature nouvelle, une philosophie nouvelle, une histoire nouvelle, un art nouveau. Elle n’a pas donné tout ce qu’elle promettait : elle promettait l’infini ; elle n’a pas renouvelé l’esprit humain : cette œuvre est plus difficile qu’on ne le croit d’abord. Mais, en ne tenant qu’une très petite partie de son programme, elle a donné beaucoup ; la génération qui a suivi, en tenant toutes ses promesses, donnerait, ce semble, assez peu de chose. Dès les premiers pas, on lui a montré l’horizon comme tout près d’elle ; le but le plus élevé que l’on proposait à son activité était de conserver timidement ce qu’avaient créé ses pères, et l’expérience a prouvé que c’était trop lui demander. Dans l’épreuve suprême des esprits et des cœurs, les uns, dès le premier orage, se sont enveloppé la tête et n’ont plus voulu voir ; les autres, entraînés par des lueurs trompeuses, ont marché dans le hasard et la nuit. Chez les uns, tous les signes des âmes faibles, la réaction sournoise, le dépit ; chez les autres, le froissement des âmes prématurément éprouvées ; chez tous, un douloureux aveu : nous ne vaudrons pas nos pères ! Cette défiance, cette humble opinion de soi-même doivent-elles s’appeler modestie ou conscience de son infériorité ? L’avenir le dira. Il est certain du moins que jamais génération n’entra dans l’histoire avec un sentiment si peu arrêté de ses devoirs, avec si peu de préoccupation du but à poursuivre, avec si peu de foi et de philosophie. La libérale antiquité voyait un vice dans le sentiment que le christianisme a érigé en vertu sous le nom humilité ; elle croyait qu’il n’est pas bon de faire peu de cas de soi-même et d’abdiquer volontairement sa fierté. Qu’eût-elle pensé d’une jeunesse qui, au lieu de dire à ses pères comme les enfans de Sparte : « Nous serons un jour ce que vous êtes, » se résigne à mourir de froid et de peur, et se condamne à l’immobilité pour ne point ébranler l’édifice sous lequel elle espère le repos ?

Je ne veux pas rechercher jusqu’à quel point la génération qui nous a précédés peut être responsable de cet abaissement. Je n’examinerai pas si, en nous léguant le désavantage d’une position acquise, elle ne pouvait laisser à notre activité un jeu plus libre, si, en traçant autour de nous un cercle d’où elle nous défendait de sortir, elle n’a pas étouffé ou fait dévier notre originalité, les uns, plus dociles, s’étant renfermés dans une médiocrité résignée, les autres, plus rebelles, s’étant précipités par réaction dans les aventures. Mieux vaut n’accuser que la fatalité de ces irrémédiables défaillances. Peut-être aussi l’esprit français n’est-il pas appelé à dépasser de certaines limites, et les nations latines, avec leurs qualités brillantes et tout extérieures, leur vanité, leur esprit superficiel, leur manque de sens moral et d’initiative religieuse, ne sont-elles destinées à autre chose qu’à captiver le monde par une rhétorique sonore et à l’étonner à certains jours par de brutales apparitions.

Un des traits d’infériorité les plus frappans de la génération nouvelle, c’est son indifférence pour la culture intellectuelle et les choses désintéressées. Quelque jugement que l’on porte sur l’ensemble des travaux que laissera derrière elle la génération qui nous a précédés, il faut reconnaître que jamais race d’hommes ne posséda plus éminemment cet appétit des choses qui fait saisir la vie avec ardeur comme une proie désirable. Les lacunes qu’on peut découvrir dans son développement furent celles de son esprit, non de sa curiosité ; elle aima le monde et y prit goût. Sa mélancolie, je n’y crois guère : elle en parlait trop pour que le mal fût bien profond. Quand vint le jour de l’action, ces Werther de la veille se trouvèrent la tête fort lucide et pleine du sens de la réalité. C’est nous qui sommes les vrais dégoûtés, nous qui doutons de l’esprit humain, sceptiques ou dévots, sans goût pour la contemplation des choses, sans passion pour l’univers, étrange renversement ! ce sont des hommes d’un autre âge qui soutiennent de nos jours la cause de l’esprit, et arrêtent la jeunesse sur la pente d’une entière abdication !


I

Ces réflexions, que tant de faits contemporains suggèrent, ne m’ont jamais plus vivement frappé qu’en lisant le volume charmant que M. Cousin nous a donné il y a quelques jours. Les morceaux qui le composent sont fort divers, et l’auteur a bien fait de ne chercher à établir entre eux aucun lien artificiel ; mais un trait commun les unit : je veux dire un vif et brillant enthousiasme, ce goût de la beauté en toute chose que, depuis les jours de la Grèce antique, nul n’a peut-être si richement possédé, cette activité toujours florissante, ce privilège divin du génie qui change en or tout ce qu’il touche et crée l’intérêt des sujets par la passion dont il les anime. M. Cousin, plus qu’aucun écrivain de notre temps, a eu le don de diriger l’opinion et de rendre contagieuses ses admirations et ses sympathies. Qui ne se rappelle ce tableau plein de grâce de la vieillesse de Kant, ces pages éloquentes sur Santa-Rosa, ces belles études sur Rousseau ? On ne parcourra point ici la série des objets que M. Cousin a aimés et fait aimer : on cherchera de préférence la raison générale qui a tenu le siècle sous le charme de ce brillant esprit. Le volume dont nous parlons contient à cet égard une véritable révélation. Une pensée tardive, mais à laquelle tous applaudiront, a porté M. Cousin à publier en 1857 les notes de son voyage d’Allemagne de 1817. Il a jugé à propos de nous livrer, après quarante ans, les souvenirs de l’impression première qu’il reçut à ce moment décisif où il alla chercher au-delà du Rhin le ferment d’un esprit nouveau. Aucun morceau n’est aussi propre à nous livrer le secret de son éducation intellectuelle et à nous faire comprendre sa véritable originalité.

Les critiques superficiels, qui appellent allemand tout ce qui est obscur et obscur tout ce qu’ils ne comprennent pas, ont accusé M. Cousin d’être un esprit allemand : je ne connais pas de jugement plus frivole. M. Cousin me semble au contraire un des représentans les plus caractérisés de l’esprit français au milieu d’une génération qui elle-même, par ses qualités et ses défauts, porta fortement l’empreinte de sa nationalité. Je n’en veux donner pour le moment qu’une preuve superficielle et tout extérieure. La marque essentielle de l’esprit français, c’est de n’être bien compris qu’en France. Plus une œuvre présente avec énergie les traits d’un génie particulier, moins elle est faite pour être complètement appréciée au dehors. L’Histoire de la Civilisation de M. Guizot, traduite en allemand ou en anglais, conservera tout son prix, et la traduction ne sera pas fort inférieure à l’original : en serait-il ainsi pour les leçons de M. Villemain ? Non certainement ; ces études si délicates y perdraient une partie de leur grâce et la fleur d’atticisme qui a pour nous tant de séduction. Je pense de même que l’œuvre si complexe de M. Cousin ne peut être bien appréciée que par des lecteurs pénétrés du goût français, qu’un étranger n’y verrait pas mille beautés qui nous charment, et qu’il y apercevrait bien des lacunes dont l’art prodigieux du maître nous dérobe le sentiment.

Le curieux récit de voyage que M. Cousin vient de nous livrer est du reste ici d’un poids décisif. Il est évident que M. Cousin n’a vu et connu l’Allemagne que dans la mesure qui convenait à son originalité. De grands obstacles l’empêchèrent heureusement d’aller au-delà, et il nous avoue lui-même que bien des choses, dans la doctrine des maîtres qu’il interrogeait, produisaient sur lui, sans qu’il y eût de sa faute peut-être, l’effet des ténèbres visibles de Dante. Tous les contacts intellectuels vraiment fructueux s’opèrent de la sorte. Trop bien savoir est un obstacle pour créer : on ne s’assimile que ce qu’on ne sait qu’à demi. Si Raphaël et Michel-Ange avaient connu les monumens figurés de la Grèce comme on les connaît de nos jours, le commerce de l’antiquité n’eût pas été pour eux si fécond. Le torse du Vatican et quelques débris de second ordre leur en ont bien plus appris que ne l’eussent fait les trésors de l’acropole à Athènes et de Pompéi. Si Mahomet avait étudié de près le judaïsme et le christianisme, il n’en eût pas tiré une religion nouvelle ; il se fût fait juif ou chrétien, et eût été dans l’impossibilité de fondre ces deux religions d’une manière appropriée aux besoins de l’Arabie. La connaissance exacte divise et distingue, mais ne réunit pas ; les combinaisons de doctrines ne se font qu’à la condition de deviner et d’entrevoir plutôt que de savoir.

L’Allemagne, quand la vit M. Cousin, était du reste à un de ces momens. décisifs où une nation communique plus volontiers son âme à ceux qui l’interrogent avec sympathie. C’était en 1817, au lendemain du grand mouvement qui fit lever l’Allemagne contre la prétention toute française de régenter l’esprit. La compression de l’étranger et surtout l’abus de la centralisation avaient révélé l’esprit allemand à lui-même. Les peuples germaniques ne retrouvent toute leur force que le jour où ils voient leur liberté intellectuelle menacée : les droits de l’âme et de la conscience ont seuls le privilège de les passionner. L’Association de la Vertu, le rôle si original de penseurs et de poètes comme Fichte, Arndt, Uhland, avaient donné à la crise héroïque que venait de traverser l’Allemagne un caractère à part, et en avaient fait une des plus grandes victoires que toutes les forces morales de l’humanité liguées entre elles aient jamais remportées.

La France de son côté était merveilleusement préparée pour recevoir une infusion d’esprit nouveau. Il semble que la race gauloise ait besoin, pour produire tout ce qui est en elle, d’être de temps en temps fécondée par la race germanique : les plus belles manifestations de la nature humaine sont sorties de ce commerce réciproque, qui est, selon moi, le principe de la civilisation moderne, la cause de sa supériorité et la meilleure garantie de sa durée. Les premières années de la restauration furent un de ces momens décisifs, où, par des voies imperceptibles, s’introduit un ordre nouveau d’idées et de sentimens. Un mur tomba, les horizons s’élargirent ; la France ouvrit l’oreille à des bruits ignorés jusque-là. L’inoculation d’un esprit nouveau se fait d’ordinaire par une sorte d’opération instantanée, comme si un principe mystérieux pénétrait à un moment donné tout le tempérament moral d’un individu ou d’un peuple, et le changeait jusque dans ses plus intimes profondeurs. Un mot, une page recèlent alors une révolution intellectuelle et les esprits, aspirant le souffle d’un monde inconnu, ressemblent à ces êtres aériens des fables antiques que le vent seul faisait concevoir.

La sécheresse, le formalisme, la petitesse d’esprit n’ont jamais été, dans les temps modernes, portés plus loin qu’en France à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci. Enfermée dans un cadre officiel d’où on lui défendait de sortir, la pensée s’était en quelque sorte atrophiée et réduite à un chétif exercice d’école : les traditions savantes étaient détruites, excepté dans les sciences physiques et mathématiques, qui n’exigent de ceux qui les cultivent ni élévation de caractère, ni indépendance ; la philosophie était abaissée, la poésie réduite à des amplifications de rhétorique ou à de fades déclamations. Mais dans un pays doué d’aussi inépuisables ressources que la France il ne faut jamais désespérer. Quelques mois amenèrent un réveil inouï. La liberté suffit pour opérer ce miracle, non cette liberté qui, laissant à tous le droit de tout dire, n’est favorable qu’à la médiocrité, mais cette liberté régulière, également éloignée de la licence, qui dégénère en tumulte, et de la compression, qui ne veut autour d’elle que le désert.

C’est à l’avenir qu’il faut laisser le soin d’assigner à chacun des hommes qui prirent part à ce mouvement glorieux son rôle distinct ; mais il est permis de dire dès à présent que nul n’y contribua plus que M. Cousin, que nul n’y porta une spontanéité plus vive, plus décidée, plus sûre d’elle-même. Son originalité est bien plus dans son caractère personnel.que dans son œuvre. En philosophie, M. Cousin n’a jamais voulu être créateur ; plusieurs fois il s’est fait gloire de n’avoir rien inventé en ce genre, croyant trouver en cela même le signe de la bonne philosophie. En fait de style, il avait trop bon goût pour ne pas voir que les habiles écrivains n’ont jamais besoin d’innover, et qu’on peut tout dire avec une vieille langue sans lui faire violence. En fait d’érudition et de philologie, il n’a jamais prétendu, malgré des services réels, au rang de maître. Ce qui lui appartient, c’est l’esprit de tout cela, c’est sa passion pour le beau et le grand, l’auréole dont il entoure ce qu’il aime, l’éclat, la vie, la lumière dont chaque chose se revêt sous sa main. Voilà ce qui donne tant de charme à ce volume, reste d’un monde si loin de nous. On y sent à chaque page l’ambroisie divine d’une jeunesse favorisée par le temps, et la sérénité d’une époque où l’espérance, la liberté, l’influence secrète d’une vieille dynastie répandaient sur toute chose le doux et.chaud rayon d’un soleil de printemps.

Le XVIIIe siècle et ses continuateurs au commencement du XIXe avec tant de précieuses qualités, avaient le tort de mêler aux plus bienfaisantes doctrines une sorte de platitude systématique ; l’épicuréisme, moins la poésie de Lucrèce, fut le ton général des philosophes de ce temps. Ils prêchaient le vrai spiritualisme, l’humanité, la pitié, l’équité sociale, et ils trouvaient bon de se dire matérialistes, de nier dans les termes l’idée dont ils fondaient la réalité. Ils prêchaient le Dieu véritable, celui qu’on sert par la justice et la droiture, et ils se disaient athées. Ils prêchaient l’idéalisme par excellence, la sainteté du droit, la prééminence de l’esprit, et ils niaient l’idée, ils réduisaient tout aux sens. Apôtres et croisés à leur manière, ils traitaient de fanatiques et d’insensés ceux qui avaient fait pour une autre opinion ce qu’ils faisaient pour la leur. Les premières connaissances de physiologie et de cosmologie scientifiques produisirent ce résultat. On vit le jeu des organes, et on crut avoir expliqué tout l’homme ; on vit les atomes et les lois qui président à leurs mouvemens, et on crut avoir expliqué l’univers. L’âme seule échappait. L’âme, voilà ce que M. Cousin voulut réhabiliter ; voilà la noble cause dont il fit choix, et au profit de laquelle il dépensa tant de véritable éloquence et d’inépuisables ressources d’esprit.

Dans cette réaction contre le matérialisme superficiel de l’école dominante n’alla-t-il pas trop loin ? Beaucoup le pensent, mais tel n’est pas mon avis. Sa doctrine, selon moi, a besoin, non d’être restreinte, mais d’être expliquée. Elle est vraie dans son ensemble, quoique certaines parties laissent désirer plus de précision scientifique. Oui, certes, le spiritualisme est le vrai. La noblesse et la véritable existence n’apparaissent dans le monde qu’avec l’âme. L’individu conscient et moral est le couronnement de l’édifice entier de l’univers ; tout est en vue de lui, et lui seul donne à tout un sens et une valeur. L’âme est la première des réalités et la seule pleine réalité, puisque la matière n’est qu’un agrégat multiple, séparable, sans unité, un agrégat fortuit qui se fait et se défait, qui n’a nulle identité permanente, nulle individualité, nulle liberté. L’âme est immortelle, car, échappant aux conditions serviles de la matière, elle atteint l’infini, elle sort de l’espace et du temps, elle entre dans le domaine de l’idée pure, dans le monde de la vérité, de la bonté, de la beauté, où il n’y a plus de limites ni de fin. Elle est libre et souveraine, car, dominant le corps qui la porte et ses instincts inférieurs, elle se crée une royauté sans bornes par la culture de sa raison et le perfectionnement de sa moralité. Elle est de race divine, car, dépassant la planète à laquelle elle est liée sous le rapport de l’espace, elle atteint la région de l’absolu et sonde l’univers. En un sens, on pourrait dire qu’elle crée Dieu, puisqu’elle seule en dévoile la nécessité, puisque Dieu, obscurément révélé par la nature, ne devint clair que le jour où un homme vertueux succomba dans sa lutte pour la justice, où une conscience pure préféra la pudeur à la vie, où un être noble et bon contempla le ciel dans la sérénité de son cœur. Elle crée des récompenses infinies, puisqu’elle décerne la volupté suprême de bien faire ; elle crée des châtimens infinis, puisqu’à son tribunal, le seul qui compte, la bassesse et le mal ne rencontrent que le mépris.

Il faut donc approuver complètement M. Cousin d’avoir proclamé que l’âme est l’essence même et le tout de l’homme, puisque ce qui existe est évidemment ce qui est libre, conscient, indivisible et sans étendue : c’est l’âme qui est, et le corps qui paraît être. Mais comment l’âme entre-t-elle au nombre des réalités ? Quelle est son origine, car il est notoire qu’elle commence, le rêve d’existences antérieures ne pouvant trouver de place dans une théorie scientifique ? Toutes les origines sont humbles, et cette sorte d’humilité n’abaisse personne. Le fruit divin qui, une fois détaché de sa tige, semble n’avoir jamais existé que par lui-même tient cependant de la terre par la racine d’où il sort. L’âme n’a rien de matériel, mais elle naît à propos de la matière. L’ancienne hypothèse de deux substances accolées pour former l’homme, hypothèse qui en tout cas doit être maintenue pour la commodité du langage, est vraie si l’on entend parler de deux ordres de phénomènes, dont l’un dépasse l’autre de toute la distance de l’infini ; mais elle est fausse si l’on entend soutenir qu’à un certain moment de l’existence organique, un nouvel être vient s’adjoindre à l’embryon qui auparavant ne méritait pas le nom d’homme. C’est là une manière grossière de se représenter les choses, qui est en contradiction avec les résultats de la science expérimentale de la vie, et qui répugnera toujours au physiologiste. S’il est une induction qui résulte naturellement de l’aspect général des faits, c’est que la conscience de l’individu naît et se forme, qu’elle est une résultante, mais une résultante plus réelle que la cause qui la produit, et sans commune mesure avec elle, à peu près comme un concert n’existerait pas sans les tubes et les cordes sonores des exécutans, bien qu’il soit d’un tout autre ordre que les objets matériels qui servent à le réaliser.

Le matérialisme est donc un non-sens plutôt qu’une erreur. Il est le fait d’esprits étroits qui se noient dans leurs propres mots et s’arrêtent au petit côté des choses. La raison et la moralité se produisent dans le monde par suite de l’existence d’un certain organisme ; mais, une fois produites, elles font oublier leur cause génératrice. La matière est la condition nécessaire de la production de la pensée ; mais la pensée triomphe à son tour de la matière, la dompte, la méprise et lui survit. Le matérialiste est comme un enfant qui ne verrait dans un livre qu’une série de feuilles noircies et liées entre elles, dans un tableau qu’une toile enduite de couleurs. Est-ce là tout ? N’y a-t-il pas encore l’âme du livre et du tableau, la pensée ou le sentiment qu’ils représentent, et cette pensée, ce sentiment ne méritent-ils pas seuls d’être pris en considération ? Le matérialiste voit la grossière réalité, mais non ce qu’elle signifie ; il voit la lettre, mais non l’esprit. Je me trompe : il voit l’esprit à sa manière ; mais, cédant à une sorte de timidité déplacée, il recule devant les formules élevées, qui seules, quand il s’agit des choses morales, renferment la vérité.

Il faut en dire autant de l’athéisme. L’énorme malentendu qui si souvent transforme en blasphémateurs de la Divinité ses plus pieux et plus sincères adorateurs est avant tout une erreur de grammaire. On ne s’entend pas sur les mois. Quel hymne vaut le poème de Lucrèce ? Quelle vie de saint offre un plus parfait idéal de l’ascétisme et de la perfection morale que celle de tel penseur de nos jours à qui je ne connais qu’un seul travers d’esprit, celui de se croire athée ? Ah ! que les prières basses et presque toujours intéressées de l’homme vulgaire sont un moindre hommage à la Divinité que cette réserve exagérée qui retient parfois sur les lèvres du savant scrupuleux le mot que tant d’autres profanent par l’hypocrisie et la légèreté !

Faut-il reprocher à M. Cousin de n’avoir pas toujours tenu compte de ces délicates nuances ? Non certes. Aspirant à philosopher pour un grand nombre, il dut chercher moins à raffiner ses formules qu’à les rendre claires et capables d’être acceptées. Dans les dogmes religieux et philosophiques, la forme est toujours relative, le fond seul est vrai ; mais la forme est loin d’être indifférente. L’humanité, qui, dans son ensemble, est incapable de délicatesse critique, ne voit jamais sans inquiétude ruiner les symboles qu’elle a longtemps acceptés. Comme le patriarche antique, quand elle a perdu ses idoles, elle s’écrie : « J’ai perdu mes dieux ! » Le devoir de la science, d’un autre côté, est de rechercher des formules de plus en plus rapprochées du vrai. De là une contradiction qui ne cessera qu’avec l’esprit humain. Tous les partis pris sont légitimes quand ils sont sérieux et honnêtes. La plus grave erreur de la critique est de reprocher aux hommes de génie de n’avoir pas été autres qu’ils ne furent. M. Cousin atteignit son but, qui était, non de créer une doctrine originale, mais de donner une forme éloquente et en un sens populaire aux grandes vérités de l’ordre moral. Je vais montrer que tout ce que des juges malveillans seraient tentés d’appeler ses défauts fut la conséquence de ce grand parti pris. Du moment qu’on admet que le dessein était noble et élevé, les défauts qui en étaient la condition sont absous d’avance, et il n’en est pas un seul dont on ne puisse dire ce que l’église dit de la faute originelle : Félix culpa !


II

Au premier coup d’œil, on ne peut nier que la direction générale de la carrière de M. Cousin ne s’éloigne fort de ce que l’exemple des philosophes du passé nous ferait envisager comme l’idéal d’une vie toute dévouée à la pensée. Quand Descartes, du fond de son poêle de Hollande, aussi seul, comme il le dit lui-même, au sein d’une grande ville qu’au milieu d’une forêt dont les arbres marcheraient, méditait sur le point de départ de toute connaissance et sur les lois de l’univers ; quand l’ascète de la philosophie moderne, celui que M. Cousin a si bien comparé à l’auteur inconnu de l’Imitation de Jésus-Christ, quand Spinoza, dans son pauvre réduit, en polissant ses verres de lunettes, se mirait, pour me servir de l’expression de Sehleiermacher, dans le monde éternel ; quand le fondateur de la philosophie allemande, les yeux fixés, durant quarante ans, sur une vieille tour du château de Kœnigsberg, dressait la plus profonde analyse des rouages de l’esprit qui ait jamais été essayée ; quand Leibniz lui-même, dont la vie pourtant fut bien plus mêlée à l’action, rêvait à ses monades, le monde n’existait pas pour eux. Semblables à de purs esprits, placés en dehors des intérêts, des passions, des événemens de leur époque, ils ne se doutaient pas qu’il y eût une société humaine, ou du moins ils spéculaient comme s’il n’y en avait pas. Vous eussiez dit à ces grands hommes : « Prenez garde, vous allez déplaire à tous les partis, créer des embarras à vos amis, faire peur aux têtes faibles, égarer des esprits mal faits, » ils eussent souri : peut-être eussent-ils consenti à se taire ; mais certainement leur fière pensée ne se fût pas détournée d’un pas pour d’humbles soucis étrangers à la passion du vrai, la seule qui les touchât.

Tel n’est pas M. Cousin. Si l’on entend par philosophe un savant d’un genre spécial, l’inventeur d’un système nouveau, le créateur d’une doctrine originale, ce mot n’est pas celui qui convient pour le désigner. M. Cousin appartient encore plus à la littérature qu’à la science. C’est avant tout un écrivain, un orateur, un critique, qui s’est occupé de philosophie. Son nom réveille plutôt l’idée de l’éloquence que l’idée d’un genre de spéculation déterminé. La nature l’avait doué de trop de dons pour qu’il pût ne demander la gloire qu’à un seul, et, dans la foule des qualités qu’il joignit à celles du philosophe, une seule eût suffi pour le bannir de cette sévère phalange des chefs de la pensée abstraite, où chacun est marqué au front d’un signe fatal. La marque d’une vocation spéciale, c’est d’être tellement imposée par la nature, que celui en qui elle se manifeste, écarté de sa voie, eût été condamné à l’impuissance ou à la médiocrité. Or M. Cousin eût réussi en tout ce qu’il eût voulu entreprendre, et lui-même s’est plu à le montrer. On sent que le talent qu’il a appliqué à la philosophie, il eût pu l’appliquer à toute autre chose, que la philosophie a été pour lui un choix et non une nécessité, l’objet d’un penchant sérieux et sincère, mais non d’un amour irrésistible et exclusif.

Et d’abord le philosophe, dans le vieux sens du mot, n’était pas écrivain. Je m’explique. Une pensée forte et vraie arrive toujours à s’exprimer d’une manière originale ; il n’y a que la pensée fausse ou languissante qui produise les ouvrages décidément mal écrits. Bayle et Leibniz manient la langue d’une manière lourde et inhabile, et pourtant quel charme dans l’austère sincérité de leurs écrits I Je veux dire seulement que le philosophe d’autrefois n’était pas d’ordinaire un artiste de langue, que le souci du vrai seul le préoccupait, que le beau résultait de l’ensemble et de la direction de son œuvre sans que l’auteur y pensât. M. Cousin s’est imposé des conditions plus étroites. On ne peut nier que le soin du style n’entraîne de grands sacrifices de la pensée. Bien écrire en français est une opération singulièrement compliquée, un compromis perpétuel, où l’originalité et le goût, l’exactitude scientifique et le purisme tirent l’esprit en sens inverse. Un bon écrivain est obligé de ne dire à peu presque la moitié de ce qu’il pense, et s’il est, avec cela, un esprit consciencieux, il est obligé d’être sans cesse sur ses gardes pour ne pas être entraîné par les nécessités de la phrase à dire bien des choses qu’il ne pense pas. L’éloquence d’ailleurs, comme l’entendit M. Cousin, a des exigences impérieuses. Toutes les doctrines ne sont pas également éloquentes, et je crois bien que plus d’une fois M. Cousin a dû se laisser entraîner vers certaines opinions autant par la considération des beaux développemens auxquels elles prêtaient que par des démonstrations purement scientifiques. Ce n’est point là une critique, car le beau est après tout une des marques de la vérité ; mais sans doute on eût fort étonné Descartes, si on lui eût dit qu’un jour la philosophie la plus vraie serait celle qui pourrait s’exprimer par les plus belles phrases, et que le tour oratoire qu’une doctrine est susceptible de revêtir passerait pour un argument en sa faveur.

La carrière politique que M. Cousin parcourut avec de si brillans succès contribua bien plus encore à limiter sa liberté philosophique. Si le monde était conduit seulement par les idées, ce serait au philosophe de le diriger ; mais le tissu des affaires humaines est composé de toute autre chose. De plus en plus les intérêts obtiennent dans la direction de ce monde une voix prépondérante. L’ignorance, la sottise et la méchanceté tenant aussi une place considérable dans la marche des événemens, se mettre aux prises avec les choses humaines, c’est s’obliger à tenir compte d’une foule d’élémens fort peu philosophiques : la profondeur d’esprit et la hauteur métaphysique sont, en pareille matière, d’un assez mince usage. Le milieu où s’agite la politique est humble : l’humanité, dans son ensemble, représente un homme de moyenne capacité, égoïste, intéressé, assez souvent ingrat ; il faut que l’homme pratique soit humble aussi. Les hautes visées ne feront que l’égarer. Voilà pourquoi les grands hommes n’agissent guère dans le monde que par leurs défauts ou leurs petits côtés. L’homme tout à fait détaché des faiblesses de la terre serait impuissant, puisqu’il n’y aurait plus aucune commune mesure entre lui et le milieu médiocre ou pervers où il se trouverait égaré.

Le propre du philosophe est de ne pas songer aux conséquences, ou, pour mieux dire, d’élever la spéculation à cette hauteur où toute conséquence mauvaise est bannie, et ne se présente même pas à la pensée. Arrivé à ce degré de maturité et de bonté que l’étude seule sait donner, le penseur est en quelque sorte réduit à l’impossibilité de mal faire. La philosophie n’est pour lui que l’épopée de l’univers ; le vrai mot dont il aime à désigner ses spéculations est celui de l’antiquité : placita, ce qui lui a plu, le point de vue que, entre mille autres, il a préféré. La source du bien est pour lui, non dans telle ou telle doctrine, mais dans sa noblesse, dans le sentiment de sa filiation divine, dans l’habitude qui fait que l’idée du mal n’a plus d’accès près de lui. Mais tel n’est pas l’état du commun de l’humanité. Si l’humanité par sa tête touche le ciel, dans son ensemble elle a l’esprit étroit et formaliste. Il faut peu de chose pour lui donner le vertige. Aux yeux du philosophe, sans qu’il s’en soit aperçu, l’humanité se compose de quelques individus exceptionnels, préservés des tentations et des malentendus où tombe la foule ; mais pour le politique il n’en est point de la sorte. Se jetant résolument dans la mêlée des choses humaines, il en accepte les conditions. Il doit se résigner à traiter avec la médiocrité d’esprit ; il doit composer avec elle et lui faire des concessions. Chaque mot, il doit le peser, non-seulement au scrutin de la vérité, mais au scrutin de l’utilité. Chaque doctrine, il doit l’accepter, non parce qu’elle lui paraît plus scientifique, plus rapprochée de la vérité, mais plus accommodée aux circonstances, plus utile pour sa fin.

Mais, dira-t-on, la vérité peut-elle avoir de fâcheuses conséquences, et la science est-elle grosse de tempêtes ? L’homme de tact qui juge les doctrines, non par des considérations scientifiques, mais par leur physionomie générale et leurs tendances, n’a-t-il pas un bon criterium ? Si telle ou telle doctrine est utile au maintien de la société, n’est-ce pas une grande preuve que cette doctrine est la vérité ? Ce raisonnement serait très juste, si l’espèce humaine se composait de quelques milliers d’hommes cultivés de la même manière, vivant uniquement de la vie intellectuelle et morale, exercés à toutes les finesses de la spéculation. L’humanité au fond pose sur le vrai ; ce qu’elle n’atteint jamais, c’est la fine nuance : les formules où elle se complaît sont lourdes et grossières. Il faut, pour fixer les idées de la foule, un symbole arrêté et qui ait un certain air d’évidence. Tout serait sans venin, si tous étaient élevés à ce degré de pureté où l’acte seul de la pensée est un hommage rendu à la Divinité ; mais les plus fortes et les plus belles doctrines prises par des esprits étroits et scolastiques peuvent se tourner en poison. Le philosophe qui veut se mêler aux affaires humaines est donc obligé à une foule de ménagemens. Sa doctrine serait bonne pour tous, si tous étaient aussi honnêtes et aussi intelligens que lui : dans ses livres, par exemple, il n’a point à se gêner, car celui qui les lit le fait à ses risques et périls, et témoigne par le fait de les ouvrir que cette lecture n’a pour lui aucun péril ; mais dès qu’il s’agit d’un prosélytisme plus étendu, il tremble. Le champ des misères humaines lui est inconnu, et il évite tout contact avec les régions du monde moral dont il n’a étudié ni l’état ni les besoins.

Loin de nous l’idée même d’un reproche contre l’illustre écrivain auquel la culture libérale doit en France une si solide reconnaissance. Ce que nous cherchons à faire comprendre ici, ce sont les limites fatales que les facultés humaines se créent l’une à l’autre. Qui osera regretter que M. Cousin ait été ce qu’il est : un philosophe éloquent, mêlé au mouvement de son époque, un vrai tacticien de la pensée, traitant en diplomate les questions qu’on n’avait guère abordées jusque-là qu’avec la simplicité scientifique ? Mais pour remplir ce programme, pour rester toujours possible, comme on dit aujourd’hui, que de sacrifices il a dû faire ! que de fois il a dû préférer ce qui est pâle à ce qui est vif et profond ! que de fois il a dû tenir compte de la sottise prétentieuse et du dogmatisme tranchant ! M. Royer-Collard avait avant lui proclamé ce principe, que chaque gouvernement a sa philosophie, substituant une sorte de philosophie d’état à la religion d’état de l’ancien régime. L’argument sur lequel il semblait insister le plus en faveur du spiritualisme, c’est qu’à ses yeux le spiritualisme est la philosophie qui convient le mieux au gouvernement représentatif. On faisait ainsi sortir la philosophie de la sphère purement scientifique ; on l’introduisait dans le champ des choses d’opinion et de tact ; on en faisait une chose du monde. C’était en un sens l’ennoblir, et dans un autre l’abaisser et l’assujettir à une foule d’exigences. Est-ce que chaque gouvernement a sa chimie, sa physique ou son astronomie ? est-ce que chaque gouvernement a sa philologie ? Le but politique bien plus que la science elle-même devenait ainsi la mesure de toute chose : or, quelque excellent que soit un but, dès qu’il est étranger à la pure recherche du vrai, la philosophie souffre toujours d’y être subordonnée.

On s’est habitué à présenter comme une des qualités de l’esprit français cette rigueur de logique en vertu de laquelle les théories ne restent jamais longtemps chez nous à l’état de spéculation, et aspirent très vite à se traduire dans les faits. C’est là sans doute un des traits de l’esprit français, mais j’hésite beaucoup, pour ma part, à y voir une qualité. Il n’est pas de plus grand obstacle à la liberté de la pensée. Une vie comme celle de Kant, passée dans la paix profonde d’une université de province, au milieu d’une sorte de respect religieux, une telle vie est impossible en France. Supposons Kant professeur de faculté, que de tracasseries n’eût-il pas eu à subir ! Combien de fois eût-il été mandé au ministère ! A combien d’inspecteurs et de chefs de cabinet eût-il dû rendre compte de sa doctrine ! Pour conquérir sa liberté, il eût été obligé de devenir homme politique ; pour lui donner droit d’enseigner telle ou telle opinion sur les catégories de l’entendement, il eût fallu une révolution et des barricades. C’est souvent pour les étrangers un sujet d’étonnement de voir le pays du monde le plus téméraire et le plus systématique, quand il s’agit de révolutions, si étroit, si timide, quand il s’agit de la pensée pure. Au fond, cela s’explique : la théorie en France naît tout armée ; c’est un ennemi, un révolutionnaire dont il faut se garder, et en effet le jour où une digue cesse de lui être opposée, elle s’impose, elle est tyrannique ou désastreuse. En Allemagne, au contraire, où la pensée naît inoffensive, étrangère aux choses de ce monde, déclarant tout d’abord qu’elle n’a ni le droit ni la prétention de toucher à l’ordre établi, il est tout naturel qu’elle soit plus libre. Elle ne demande que le royaume de l’air : on le lui abandonne. — Si vos théories sont vraies, me dira-t-on, elles doivent être bonnes à appliquer. Oui, si l’humanité en était digne et capable. La théorie est toujours un idéal ; il sera temps de la réaliser le jour où il n’y aura plus dans le monde de sots ni de méchans.

Je le répète encore, il ne s’agit point ici d’une critique contre les représentans d’une génération que nous n’égalerons pas ; mais puisque les circonstances nous ont dispensés des soucis qui pesèrent sur eux, puisque nous n’avons, comme eux, ni à tenir compte de l’opinion, ni à sacrifier notre liberté au devoir de rester possibles, prenons notre revanche par la science indépendante et désintéressée. Les compromis, qui vont si bien à l’orateur, nuisent déjà à l’écrivain, mais sont tout à fait préjudiciables au savant. Partageons-nous le monde de l’esprit, puisque le monde de l’action nous est interdit. M. de Maistre peint quelque part la science moderne « les bras chargés de livres et d’instrumens de toute espèce, pâle de veilles et de travaux, se traînant, souillée d’encre et toute pantelante, sur le chemin de la vérité, en baissant vers la terre son front sillonné d’algèbre. » Un gentilhomme comme M. de Maistre devait se trouver humilié en effet de pénibles investigations, et la vérité était bien irrévérencieuse de se rendre pour lui si difficile. Nous ne sommes pas obligés à tant de délicatesse : nous ne devons pas rougir de paraître pédans, si ce mot signifie patiens et sérieux. Certes il serait plus commode de pouvoir, sans se déranger de son fauteuil, atteindre la règle indubitable : l’infaillibilité papale est une institution très aristocratique, et qui doit plaire aux gens du monde. Malheureusement la vérité est roturière ; elle est peu sensible aux grands airs ; elle ne se livre qu’aux mains noircies et aux fronts ridés. Qu’y faire ? Est-ce notre faute si cette fière déesse exige de ses adorateurs un long noviciat d’œuvres serviles, si elle est comme le royaume des cieux, qui souffre violence, et que les violens seuls ravissent ?

La philosophie étant le centre et en quelque sorte la région commune où toutes les branches de la culture intellectuelle se réunissent, on y arrive par les voies les plus opposées. La littérature, la politique, les sciences physiques, les sciences historiques y mènent également, et produisent des façons très diverses, mais toutes incomplètes, de philosopher. M. Cousin étant, malgré la haute valeur de ses spéculations, plus particulièrement de la classe des philosophes littéraires et politiques, les personnes préoccupées surtout du côté scientifique doivent naturellement trouver chez lui quelques lacunes, lacunes qui s’expliquent du reste par l’éducation universitaire qu’il reçut. Le tour des études dans la vieille université était beaucoup plus littéraire que scientifique : on ne croyait pas qu’en dehors des carrières d’application les sciences physiques et mathématiques eussent quelque prix. C’est là une erreur aussi grave que celle des esprits étroits et jaloux qui plus récemment ont soutenu que les études littéraires ne pouvaient servir qu’à l’homme de lettres. Je voudrais, pour ma part, que les sciences physiques et mathématiques tinssent dans l’éducation une place pour le moins égale à celle que l’on accorde aux études littéraires. La seule tendance qui soit fatale en pareille matière, c’est l’esprit industriel et utilitaire, qui rabaisse également la science et la littérature, cet esprit qui a fait croire à quelques hommes médiocres qu’on pouvait élever les âmes et former les caractères en enseignant aux jeunes gens l’arpentage et les procédés de fabrication des bougies ou du savon. Quant aux études scientifiques purement spéculatives, elles contribuent au moins autant que les études littéraires à la culture intellectuelle, et peut-être, si elles entraient pour une plus grande part dans l’enseignement commun, corrigeraient-elles ce penchant fâcheux qui porte l’esprit français à s’occuper plus de la forme que du fond même des choses, et à préférer en tout l’appareil oratoire à la vérité.

C’est pour n’avoir pas assez compris le côté progressif et vivant de la science que la philosophie universitaire a si vite dégénéré en quelque chose d’aride, où l’on est réduit à se taire ou à se répéter. Si l’on envisage en effet la philosophie non comme une science qui serre son objet par des approximations successives, mais comme une scolastique pétrifiée, où toute espérance de découverte est interdite, que reste-t-il à faire ? Une seule chose : mettre en phrases plus ou moins bien tournées la doctrine qu’on suppose fixée une fois pour toutes. Qui ne voit que c’est là une besogne fastidieuse, à laquelle des esprits jeunes, vifs et sincères ne se résigneront jamais ? Aussi sur toute la ligne les sciences soit historiques, soit naturelles, me paraissent-elles destinées à recueillir l’héritage de la philosophie. Si la philosophie ne veut pas rester une toile de Pénélope, sans cesse et toujours vainement recommencée, il faut qu’elle devienne savante. Chaque branche des connaissances humaines a ses résultats spéciaux qu’elle apporte en tribut à la science universelle. Les principes généraux, qui seuls ont une valeur philosophique, ne sont possibles qu’au moyen de la recherche érudite des détails. La tentative de construire la théorie des choses par le jeu des formules vides de l’esprit est une prétention aussi vaine que celle du tisserand qui voudrait produire de la toile en faisant aller sa navette sans y mettre du fil.

Les sciences historiques surtout me paraissent appelées à remplacer la philosophie abstraite de l’école dans la solution des problèmes qui de nos jours préoccupent le plus vivement l’esprit humain. Sans prétendre refuser à l’homme la faculté de dépasser par son intuition le champ de la connaissance expérimentale, il faut reconnaître, ce semble, qu’il n’y a réellement pour lui que deux ordres de sciences, les sciences de la nature et les sciences de l’humanité : tout ce qui est au-delà se sent, s’aperçoit, se révèle, mais ne se démontre point. Le grand problème de ce siècle, ce n’est ni Dieu, ni la nature ; c’est l’humanité. Or les vraies sciences de l’humanité sont les sciences historiques et philologiques. L’ancienne psychologie, envisageant l’individu d’une manière isolée, faisait une œuvre utile sans doute, et qui a amené de solides résultats ; mais notre siècle a bien vu qu’au-delà de l’individu il y a l’espèce, qui a sa marche, ses lois, sa science, science autrement féconde et attrayante que celle des rouages intérieurs de l’âme humaine, science qui est destinée à devenir l’objet principal des méditations du penseur, mais qui, dans l’énorme confusion où le passé nous est parvenu, ne peut se construire qu’au moyen des plus patiens labeurs. La politique étudie l’espèce humaine pour la gouverner ; l’économie politique l’étudie pour l’administrer : la science dont nous parlons étudie l’humanité comme la plus grande réalité qui soit accessible à l’expérience, pour suivre les lois de son mouvement et déterminer, s’il se peut, son origine et sa destinée. L’histoire, je veux dire l’histoire de l’esprit humain, est en ce sens la vraie philosophie de notre temps. Toute question de nos jours dégénère forcément en un débat historique ; toute exposition de principes devient un cours d’histoire. Chacun de nous n’est ce qu’il est que par son système en histoire.

En général, l’idée d’une science indépendante, supérieure, ou, si l’on veut, étrangère à la politique, n’est pas le fait de la génération à laquelle appartient M. Cousin. Il ne peut entrer dans la pensée de personne de blâmer une tendance qui a produit de si brillans résultats. Et d’un autre côté comment ne pas trouver quelques inconvéniens à un état intellectuel où tout est devenu une affaire politique, où l’on ne peut avoir une opinion sur les choses les plus inoffensives sans être du gouvernement ou de l’opposition ? La conséquence d’un tel principe, donnant à l’état un droit d’inquisition sur les choses de l’esprit, devait être à la longue, et indépendamment de la volonté de ceux qui l’ont fondé, l’abaissement de la grande science libre. J’avoue qu’à cet égard je me permets de faire quelques reproches à la génération qui nous a précédés. Elle a trop voulu régler l’esprit ; la culture intellectuelle est devenue une des branches de l’administration publique ; le ministère de l’instruction publique a été celui de la science et de la littérature. L’intention était bonne et libérale, mais on ne connaît jamais son successeur, et c’est un excellent principe de toujours faire comme si ce successeur devait être un ennemi. Mon opinion est qu’en subordonnant ainsi la haute culture à la politique, en établissant en principe que l’état seul enseigne, et qu’un homme ne peut communiquer oralement sa pensée aux autres à moins de se constituer le salarié de l’état, qui naturellement peut faire ses conditions, le parti libéral a fondé un énorme instrument de tyrannie qui fera courir les plus grands dangers à la civilisation moderne. Le moyen âge était plus vraiment libéral. Abélard n’eut à demander aucune autorisation pour réunir autour de lui sur la montagne Sainte-Geneviève les foules qui désiraient l’écouter.


III

La plus grave difficulté qui soit sortie de ce système, beau et noble sans doute, mais qui, comme tout système, avait ses inconvéniens, c’est celle des rapports de la science avec la religion établie. Pour le spéculatif sans ambition, et qui ne demande d’autre part en ce monde que la liberté, rien de plus simple. Les religions sont pour lui des faits moraux et historiques d’un immense intérêt. Elles naissent de l’instinct divin qui entraîne l’âme vers l’infini, et du besoin que l’homme éprouve de donner une forme concrète et limitée à ce sentiment ; les religions sont de la sorte des formes toujours imparfaites, mais toujours respectables, d’un sentiment éternel. Voilà qui est clair ; mais dès qu’on ne se contente plus de la critique pure, dès qu’on entre dans le champ de l’action, qu’on se met en rapport avec des masses d’hommes pour lesquels la religion est un intérêt et une passion, il faut transiger, et transiger avec des puissances qui sont de leur nature exigeantes et ombrageuses : de là des difficultés sans nombre ; on fait des concessions, on déploie une immense habileté, et on ne contente personne. On ne se contente pas soi-même ; en effet, la moralité d’une bonne portion de l’espèce humaine tenant à la religion, on craint, même en voulant l’épurer, de travailler à l’affaiblir. Et pourtant l’esprit humain a des droits évidens dont la défense constitue, pour ceux que leur vocation appelle de ce côté, le plus sacré des devoirs. La timidité a raison à sa manière, mais non à ce point qu’on doive, pour lui complaire, entraver le progrès ; autrement il aurait fallu interdire aux prédicateurs du christianisme de toucher aux idoles, puisqu’en renversant ces antiques images auxquelles les idées religieuses étaient attachées depuis tant de générations, ils risquaient d’ébranler en même temps le sentiment qui s’y rapportait.

Personne dans cette lutte périlleuse n’a déployé plus d’habileté que M. Cousin. Son parti pris général est exposé avec beaucoup de clarté dans le remarquable morceau où il nous rend compte des réflexions qui se pressèrent dans son esprit durant la dernière nuit qu’il passa en Allemagne. Il accepta le christianisme dans sa forme la plus générale, évitant la discussion des détails, refusant de regarder de près, s’armant des noms classiques dont on s’est habitué à faire dans le sein du catholicisme une sorte de parti modéré. « Depuis le concile de Nicée, la doctrine chrétienne, solidement établie, marche et se développe avec une régularité parfaite, avec une grandeur et une clarté saisissantes ; mais auparavant quel enfantement laborieux et obscur ! que de ténèbres ! que de lacunes !… Renonçons donc une fois pour toutes à l’exégèse et à la théologie. Prenons le christianisme tel qu’il est sorti du concile de Nicée, avec le dogme arrêté et achevé de la Trinité ; acceptons ce dogme en lui-même, sans rechercher son histoire, sa formation, son origine… » Cela est judicieux et loyal, mais cela est-il vraiment philosophique ? Quand on accepte une religion qui se donne comme un fait historique, ne sont-ce pas au contraire les origines qui importent ? S’il y a un livre révélé de Dieu, ce livre vaut bien la peine qu’on cherche à l’entendre. Si Dieu a jamais parlé aux hommes, il est peu naturel de préférer au texte même de ses enseignemens des interprétations séparées du fait révélateur par un intervalle de quatre, cinq, ou même seize ou dix-sept siècles.

« Je n’ai pas encore rencontré, dit M. Cousin, deux théologiens qui s’accordent. Du haut de leur science hébraïque et orientale que je ne puis pas contrôler, tous s’attaquent, tous s’accusent des plus grandes erreurs. » Cela est vrai des théologiens proprement dits, mais ne saurait s’appliquer à ceux qui cherchent à faire, au point de vue rationaliste, l’histoire des textes réputés sacrés. Grâce aux progrès que la science de l’hébreu a faits depuis un demi-siècle, on comprend les monumens hébreux (sauf quelques passages qui, faute de rapprochemens suffisans, seront toujours des énigmes) à peu près comme on comprend Homère. Les incertitudes de l’exégèse scientifique ne seraient guère plus grandes que celles auxquelles est sujette l’histoire de la philosophie et de la littérature grecques quand il s’agit d’époques un peu anciennes, si l’exégèse ne s’appliquait à des textes qui sont pour de grandes réunions d’hommes un objet de foi, d’où il résulte que, dans cet ordre de recherches, les thèses les plus désespérées continuent à avoir des défenseurs, et que les résultats les plus certains sont traités de paradoxes hardis, quand ils contrarient les opinions accréditées.

En somme, M. Cousin me semble, dans cette délicate question, accorder trop et trop peu : trop, car il concède à l’enseignement religieux une autorité qui, si elle était réelle, réduirait la philosophie au rôle de servante, comme on disait autrefois ; trop peu, car cette façon de s’incliner devant un dogme dont on fait abstraction dans la direction de sa propre pensée renferme une sorte d’indifférence et de sécheresse. Au fond, ceux-là témoignent peut-être plus de respect pour le christianisme, qui y reviennent sans cesse et en parlent plus sans doute que ne le voudrait la sagesse. S’ils s’en occupent, c’est qu’ils lui accordent une très grande place dans l’ensemble des choses humaines, et que peut-être ils l’aiment encore. L’éducation peu religieuse qu’ont reçue la plupart des hommes de la génération qui nous a précédés explique seule comment ils ont pu prendre à l’égard du christianisme une position aussi dégagée de tout lien antérieur. N’ayant connu le christianisme que tard et à un âge réfléchi, ils n’ont pas été bercés de ces belles croyances qui laissent dans l’âme un parfum de poésie et de moralité. Rien de moins fondé assurément que les reproches que le clergé s’est cru autorisé à adresser à M. Cousin : je ne connais point en France d’homme auquel l’église doive en réalité plus de reconnaissance. Quel est l’ecclésiastique qui eût su comme lui, au sortir de l’énorme abaissement où étaient tombées les idées religieuses vers le commencement de ce siècle, ressusciter le spiritualisme et remettre en honneur les mots sacrés qui semblaient bannis à jamais de l’enseignement de la philosophie ? Dans les mouvemens religieux qui ont suivi, ne l’a-t-on pas vu obéir docilement aux préférences de l’opinion et prêter un charme inattendu aux plus austères figures du catholicisme, à celles-là mêmes que les catholiques semblaient avoir oubliées ? Il faut avouer toutefois que c’est une position difficile que celle de catholique ; malgré l’église. Loin de nous toute pensée qui tendrait à jeter une ombre de doute sur la sincérité des mouvemens intérieurs d’une âme aussi spontanée dans ses entraînemens : il est bien permis de dire cependant que ce qui frappe dans le caractère général de l’œuvre de M. Cousin n’est pas ce qu’on entend d’ordinaire par le sentiment chrétien. Préoccupé surtout des grandeurs classiques et du type oratoire que l’antiquité et le XVIIe siècle nous ont légués, il ne semble pas aimer beaucoup le ton simple, naïf et populaire du véritable christianisme primitif ; il ne connaît guère le moyen âge, cette admirable source de poésie. L’esthétique de la nouvelle école catholique, à laquelle on ne peut contester quelque valeur, paraît avoir fait sur lui peu d’impression.

On vient de voir à quelles lourdes nécessités, inconnues aux anciens sages, M. Cousin a dû se soumettre. Non content d’être philosophe, il voulut être écrivain, homme politique, et pourtant je n’ai pas dit encore la plus pesante de ses chaînes : il voulut être chef d’école. Je ne connais pas de position plus délicate. Le philosophe isolé n’est responsable que de son propre salut, mais le chef d’école a charge d’âmes. Il faut qu’il prenne garde de scandaliser les petits qui le suivent : de là des précautions plus maternelles que philosophiques, mille scrupules, mille attentions pour les consciences tendres (les meilleures de toutes), dont il est le directeur spirituel. Que dire quand cette école est l’Université tout entière, quand on s’impose la tâche de tracer à des jeunes gens de vingt-deux ans ce qu’ils doivent enseigner à des enfans plus jeunes de quelques années sur Dieu, l’univers et l’esprit humain ! M. Cousin ne recula pas devant cette entreprise hardie. La création de l’enseignement philosophique en France est bien son fait, et certes ce n’est pas là une gloire médiocre : cet enseignement, quelque timide qu’il dût être, cultivait l’esprit des jeunes gens, les faisait réfléchir et était, après l’enseignement de l’histoire, celui qui portait les meilleurs fruits. À un autre point de vue d’ailleurs, l’école dont M. Cousin peut être appelé le chef a rendu à la science un service signalé, je veux dire en produisant un très bel ensemble de travaux sur l’histoire de la philosophie. Sans parler de quelques esprits d’élite qu’on range parfois dans cette école, mais auxquels ne peut s’appliquer le nom de disciples, l’éclectisme a produit une foule de caractères éminemment honnêtes et de très consciencieux travailleurs. Mais à côté de cela que de naïveté ! Combien de fois le maître a dû sourire de l’aplomb de jeunes disciples s’érigeant tout d’abord en gendarmes de la philosophie, et croyant tenir dans leurs rédactions de l’École normale la science universelle réduite aux proportions d’un manuel ! Ces inconvéniens sont inévitables : il n’est pas de développement, si distingué qu’il soit, qui, embrassé par des esprits ordinaires, ne dégénère forcément en pédantisme et en vulgarité.

Pour juger la philosophie de M. Cousin, il ne suffit donc pas de la prendre en elle-même, comme une construction scientifique : il faut la prendre dans l’application que M. Cousin a voulu en faire ; il faut rechercher si elle pouvait être plus complète, obligée quelle était de rester une philosophie d’école et de répondre à l’attaque de ceux pour qui sa timidité même était une hardiesse inouïe. Par là M. Cousin ressemble beaucoup à Voltaire, dont il dit trop de mal ; c’est avant tout un chef voulant organiser, régler et discipliner un parti intellectuel. Entre mille moyens excellens pour atteindre ce but, mais moins heureux si on les envisage au point de vue de la science pure, je n’en citerai qu’un seul, le choix qu’il a fait de ses drapeaux. Une des garanties que le novateur est obligé d’invoquer dans sa lutte contre la petitesse d’esprit est celle de certains noms qu’on est parvenu à consacrer, et devant lesquels tout le monde consent à s’incliner. Platon, Descartes, Bossuet, tels sont, je crois, les trois noms que M. Cousin a le plus souvent invoqués, et derrière lesquels il a le mieux réussi à masquer son originalité. Certes le choix était excellent : Platon est un incomparable philosophe. Tout ce que je regrette, c’est le tort qu’on lui a fait en l’exposant à l’admiration un peu pédantesque de jeunes disciples qui se sont mis à chercher une doctrine arrêtée dans les charmantes fantaisies philosophiques que ce rare esprit nous a laissées. Descartes est un homme de premier ordre, surtout comme géomètre ; il est fâcheux qu’on l’ait un peu surfait comme métaphysicien, et surtout qu’on se soit cru obligé de tant insister pour sa gloire sur cette circonstance, insignifiante quand il s’agit de métaphysique, que sa philosophie serait, à un titre spécial, la philosophie française. Qu’est-ce que cela prouve pour la vérité de ses théories ? Bossuet, écrivain excellent et orateur sublime, n’a pas beaucoup à nous apprendre sur le fond même des choses ; on lui a fait grand tort en le forçant d’avoir une philosophie : il n’en avait d’autre que celle de ses vieux cahiers de Sorbonne, et quand il mit au net pour son royal élève ses rédactions d’école, il ne se doutait guère qu’un jour on les prendrait si fort au sérieux. Tout cela est peu critique, tout cela défigure le tableau vrai de l’histoire ; mais tout cela est de bonne politique, et nous n’avons pas le droit, nous autres à qui plus de sincérité est permise, d’en sourire. Ceux que les circonstances ont dispensés du soin d’être habiles et éloquens ne doivent pas se prévaloir des avantages que cette position leur donne pour blâmer ceux sur lesquels ont pesé d’autres nécessités. Tout s’efface d’ailleurs devant la gloire suprême d’avoir marqué un des momens de l’esprit humain, d’avoir fait accepter ses idées à une génération d’hommes libres par des moyens avoués de la liberté, d’avoir été du petit nombre de ceux que tous saluent comme leur maître et l’excitateur de leur pensée.


IV

Don merveilleux de ce charmant esprit, toujours jeune, toujours ouvert à de nouvelles admirations et à de nouvelles sympathies ! le fardeau qui eût accablé tant d’autres, il l’a porté légèrement. Au milieu de ce dédale de calculs, de précautions, de sollicitudes, qui eût suffi pour absorber une originalité moins vivace, M. Cousin s’est montré tout à coup sous un jour nouveau au public habitué à ne voir en lui qu’un penseur abstrait. M. Michelet a parlé quelque part de ces tardives amours des sages qui, vers le milieu de la vie, finissent par se concentrer en une seule image avec toutes les ardeurs de la jeune passion. Ce singulier retour, que j’ai toujours tenu pour une des évolutions intellectuelles les plus caractéristiques de notre siècle, a été souvent reproché à M. Cousin comme une infidélité. Les disciples qu’il avait entraînés sur ses pas au culte de la philosophie n’ont pu voir sans scandale leur maître passer à des amours qu’ils ne comprenaient pas. L’élève ne comprend jamais que la moitié du maître ; il y a toujours un côté qui lui échappe, et il semble que parfois M. Cousin prenne un malin plaisir à dérouter l’admiration de ses amis. En réalité, je pense que M. Cousin n’a jamais mieux trouvé sa voie que dans ces compositions d’un genre intermédiaire, où il a su déployer avec tant d’art les dons de finesse et de grâce que la nature lui a départis, et qui ne pouvaient se montrer avantageusement en métaphysique. Il n’est plus guère permis d’être philosophe tout d’une pièce. La philosophie est un côté de la vie, une façon de prendre les choses, non une étude exclusive. Si on la prend comme une spécialité, c’est la plus étroite et la moins féconde de toutes les spécialités.

Le goût du beau chez M. Cousin paraît s’être appliqué successivement à des sujets assez divers. Le goût du beau ne connaît pas l’intolérance : il implique un choix de préférence sur lequel il n’y a pas à discuter. De là cet air de paradoxe que revêt toujours l’esthétique : trouvant son objet, qui est le beau, dans les systèmes les plus divers, elle est essentiellement volage, tant qu’elle se réduit à la spéculation ; elle ne trouve ce qui la fixe que dans un acte d’élection libre comme la grâce et gratuite comme elle. Le choix de M. Cousin montre bien la perfection de son tact, la vivacité de son intuition historique, et la délicatesse incomparable qu’il porte dans les questions de goût. Je préfère comme lui la première moitié du XVIIe siècle à la seconde, et dans cette première moitié je trouve aux femmes un trait particulier de noblesse et de grand air. La France, à la veille de devenir, comme dit Voltaire, la moins poétique de toutes les nations polies, eut là un moment vraiment poétique et beau, qui a pour l’imagination beaucoup de charmes. Cette époque ne brille pas par le naturel, il est vrai ; mais aux yeux de M. Cousin ce ne doit pas être un bien grave défaut : en général, M. Cousin n’a guère le sentiment du primitif et du simple. Ce qui est seulement naïf et bon le touche peu, je crois. C’est surtout la grandeur qui le frappe et qui éveille chez lui le sentiment de l’admiration.

Des puritains ont regardé comme une apostasie certains airs aristocratiques que M. Cousin a pris dans la fréquentation du monde de la Place-Royale : on a attaqué la légitimité de ses sympathies et la fidélité historique de ses tableaux, tout cela faute d’avoir compris le vrai sens de ces charmantes compositions. Ce qu’il y faut chercher, ce sont des études morales, non des études de critique, des fantaisies historiques souvent plus vraies que la vérité, non de l’histoire. Au milieu d’une époque comme la nôtre, où toute personnalité distinguée est si fort à l’étroit, le rêve d’un passé idéal est devenu une diversion nécessaire. Autrefois on rêvait une Bétique où la règle était obtenue aux dépens de la liberté ; nous, qui avons vu de près la Bétique, nous nous reportons aux époques où de grands caractères trouvaient de l’espace pour se développer. M. Cousin a toujours accepté pleinement la révolution ; mais nul n’a senti plus que lui combien est lourd l’héritage qu’elle nous a laissé. Entreprise par de nobles cœurs, soutenue par des héros, achevée par des esprits étroits et sans culture élevée, la révolution française eut le tort de toutes les révolutions fondées sur des idées abstraites, et non sur des droits antérieurs. Ceux qui la firent, ou pour mieux dire ceux qui en tirèrent les conséquences pratiques, étrangers à toute philosophie de l’histoire, se représentèrent avec une simplicité puérile les conditions de la société humaine ; ils ne virent pas qu’ils employaient des moyens directement opposés à la fin qu’ils voulaient. Ils voulaient une révolution politique, et, avec leur façon de procéder, ils ne pouvaient faire qu’une révolution administrative. Ils voulaient la liberté, et, en exagérant le principe de l’état, ils ne réussirent qu’à fonder une société analogue à celle de l’empire romain, de la Chine, de l’Égypte, où l’individu est dépouillé de toute garantie, où toute initiative est déférée au gouvernement, où tout ce qui existe vis-à-vis de l’état est ennemi ou suspect, société dont le dernier terme, si la vivacité de l’esprit européen ne créait un contre-poids à ces tendances périlleuses, serait l’entier abaissement de l’esprit. Aussi, une fois l’égalité sociale établie par le code, une fois le préfet, fonctionnaire salarié, substitué à l’intendant et au gouverneur de province, gentilhomme non salarié, la révolution s’arrêta. Au fond, la révolution française, qu’on prend toujours comme un fait général de l’histoire du monde (Hegel lui-même a commis cette erreur), est un fait très particulier à la France, un fait gaulois, si j’ose le dire, la conséquence de cette vanité qui fait que le Gaulois supporte tout, excepté l’inégalité des rangs sociaux, et de cette logique absolue qui le porte à réformer la société sur un type abstrait, sans tenir compte de l’histoire et des droits consacrés.

Ce n’est donc pas un simple caprice qui a porté M. Cousin à s’identifier aussi profondément avec les passions d’un autre âge. C’est l’instinct profond d’une vive et forte nature qui cherche à tromper par de beaux rêves les ennuis de la réalité. Heureux qui peut ainsi trouver dans les fêtes de son imagination et de son cœur assez de ressources pour hiverner à l’abri, comme les voyageurs des mers polaires ! Heureux qui trouve dans les recherches du passé ou les aspirations de l’avenir la satisfaction de ses besoins moraux et l’oubli du présent ! Aux premiers siècles de notre ère, au milieu d’un monde corrompu, d’où toute vertu s’était envolée, quand nulle cité terrestre n’était digne d’occuper l’activité d’un homme bien né, où se réfugient les âmes élevées ? Dans la cité éternelle de l’idéal. Le christianisme et la philosophie fournissent aux grands cœurs l’objet d’amour que la patrie ne leur offre plus. Les nobles vies des stoïciens, des Plotin, des Porphyre, l’héroïsme des martyrs, conservent la dignité de l’âme humaine et prouvent la perpétuité de la vertu. Que de nos jours une ligue réunissant, sans distinction de sectes, tous ceux que passionnent les choses désintéressées proteste de même contre l’abaissement des caractères et des mœurs ! Toutes les bonnes choses sont solidaires : le culte de ce qui est pur et beau n’a vraiment de contraire que ce qui est servile et bas.

Par là renaîtra l’espérance, et ce qui semblait flétri fleurira ; la vie reprendra son prix, et ce qu’on appelle le scepticisme égalera les miracles de la foi. Quelque système en effet qu’on adopte sur l’univers et la vie humaine, on ne peut nier au moins que les problèmes qu’ils soulèvent n’excitent vivement notre curiosité. Lors même que la vertu ne serait qu’un piège tendu aux nobles cœurs, les espérances les plus saintes qu’une déception, l’humanité qu’un vain tumulte, la beauté qu’une illusion de nos sens, la recherche pure aurait encore son charme ; car, en supposant que le désespoir eût raison, en supposant que le monde ne fût que le cauchemar d’une divinité malade, ou une apparition fortuite à la surface du néant : rêve ou réalité, œuvre de lumière ou de ténèbres, ce monde est plein de mystères que nous sommes invinciblement portés à pénétrer. On peut en dire tout le mal qu’on voudra, on ne l’empêchera pas d’être le plus étrange et le plus attachant des spectacles. Nous lisons dans la Vie de saint Thomas d’Aquin que le Christ lui apparut un jour et lui demanda quelle récompense il voulait pour ses doctes écrits : « Nulle autre que toi, Seigneur, » répondit le docteur angélique. Le critique est plus désintéressé encore, et si la Vérité lui adressait la même demande, il serait tenté de répondre : Nulle autre que de t’avoir cherchée.


ERNEST RENAN.