De l’Influence de la Révolution française sur l’Agriculture

DE L’INFLUENCE
DE LA
REVOLUTION FRANCAISE
SUR L’AGRICULTURE



I.

Quelle a été l’influence de la révolution française sur l’agriculture? Grande et difficile question, qui ne peut être résolue qu’à l’aide d’une distinction capitale. Si l’on compare l’état de l’agriculture en 1788 et en 1848 par exemple, on trouve qu’elle a fait dans ces soixante ans de grands progrès, dus pour la plupart aux principes nouveaux que la révolution a introduits dans nos lois; mais si l’on borne l’examen à la période révolutionnaire proprement dite, c’est-à-dire aux temps écoulés de 1789 à 1800, ou même à 1815, on voit que les progrès accomplis dans ces vingt-cinq ans ont été fort inférieurs à ceux de la période qui avait précédé et de celle qui a suivi : d’où il faut conclure que les idées généralement désignées sous le millésime de 1780, et qui ont en effet reçu dans cette mémorable année leur plus éclatante consécration, ont été extrêmement favorables au développement de l’agriculture, mais que les excès de tout genre survenus plus tard lui ont fait beaucoup de mal, et qu’elle ne s’est relevée sérieusement que lorsque la séparation s’est faite entre les bonnes et les mauvaises conséquences de la révolution.

Il importe d’abord, pour bien établir les faits, de rendre justice aux temps écoulés de 1774 à 1789. Il s’en faut de beaucoup que ces quinze années aient été sans résultats, soit pour l’application des idées qui devaient triompher en 1789, soit pour l’accroissement de la richesse publique. On confond trop souvent, sous le nom commun d’ancien régime, deux époques fort différentes. La mémoire de Louis XIV et de Louis XV mérite le jugement le plus sévère, mais il n’en est pas de même de Louis XVI. Ce règne, qui a si mal fini, est au contraire une des plus heureuses époques de notre histoire ; il n’y a que les trente ans de la restauration et de la monarchie constitutionnelle qui puissent lui être comparés. Le changement qui s’était opéré pacifiquement avant 1789 dans notre organisation nationale s’est perdu dans les dramatiques incidens de la fin du siècle ; mais s’il frappe moins les yeux, il a été plus réellement utile que la plupart des violences qui l’ont fait oublier.

Au moment où Louis XVI montait sur le trône, la grande révolution qui allait bientôt passer dans les faits était consommée dans les esprits. Les écrivains du XVIIIe siècle, philosophes, légistes, économistes, l’avaient préparée. Dès son premier pas, le nouveau roi appela à lui deux hommes qui sont restés les modèles de la vertu au pouvoir, Malesherbes et Turgot. Ils n’y restèrent pas longtemps, mais ce qu’ils y firent leur survécut, du moins en partie. Quand il n’y aurait eu que les célèbres édits sur la liberté du commerce des grains et des vins, sur l’abolition des corvées et des jurandes, c’était assez pour changer l’économie du travail agricole, commercial et industriel. Après eux vint Necker, qui porta dans les finances publiques un ordre inconnu jusqu’à lui. Les derniers serfs furent affranchis, la question fut supprimée. La France monarchique tendit la main à l’Amérique républicaine, et l’aida à briser le joug de l’Angleterre. La victoire revint à nos drapeaux, qu’elle avait abandonnée depuis Rosbach. En même temps florissaient les lettres, les sciences, les arts : Lavoisier inventait la chimie, Montgolfier découvrait les aérostats, Buffon publiait les Époques de la Nature, Haüy fondait la minéralogie, Lagrange écrivait la Mécanique analytique, Jussieu perfectionnait la botanique, Bougainville achevait le tour du monde, Greuze et Vien régénéraient la peinture, Grétry créait la musique nationale, Sedaine et Beaumarchais transformaient le théâtre. En agriculture, les deux plus grandes conquêtes qu’on ait faites depuis des siècles, les seules qu’il soit possible de citer depuis l’introduction du maïs et de la soie, commençaient à s’accomplir : Parmentier popularisait la pomme de terre, Daubenton introduisait la race espagnole du mouton mérinos. De leur côté, le commerce et l’industrie, longtemps comprimés, avaient pris l’essor. La seule colonie de Saint-Domingue, aujourd’hui perdue, donnait lieu à un va-et-vient maritime de près de 200 millions. Toutes nos villes s’enrichissaient à vue d’œil, et leurs plus beaux quartiers datent encore de ce temps. Dans son grand ouvrage sur l’Administration des Finances, publié en 1784, Necker évalue le nombre annuel des naissances à 1 million, et celui des décès à 818,000, soit un excédant de 182,000 existences nouvelles par an, ce que nous sommes loin d’égaler aujourd’hui.

À cette prospérité renaissante se mêlaient toujours de graves abus. L’ancien régime, assiégé de toutes parts, ébranlé dans ses fondemens, résistait encore. Les intérêts nouveaux manquaient de garanties : la nation, qui sentait sa force et qui ne voulait plus retomber dans l’abîme d’où elle sortait, les exigea. Les états-généraux furent convoqués. Dès leur réunion, l’ordre nouveau qu’appelaient les vœux et les besoins apparut tout entier. La double représentation du tiers, la réunion des ordres, le vote par tête, furent des pas décisifs vers ce que la France voulait, l’égalité civile et la liberté politique. Les premières délibérations de l’assemblée inscrivirent dans la déclaration des droits, sous une forme trop métaphysique sans doute, mais énergique et nette, les principes immortels qui sont comme la raison même de tous les peuples civilisés. Le comité de constitution, inspiré par Mounier, jeta les bases d’une constitution libre. La nuit du 4 août y mit le sceau en amenant l’abandon spontané des privilèges par les privilégiés eux-mêmes. Tout était dit alors : la révolution légitime était accomplie. Malheureusement l’impatience nationale, cette furie française qui nous a si souvent perdus au milieu de nos succès, voulut aller plus loin, et le bel édifice que les travaux de tout un siècle avaient préparé s’écroula pour ne se relever qu’après d’horribles convulsions.

Arrêtons-nous un moment à cette grande date d’août 1789, et voyons quels étaient les termes des articles rédigés le 11 à la suite des résolutions du 4. L’assemblée nationale, est-il dit dans l’article 1er, détruit entièrement le régime féodal ; elle décrète que, dans les droits tant féodaux que censuels, ceux qui tiennent à la servitude personnelle sont abolis sans indemnité ; tous les autres sont déclarés rachetables, le prix et le mode du rachat seront fixés par l’assemblée nationale. » Les articles 2 et 3 abolissent le droit exclusif de colombier et le droit de chasse et de garenne ouverte. L’article à supprime les justices seigneuriales. L’article 5 supprime les dîmes possédées par des corps séculiers et réguliers, sauf à subvenir d’une autre manière aux dépenses du culte et au soulagement des pauvres ; il déclare rachetables les autres dîmes, de quelque nature qu’elles soient. L’article 6 déclare également rachetables les rentes foncières perpétuelles, soit en nature, soit en argent, et les champarts[1] de toute espèce. L’article 7 supprime la vénalité des offices de judicature et de municipalité. L’article 8 supprime le casuel des curés de campagne, sous la condition qu’il sera pourvu à l’augmentation de ce qu’on appelait leurs portions congrues. L’article 9 abolit les privilèges pécuniaires en matière de subsides, et ordonne que la perception se fera sur tous les biens et sur tous les citoyens de la même manière. L’article 10 abolit les privilèges particuliers des provinces, principautés, cantons, villes, etc. L’article 11 porte que tous les citoyens seront admis sans distinction de naissance à tous les emplois et dignités. Les articles 12 et 13 abolissent les annates et les droits de déport. L’article 14 supprime la pluralité des bénéfices au-delà d’un revenu annuel de 3,000 livres. L’article 15 ordonne la révision des pensions.

Si l’on peut reprocher quelque chose à ces décisions, c’est d’avoir compromis par trop de précipitation les résultats qu’on voulait obtenir. Rien n’est plus sage à cet égard que la lettre du roi à l’assemblée lue dans la séance du 18 septembre. Louis XVI approuvait l’abolition des droits féodaux en ce qu’ils avaient de dégradant pour les personnes, mais il croyait devoir faire des réserves pour ceux qui avaient une valeur importante pour les propriétaires; il lui paraissait juste de les ranger parmi ceux qu’on déclarait rachetables. La suppression du droit de colombier et du droit de chasse était approuvée, mais sous la réserve qu’on prît des mesures pour que le port d’armes ne pût se multiplier d’une manière contraire à l’ordre public. La suppression des dîmes était acceptée en principe, mais à la condition qu’on s’expliquerait sur l’impôt qu’il faudrait établir en échange. Le droit de rachat des rentes perpétuelles était approuvé, ainsi que la suppression du casuel des curés, l’égalité en matière d’impôts, l’égale admissibilité des Français à tous les emplois, la suppression de la pluralité des bénéfices; mais le roi présentait des objections fondées sur l’abolition des annates, qui, perçues en exécution d’un traité avec la cour de Rome, ne pouvaient être supprimées par une des parties sans le consentement de l’autre, et sur quelques autres points peu importans.

Nul doute que les articles du 11 août, combinés avec la déclaration des droits et les propositions du comité de constitution, ne fussent parfaitement suffisans pour établir en France le régime nouveau. On peut même trouver que le roi allait trop loin en accordant la suppression pure et simple des dîmes. Perçues d’après le produit brut et réparties à l’origine très inégalement, les dîmes passaient avec raison pour un très mauvais impôt; certains fonds en étaient affranchis, tandis que d’autres payaient beaucoup plus que leur part. Une réforme était indispensable, mais on pouvait leur appliquer le principe du rachat, qu’on posait en même temps pour d’autres redevances. C’était la véritable opinion de l’assemblée, qui l’avait ainsi décidé d’abord, et qui revint plus tard sur sa décision. C’était en particulier l’avis de Sieyès, qui écrivit à ce sujet une brochure remarquable, où il n’avait pas de peine à prouver qu’en se rachetant au denier 20, les décimés avaient encore un grand bénéfice. Les dîmes ecclésiastiques, c’est le roi qui le dit dans sa lettre à l’assemblée, rapportaient de 60 à 80 millions nets; mais les contribuables payaient une quarantaine de millions de plus, qui se perdaient en frais de perception[2]. En se rachetant pour un capital de 12 ou 1,500 millions, ils auraient gagné au moins autant, sans imposer aucune perte de revenu aux titulaires. A l’inégalité de perception se joignait une non moins grande inégalité de distribution : l’archevêque de Strasbourg avait 400,000 livres de rentes, tandis que la plupart des curés de campagne n’avaient que leur portion congrue, qui était de 500 livres; mais tout le monde était d’accord pour corriger cette disproportion criante, sans qu’il fût nécessaire d’aller jusqu’à l’abolition. C’est précisément à ce propos que Sieyès, mécontent, dit son fameux mot : « Ils veulent être libres, et ils ne savent pas être justes !»

Cette suppression des dîmes a eu en réalité bien moins d’importance qu’il ne semble. La charge a été déplacée, non détruite, car les frais du culte coûtent aujourd’hui à la masse des contribuables bien près de 50 millions, et on n’a pas encore tenu à tous les curés de campagne la promesse solennelle, qu’on leur a faite en 1789, de porter le minimum de leur traitement à 1,200 francs. C’est une vingtaine de millions de moins pour le clergé, soit; mais croit-on que cette somme, les contribuables l’aient gagnée? Je ne serais pas bien embarrassé si j’avais à désigner dans notre budget actuel, non pas vingt millions, mais cent, moins utilement dépensés dans l’intérêt des campagnes que les produits des anciennes dîmes.

L’abolition radicale des droits féodaux peut donner lieu à des observations analogues. Le moment était évidemment venu où toute espèce de droits féodaux devaient disparaître à jamais; mais fallait-il les abolir sans indemnité? Voilà qui n’est pas également démontré. L’assemblée nationale a fait une distinction parfaitement rationnelle entre les droits qui dérivaient de l’autorité féodale et ceux qui re- présentaient une concession de propriété; mais en fait cette distinction n’était pas toujours applicable, et elle n’a pas été toujours appliquée. Le principe de l’abolition sans indemnité s’est étendu de proche en proche de manière à embrasser presque toutes les redevances, quelle qu’en fût l’origine. Il eut mieux valu poser le principe contraire, sauf à l’appliquer avec ménagement, suivant les cas. Le mode de rachat devant être réglé par l’assemblée, il était facile de le rendre nominal, quand il s’agirait d’un droit odieux ou ridicule, comme il en restait encore quelques-uns. Au fond, c’est ce que le roi désirait, sans le dire explicitement; c’était mieux encore, c’était l’opinion de Turgot et de ses amis, exprimée dans le livre de Boncerf, Inconvéniens des Droits féodaux, publié en 1776,

Quoi qu’il en soit, voilà les dîmes et les droits féodaux abolis du consentement du roi au mois d’aout 1789. Dès ce moment, toutes les conséquences qu’un pareil fait pouvait avoir pour l’agriculture lui étaient acquises. En même temps les redevances devenaient rachetables, l’égalité de toutes les propriétés en matière d’impôt était proclamée. Les autres droits de l’homme et du citoyen, tels que la sûreté personnelle, la propriété, la liberté du travail, la liberté de conscience, la liberté de parler et d’écrire, le droit de participer au vote de l’impôt et de prendre part au gouvernement des affaires publiques, n’étaient plus contestés. C’est cet ensemble de conquêtes qui a survécu et qui a vraiment fécondé le sol.

À ces causes générales il faut ajouter la loi du 28 septembre 1791, sur les biens et usages ruraux, venue un peu plus tard, mais encore tout imprégnée du grand esprit de 1789; il suffira d’en citer les deux premiers articles, qui la contiennent en quelque sorte tout entière : — « Art. 1er. Le territoire de la France, dans toute son étendue, est libre comme les personnes qui l’habitent;. ainsi toute propriété territoriale ne peut être sujette qu’aux usages établis ou reconnus par la loi et aux sacrifices que peut exiger le bien général, sous la condition d’une juste et préalable indemnité. — Art. 2. Les propriétaires sont libres de varier à leur gré la culture et l’exploitation de leurs terres, de conserver à leur gré leurs récoltes, et de disposer de toutes les productions de leur propriété dans l’intérieur du royaume et au dehors, sans préjudicier aux droits d’autrui et en se conformant aux lois. » Quand mie nation adopte de pareils principes, elle ouvre devant elle une carrière indéfinie de prospérité. Par malheur, ces principes, à peine posés, ont subi de graves violations et n’ont pu porter que plus tard leurs fruits. Il en est même qui n’ont pas reçu encore aujourd’hui une complète satisfaction. Nous voyons de temps en temps, aux époques de disette, quelques représentans de l’autorité publique contester aux propriétaires le droit de conserver leurs récoltes et d’en disposer à leur gré, même dans l’intérieur du territoire, et pour ce qui est du dehors, nous avons un système de douanes qui prohibe positivement dans beaucoup de cas l’exportation des denrées agricoles, et qui, dans beaucoup d’autres, y met obstacle indirectement.

N’oublions pas d’ailleurs de rapporter à son véritable auteur, à Turgot, l’honneur de la loi de 1791. Les principes de cette loi sont d’avance inscrits dans les fameux édits de 1774, 1775 et 1776. « La prospérité publique, disait le roi dans le préambule de l’édit sur les vins, a pour premier fondement la culture des terres, l’abondance des denrées et leur débit avantageux, seul encouragement de la culture, seul gage de l’abondance. Ce débit avantageux ne peut naître que de la plus entière liberté des ventes et des achats. C’est cette liberté seule qui assure aux cultivateurs la juste récompense de leurs travaux, aux propriétaires un revenu fixe, aux hommes industrieux des salaires constans et proportionnés, aux consommateurs les objets de leurs besoins, aux citoyens de tous les ordres la jouissance de leurs droits. » On reconnaît dans ce langage le prélude évident de ces belles paroles de la loi de 1791 : « Le territoire de la France, dans toute son étendue, est libre comme les personnes qui l’habitent. » La loi de la révolution n’a fait que confirmer ce qu’avait dit l’édit royal quinze ans auparavant, et au moment où ont paru les édits de Turgot, on avait plus de mérite à parler ainsi qu’en 1791, car les préjugés du passé étaient bien autrement vivans et puissans, témoin la résistance insensée que ces innovations soulevèrent dans toutes les classes de la société.

Ici s’arrête l’heureuse influence de la révolution sur l’agriculture, parce qu’en effet ici s’arrêtent les idées de 89; à partir des derniers mois de cette année si pleine d’événemens, l’assemblée nationale, qui seule représentait la France, perd la direction du mouvement; elle obéit et ne commande plus. A l’esprit de justice et de liberté succède l’esprit de violence et d’oppression; tous les droits sont foulés aux pieds, toutes les propriétés violées, toutes les libertés détruites, le sang finit par couler à flots. Les législateurs de 1789, disciples de Turgot et de Malesherbes, connaissaient les lois de l’ordre économique comme les véritables conditions de la liberté politique; leurs successeurs ignorent tout et confondent tout. Quand il s’agira, après bien des épreuves, de fonder une organisation régulière, il faudra revenir au point de départ.


II.

Deux des actes les plus violens de la révolution sont souvent présentés comme ayant rendu de grands services à l’agriculture en divisant le sol : la vente générale des biens du clergé, la vente des biens des émigrés, des déportés et des condamnés révolutionnairement. Cette opinion a un côté spécieux, en ce qu’elle paraît intéresser la petite propriété, qui est en effet une des principales forces de l’agriculture en France; mais je ne la crois pas fondée.

Il n’est pas impossible, malgré le chaos des affirmations contradictoires, de se faire une idée approximative de la valeur des biens d’église qui appartenaient principalement au clergé régulier. Le premier qui en ait parlé à l’assemblée constituante, l’évêque d’Autun, évaluait, dans la séance du 10 octobre 1789, les revenus de ces biens à 70 millions. Plus tard, le 18 décembre, Treilhard en portait la valeur capitale à 4 milliards. Outre que ce dernier chiffre a été fort contesté au moment où il a été émis, on y comprenait les maisons religieuses, qui ne donnaient pas de revenu; dans la seule ville de Paris, on estimait de 150 à 200 millions les bâtimens et terrains occupés par des couvens. Il est à remarquer en même temps que, beaucoup de revenus ecclésiastiques se composant de redevances et de rentes perpétuelles, on pouvait varier extrêmement sur le mode de capitalisation. En portant à 3 milliards de capital, donnant, à deux et demi pour 100, 75 millions de revenu, la valeur de ces propriétés tant rurales qu’urbaines, on doit être bien près du vrai. Encore faut-il retrancher du revenu net les dettes du clergé, que le rapporteur du comité des dîmes évaluait, le 9 avril 1790, à 11 millions d’intérêts, et le don annuel, appelé gratuit pour la forme, que le clergé était tenu de faire au roi; restent 60 millions environ.

Dans la discussion qui se termina par l’abolition des vœux monastiques le 13 février 1790, il fut constaté qu’il y avait en France 17,000 religieux et 30,000 religieuses. Ce chiffre paraîtra sans doute bien faible à côté de tout le bruit qu’on a fait, mais il n’en est pas moins avéré; beaucoup de couvens, autrefois très peuplés, ne contenaient plus que très peu d’habitans. Avec les chanoines et les autres bénéficiers, le nombre des parties prenantes s’élevait environ à 60,000. La répartition des revenus eût donné tout au plus 1,000 fr. par tête, si elle avait été égale, et elle ne l’était pas : tel abbé avait à lui seul 100,000 livres de rentes, ce qui réduisait d’autant la part des autres, et avec ces revenus il fallait pourvoir à la pompe du culte, aux dépenses des arts, des sciences et des lettres, qui avaient conservé dans les cloîtres d’importans foyers, aux fondations de charité, à l’enseignement, et même aux améliorations agricoles, qui n’étaient pas tout à fait oubliées.

Qu’il y eût quelque chose à faire pour les biens ecclésiastiques comme pour les dîmes, on n’en peut douter. Ce n’était pas, à proprement parler, une propriété comme une autre, en ce sens que le roi, collateur de la plupart des bénéfices, avait une sorte de droit de co-propriété consacré par le temps. On avait déjà coupé court à l’accroissement indéfini de ces biens par une série de mesures dont la plus efficace avait été l’édit de 1749, rédigé par le chancelier d’Aguesseau, qui défendait à l’église de recevoir aucun immeuble, soit par donation, soit par testament, soit même par, échange, sans lettres-patentes du roi enregistrées au parlement. Le moment était venu de faire un pas de plus. Les chefs du clergé reconnaissaient la nécessité d’une réforme et même d’une réduction. On pouvait, d’accord avec eux, supprimer et mettre en vente les couvens devenus inutiles, surtout dans les villes, et réaliser par ce moyen 400 millions au moins, qu’ils consentaient à affecter à la garantie de la dette publique. Parmi les biens productifs, on pouvait en aliéner une partie pour payer les dettes du clergé lui-même et soumettre les autres à tous les impôts supportés par la généralité des propriétaires, ce qui n’était plus contesté par personne, comme on peut s’en convaincre par le texte à peu près unanime des cahiers du clergé. On pouvait enfin décréter, ce qui ne souffrait pas beaucoup plus de difficultés, que les biens des bénéfices qui viendraient à vaquer à l’avenir, du consentement de l’autorité ecclésiastique, seraient vendus successivement. Une grande partie des revenus du clergé consistant en rentes perpétuelles, la décision qui avait rendu ces rentes rachetables suffisait d’ailleurs pour que, dans un temps donné, le sol en fût affranchi.

Cette liquidation faite, le clergé, tant séculier que régulier, serait resté en possession de 5 milliards environ d’immeubles, y compris les bâtimens; c’était encore beaucoup sans doute, ce n’était pas trop en présence des charges qu’il avait à supporter. La charité publique et l’instruction gratuite absorbent aujourd’hui bien au-delà des 50 millions dont il aurait pu disposer, et il aurait eu de plus à conserver l’éclat de ces splendides abbayes, chefs-d’œuvre de tous les arts catholiques, dont la destruction afflige aujourd’hui les regards. Nos campagnes ont beaucoup perdu en p:udant ces établissemens séculaires, qui les avaient défrichées primitivement, et qui animaient encore de leur présence les coins les plus reculés. Il y avait régné autrefois de grands désordres, car les institutions monastiques ont mérité tour à tour le bien et le mal qu’on en a pu dire; mais la plupart de ces désordres n’existaient plus, et ce qui en restait était facile à réprimer. Tout le monde y donnait les mains, le clergé surtout, dont la grande majorité réclamait une distribution plus égale des revenus et le rétablissement de la discipline. Parmi les articles du 11 août, il en était un qui interdisait le cumul des bénéfices au-delà d’un revenu de 3,000 livres.

Je sais bien qu’aux yeux de certains réformateurs qui répétaient à satiété les anciens griefs, ces 50 millions n’auraient servi qu’à entretenir une partie de la nation dans le célibat et l’oisiveté: mais cette objection ne pouvait plus en être une que pour des esprits passionnés. 50,000 religieux et religieuses pour une nation de 26 millions d’âmes, ou deux têtes environ sur 1,000, il ne pouvait en résulter aucun effet sensible, ni sur la population, ni sur le travail. Ces religieux remplissaient, pour la plupart, une fonction utile, en se livrant à l’étude, à l’enseignement, à l’aumône, à la garde des malades, et quand même ils n’auraient été bons à rien, personne n’avait le droit de violenter leur conscience. Tout ne se mesure pas en ce monde par l’utilité matérielle; la méditation, l’abstinence, la pénitence, la prière, le repos même, ont aussi leurs droits. Pour que la liberté personnelle fût entière, il suffisait que la législation ne reconnût pas les vœux perpétuels, et que le pouvoir temporel veillât avec soin à ce qu’aucune vocation ne fut contrainte; le reste ne le regardait pas. On ne pouvait, sans violer la liberté même, chasser des cloîtres par la force ceux qui voulaient y rester.

Au lieu de s’en tenir à ce qui était légitime, accepté, véritablement utile, l’assemblée a dépassé le but en ordonnant la vente de tous ces biens sans distinction. Outre que le droit du pouvoir temporel ne pouvait en aucun cas aller jusque-là, c’était excéder les limites du possible aussi bien que du juste. L’histoire de cette œuvre de violence, la première qu’ait accomplie la révolution et la source secrète de toutes les autres, est bonne à étudier. L’idée première commence à paraître après les journées des 5 et 6 octobre. Quoique déjà atteinte dans sa liberté par sa translation forcée à Paris, l’assemblée résiste d’abord; elle refuse de déclarer en principe que les biens du clergé sont une propriété nationale, et n’adopte que le 2 novembre, à la majorité de 568 voix contre 386, la proposition-insidieuse de Mirabeau, portant que ces biens sont à la disposition de la nation, à la charge de pourvoir d’une manière convenable aux frais du culte, à l’entretien de ses ministres et au soulagement des pauvres. Le 18 décembre, on décide que 400 millions de ces biens seront vendus. Le 13 février 1790, le torrent grossissant toujours, les ordres monastiques sont abolis. Le 14 avril, un nouveau décret est rendu, sous la menace incessante des clubs, des journaux et des émeutes, portant que l’administration des biens d’église sera désormais confiée aux assemblera de département, sous la réserve de pensions équivalentes (70 millions), servies par le trésor public aux religieux dépossédés. Enfin, au mois de juin, l’assemblée, décidément subjuguée, décrète la constitution civile du clergé, et autorise l’aliénation générale de ce que la loi appelle pour la première fois les domaines nationaux. On a beaucoup dit, pour justifier cette mesure, qu’elle avait eu pour but et pour effet de supprimer en France les biens de main-morte et de les diviser. Même en admettant que ce double résultat ait été atteint, on peut douter qu’il y eût avantage à l’obtenir par ce moyen. Assurément la main-morte est par elle-même plus nuisible qu’utile à l’agriculture, et dans tout état bien ordonné, on doit éviter ce qui l’impose ou même la favorise; mais il n’est pas également prouvé que, quand elle existe, on puisse gagner quelque chose à la détruire violemment et d’un seul coup. En vendant les biens, on ne crée pas les capitaux nécessaires pour les mettre en valeur. C’était déjà beaucoup que de mettre en vente pour 400 millions de propriétés et de préparer pour un temps assez rapproché l’aliénation successive de 600 autres millions ; une pareille entreprise ne pouvait trouver son excuse que dans la nécessité de parer aux dettes de l’état et à celles du clergé, et dans la convenance impérieuse d’une réforme demandée par les intéressés eux-mêmes. Jeter ensemble sur le marché 3 milliards d’immeubles, c’était passer toutes les bornes; il ne pouvait en résulter qu’un effroyable désordre, l’avilissement général de la propriété foncière, et par conséquent la ruine momentanée de l’agriculture, la démoralisation de la partie du public qu’on invitait à se partager cette énorme proie. « Vous ne pourrez pas vendre toutes ces terres à la fois, disait-on un jour à Mirabeau. — Eh bien ! répondit-il, nous les donnerons. »

Est-on bien sûr d’ailleurs d’avoir réduit autant qu’on l’affirme la somme des biens de main-morte? Les immeubles ecclésiastiques ont tous été mis en vente, mais tous n’ont pas été vendus. Les forêts par exemple, qui en constituaient la plus belle partie, sont restées en grand nombre à l’état. Ceux des bâtimens qui n’ont pas été démolis appartiennent presque tous à l’état ou aux municipalités. Il s’est trouvé tout récemment que les hospices possédaient pour 500 millions de propriétés foncières; le patrimoine des pauvres s’est reconstitué sous un autre nom. Si l’on entreprenait de faire le compte exact de ce qui est encore frappé de main-morte à des titres divers, soit parmi les anciens biens du clergé, soit parmi ceux qui les ont remplacés, en y ajoutant les valeurs détruites qui n’ont profité à personne, on trouverait peut-être qu’il n’est pas entré dans le domaine de la propriété privée beaucoup plus d’un milliard. Croit-on que les communautés religieuses, qu’on a voulu dépouiller à tout jamais, ne possèdent réellement plus rien? J’ignore quelle est la valeur des propriétés qui leur appartiennent aujourd’hui; je sais seulement qu’elle est très élevée. Dans quelques provinces, on affirme qu’elle sera bientôt égale à ce qu’elle était en 1789. Un fait positif peut en donner une idée, c’est la quantité de ceux qui en vivent. D’après le dénombrement officiel de 1851, le nombre des religieuses était à lui seul de 29,486, et il n’a certainement pas diminué depuis cette époque. Le département de la Seine en compte près de 4,000; d’autres départemens en ont plus de 1,000. On n’en comptait pas davantage en 1789. Le nombre des religieux n’est pas aussi exactement connu; mais il doit être de plusieurs milliers.

Telle est l’impuissance des révolutions, quand elles veulent changer le monde à leur guise. La persécution révolutionnaire est assurément pour beaucoup dans l’intérêt qui s’attache aujourd’hui aux fondations monastiques. Si les biens du clergé avaient été mieux respectés, s’il avait conservé la jouissance incontestée de propriétés transmises par les siècles, on peut affirmer que les fidèles s’appliqueraient avec moins de passion à lui en créer d’autres, et que, dans tous les cas, les mesures prises comme autrefois par la loi pour mettre obstacle à de nouveaux dons et legs recevraient un assentiment plus général et une exécution plus efficace.

Les ennemis de toute espèce de main-morte diront que cette persistance est un grand malheur. Peu importe à la question spéciale qui nous occupe; en fait, la main-morte a survécu pour une grande partie des biens mis en vente, ce qui atténue d’autant l’effet produit. Il s’en faut d’ailleurs que l’objection contre la main-morte ne souffre aucune exception. Il est au contraire très heureux que certaines natures de biens échappent à la mobilité de la propriété privée. Même sans parler des monumens, des statues, des tableaux, des bibliothèques, qui ne sont, à vrai dire, que des dépôts entre les mains des générations vivantes, on peut citer les forêts. Celles des forêts du clergé qui ont été achetées par des spéculateurs n’existent plus. Dans les cas assez rares où elles ont été remplacées par de bonnes prairies ou de bonnes terres arables, il n’y a qu’à s’en féliciter; mais il est arrivé plus souvent qu’on n’a mis à la place que de mauvais taillis ou des landes improductives, et on en regrette amèrement l’absence. Celles que l’état possède ont gardé plus de valeur, mais elles sont à tout moment menacées d’être vendues à leur tour. Dans certaines provinces, les propriétés ecclésiastiques étaient rares et clair-semées ; dans d’autres, elles comprenaient le quart, le tiers et jusqu’à la moitié du sol. Il fallait corriger ces inégalités, en choisissant avec le temps entre les propriétés que le clergé devait garder et celles qu’il devait vendre. On a voulu s’épargner des difficultés de détail, on s’en est donné de bien plus graves. « Si la nation a droit à la partie, elle a droit au tout, » disait à la tribune un membre de l’assemblée à propos des 400 millions que le clergé abandonnait : parole spécieuse, mais fatale, en ce qu’elle montre cette malheureuse tendance de l’esprit français à tout généraliser outre mesure et à ne pas comprendre que, dans ces questions délicates où plusieurs droits sont en présence, il y a également abus et danger à invoquer de part et d’autre le summum jus.

À coup sûr, une partie des biens du clergé pouvait utilement se diviser ; mais fallait-il diviser le tout ? Et en fait l’a-t-on divisé ? Non-seulement ce qui n’a pas été vendu a échappé à la division, mais une partie seulement des biens vendus s’est divisée. On ne partage pas à volonté les exploitations rurales ; chaque domaine forme le plus souvent un tout proportionné à la nature du sol, à l’étendue des bâtimens, à la constitution locale du travail. Partout où la division était réclamée par des circonstances antérieures, elle s’est faite ; partout où ces circonstances n’existaient pas, elle a échoué. Outre les terres incultes et les forêts, qui sont restées généralement en grandes masses, beaucoup d’anciennes fermes et métairies ayant appartenu au clergé ont encore aujourd’hui les mêmes dimensions qu’alors. On se trompe quand on suppose que les propriétés ecclésiastiques formaient toutes d’immenses agglomérations ; quelques riches abbayes possédaient en effet de grandes étendues, mais les petits bénéfices, qui se comptaient par milliers, n’ont pas pu se diviser beaucoup. Dans tous les cas, la division telle quelle a beaucoup plus profité à la moyenne propriété qu’à la petite, parce que l’une était plus prête que l’autre à tirer parti de l’occasion. Les petits propriétaires se sont beaucoup moins multipliés depuis la révolution qu’on ne croît communément. « Le nombre des petits propriétaires est si prodigieux, disait Arthur Young en 1789, que je crois bien qu’il comprend un tiers du royaume. » Il n’en comprend pas davantage aujourd’hui. La petite propriété mise ainsi hors de cause, la vente forcée doit avoir beaucoup moins de partisans. Qu’à 60,000 propriétaires ecclésiastiques, et par conséquent viagers, on ait substitué un égal nombre de bourgeois possédant sous une autre forme, c’est un changement considérable sans doute, mais qui n’a pas la portée qu’on veut lui donner.

J’ai dû me renfermer dans la question agricole et économique, la seule qui soit de mon sujet. Il eût été facile de montrer que le but moral et politique n’a pas été moins dépassé. Sans examiner en principe s’il était utile ou non à la bonne organisation de la société que 1’clergé restât propriétaire, je dirai seulement qu’on a commis une grande faute en le blessant dans ses intérêts, dans sa dignité et dans sa foi. Il ne faut pas oublier qu’en 1789 la grande majorité du clergé était animée des sentimens les plus libéraux : c’est l’ordre du clergé qui le premier a voté sa réunion à l’ordre du tiers, et qui, dans l’église Saint-Louis, à Versailles, effectua sous la protection de l’autel cette réunion décisive, malgré la résistance de la noblesse et de la cour. Ses prélats les plus éminens[3] comme ses plus modestes curés ont pris une part active aux premières délibérations de l’assemblée et aux résolutions du 4 août. Un prêtre français ultramontain était alors aussi rare que peut l’être aujourd’hui un gallican. En séparant, par une série de persécutions, les deux plus grandes puissances de ce monde, la religion et la liberté, on a fait à l’une et à l’autre un mal qui sera difficilement réparable.


III.

L’expropriation révolutionnaire a eu pour les biens des émigrés encore moins de résultats que pour les biens d’église. L’église a perdu ses propriétés, les familles des émigrés sont pour la plupart rentrées dans les leurs.

La somme des propriétés confisquées sur les émigrés, les déportés et les condamnés révolutionnairement était énorme à l’origine ; elle égalait presque la valeur des propriétés ecclésiastiques, ou deux ou trois milliards. En y ajoutant les domaines de la couronne, la totalité des terres de diverse origine mises en vente à la fois comprenait un tiers du territoire. Jamais transformation plus radicale de la propriété n’avait été tentée. Qu’en est-il arrivé ? Plus de la moitié des domaines mis en vente n’ont pas été vendus et ont fait retour en nature à leurs propriétaires, soit pendant l’empire, soit en vertu de la loi du 5 décembre 1814. Il n’en a été vendu en réalité que pour un milliard, exactement 987,819,968 fr. 96 cent.[4], et la plus grande partie de ce milliard a été restituée aux ayant-droits par la loi d’indemnité du 17 avril 1825. La dépossession réelle n’a pas dépassé 3 ou 400 millions, et l’équivalent de cette perte ayant été depuis reconquise et au-delà par des mariages, on trouverait probablement, si l’on y regardait de près, la plupart des familles que la révolution avait cru ruiner plus riches aujourd’hui qu’en 1789. D’après Sieyès, le nombre des nobles n’était que de 110,000, en y comprenant les hommes, les femmes et les enfans ; d’après Lavoisier, il était moindre encore, ou de 83,000, ce qui suppose de 20 à 25,000 chefs de famille au plus. Aujourd’hui le nombre des chefs de famille payant en moyenne 1,000 fr. de contributions directes est de 40 à 50,000. On croit en général l’ancienne noblesse plus riche qu’elle n’était. Elle possédait nominalement un quart environ du sol, mais si négligé, si mal administré, si grevé de dettes de toute sorte, que le revenu net était presque nul. Un très petit nombre de grands seigneurs avaient des biens immenses, des charges de cour, des pensions, qu’ils dépensaient à Versailles dans un luxe extravagant; le reste végétait pauvrement, dans de petits fiefs de campagne, qui ne valaient pas souvent beaucoup plus de 2,000 ou 3,000 francs de rente. Le sot préjugé qui leur imposait l’obligation de vivre noblement, c’est-à-dire de ne rien faire de lucratif, au milieu des progrès d’un tiers-état industrieux, les avait réduits avec le temps à une véritable gêne, et beaucoup d’entre eux ne disaient que trop vrai quand ils se plaignaient qu’en leur enlevant leurs redevances féodales, leur droit de garenne et de colombier, on leur ôtât leurs moyens d’existence. Beaucoup de ces modestes châtellenies sont encore debout, et on peut juger, par leur intérieur comme par leurs dépendances, du genre de vie qu’on y menait.

La distribution même de l’indemnité de 1825 donne la preuve de cette pauvreté. Quand on parcourt la liste des indemnisés, on en trouve quelques-uns qui ont reçu un million et au-delà; mais on en voit en même temps beaucoup qui ont reçu moins de 1,000 fr.; le plus grand nombre des indemnités ne dépasse pas 50,000 fr. Il s’en faut d’ailleurs que tous les riches eussent émigré; parmi ceux qui ont eu leurs biens confisqués, se trouvaient beaucoup de bourgeois et même de pauvres paysans, comme il est facile de s’en assurer par le chiffre plus que modeste de leurs indemnités. Ce n’est pas la vente de ces petites propriétés qui aura beaucoup contribué à diviser le sol; il en était, surtout en Alsace, au-dessous de 100 et même de 50 fr.

Telle était la condition déplorable où l’action des deux derniers règnes avait réduit la noblesse française, que ceux même qui avaient le plus conservé l’apparence de grandes fortunes n’en tiraient aucun produit. Leurs châteaux héréditaires tombaient en ruines, leurs terres restaient incultes. « Toutes les fois, dit Arthur Young, que vous rencontrez les terres d’un grand seigneur, même quand il possède des millions, vous êtes sûr de les trouver en friche. Le prince de Soubise et le duc de Bouillon sont les deux plus grands propriétaires de France, et les seules marques que j’aie encore vues de leur grandeur sont des jachères, des landes et des déserts. Ah! si j’étais seulement pendant quelques jours législateur de France, comme je ferais danser tous ces grands seigneurs! » Arthur Young ajoute en note qu’il avait eu plus tard, après les événemens accomplis, envie d’effacer ce passage, mais qu’il l’avait laissé comme témoignage de l’impression du moment. Il aurait dû faire plus, il aurait dû l’expliquer, car il ne pouvait entrer dans sa pensée, même au plus fort de son indignation contre les grands propriétaires qui ne remplissaient pas leurs devoirs, de les dépouiller et de les tuer; la condamnation sévère qu’il porte plus loin sur les excès de la révolution, quand il en est témoin, ne peut laisser aucun doute.

Qu’aurait donc fait Arthur Young, et que pouvait la loi pour faire danser, comme il le dit, tous ces grands seigneurs ? Il suffisait de leur enlever leurs privilèges, et de les obliger, comme tout le monde, à payer leurs dettes : c’est ce qu’avait fait la déclaration du 4 août. Une liquidation aurait produit tout l’effet utile des mesures révolutionnaires, sans aucun mélange criminel. Beaucoup de ces grands domaines se seraient fondus pour parer aux charges accumulées par un désordre séculaire. C’est ce qui est arrivé pour quelques-uns de ceux qui n’ont pas émigré, car toutes les propriétés nobiliaires vendues pendant la révolution ne l’ont pas été révolutionnairement, et il en est qui ont disparu tout simplement par suite de mauvaises affaires.

Il ne faut pas non plus que la France nouvelle se montre trop sévère envers l’ancienne. Rien de plus beau assurément que cette grande pensée qui, en supprimant tous les ordres, n’a fait qu’une nation homogène de ces corps séparés et hostiles; mais tout n’était pas également mauvais dans la vieille société, et ne méritait pas également d’être condamné. Le plus puissant élément de cette constitution séculaire, c’était, malgré les apparences, le tiers-état, et il l’a bien prouvé; mais en prenant fièrement sa place à la tête des anciens privilégiés, en les attirant, en les confondant dans son sein, rien ne le forçait à méconnaître les services qu’ils avaient rendus et qu’ils pouvaient rendre encore. L’ancien clergé, malgré des abus qu’il déplorait lui-même, était par ses lumières le premier de l’Europe; on ne voit pas que ceux qu’il élevait fussent si mal élevés, car la grande génération de 1789 sortait de ses écoles. Quand le jour des épreuves est venu pour lui, il a préféré l’exil et la mort aux lâches complaisances, et après avoir salué un des premiers la liberté légale, il a un des premiers protesté contre l’oppression révolutionnaire. La noblesse aussi avait de grands torts, mais elle avait en même temps de grands mérites; c’est à elle surtout qu’ont nui ses défauts, ses qualités ont servi la nation entière. Elle était brave jusqu’à la folie; ces soldats plébéiens qui étonnent de nos jours le monde par leur fougue intrépide ne font que suivre la trace des gentilshommes d’autrefois. Si beaucoup d’entre eux se déshonoraient par des bassesses de cour, d’autres vivaient loin de Versailles, à l’armée ou dans leurs terres, et s’ils y commettaient la faute énorme de s’isoler dans leur orgueil, ils s’y montraient du moins animés d’un vif sentiment d’honneur. En perdant ses privilèges, la noblesse avait encore une place à prendre dans la société nouvelle. Au lieu de l’y convier, la révolution a violé envers elle ses propres principes; la confiscation avait été abolie de fait, et on ne pouvait la rétablir sans blesser le droit écrit aussi bien que le droit naturel. Les violences contre les propriétés ont bientôt conduit à des violences contre les personnes, la mort a suivi la spoliation. On a éternisé la lutte en la rendant sans pitié, on a fermé aux émigrés toute voie de conciliation et de retour, et pour arriver à un résultat impossible. « En révolution, disait un bel esprit terroriste, il n’y a que les morts qui ne reviennent pas. » Il se trompait, les morts sont revenus. On a fait seulement pour la noblesse ce qu’on a fait pour le clergé, on lui a rendu suspectes les idées de 1789, que ses plus illustres membres avaient adoptées avec passion. Qui trouve-t-on parmi les principaux acteurs de la nuit du 4 août et des premières délibérations de l’assemblée? Le marquis de Lafayette, le duc de La Rochefoucauld-Liancourt, le comte de Clermont-Tonnerre, le comte de Montmorency, le vicomte de Noailles, le comte de Lally-Tolendal, et celui qu’il faut citer à part, le comte de Mirabeau.

De tout ce mal est sorti un certain bien. L’ancienne noblesse paraît avoir compris combien elle avait eu tort de négliger le sol, elle a vu ce qu’elle avait gagné à devenir à la fois faible et abusive, insolente et pauvre, et elle cherche à établir désormais sa puissance, non sur d’odieux et inutiles privilèges, mais sur ce qui vaut mieux de toute façon, la propriété bien entendue. Son intérêt se confond ainsi avec l’intérêt commun, car la richesse privée est l’élément constitutif de la richesse publique, quand elle ne provient pas du parasitisme et de la déprédation, et qu’elle découle de sa source légitime, la bonne administration du travail, de l’intelligence et du capital. C’est ainsi que l’ancienne noblesse peut reprendre dans la société française une place moins apparente, mais plus effective qu’avant 1789. Par son principe et son origine, elle était essentiellement rurale, elle n’a qu’à le redevenir pour se régénérer. Combien cette transformation eût pu être plus prompte et plus efficace, si le rapprochement du passé et de l’avenir eût été plus complet dès le premier jour! L’ancienne noblesse, ou, pour parler plus exactement, la classe riche, redoute et redoutera longtemps encore l’esprit niveleur dont elle a eu tant à souffrir, et qui se confond pour elle avec le véritable esprit de liberté; elle jette un dernier regard de regret sur les privilèges, en se demandant s’ils n’étaient pas une garantie de la propriété : erreur excusable après tout ce qui s’est passé, mais funeste pour tout le monde.

Au nombre des reproches qu’on fait à la révolution, et celui-ci porte bien directement sur les idées de 1789, se trouve la portée qu’on prête à la loi de succession. On oublie que le principe du partage égal n’est pas nouveau, il existait sous l’ancien régime pour les propriétés non nobles, le code civil n’a l’ait que le généraliser; il n’a pas eu d’ailleurs les conséquences dont on l’accuse, puisque le nombre des riches s’est accru sous son empire. C’est avec la loi du partage égal que, sous l’ancien régime, le tiers-état avait grandi en richesse et en puissance, au point de pouvoir dire en 1789 qu’il était la nation même. C’est avec le droit d’aînesse et les substitutions que la noblesse avait perdu sa richesse, presque son existence, car les trois quarts des nobles n’étaient que des bourgeois enrichis. Le véritable effet du partage égal est de stimuler l’activité individuelle; avec lui, les aînés ne sont pas beaucoup moins riches, et les cadets le sont davantage, parce que tous héritent d’une partie de leur fortune et ont l’autre à créer. « L’avantage du droit d’aînesse, disait ironiquement en Angleterre le docteur Johnson, c’est qu’il ne fait qu’un sot par famille. » Souvent même il fait pis qu’un sot. De même, la substitution, qui paraît un obstacle à la dissipation, la favorise, en ce qu’elle donne à une classe de la société le privilège d’une banqueroute légale et périodique. Ce fatal privilège tourne contre ceux qui l’exercent; il dispense d’ordre, de travail et même de moralité; il nuit doublement à la bonne administration du sol, en le retenant de force entre les mains de ceux qui l’épuisent et en ôtant à ceux qui pourraient l’améliorer les moyens et jusqu’à l’envie de l’entreprendre. Ces combinaisons légales manquent donc leur but, elles n’aident que faiblement à conserver la richesse acquise et elles empêchent de l’augmenter. Peu importe que la richesse se divise, pourvu qu’elle s’accroisse, et, pour mieux dire, il est heureux qu’elle se divise, puisque la division est un moyen d’accroissement.

Quoi qu’il en soit, cette question de la loi de succession est distincte de la confiscation. L’une fait partie des conséquences légitimes, l’autre des conséquences illégitimes de la révolution. Elles n’ont de commun que la tendance à la division du sol, et sous ce rapport toutes deux ensemble ont eu assez peu d’effet. Il y a même un troisième agent de division qui diminue encore la part des deux autres; c’est ce qu’on a appelé en France la bande noire et en Allemagne les bouchers de domaines. Tout le monde sait combien la spéculation des ventes au détail, regrettable à quelques égards, utile à beaucoup d’autres, et qui a fait en définitive plus de bien que de mal, a eu d’activité depuis un demi-siècle. Elle a contribué plus que toute autre cause à la division, car elle a cet avantage qu’elle n’agit qu’à propos, dans la mesure des besoins, et comme une conséquence naturelle du libre mouvement des intérêts privés. Rien ne prouve mieux combien la révolution avait laissé son œuvre incomplète, puisque, même après elle, une spéculation pareille a pu se développer à ce point, et que cependant)e sol est encore loin de tomber en poussière.

On peut enfin reprocher à la révolution d’avoir créé ou du moins fortifié, dans sa haine pour la propriété nobiliaire, une espèce particulière de main-morte qui a plus que compensé la réduction de la main-morte ecclésiastique. Dans l’ancien droit, la propriété des terres vaines et vagues était disputée entre les seigneurs et les communes. La révolution a tranché le débat en les attribuant exclusivement aux communes. Quand les idées des économistes ont commencé à pénétrer dans le gouvernement, c’est-à-dire vers 1760, on avait entrepris de diviser les communaux. Un arrêt du conseil entre autres, de mars 1777, avait ordonné qu’en Flandre on en fît trois parts, l’une pour le seigneur, l’autre pour les habitans, la troisième pour être amodiée ou vendue au profit de la commune. Si le gouvernement royal avait duré, on serait certainement parvenu à les faire tous passer peu à peu, sous une forme ou sous une autre, dans le domaine de la propriété privée. Deux lois de la période révolutionnaire, l’une de 1792, l’autre de 1793, ordonnèrent à leur tour le partage; mais, des difficultés d’exécution s’étant élevées, on y renonça, et la jouissance en commun, la plus mauvaise de toutes, finit par l’emporter. Cinq millions d’hectares, le dixième du territoire, ont été ainsi frappés de stérilité et d’immobilité, autant du moins que le pouvait la loi, car des aliénations volontaires en ont depuis réduit beaucoup l’étendue; mais le principe subsiste toujours avec ses tristes conséquences, tandis qu’en Angleterre et en Écosse, où des principes contraires ont prévalu, presque toutes les terres autrefois incultes sont aujourd’hui parfaitement cultivées. En France même, les pays où les communaux ont été partagés ou vendus, soit avant 1789, soit depuis, sont sans comparaison plus riches et plus peuplés que ceux qui ont conservé de grandes étendues de terres communes.


IV.

Nous venons de voir combien les mesures révolutionnaires ont peu profité à l’agriculture, puisque la plupart de leurs résultats auraient pu être obtenus sans spoliation et sans secousse, par le seul effet de l’égalité civile et de la liberté politique inaugurées en 1789. Il faut aussi montrer à quel prix ces mesures ont été achetées, et combien l’agriculture a souffert de la perturbation générale qu’elles ont amenée.

Transportons-nous de nouveau à la fin d’août 1789. L’assemblée nationale vient d’abolir le régime féodal, les dîmes, les privilèges, et de déclarer rachetables les redevances, champarts, rentes foncières de toute nature; elle n’a plus qu’à consolider ces conquêtes et à organiser les moyens d’exécution. Il semble que la joie et le travail doivent régner dans les campagnes affranchies ; il n’en est rien. Une insurrection violente avait déjà commencé; au lieu de s’arrêter, elle s’étend. Des bandes de pillards parcourent les provinces en portant avec elles la mort et l’incendie. Ce n’est plus à la féodalité, c’est à la propriété qu’on en veut. Guerre aux châteaux, dit-on, et paix aux chaumières ! Mais la distance entre la chaumière et le château n’est pas si grande que, quand l’un brûle, l’autre soit à l’abri. La destruction, une fois commencée, ne s’arrête plus : après avoir détruit les lapins, les pigeons, les tourelles, les forêts, les titres de propriété, on détruit aussi les granges, les bestiaux, les récoltes, et de proche en proche le ravage et la peur vont loin. Croit-on que, dans un pareil moment, le cultivateur, quoique dégagé des dîmes et des droits féodaux, fût fort encouragé à semer, à labourer, à moissonner, à poursuivre son rude et fécond labeur? On s’aperçut bien vite des conséquences inévitables de ces désordres : les subsistances étaient déjà rares, elles le devinrent encore plus, et le premier effet de l’émancipation agricole fut une disette.

Cette disette même devint une arme entre les mains des révolutionnaires. Une déplorable législation sur les grains avait donné naissance, sous l’ancien régime, à de grands abus, grossis encore par l’imagination populaire. Le souvenir de ce qu’on appelait le pacte de famine, c’est-à-dire de spéculations coupables sur le prix des grains à l’aide du pouvoir arbitraire du gouvernement, fut exploité avec une habileté funeste. Les passions soulevées accusèrent les ennemis de la révolution du mal qu’elles avaient fait. Les violences s’en accrurent, et avec elles le manque de pain. Pendant toute la durée de la période révolutionnaire, la disette fut en permanence. On essaya de la combattre par les fameuses lois du maximum, on amena une véritable famine. La population de Paris se vit réduite à faire queue à la porte des boulangers, avec des cartes de pain délivrées par la commune; les cultivateurs furent contraints par la force à envoyer leurs grains au marché et à les vendre un prix déterminé. Qu’étaient devenues les sages prescriptions de la loi de 1791?

Quel temps pour l’agriculture, comme pour toutes les autres branches du travail national, que 1792 et les années suivantes! La guerre civile et la guerre étrangère déchaînées à la fois, tout l’ouest en feu, tout le midi frémissant, Lyon soulevé, trois cent mille suspects jetés en prison, une moitié de la France acharnée contre l’autre, et cinq cent mille hommes armés se jetant sur l’Europe! Est-ce le besoin d’institutions libres qui a produit cette terrible crise? Non sans doute, puisqu’il était satisfait dès le premier jour; c’est un autre motif, bien moins légitime. Sans l’expropriation d’un tiers du territoire, toutes ces fureurs étaient inutiles; avec elle, tout devient nécessaire, tout s’enchaîne; le coup porté à la propriété conduit à la guerre civile, la guerre civile à la mort du roi, la mort du roi à la guerre universelle. Aujourd’hui que ces cendres sont refroidies par près de trois quarts de siècle, on peut dire ces vérités sans danger.

Qui a le plus supporté les conséquences funestes de ces violences accumulées? La dupe éternelle de tous ceux qui le flattent, le peuple. Pendant que les habiles spéculaient sur la confusion et achetaient pour la moitié ou le quart de leur valeur les biens mis en vente, le plus grand nombre courait aux armes. Même sans prendre au pied de la lettre les quatorze armées de la convention, que d’hommes enlevés à la charrue et moissonnés par la misère plus que par l’ennemi! Nous avons vu récemment combien la guerre fait de victimes, à une époque où l’organisation administrative, la science médicale, la puissance financière, l’art des transports, tout ce qui peut défendre la vie des hommes est parvenu à un haut point de perfection; que faut-il penser d’un temps où tout manquait à la fois, l’argent, l’expérience, la discipline, et où des soldats improvisés marchaient au combat sans pain, sans souliers, sans chefs, presque sans armes? Combien en est-il mort sur les routes et dans les hôpitaux, de ces héroïques volontaires? Qui le sait, et qui le saura jamais? En évaluant à un million d’hommes la perte de la France dans les huit années de la guerre révolutionnaire, de 1792 à 1799, on est probablement au-dessous de la vérité, sans compter ceux qui ont péri à l’intérieur par la famine et par les exécutions capitales. En même temps le séquestre était mis sur un tiers du territoire (on sait ce que devient l’administration des biens placés sous le séquestre), et l’agiotage sur les assignats jetait dans toutes les affaires privées un épouvantable désordre.

« Dès ce moment, portait le décret du 23 août 1793 pour la fameuse levée en masse, tous les Français seront en réquisition pour le service des armées. Les jeunes gens iront au combat, les hommes mariés forgeront des armes et transporteront les subsistances; les femmes feront des tentes, des habits, et serviront dans les hôpitaux; les enfans mettront du vieux linge en charpie; les vieillards se feront porter sur les places publiques pour exciter le courage des guerriers, prêcher la haine des rois et l’amour de la république. » Chevaux, grains, bestiaux, tout était mis en réquisition, et il s’en perdait au moins autant par le vol et le gaspillage qu’il s’en employait utilement. Si ces prescriptions avaient été exécutées à la rigueur, il ne serait resté ni un homme ni une bête de somme pour ouvrir un sillon. Il fallait sans doute défendre le sol national contre l’invasion; mais n’eût-il pas mieux valu n’avoir pas à l’en défendre? Même après le règne de la terreur, quand un ordre relatif se rétablit dans le gouvernement, l’agriculture a peine à se relever. Les documens du temps s’accordent à dire que le prix de toutes les propriétés rurales, écrasé par les difficultés de la culture non moins que par la concurrence des biens nationaux, était tombé de 50 pour 100 en 1795 et 1796. Le principal embarras des financiers révolutionnaires est de trouver des acquéreurs pour les biens nationaux, à quelque prix que ce soit. La première passion satisfaite, on n’en veut plus, ce qui force le gouvernement à recourir aux emprunts forcés et à faire argent sans relâche avec la planche aux assignats.

Les quatre années du consulat amenèrent une trêve dont profita l’agriculture. La paix rétablie sur terre et sur mer par les traités de Lunéville et d’Amiens, l’ordre revenu à l’intérieur, les principes de 1789 invoqués de nouveau, tout contribuait à ranimer le travail. Le seul ministre qui ait fait quelque bien, de 1789 à 1815, à l’agriculture et à l’industrie, Chaptal, est entré au ministère au commencement de 1801 et en est sorti à la fin de 180Zi; mais quatre ans, c’est bien court pour un peuple. La proclamation de l’empire ajourna de nouveau la plupart des conséquences économiques et politiques de 1789. Une lutte gigantesque recommença, glorieuse pour nous pendant cinq ans, désastreuse pendant cinq autres; un second million de Français au moins paya de sa vie ce nouveau défi. Pendant qu’ils arrosaient de leur sang la terre étrangère, leurs sueurs ne fécondaient pas le sol natal. Les intempéries furent sans doute pour beaucoup dans les disettes qui affligèrent les dernières années de l’empire et les premières de la restauration; mais il est probable que le défaut de bras et de capitaux, en 1812, 1813, 1814 et 1815, n’y fut pas étranger. Comme au temps de la convention, toutes les forces du pays se concentraient dans un suprême effort. On avait du moins réussi, sous la république, à expulser les étrangers du territoire; on fut moins heureux sous l’empire, et les désastres de deux invasions vinrent mettre le comble à nos malheurs.

Aux fureurs de la guerre se joignaient toujours les mauvais effets de l’ignorance économique. Les lois du maximum furent renouvelées par un décret de mai 1812, qui défendait de faire du blé un objet de spéculation et le taxait à 33 francs l’hectolitre. Il en résulta naturellement, comme en 1793, l’aggravation de la disette. Un autre monument de cette ignorance, qui eut des conséquences moins graves, mais qui n’est pas moins caractéristique, est le décret du 8 mars 1811 pour l’amélioration des bêtes à laine. Il était interdit par ce décret à tout propriétaire d’un troupeau mérinos de faire châtrer aucun bélier sans l’autorisation d’un inspecteur, et il était ordonné à tout propriétaire de troupeau métis ou indigène de faire châtrer tous les siens, le tout sous peine de confiscation des animaux et d’une amende de 100 fr. à 1,000 francs, et du double en cas de récidive. Comme de juste, ces prescriptions n’eurent d’autre effet que de vexer les éleveurs et d’entraver le progrès des troupeaux. Nous voilà de nouveau bien loin de la loi de 1791.

Si quelque chose a droit d’étonner, c’est que la culture n’ait pas été plus complètement abandonnée, soit sous la république, soit sous l’empire. Il faut que la race énergique des cultivateurs soit douée d’un véritable acharnement pour avoir résisté à tant de causes de dispersion. Disons aussi que les idées de 1789, proscrites à la surface, descendaient lentement dans les profondeurs nationales et y prenaient racine. Même au moment où les gouvernemens les violaient ouvertement par leurs actes sous l’excuse apparente de la nécessité, ils continuaient à les arborer comme drapeaux, ce qui entraînait à leur donner quelques satisfactions de détail. Elles en ont reçu sous le consulat de nombreuses et d’effectives; la plus grande de toutes a été la rédaction de nos lois civiles, où l’esprit de 1789 est partout visible, et qui, malgré des exagérations et des lacunes dues pour la plupart au mélange de l’esprit révolutionnaire, offrent le plus beau corps de législation qui soit au monde. Ce sont ces lois qui, en réalisant une moitié des promesses de 1789, ont compensé en partie la perte de l’autre.

Ces aperçus généraux se trouvent confirmés par les faits, si l’on essaie de comparer les produits de l’agriculture en 1789 et en 1815. En 1789, la statistique naissait à peine, les documens qui nous restent de ce temps ne nous font connaître qu’imparfaitement la production. Ce que nous possédons de plus complet, outre le voyage d’Arthur Young, est l’extrait d’un grand travail préparé par Lavoisier et ayant pour titre : Richesse territoriale du royaume de France. L’ouvrage proprement dit n’a jamais été fini, mais l’extrait a été lu au comité de l’imposition de l’assemblée nationale en 1791 et imprimé par son ordre. L’auteur était lui-même député et commissaire de la trésorerie; il avait été fermier-général, agronome éminent, et s’était occupé toute sa vie de ce qu’on appelait alors l’arithmétique politique. Son travail se présente donc avec les caractères d’une œuvre sérieuse, et s’il ne peut être également adopté dans toutes ces parties, il offre au moins un excellent sujet de discussion. Or, d’après Lavoisier, le produit total de l’agriculture en 1789 était de 2 milliards 750 millions. J’admets cette évaluation, qui me paraît exacte; j’en retrancherais seulement 150 millions pour tenir compte de quelques exagérations. Ainsi Lavoisier porte le prix du blé à 24 livres le setier ou 16 francs l’hectolitre, ce qui était en effet alors le prix moyen du froment; mais il dit lui-même que sous ce nom il entend avec le froment toutes les céréales qui servaient à la consommation des hommes, comme le seigle et l’orge : à ce compte, le prix de 24 livres le setier est trop élevé, il doit être réduit au moins d’un quart pour représenter la valeur des céréales inférieures. La somme totale des produits obtenus par l’agriculture aurait été alors de 2 milliards 600 millions ou 100 francs environ par tête.

Nous possédons également sur l’état de l’agriculture à la fin de l’empire un document d’une autorité suffisante dans l’ouvrage de Chaptal, de l’Industrie française, publié en 1818. D’après Chaptal, le total des produits de l’agriculture s’élevait vers 1815 à 4 milliards 678 millions; mais, pour établir la comparaison entre ce chiffre et celui de Lavoisier, il faut y faire d’importantes rectifications. Lavoisier n’avait compris dans le produit total ni les semences, que Chaptal évalue à part à 381 millions, ni la consommation des animaux attachés à la ferme, que Chaptal évalue à 863 millions, ni le dépérissement et la mortalité de ces mêmes animaux, ni les poissons des marais et rivières, etc. Ces retranchemens s’élèvent ensemble à près de 1,400 millions. En ramenant les deux statistiques à des bases commîmes, on trouve pour le produit total annuel de l’agriculture à la fin de l’empire un peu plus de 3 milliards; ce produit ne se serait alors accru que de 500 millions en vingt-cinq ans, et il est probable que l’augmentation presque tout entière avait été obtenue sous le consulat; la république et l’empire n’auraient alors rien ou presque rien ajouté à la richesse territoriale de la France. Cette conséquence des recherches de Chaptal se trouve confirmée par un autre indice, le mouvement de la population. La population nationale était en 1790 de 26,500,000 âmes; elle était en 1815 de 29,500,000; différence, 3 millions, ou proportionnellement moins que l’augmentation signalée dans les produits de l’agriculture.

L’industrie s’était développée plus vite, mais sans faire encore de bien grands pas. Un document fort curieux, retrouvé par M. Moreau de Jonnès dans ses infatigables recherches sur l’histoire de la statistique, et qui émane de M. de Tolosan, alors inspecteur général du commerce, nous apprend que le produit total de l’industrie française en 1789 pouvait être évalué à 930 millions, y compris la valeur des matières premières. L’exposé de la situation de l’empire en 1812, publié par M. de Montalivet, ministre de l’intérieur, porte le produit correspondant, pour les quatre-vingt-six départemens de l’ancienne France, à 1,325 millions : augmentation, 400 millions seulement. Quant au commerce extérieur, il était tout au plus en 1815 au même point qu’en 1789, le développement du trafic par terre ayant à peine compensé la perte de tout commerce maritime. Il ne peut rester aucun doute sur ce point, quand on lit le passage suivant de l’introduction au livre de Chaptal : « En comparant l’état commercial de la France en 1789 avec celui de nos jours, on ne peut qu’éprouver des regrets sur la différence qui marque ces deux époques. La perte de nos plus belles colonies nous a privés à la fois de débouchés considérables et de moyens d’échange pour notre commerce avec l’étranger; nos établissemens dans les échelles du Levant et de Barbarie ont disparu. La suspension des relations commerciales entre les peuples leur a fait prendre de nouvelles habitudes ; tout est donc à recréer. »


V.

Voilà où la France en était après vingt-cinq ans d’efforts surhumains. Elle n’avait pas fait plus de progrès que dans les quinze années du règne de Louis XVI. L’agriculture n’avait augmenté ses produits que de 20 pour 100, l’industrie de 40 pour 100. J’ai du remplir un pénible devoir en montrant les suites des excès révolutionnaires et des guerres impériales; ce qui me reste à dire est plus agréable. A partir de 1815, le mouvement se précipite. Bien que l’empire ait laissé derrière lui de lourdes charges, un milliard à payer aux étrangers pour les frais de la guerre et un autre milliard d’arriéré à solder, bien que la lutte envenimée par les souvenirs du passé entre les élémens de la société française ait amené en 1830 une nouvelle secousse, la prospérité publique s’est accrue de 1815 à 1848, car le temps n’est pas encore venu d’apprécier en pleine connaissance de cause les années qui ont suivi, sinon sans intermittence, du moins sans interruption prolongée, et parfois avec de rapides et magnifiques élans. Le commerce extérieur a quintuplé, l’industrie a quadruplé ses produits[5], et l’agriculture, moins prompte par sa masse, a presque doublé les siens. C’est que les principes de 1789, qui se résument en trois mots : paix, justice et liberté, ont pris de plus en plus, depuis 1815, possession de la société française; ils ont toujours à lutter contre les mêmes ennemis, qui ont quelquefois encore l’air de les vaincre, mais leurs éclipses ne sont jamais aussi complètes que par le passé, et dans tous les cas elles sont plus courtes. Si leur triomphe n’est pas complet et définitif, il est certain, comme ces majestueuses marées dont les flots ne reculent par intervalles que pour revenir plus haut et plus loin.

Nous ignorons quelle était exactement en 1789 la distribution de la propriété. Nous savons seulement en gros que le clergé possédait le sixième du sol, ou 8 millions d’hectares environ, l’état et les communes 7 autres millions d’hectares, et que la noblesse, le tiers-état et les paysans se partageaient les 35 millions d’hectares restans. Or voici quelle était, en 1815, suivant un des plus grands ennemis de la division des terres, M. Rubichon, cette distribution :


21,456 familles possédant en moyenne 880 hectares 19 millions d’hectares.
168,643 — — 62 — 10,500,000 —
217,817 — — 22 — 4,800,000 —
265,533 — — 12 — 3,000,000 —
258,452 — — 8 — 2,000,000 —
361,711 — — 5 — 1,800,000 —
567,687 — — 3 — 1,700,000 —
851,280 — — 1 — 66 ares. 1,400,000 —
1,101,421 — — » — 50 — 550,000 —
3,814,000 propriétaires de terres possédant 44,750,000 hect.
Propriétés de l’état et des communes 5,250,000 —
Total 50,000,000 hect.

Je n’ai pu retrouver l’origine de ces chiffres, mais M. Rubichon les donne comme ayant un caractère positif et officiel ; il en résulterait qu’après vingt-cinq ans de révolution, la grande propriété possédait encore la moitié environ du sol, et que la petite, même en y comprenant les domaines de 12 hectares en moyenne, n’embrassait même pas ce tiers que lui attribuait Arthur Young en 1789. Depuis 1815, la division a fait des progrès bien autrement marqués, qui montrent ceux qu’elle aurait faits naturellement de 1789 à 1815, si elle avait été livrée à elle-même. Au lieu de 22,000 familles de riches propriétaires, nous en avons aujourd’hui au moins le double, et par conséquent la part de chacune d’elles a dû diminuer environ de moitié, mais comme en même temps la valeur des biens a doublé, la richesse moyenne est restée la même. De leur côté, les petits propriétaires, qui, d’après M. Rubichon, étaient au nombre de 3 millions et demi en 1815, sont aujourd’hui beaucoup plus nombreux; ils ont gagné du terrain, et on ne saurait qu’y applaudir, car ils l’ont conquis par le travail, non par la spoliation, si bien qu’ils l’ont payé en général au-dessus de sa valeur.

Telles ont été, à première vue, les conséquences de l’ordre légal et régulier, de la paix intérieure et extérieure, de la liberté civile et politique, c’est-à-dire des véritables conquêtes de la révolution : mieux fait douceur que violence. Nous allons maintenant pénétrer dans les détails et chercher quels ont pu être, dans l’ordre purement agricole, les effets des principes généraux qui ont inspiré, soit l’ensemble de nos lois, soit la loi spéciale de 1791, si souvent qualifiée de code rural. Ces faits n’ont en apparence aucun rapport avec l’ordre civil et politique, mais en réalité ils en découlent, u La religion chrétienne, dit Montesquieu, qui ne semble avoir d’objet que la félicité de l’autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci. » De même, la liberté sous toutes ses formes, qui paraît n’avoir d’autre but que de donner des satisfaction morales, est encore le meilleur et le plus sûr instrument des progrès matériels.

Le sol se divisait en 1789, quant à la culture, d’après les évaluations d’Arthur Young, légèrement rectifiées dans quelques parties, ainsi qu’il suit :


Terres de labour 26,500,000 hectares.
Vignes 1,500,000 —
Bois 9,000,000 —
Prairies 3,000,000 —
Landes 10,000,000 —
Total 50 millions d’hect.

Voici maintenant la distribution actuelle :


Terres de labour 28 millions d’hectares.
Vignes 2,000,000 —
Bois 8,000,000 —
Prairies 4,000,000 —
Landes 8,000,000 —
Total 50 millions d’hect.

D’où il suit que depuis 1789 l’étendue des landes aurait diminué de 2 millions d’hectares, et celle des bois de 1 million, tandis que les terres de labour se seraient accrues de 1,500,000 hectares, les prairies de 1 million, et les vignes de 500,000. Ces conquêtes paraîtront sans doute bien peu de chose pour une si longue période; mais si le changement dans la distribution des terres n’est pas très grand, l’amélioration est plus sensible pour l’exploitation des terres cultivées, comme on va voir :


1789. 1848.
Jachères. 10 millions d’hectares 5 millions d’hectares.
Froment 4,000,000 — 6,000,000 —
Seigle et autres grains 7,000,000 — 6,000,000 —
Avoine 2,000,000 — 3,000,000 —
Prairies artificielles 1,000,000 — 3,000,000 —
Racines 0,100,000 — 2,000,000 —
Cultures diverses 2,400,000 — 3,000,000 —
26,500,000 hect. 28,000,000 hect.

Ainsi les jachères auraient reculé de 5 millions d’hectares, et le seigle de 1 million; en revanche, l’étendue cultivée en froment se serait accrue de 2 millions d’hectares, les prairies artificielles auraient triplé; une culture à peu près inconnue en 1789, celle des racines, aurait passé de 100,000 hectares à 2 millions, et les cultures diverses, qui sont les plus riches, de 2,400,000 à 3 millions. Grâce à cette meilleure division du sol, qui permet de consacrer 6 millions d’hectares de plus à la nourriture des animaux, et par conséquent à la production des fumiers, grâce à des marnages, des irrigations, des assainissemens, des labours mieux faits, le rendement de toutes les cultures s’est élevé. Le froment, qui ne donnait en moyenne que 8 hectolitres à l’hectare, semence déduite, en a donné 12, et comme en même temps l’étendue semée s’est accrue, la production totale a doublé. Le même fait s’est présenté pour le bétail, qui, recevant deux fois plus d’alimens, a grandi à la fois en nombre et en qualité, de manière à doubler ses produits ; les cultures industrielles se sont développées, la soie et le colza ont quintuplé, le sucre indigène a pris naissance, le vin a doublé. Il n’y a pas jusqu’au bois qui, mieux défendu contre la dent des animaux, mieux exploité en vue des nouveaux débouchés, n’ait augmenté ses produits annuels, mais trop souvent aux dépens du capital.

Le prix moyen du blé ne paraît pas avoir changé. Arthur Young dit que le pain de froment se payait 3 sols la livre, et le pain de seigle, que mangeait communément le peuple, 2 sols; s’il y a une différence, elle est plutôt en moins. La viande a haussé; Arthur Young dit qu’elle se vendait 7 sols la livre sur l’étal, ce qui suppose une moyenne de 6 sols ou 30 centimes pour le producteur. La moyenne actuelle doit être de 30 centimes ou 8 sols par livre, elle aurait alors augmenté d’un tiers. Ce prix de 40 centimes paraîtra sans doute bien faible, surtout aux Parisiens ; mais c’est du prix des campagnes qu’il s’agit, avant que la viande ait été chargée des frais de transport, des droits de marché, d’abattoir et d’octroi, des bénéfices des marchands de bœufs et des bouchers, du loyer et de l’entretien des étaux, tous frais beaucoup plus considérables aujourd’hui qu’autrefois, et qui doublent la valeur de la denrée avant qu’elle arrive chez le consommateur des grandes villes. Arthur Young porte le vin à 4 sols 6 deniers la bouteille; comme le prix du vin varie extrêmement, suivant l’âge, la qualité, le lieu où on le boit, etc., il est difficile de tirer de cette indication aucune conclusion positive. Je crois cependant qu’à prendre les choses dans leur ensemble, le prix du vin n’a pas beaucoup plus changé que celui du pain; il a dû hausser dans la plupart des lieux de production et baisser partout ailleurs par suite du perfectionnement des communications.

En acceptant les données de Lavoisier pour 1789, celles de Chaptal pour 1815, et celles de la Statistique générale de France pour 1848, on arrive à l’aperçu suivant des principales productions agricoles à ces trois époques :


1789 1815 1848
Froment (semence déduite) 34 millions d’hectolitres 44 id. 70 id.
Seigle et autres grains (—) 46 id. id. 44 id. 40 id.
Pommes de terre 2 id. id. 20 id. 100 id.

Pour le vin, Lavoisier estime la consommation totale à 5 millions 700,000 muids ou 17 millions d’hectolitres, mais il a soin de dire que, ses informations étant très vagues sur ce point, il peut se tromper d’un quart, d’un tiers, ou même de moitié. Il est probable qu’en effet il se trompait d’un tiers. Chaptal à son tour se trompe probablement en trop ; il porte cette production en 1815 à 35 millions et demi d’hectolitres; elle doit être aujourd’hui de 40. En revanche, Lavoisier estime la consommation totale de la viande à 1,200 millions de livres ou 600 millions de kilos, ce qui doit être très exagéré, car Chaptal ne la porte, vingt-cinq ans après, qu’à 500 millions de kilos. Je crois bien que la production de la viande n’a pas beaucoup augmenté de 1789 à 1815, mais je ne crois pas qu’elle ait diminué; elle est aujourd’hui d’un milliard de kilos au moins.

En répartissant également par tête d’habitant le blé et la viande obtenus à ces trois époques, la ration annuelle devient : pour 1789 (26 millions et demi d’habitans), 1 hectolitre et quart de froment, 1 hectolitre trois quarts de seigle et autres grains, 18 kilos de viande; pour 1815 (29 millions et demi d’habitans), 1 hectolitre et demi de froment, 1 hectolitre et demi de seigle et autres grains[6], 18 kilos de viande; pour 1848 (36 millions d’habitans), 2 hectolitres de froment, 1 hectolitre de seigle et autres grains, 28 kilos de viande; plus les pommes de terre, le vin, les légumes secs et frais, le lait, etc.

Lavoisier estime à 600 millions en tout pour 1789, ou 12 fr. en moyenne par hectare, le revenu net des propriétaires français. On ne peut qu’accepter cette évaluation, qui est en même temps celle de Forbonnais. La rente donne le prix vénal des terres : à 3 pour 100, c’est 400 francs l’hectare. À ce compte, la rente moyenne et avec elle le prix vénal auraient marché plus vite que le produit brut, car on peut estimer aujourd’hui la rente moyenne à 30 francs, et le prix vénal à 1,000 francs l’hectare : juste récompense du surcroît d’attention que les propriétaires ont donné à leurs domaines et des nouveaux capitaux qu’ils y ont enfouis.

C’est une question assez délicate que celle de l’impôt que payait la propriété rurale avant 1789. Lavoisier l’estime à 600 millions, c’est-à-dire à l’équivalent de la rente. « Le revenu net, dit-il, montant à 1,200 millions, déduction faite des frais de culture, est partagé à peu près par égales portions entre le trésor public et les propriétaires. » Mais Lavoisier, imbu d’une opinion économique fort répandue de son temps, fait peser sur la propriété rurale la totalité du revenu public, qui était en effet de 600 millions, tandis qu’elle n’en supportait réellement qu’une partie. Les impôts de consommation, les produits des domaines, les postes, etc., produisaient environ 380 millions ; les impôts directs sur le sol, comme les tailles et les vingtièmes, en rapportaient tout au plus 220, en y comprenant les contributions des pays d’états et même les corvées. À l’impôt proprement dit venaient se joindre les dîmes, qui rapportaient, comme on l’a vu, 130 millions, d’où il suit que le fardeau total devait être de 350 millions, devenu encore plus lourd pour une partie des contribuables par suite d’une répartition très inégale. L’impôt direct est aujourd’hui un peu allégé, et surtout il est mieux réparti, mais en même temps les autres branches des recettes publiques, dont la propriété rurale supporte sa part, ont pris un énorme accroissement. Le droit seigneurial de lods et ventes, qui rapportait en 1789, suivant M. Bailly, 38 millions, a plus que sextuplé depuis qu’il est devenu un droit de l’état. Les impôts indirects, dont les noms seuls ont changé, ont monté presque aussi vite. Somme toute, nous payons aujourd’hui le double de ce que payaient nos pères, dîmes comprises. Il est vrai que, la richesse générale ayant au moins triplé, il est plus facile aujourd’hui de payer 1,500 millions qu’alors d’en payer la moitié[7] ; mais cette progression dans les taxes n’en est pas moins regrettable. Ce sont les guerres de la révolution et de l’empire qui l’ont rendue nécessaire ; par elles, la dette publique s’est reformée, malgré de honteuses banqueroutes, et exige aujourd’hui une dotation annuelle de 500 millions. Les idées de 1789 donnent les moyens de payer ce gros budget, mais elles ne l’ont pas fait, et si elles avaient pleinement triomphé, il ne serait pas.

Arthur Young évalue à dix-neuf sous le prix moyen de la journée de travail, qui doit être aujourd’hui d’un franc cinquante centimes. Bien que la nation rurale soit restée à peu près la même, puisque les statistiques du temps accusaient 20 millions dépopulation rurale comme celles d’aujourd’hui, l’excédant de population survenu depuis 1789 s’étant concentré dans les villes, le nombre effectif des journées de travail est plus grand, d’abord parce que, la vie moyenne s’étant allongée, le nombre des hommes valides s’est élevé, et ensuite parce que le travail est mieux organisé, soit par la suppression de plusieurs fêtes chômées, soit par le seul effet d’une demande plus active. Avec un égal nombre de travailleurs, on a obtenu plus de travail, et ce travail, devenant plus productif, a pu être mieux rétribué. Ce genre de progrès marchait au moins aussi vite avant 1789, car Arthur Young dit que, vingt-cinq ans seulement avant son voyage, le salaire moyen n’était que de seize sous par jour, et qu’il avait par conséquent monté de 20 pour 100 dans cet intervalle. Il est d’ailleurs à remarquer que cette augmentation dans le salaire se traduit pour l’ouvrier en une augmentation au moins correspondante de bien-être, puisque le prix des principaux objets nécessaires à la vie a peu changé et que celui des objets fabriqués en général, des tissus par exemple, a sensiblement baissé. L’habitation aussi est devenue meilleure, sinon partout, du moins dans la plupart de nos provinces.

De tout ce qui précède résulte le tableau suivant, pour le partage du produit brut par hectare :


1789 1815 1848
Rente du propriétaire 12 fr. 18 fr. 30 fr.
Bénéfice de l’exploitant 5 6 10
Frais accessoires 1 2 5
Impôts fonciers et dîmes 7 4 5
Salaires 25 32 50
Total 50 fr. 62 fr. 100 fr.

Ces progrès suffisent pour nous inspirer un légitime orgueil et une juste confiance dans l’avenir; mais nous ne devons jamais oublier qu’ils auraient pu être au moins doublés, puisque nous avons perdu la moitié environ du temps écoulé depuis la révolution. Un pays voisin, chez qui les principes de 1789 ont été dans l’ensemble, et malgré quelques exceptions apparentes, plus anciennement et plus constamment appliqués que chez nous, a fait dans le même laps de temps des progrès plus rapides encore. Il ne nous a pas fallu, après tout, moins de soixante ans pour défricher deux millions d’hectares de landes, supprimer la moitié de nos jachères, doubler nos produits ruraux, accroître la population de 30 pour 100, le salaire de 50 pour 100, la rente de 150 pour 100. À ce compte, il nous faudrait encore plus d’un demi-siècle pour arriver au point où en est aujourd’hui l’Angleterre.


LÉONCE DE LAVERGNE.

  1. On entendait par champart le prélèvement en nature d’une partie des fruits obtenus par la culture.
  2. Le comité des impositions de l’assemblée constituante a évalué le produit total des dîmes, à 133 millions, mais il y comprenait, avec les dîmes ecclésiastiques. celles qui appartenaient à des laïques, et qu’on appelait inféodées. Ces dernières dépassaient 10 millions; elles avaient été exceptées de la suppression et déclarées rachetables.
  3. L’archevêque de Bordeaux (M. de Cicé), l’archevêque de Vienne (M. de Pompignan), l’archevêque d’Aix (M. de Boisgelin), etc. D’autres membres du clergé ont suivi la révolution jusqu’au bout, tels que l’évêque d’Autun (M. de Talleyrand), l’abbé Sieyès, l’abbé Grégoire, etc.
  4. Exposé des motifs de la loi sur l’indemnité, par M. de Martignac, séance du 3 janvier 1825, à la chambre des députés.
  5. On en jugera par un seul fait. Nos manufactures employaient en 1816 12 millions de kilos de coton en laine ; elles en ont employé en 1850 72 millions de kilos.
  6. Chaptal compte un peu plus, mais il oublie de déduire les semences.
  7. Je ne sais pourquoi M. Railly, dans son Histoire financière de la France, après avoir porté les impôts de toute espèce perçus en 1789, soit par l’état, soit par les provinces, soit par les particuliers et les communautés, à 880 millions, ce qui est déjà exagéré, puisqu’il y comprend des tributs volontaires comme le produit des quêtes des ordres mendians, estime ensuite cette somme de 880 millions à 1,271 millions de notre monnaie actuelle. La livre tournois n’équivalait comme poids d’argent qu’à 98 centimes : il y aurait donc plutôt à réduire la somme qu’à l’augmenter. M. Bailly s’appuie sur le prix du blé, qui, suivant lui, aurait haussé de 30 pour 100 depuis 1789 ; mais cette supposition est toute gratuite.