De l’Importance historique du Grand Cyrus

DE L'IMPORTANCE HISTORIQUE
DU GRAND CYRUS
ROMAN DE Mlle DE SCUDERY.



Qui lit aujourd’hui le Grand Cyrus de Mlle de Scudéry ? qui le lisait au XVIIIe siècle, et déjà même dans les dernières années de Louis XIV ? Le public en avait entièrement perdu la mémoire, et quand en 1713, on s’avisa de mettre au jour les Héros de roman, avec un Discours préliminaire où Boileau, avant de mourir, avait pris à tâche de se moquer du Cyrus, on ne fit pas la moindre attention à ces plaisanteries surannées : personne ne savait plus de quoi voulait parler le vieux satirique.

Cependant le Cyrus est le chef-d’œuvre d’une des femmes les plus spirituelles et les plus célèbres du milieu du XVIIe siècle. Mme de Sévigné, qui apparemment se connaissait en agrément et en délicatesse autant que Boileau, a loué avec effusion l’auteur et l’ouvrage, et de 1649 à 1654, d’un bout de la France à l’autre, à la cour et dans la plus haute aristocratie, comme dans la bourgeoisie instruite et cultivée, à Paris et en province, dans tous les rangs de la société la plus polie de l’univers, on ne lisait pas seulement, on s’arrachait, on dévorait, à mesure qu’ils paraissaient, chacun de ces dix gros volumes, aujourd’hui oubliés, et qui dorment d’un sommeil séculaire dans les bibliothèques de quelques rares amateurs.

Comment expliquer un si soudain et si étrange changement ? Il y en a bien des causes ; nous nous bornerons à en marquer une seule, mais qui dispense d’en rechercher aucune autre. En son temps le Cyrus était parfaitement compris des lecteurs d’élite auxquels il s’adressait de préférence, tandis qu’aujourd’hui et depuis très longtemps il est absolument inintelligible.

En effet le Cyrus n’est pas autre chose qu’un roman allégorique dont nous avons perdu la clé, où, sous des noms persans, grecs, arméniens, etc., sont représentés des personnages qu’aujourd’hui nous ne reconnaissons plus, mais qui, sous Louis XIII et sous la régence d’Anne d’Autriche, occupaient la scène et faisaient l’entretien de la France.

Savez-vous, par exemple, quel est cet Artamène, ce Cyrus, le héros du roman ? Boileau lui-même n’a pas l’air de s’en douter, et il croit bonnement que c’est le petit-fils d’Astyage. En vérité voilà un héros bien propre à intéresser le XVIIe siècle et à charmer les belles dames de la cour et de la ville, lectrices ordinaires des romans à la mode. Boileau gourmande très vivement Mlle de Scudéry non pas pour avoir été prendre un pareil sujet, mais pour l’avoir traité comme elle l’a fait. « Au lieu, dit-il, de représenter, comme elle le devait, dans la personne de Cyrus, un roi promis par les prophètes, tel qu’il est exprimé dans la Bible, ou, comme le peint Hérodote, le plus grand conquérant que l’on eût encore vu, ou enfin tel qu’il est figuré dans Xénophon, Mlle de Scudéry en composa un Artamène plus fou que tous les Céladons et tous les Silvandres[1], qui n’est occupé que du seul soin de sa Mandane. » Ce jugement est tout à fait digne du savant traducteur du traité du Sublime de Longin, du membre austère de l’Académie des Inscriptions, qui aurait voulu, à ce qu’il paraît, que Mlle de Scudéry gagnât un siège à côté de lui dans la docte compagnie par un ouvrage d’érudition et de critique, où, s’enfonçant dans la Bible, dans Hérodote et dans Xénophon, elle fût parvenue à restituer et à mettre en lumière le vrai Cyrus et la suite certaine de ses hauts faits et de ses conquêtes. Mais comment Boileau ne s’est-il pas aperçu qu’il prenait ici Mlle de Scudéry pour Mme Dacier, et qu’il traçait les règles d’un livre d’histoire lorsqu’il s’agissait d’un ouvrage d’imagination, d’un genre de composition qui n’avait pas le bonheur de lui plaire, mais qui plaisait fort à tout son siècle, d’un roman enfin, puisqu’il faut l’appeler par son nom ? Quand on est un peu dans le secret de Mlle de Scudéry, on ne se peut empêcher de sourire en voyant l’excellent et grave écrivain prendre au sérieux et même au tragique les infidélités historiques de l’aimable romancière. Sans manquer au respect sincère que nous professons pour celui qui a aimé et défendu Racine, compris et célébré Molière, honoré et vengé Arnauld[2], ne pourrions-nous lui répondre en cette humble circonstance : Non sans doute Mlle de Scudéry n’a point fidèlement représenté le Cyrus de l’histoire ; mais de grâce prenez garde qu’elle n’y a jamais songé. Au lieu du Cyrus de la Bible, d’Hérodote et de Xénophon, qu’elle ne connaissait guère, elle a peint le Cyrus qu’elle avait sous les yeux, le héros qui éblouissait son siècle de l’éclat de ses victoires, qui commença par sauver la France, et plus tard en agrandit les frontières, qui gagna à vingt-deux ans une bataille mémorable, et n’a jamais été battu une seule fois dans sa vie, en ayant toujours affaire aux plus grands capitaines, le conquérant dont Bossuet a fait l’oraison funèbre, et qu’il n’a pas craint, lui aussi, de comparer au Cyrus prédit par les prophètes : ce Cyrus-là est le prince de Condé en sa brillante jeunesse, lorsqu’on le nommait le duc d’Enghien, et dans les premières années où il succéda au titre de son père et s’appelait M. le Prince. Mlle de Scudéry l’a peint tel qu’il était à la fleur de son âge et pour ainsi dire de sa gloire, fort, galant, ne vous en déplaise, comme le sont quelquefois les jeunes héros, ainsi que Racine aurait pu vous le dire, car nous n’osons vous citer Corneille, et tout en pensant à sa belle maîtresse, prenant des villes, gagnant des batailles, et faisant des choses mille fois plus grandes que ce passage du Rhin que vous avez si dignement chanté. Quoi ! vous n’avez pas reconnu votre héros dans celui de Mlle de Scudéry ! vous ne voyez dans Cyrus qu’un Céladon et un Silvandre ! mais n’apercevez-vous pas tous ces sièges, tous ces combats ? Voici Dunkerque, voilà Rocroy, voilà Lens, voilà Charenton et le siège de Paris. Est-ce le portrait d’un Céladon, je vous prie, que celui-ci : « Cyrus[3] avoit ce jour-là dans les yeux je ne sais quelle noble fierté qui sembloit être d’un heureux présage, et il eût été difficile de s’imaginer en le voyant qu’il eût pu être vaincu, tant sa physionomie étoit gande et heureuse ? Ce prince étoit d’une taille très bien faite ; il avoit la tête très belle, et ses cheveux du plus beau brun du monde faisoient mille boucles agréablement négligées qui lui pendoient jusque sur les épaules. Son teint étoit vif ; ses yeux noirs, pleins d’esprit, de douceur et de majesté ; il avoit le nez un peu aquilin, le tour du visage admirable, l’action si noble et la mine si haute que l’on peut dire assurément qu’il n’y eut jamais d’homme mieux fait que Cyrus. » Et ailleurs[4] : « Cyrus étoit si différent de lui-même dès qu’il s’agissoit de combattre ou seulement de donner des ordres militaires, qu’il n’arrivoit pas un plus grand changement au visage de la Pythie lorsqu’elle rendoit des oracles, que celui que l’on voyoit en Cyrus dès qu’il avoit les armes à la main. On eût dit qu’un nouvel espritl’animoit et qu’il devenoit lui-même le dieu de la guerre : son teint en devenoit plus vif, ses yeux plus brillans, sa mine plus haute et plus fière, son action plus libre, sa voix plus éclatante, et toute sa personne plus majestueuse, de sorte qu’au moindre commandement qu’il faisoit il portait la terreur dans l’âme de tous ceux qui l’environnoient. Il paroissoit pourtant toujours de la tranquillité dans son âme malgré cette agitation héroïque… Sa présence avoit quelque chose de si divin et de si terrible tout ensemble que l’on peut dire que, quand il étoit à la tête de son armée, il ne faisoit pas moins trembler ses amis que ses ennemis. Il est vrai que ce sentiment faisoit des effets bien différens dans le cœur des uns et des autres ; car les derniers, par la crainte qu’ils avoient de lui en prenoient bien souvent la fuite, et les premiers, par celle qu’ils avoient de lui déplaire, étoient incomparablement plus vaillans, étant certain que le feu divin qui échauffoit son cœur et qui brilloit dans ses yeux se communiquoit à toute son armée et lui donnoit une ardeur de combattre qui n’étoit pas une des moindres causes de la victoire. Voilà quel était Cyrus lorsqu’il avoit les armes à la main. » Ailleurs encore[5] : « Il y avoit je ne sais quoi de si noble et de si grand en son action, et une activité si pénétrante dans ses regards que, ne les pouvant soutenir, on étoit contraint de baisser les yeux, tant la colère le faisoit paraître redoutable ! » Ces fortes images pouvaient-elles ne pas faire penser à Condé, et particulièrement ce regard de feu, ce regard héroïque, que Mlle de Scudéry s’efforce ici d’exprimer, ne désignait-il pas de la façon la plus vive et la plus frappante « ce jeune prince du sang qui portait la victoire dans ses yeux, » comme plus tard le dira Bossuet dans l’oraison funèbre de Condé ? Comment ce grand coup de pinceau, que Mlle de Scudéry avait devancé et préparé pour ainsi dire, n’a-t-il pas éclairé l’auteur des Satires, et rendu manifeste à ses yeux le héros français si légèrement caché sous le nom de Cyrus ?

Mais ce même héros, allez-vous dire, n’est plus qu’un berger langoureux dès qu’il songe à Mandane. Il est vrai, Cyrus a beau être un grand conquérant ; comme il est sincèrement amoureux, dès qu’ils est auprès de Mandane, le guerrier intrépide devient le plus timide ; des hommes. Quelque passionné qu’il soit pour la guerre, s’il faut quitter Mandane pour aller à l’armée, il se trouble et soupire. « Quelle honte ! » va s’écrier Boileau. O sage Boileau, ne vous hâtez pas de vous mettre en colère, et lisez plutôt ce passage irrécusable des Mémoires de Mademoiselle : « Quand le duc d’Enghien, dit-elle[6], partoit pour l’armée, le désir de la gloire ne l’empêchoit pas de sentir la douleur de la séparation, et il ne pouvoit dire adieu à Mlle du Vigean qu’il ne répandît des larmes, et lorsqu’il partit pour le dernier voyage d’Allemagne (où il remporta la victoire de Nordlingen), il s’évanouit en la quittant. » Tel était Condé. Pourquoi Cyrus, jeune et amoureux, n’aurait-il pas été tel que lui ? Et cela, non pas quoiqu’il fût Cyrus, mais parce qu’il l’était, et que les nobles amours se forment et s’allument au même foyer d’où sort l’héroïsme : c’était là du moins la doctrine du XVIIe siècle, celle de Corneille et de Pascal comme de Mlle de Scudéry.

Il nous est donc permis de le dire : Boileau a jugé bien sévèrement un ouvrage qu’évidemment il n’a pas entendu, que peut-être même il n’avait pas lu, puisque, dès les premières pages, l’auteur prend soin de déclarer son dessein, et annonce son vrai héros et sa vraie héroïne.

Oui, sa vraie héroïne aussi, car si Artamène et Cyrus sont le prince de Condé, Mandane est certainement la duchesse de Longueville. Comment Boileau ne l’a-t-il pas reconnue ? Il l’avait plus d’une fois rencontrée à l’hôtel de Condé ou à Port-Royal, et il lui suffisait d’ouvrir le Cyrus, pour y voir, au tome Ier et au tome X, le portrait de la sœur de Condé, gravé par Regnesson, le beau-frère de Nanteuil. Est-ce que par hasard il a pris cette gracieuse et douce figure pour celle de quelque princesse de Médie ou de Cappadoce retrouvée par Mlle de Scudéry ? Mais on se peut convaincre de la façon la plus solide à la fois et la plus agréable que Mme de Longueville est bien Mandane, en comparant la description fidèle et détaillée que Mme de Motteville fait de sa personne, à son retour de Munster et dans le début de la fronde, en 1648, à l’âge de vingt-neuf ans, avec le portrait qu’en donne Mlle de Scudéry dans le Cyrus. Écoutons l’histoire : « Elle[7] possédoit au souverain degré ce que la langue espagnole exprime par les mots de donayre, brio y bizarria (bon air, air galant). Elle avoit la taille admirable, et l’air de sa personne avoit un agrément dont le pouvoir s’étendoit même sur notre sexe. Il étoit impossible de la voir sans l’aimer et sans désirer de lui plaire. Sa beauté néanmoins consistoit plus dans les contours de son visage que dans la perfection de ses traits. Ses yeux n’étoient pas grands, mais beaux, doux et brillans, et le bleu en étoit admirable ; il étoit pareil à celui des turquoises. Les poètes ne pouvoient jamais comparer qu’aux lys et aux roses le blanc et l’incarnat qu’on voyoit sur son visage, et ses cheveux blonds et argentés, et qui accompagnoient tant de choses merveilleuses, faisoient qu’elle ressembloit beaucoup plus à un ange, tel que la foiblesse de notre nature nous les fait imaginer, que non pas à une femme. » Voici maintenant le roman, qui n’est guère plus flatteur que l’histoire : « Le voile de gaze d’argent que la princesse Mandane[8] avoit sur la tête n’empêchoit pas que l’on ne vît mille anneaux d’or que faisoient ses beaux cheveux, qui étoient du plus beau blond, ayant tout ce qu’il faut pour donner de l’éclat, sans ôter rien de la vivacité qui est une des parties nécessaires à la beauté parfaite. Elle étoit d’une taille très noble et très élégante, et elle marchoit avec une majesté si modeste qu’elle entraînoit après elle les cœurs de tous ceux qui la voyoient. Sa gorge étoit blanche, pleine et bien taillée. Elle avoit les yeux bleus, mais si doux, si brillans et si remplis de pudeur et de charme, qu’il étoit impossible de les voir sans respect et sans admiration. Elle avoit la bouche si incarnate, les dents si blanches, si égales et si bien rangées, le teint si éclatant, si lustré, si uni et si vermeil, que la fraîcheur et la beauté des plus rares fleurs du printemps ne sauroient donner qu’une idée imparfaite de ce que je vis et de ce que cette princesse possédoit. Elle avoit les plus belles mains et les plus beaux bras qu’il étoit possible de voir… De toutes ces beautés il résultoit un agrément en toutes ses actions si merveilleux, que soit qu’elle marchât ou qu’elle s’arrêtât, qu’elle parlât ou qu’elle se tût, qu’elle sourît ou qu’elle rêvât, elle étoit toujours charmante et toujours admirable. »

Il y a encore dans le Cyrus bien d’autres passages sur la beauté, l’esprit et le caractère de Mandane, qui ne se peuvent rapporter qu’à Mme de Longueville. Mandane est sans cesse occupée de sacrifices et de cérémonies religieuses : quelquefois même elle se retire parmi les vierges voilées qui demeurent au temple de Diane. N’est-ce point une allusion manifeste à la piété si connue de Mme de Longueville et à ses fréquentes retraites chez les Carmélites ? Mandane, au milieu des plus grands succès des armes du roi son père et de son illustre amant, parle toujours contre la guerre et l’effusion du sang humain[9], comme au congrès de Munster Mme de Longueville, avec son mari et d’Avaux, était déclarée pour la paix, en opposition à la politique de Mazarin[10]. Mandane est donnée, dans l’habitude ordinaire de la vie, pour la personne de l’humeur la plus tranquille et la plus douce[11], ainsi que tous les témoignages nous peignent Mme de Longueville avec une langueur charmante, et poussant même la douceur jusqu’à l’air de l’indifférence, quand la passion n’agitait pas son cœur. Le trait particulier de l’esprit et de la beauté de Mandane est précisément cette union merveilleuse de la modestie et de la grandeur qui imprimait à la fois du respect et de l’admiration à tous ceux qui approchaient de Mme de Longueville[12]. « Quelque douceur qu’eût Mandane, elle conservait quelque chose de si majestueux, de si modeste et de si grand sur le visage, que mon maître (c’est un serviteur de Cyrus qui parle) m’a dit souvent que, lorsqu’il étoit auprès d’elle, il n’osoit quasi songer à sa passion, bien loin de l’en entretenir, et que, s’il eût pu s’en séparer, il l’eût presque souhaité, tant il est vrai qu’elle se faisoit autant craindre comme elle se faisoit aimer. »

Ajoutez que Mandane, malgré sa piété, sa modestie et sa douceur, n’en sème pas moins autour d’elle, comme Mme de Longueville, les plus effroyables querelles. Partout où le sort la jette, sa beauté et sa bonne grâce lui suscitent des adorateurs qui se la disputent le fer à la main. Si Guise et Coligny se sont battus pour Mme de Longueville, combien de duels terribles Cyrus ne soutient-il pas pour Mandane ! Mme de Longueville avait troublé bien des cœurs depuis le beau et vaillant Phœbus, comte de Miossens, le futur maréchal d’Albret, jusqu’au bon et grand Turenne, sans parler de bien d’autres en des rangs divers ; de même Mandane égare la raison de rois, de princes, de guerriers, qui, pour la conquérir, jouent leur couronne et leur honneur, et s’engagent dans les plus tragiques aventures.

Enfin, ce qui rapproche Mandane de Mme de Longueville d’une façon bien plus particulière et bien autrement touchante, Mandane charme les femmes aussi bien que les hommes, les petits comme les grands, les étrangers comme les compatriotes, dans le malheur et dans les fers comme dans l’éclat des cours et sur les marches d’un trône.

Il n’y a pas même jusqu’au langage de la sœur de Condé, ce langage d’une distinction si haute et en même temps d’une si exquise politesse et d’une adorable négligence, que Mlle de Scudéry n’ait tâché d’imiter autant qu’il était en elle, autant qu’une femme de sa condition, quel que fût son esprit, pouvait prendre le ton de la cour et celui d’une princesse du sang de France. Il y a cependant çà et là dans le Cyrus des monologues, des lettres, des conversations de Mandane où nous retrouvons quelque ombre du style de Mme de Longueville ; Voilà bien ses longues phrases un peu embarrassées, la grandeur et aussi la subtilité de ses sentimens, sa délicatesse raffinée, son agrément infini, excepté ses incorrections de grande dame, excepté surtout cet accent énergique et fier dans les occasions que tout le talent du monde ne peut feindre, et qu’il faut tirer de son propre cœur.

Ce n’est pas tout : Condé et Mme de Longueville, avec leurs amis privilégiés, Chatillon, La Moussaye, Chabot, sont bien les principales figures du Cyrus ; mais avec celles-là combien encore d’autres figures contemporaines y brillent à des rangs divers ! L’aristocratie française, ses grandes habitations, ses mœurs, ses aventures, surtout ses aventures galantes, qui occupaient et amusaient les salons, tout cela a sa place dans le Cyrus. Puis, de proche en proche, le tableau s’agrandit, et comprend des personnages de différens ordres à qui pouvait manquer la naissance, mais que relevaient le mérite et l’esprit ; car l’esprit était alors une puissance reconnue, avec laquelle toutes les autres puissances comptaient, et Mlle de Scudéry s’estimait trop, elle et ses pareils, pour hésiter à mettre des gens de lettres éminens avec les plus grands seigneurs et les plus grandes dames : en sorte qu’on peut dire avec la plus parfaite vérité que le Cyrus embrasse et exprime en ses diverses parties tous les côtés distingués de la société française du XVIIe siècle, en faisant rejaillir sur eux l’éclat d’un nom immortel.

Ainsi s’explique l’immense succès du Cyrus dans le temps où il parut. C’était une galerie de portraits vrais et frappans, mais un peu embellis, où tout ce qu’il y avait de plus illustre en tout genre, princes, courtisans, militaires, beaux-esprits, et surtout jolies femmes, allaient se chercher et se reconnaissaient avec un plaisir inexprimable. Ceux qui n’avaient pas la prétention de s’y rencontrer éprouvaient une vive curiosité d’y voir les autres et de juger de la ressemblance. Les principaux personnages, tout le monde les devinait, et les moins importans composaient en quelque sorte autant d’agréables problèmes qu’on agitait avec passion dans toutes les compagnies un peu élégantes, et le Cyrus devenait ainsi la lecture à la mode, le livre indispensable de tous les gens qui se piquaient de bon ton.

Remarquez que Mlle de Scudéry n’a pas la première donné l’exemple de mettre en roman les grandes aventures contemporaines et les personnages célèbres : elle suivait la voie ouverte par d’Urfé au début du XVIIe siècle, et où tant d’autres s’étaient engagés sur ses pas. Il est certain en effet que d’Urfé s’est proposé dans l’Astrée de raconter ses longues amours avec la belle Diane de Châteaumorand, et, quelques difficultés que depuis on ait voulu élever à cet égard, nous ne voyons pour nous aucune bonne raison de révoquer en doute le récit du véridique Patru[13]. Un peu plus tard, les Amours du grand Alcandre, par Mlle de Guise, princesse de Conti, sont les amours mêmes d’Henri IV. En 1624, le Romant satirique, ou, si l’on veut, le Romant des Indes[14], retrace des événemens et des personnages français ; l’auteur, Jean de Lannel, ne le dissimule guère. Dans un Avis au lecteur intitulé le Secret du Romant satirique, il s’exprime ainsi : « Si on dit que je ne sais pas l’antiquité, puisque j’appelle prêteurs ceux qui en Galatie sont juges de l’honneur des gentilshommes et généraux des armées, je maintiens que préteur, en langage galatien, veut dire maréchal de France en langage françois. Si on dit qu’il n’y a point d’empire de Galatie, et qu’on ne connoît ni Galatie ni Galatiens, j’annonce que c’est un pays nouvellement découvert, etc. » Aussi la Bibliothèque historique de la France n’hésite-t-elle pas à affirmer que ce roman est une satire des règnes d’Henri IV et de Louis XIII[15]. En 1647, Florigénie ou l’Illustre victorieuse est incontestablement l’histoire des amours et du mariage du chevalier de Chabot et de Marguerite de Rohan, la fille du grand duc Henri. À peu près vers le même temps, les prétendues amours de Mme de Longueville et de Coligny, et le duel malheureux de celui-ci avec le duc de Guise, avaient diverti la cour et les salons sous le voile transparent d’une nouvelle que nous avons découverte et publiée, Agésilan et Isménie[16]. Il n’est donc pas étonnant que Mlle de Scudéry ait eu la pensée de mettre aussi en roman la société où elle a vécu, cette société à la fois héroïque et galante, passionnée pour toutes les gloires, riche en admirables caractères et en talens merveilleux, et qui devait laisser un souvenir ineffaçable dans la politique et dans la guerre, dans la religion et dans la philosophie, dans l’éloquence et dans la poésie, dans toutes les sciences et dans tous les arts.


Deux fois Mlle de Scudéry a entrepris de peindre la société de son temps sous des noms étrangers : la première fois dans le Grand Cyrus, la seconde dans Clélie.

Ces deux romans sont évidemment de la même famille, mais ils diffèrent encore plus qu’ils ne se ressemblent. Le Cyrus, malgré des défauts que nous ne dissimulerons pas, est encore le modèle du genre : la Clélie en est l’excès et l’abus. Le Cyrus avait répandu le goût du roman historique au-delà de la juste mesure, comme il arrive toujours ; la Clélie l’a décrié et l’a fait périr dans le ridicule.

Un vice essentiel gâte la Clélie jusqu’en ses meilleures parties : la scène du roman est à Rome ; les héros et les héroïnes en sont des Romains et des Romaines que tout lecteur instruit connaît, et auxquels l’histoire donne des caractères déterminés, devenus des types qu’il n’est pas possible de changer sans faire violence à toutes les habitudes et pour ainsi dire à tous les préjugés de la mémoire et de l’imagination. Brutus, Collatin, Tarquin, son fils Aruns, Porsenna, Mutius, Horatius Coclès, aussi bien que Lucrèce, Tullie et Clélie, sont des personnages sur qui le romancier n’a aucun droit. Sous ces noms-là, mettre des seigneurs et des dames du XVIIe siècle, avec leurs goûts et leurs mœurs, est une entreprise radicalement extravagante où le roman et l’histoire ne se rencontrent que pour se combattre. Si l’auteur respecte un peu l’histoire, il manque son véritable objet, qui est de peindre les mœurs et les personnages de son siècle ; et pour peu qu’il suive son dessein et s’abandonne à son génie, il blesse l’histoire de la façon la plus outrageuse, et le bon sens révolté s’écrie avec Boileau :

Gardez-vous de donner, ainsi que dans Clélie,
L’air et l’esprit françois à l’antique Italie,
Et, sous des noms romains faisant notre portrait,
Peindre Brutus galant et Caton[17] dameret.

Rien de semblable dans le Cyrus. L’histoire n’éclaire pas les profondes ténèbres des temps reculés où brille la gloire solitaire de Cyrus. Nous ne savons rien de la société et des mœurs de la Perse, de la Médie, de la Cappadoce, ni des cours de Babylone, d’Ecbatane et de Sardes ; nous savons seulement qu’il y avait déjà de la richesse, du luxe, des arts et une civilisation assez avancée : on peut donc sans trop d’invraisemblance y supposer des mœurs élégantes plus ou moins semblables aux nôtres. Nous ignorons jusqu’aux noms des lieutenans de Cyrus, de ses amis et de ses adversaires ; la fiction peut donc s’y jouer impunément. Avons-nous la moindre connaissance du caractère de Mandane ? Cyrus lui-même, qu’en savons-nous ? Ce que nous en disent la Bible et Hérodote, c’est-à-dire fort peu de chose. La Cyropédie de Xénophon est un roman qui en permet et en appelle d’autres. Le poète ne rencontre ici aucune connaissance certaine et répandue, aucun préjugé qui résiste et s’oppose à ses inventions. La seule idée que l’histoire attache au nom de Cyrus est celle d’un conquérant plein d’audace et de génie. Tout le reste est d’une incertitude très favorable à la liberté de l’art. Aussi Mlle de Scudéry a très bien pu mettre des grandes dames françaises parmi celles qui faisaient l’ornement des cours opulentes de l’Orient, des généraux français à la fête des armées de Cyrus ou de ses ennemis ; elle a pu surtout représenter ces jeunes guerriers aussi galans que braves parce que l’amour est de la jeunesse de tous les lieux et de tous les temps, et comme il devait y avoir là aussi de la politesse et le goût des commerces délicats, on ne voit pas qu’on offensât beaucoup l’histoire ou la vraisemblance en introduisant dans les compagnies d’élite, filles du loisir et de la richesse, des beaux-esprits tels que ceux de la cour de Louis XIII et de la régence. L’obscure antiquité est le lieu naturel des fictions : rien n’empêchait d’y placer l’épopée de la société française et l’image transfigurée du XVIIe siècle.

Ajoutons que dans la Clélie Mlle de Scudéry, au lieu de peindre la haute société contemporaine, s’est particulièrement attachée à décrire sa propre société, c’est-à-dire une société inférieure et bourgeoise, incessamment occupée de petite galanterie, de petite poésie, de petit bel-esprit, toutes choses bien difficiles à transporter à Rome au temps de Brutus et de Tarquin. Loin de là, dans le Cyrus, toutes les parties de la société française, comme nous l’avons dit, revivent dans la mesure de leur importance, ce qui fait qu’après tout ce sont au moins d’illustres Français qui occupent les premières places, excitent et soutiennent l’attention et l’intérêt.

De ces différences fondamentales naissent de bien autres différences. Il y a déjà plus de fadeur qu’il n’en faudrait dans le Cyrus, mais dans la Clélie la fadeur est partout et passe toute mesure ; c’est là que jusqu’à je vous hais, tout se dit tendrement, comme pour faire un absolu contraste avec les noms sévères des personnages romains. L’analyse des sentimens, et particulièrement du plus délicat, du plus ondoyant, du plus indéfinissable de tous, mène par une pente naturelle à une métaphysique un peu quintessenciée dont on a un assez fort avant-goût dans le Cyrus ; la Clélie pousse cette métaphysique à des subtilités inouïes qui composent une sorte de scolastique amoureuse. On y disserte à perte de vue sur toutes les nuances de l’amour, depuis la première impression de plaisir désintéressé que fait naître la vue de la beauté jusqu’aux dernières extrémités de la passion, et on y trace cette fameuse carte du Tendre où sont marqués le lac d’Indifférence, le bourg du Respect, les villages de Billet-Doux, de Billet-Galant, de Jolis-Vers, de Complaisance, de Soumissions, de Petits-Soins, d’Assiduité, d’Empressement, de Sensibilité, jusqu’à la ville du Tendre, sur le fleuve de l’Inclination, tout à côté de la Mer-Dangereuse. Le Cyrus abonde sans doute en analyses sentimentales, comme plus d’une tragédie de Corneille, mais sans tomber jamais dans ces divisions et ces subdivisions à l’infini. En un mot, la Clélie appartient déjà à l’école de ces précieuses que Molière n’a cessé de poursuivre depuis le commencement jusqu’à la fin de sa carrière, et le Cyrus, tout en inclinant un peu trop vers cette école, relève des précieuses illustres que Molière faisait profession de respecter. La Clélie se ressent des sociétés du Marais et des fameux Samedi ; le Cyrus sort de l’hôtel de Rambouillet[18].

Malheureusement un grand défaut est commun, aux deux ouvrages : ce défaut est la longueur, la prolixité, la diffusion. Ménage a beau dire que ceux qui blâment la longueur des romans de Mlle de Scudéry ne voient pas que ces romans sont de véritables poèmes épiques, chargés, à la façon de Virgile et d’Homère, d’épisodes et d’incidens qui en reculent le dénoûment[19]. N’en déplaise au savant critique, les épisodes de l’Enéide et surtout de l’Iliade se lient intimement à l’action générale, l’accroissent et l’agrandissent, augmentent l’intérêt et servent au dénoûment, tandis que les épisodes du Cyrus, trop nombreux et enchevêtrés les uns dans les autres, rompent à tout moment le cours du récit et font oublier le sujet fondamental. Pour nous du moins, notre mémoire n’est pas assez forte pour porter un pareil poids, et nous n’avons pu venir à bout d’embrasser l’ensemble et les diverses parties de cet immense roman qu’à l’aide d’analyses et d’extraits multipliés, et grâce à tout un travail que le lecteur ne se doit pas imposer. Et la longueur n’est pas seulement dans le récit et dans l’infinie multitude des histoires qui le divisent sans cesse ; elle est partout, dans les descriptions de lieux, dans les réflexions, surtout dans, les conversations, qui, avec les portraits, forment, à nos yeux, le plus grand agrément du Cyrus, le trait le plus caractéristique du talent de Mlle de Scudéry.

Confessons-le : nous avons l’âme un peu faible à l’endroit des conversations du Cyrus. Oui, nous les aimons, parce qu’avec infiniment d’esprit il y a bien de la délicatesse, et des trésors de fines observations, toujours agréablement exprimées, sur tous les sentimens du cœur, surtout du cœur féminin, comme aussi sur la société, les rangs, les devoirs, les vertus, les caractères ; nous les aimons encore parce qu’elles nous donnent une heureuse idée des conversations du temps, telles qu’elles avaient lieu dans les bonnes compagnies d’alors, aristocratiques ou même bourgeoises, sans être communes ; nous les aimons enfin parce qu’elles nous sont une vivante image de cette passion de la conversation, éteinte aujourd’hui avec tant d’autres nobles passions, mais qui faisait autrefois le charme de la société française, et qui s’y est longtemps soutenue. Le génie de Mlle de Scudéry était pour la conversation, et l’on peut dire que ses Conversations, ses Nouvelles Conversations, ses Conversations morales, ses entretiens sur toute espèce de sujets [20] sont autant de petits chefs-d’œuvre de politesse et de bon goût, qui placent très haut leur auteur dans la littérature féminine du XVIIe siècle, et, selon nous, immédiatement après Mme de Sévigné et Mme de La Fayette. Malheureusement ces conversations si aimables traînent souvent, il faut en convenir, en une longueur un peu fatigante, et celles du Cyrus demanderaient qu’une main amie en retranchât les redites et les mille petites inutilités, inévitables dans le commerce ordinaire, et qui même en font le naturel et la grâce, mais qui, transportées dans un livre, ne produisent plus le même effet, l’œil, dit le poète, étant bien moins indulgent que l’oreille. L’art de parler sert beaucoup à l’art d’écrire, mais ce sont deux arts différens ; et pour atteindre la perfection de la conversation écrite, il faudrait joindre, quand on tient la plume, à l’allure naturelle et libre, à l’heureux abandon de la parole, une réflexion prompte et sûre, capable de surveiller l’inspiration sans la gêner, et d’en émonder légèrement le luxe en en conservant l’aisance, la fraîcheur, la fécondité. Cet art merveilleux n’a été donné à aucun moderne, pas même à Malebranche. Enfans du moyen âge et de la scolastique, nous dissertons, nous ne causons pas, j’entends la plume à la main. Seul, au printemps de la civilisation antique et dans la fleur du génie grec, Platon, entre Aristophane et Phidias, a dérobé ce secret à la Muse, et il l’a emporté avec lui.

Mais hâtons-nous de marquer nettement dans le Cyrus ce qu’on doit sacrifier absolument et sans retour, et ce qu’on peut essayer de disputer à l’oubli. Il y faut distinguer les aventures et les portraits. Cette distinction est fondamentale. Dès qu’on la perd de vue, tout l’intérêt vrai du Cyrus échappe. En effet, les aventures et tout ce qui fait la trame du roman sont des fictions fort médiocres, qui n’ont jamais dû amuser beaucoup les contemporains, et qui sont aujourd’hui, à bien peu d’exceptions près, sans le moindre intérêt pour nous. Il en est tout autrement des portraits : ils méritent encore la plus sérieuse attention à un double titre, et par leur valeur propre, et par leur importance historique. La touche en est à la fois vraie et fine. Rien de général et de vague ; on sent bien que ce ne sont pas là des types imaginaires inventés à plaisir ; une multitude de nuances, marquées et développées avec un art souple et délicat, disent assez que ces copies si naturelles ont été prises sur le vif. Sans doute ce n’est pas le puissant et brillant pinceau de Titien ou de Van-Dyck, mais c’est presque toujours le crayon fidèle et agréable des Demoustier, appliqué aux figures les plus gracieuses ou les plus héroïques du XVIIe siècle.

Cette distinction du récit et des portraits sort de toutes parts d’une lecture attentive du Cyrus. Elle est si vraie que ce n’est pas nous qui l’avons découverte : elle a frappé d’abord un contemporain de Mlle de Scudéry, homme d’esprit, mais d’une humeur cynique à la fois et atrabilaire, qui semble avoir pris à tâche de peindre en laid son siècle, comme la bonne et honnête Mlle de Scudéry l’a peut-être peint un peu trop en beau. Tallemant des Réaux a dit le premier : « Il ne faut chercher dans le Cyrus que le caractère des personnes, leurs actions n’y sont pas[21]. » Ainsi la vie privée des personnages mis en scène était dérobée à des regards profanes, et leurs portraits seuls, d’ordinaire un peu flattés, étaient exposés à la lumière. Il n’est donc pas étonnant que particulièrement les femmes fussent fort aises et briguassent même l’honneur d’avoir une place dans le roman de Mlle de Scudéry ; mais il n’était pas facile de les satisfaire sur tous les points : elles étaient mécontentes, l’une de ce trait-ci, l’autre de celui-là, attestant par leurs plaintes mêmes que l’aimable peintre n’avait pas sacrifié la vérité au désir de plaire, et que ses portraits étaient ressemblans, puisqu’on s’y reconnaissait fort bien, sans s’y trouver tout à fait comme on l’aurait désiré[22].

Quelque temps la fidélité des peintures suffit à trahir les originaux aux yeux des contemporains. Tallemant en désigne plusieurs. Quinze ans déjà passés, Mme de Sévigné, écrivant en 1671 à sa fille, gouvernante de Provence, lui parle d’une dame de Marseille, encore fort agréable, mais autrefois très brillante, et qui fut, dit-elle, l’héroïne de la plus jolie histoire du Cyrus[23]. Cependant de bonne heure le besoin d’une clé se fit sentir. On en fit une, Tallemant l’atteste ; mais elle se perdit, ou du moins on ne suit plus sa trace vers la fin du siècle, quand précisément elle devenait indispensable, car l’oubli va vite dans la famille des hommes : les petits-fils ont peine à reconnaître les images de leurs aïeux ; les générations se pressent et se précipitent, chacune occupée d’elle-même, étrangère et indifférente à celle qui l’a précédée. Quelques grandes figures surnagent, que la gloire rend toujours présentes ; les autres s’en vont au néant, et les portraits qui en subsistent, s’ils ne sont accompagnés d’une inscription prévoyante), deviennent bientôt d’indéchiffrables hiéroglyphes. Combien de fois, tout en sachant déjà que le Cyrus était une suite de portraits du XVIIe siècle, et de l’époque même que nous avons le plus étudiée, sommes-nous resté incertain devant les peintures les plus vives, les plus frappantes de Mlle de Scudéry, réduit à des conjectures qui s’élevaient dans notre esprit pour en disparaître aussitôt, se chassant et se détruisant les unes les autres, et nous laissant dans une obscurité profonde, avec le triste sentiment de la misère de nos travaux et du peu que nous savons de cette société hier encore éclatante et radieuse, et déjà tombée dans les ombres de la mort !

Bien sûr cependant qu’il y avait eu autrefois une clé du Cyrus, nous l’avons cherchée avec l’ardeur et l’opiniâtreté de la passion, et nous avons fini par la découvrir il y a huit ou dix ans. Nous avons rencontré cette clé, si nécessaire et tant désirée, à la bibliothèque de l’Arsenal, à la fin du dernier volume d’un exemplaire du Cyrus, sur une feuille ajoutée, du même format, et même imprimée, mais fort incorrectement, et sur de mauvais papier. Tout annonce que cette pièce sort d’une presse particulière, et qu’elle a été exécutée par une main novice. En voici le titre : Clef de l’Art mène ou le Grand Cyrus. À Paris, MDCLVII. Comme cette date de 1657 n’est point celle du Cyrus, qui parut de 1649 à 1654, il est vraisemblable qu’elle marque l’année de la composition de la clé. L’orthographe est du temps, et plusieurs indices, sur lesquels nous ne voulons pas nous arrêter, autorisent parfaitement cette conjecture.

Possédons-nous la clé même, dont parle Tallemant ? Nous l’ignorons ; tout ce que nous pouvons affirmer, c’est que notre clé ne peut être de Mlle de Scudéry, car d’une part elle ne dit rien sur des personnages qui jouent un grand rôle dans le Cyrus, de l’autre elle donne plusieurs indications qui nous semblent bien douteuses, enfin elle omet des rapprochemens importans et certains. L’auteur n’a suivi aucun ordre ; les noms sont mis les uns après les autres, au hasard, et dans une confusion désagréable. Il est à remarquer que c’est surtout pour le monde de la haute aristocratie que la clé fait souvent défaut, tandis qu’elle abonde en renseignemens curieux sur la société d’un ordre inférieur, et que les personnes de cette société y sont mentionnées avec soin et même avec éloge, ce qui semble trahir une main bourgeoise, celle de quelque habitué de ces assemblées un peu subalternes où Mlle de Scudéry régnait en souveraine.

Mais, s’il est aisé de critiquer la clé que fournit l’exemplaire de l’Arsenal, il eût été absolument impossible de s’en passer, nous le savons par expérience. Nous-même, nous l’avons quelquefois redressée, et souvent étendue ; ceux qui, après nous, seraient tentés de s’engager dans un travail semblable pourront à leur tour ajouter à nos humbles découvertes et porter la lumière dans les parties encore obscures du Cyrus. Il ne reste pas moins vrai que la clé tombée entre nos mains est infiniment précieuse. Grâce à elle, on pénètre, on s’oriente dans le Grand Cyrus, et ce livre, jusqu’alors insipide et frivole, prend tout à coup un aspect inattendu, un sérieux et vif intérêt. Il ne s’agit plus de la Perse, de la Cappadoce, de l’Arménie, de héros et d’héroïnes fantastiques ; il s’agit de la France à la plus belle époque de ses annales, il s’agit de son plus grand capitaine et de ses dignes compagnons, d’une femme illustre, l’idole de son temps, de femmes aimables et spirituelles, la parure de la société française ; il s’agit de tant de personnages différens qui, chacun dans son ordre et à son poste, ont honoré et servi la patrie, d’artistes, de poètes, de gens de lettres qui l’ont aussi servie à leur manière, en l’instruisant et la charmant.

Loin de nous l’esprit fatal du XVIIIe siècle, contempteur du passé et dédaigneux de la France ! Rendons justice à tous les autres pays ; honorons leur génie, mais gardons le nôtre. Un peuple, une race, c’est un certain génie empreint partout, dans la langue, dans la religion, dans les institutions, dans les mœurs, et qui persiste jusque dans les changemens inévitables que le mouvement des temps entraîne à sa suite. Dès que ce génie s’altère, doute de lui-même, porte ses regards vers un modèle étranger, la nation est en péril : il lui faut, à tout prix, reconquérir la conscience d’elle-même, et pour cela resserrer la chaîne de ses souvenirs, se retremper dans son histoire, et raviver le culte de ses grands hommes, illustres représentons et gardiens fidèles de l’esprit des peuples. Sachons-le bien en effet, individus et nations, c’est notre propre idéal que nous devons poursuivre, car tout autre ne nous convient pas, et nous échappe nécessairement. Si la France veut être grande, en quelque genre que ce soit, qu’elle commence par n’imiter personne, qu’elle demeure elle-même, se résignant à ses défauts tout en s’efforçant de les diminuer, et développant et perfectionnant ses admirables qualités, qu’il lui est aisé de reconnaître toutes vivantes dans son histoire, surtout aux époques où elle a été l’exemple et la lumière du monde.

Pour nous, obscur serviteur de la France, mais qui ressentons pour elle une, de ces tendresses passionnées et obstinées qui résistent à toutes les épreuves, nous qui remercions Dieu de nous avoir donné une telle patrie, qui avons foi en elle et dans ses destinées, qui l’honorons et l’aimons chaque jour davantage, à mesure que nous la connaissons mieux, et qui, n’en déplaise à de graves étourdis, ne mettons au-dessus d’elle aucune nation sur la terre[24], nous recherchons particulièrement dans ses annales les temps où nous sentons monter en quelque sorte le flot de la grandeur française, et le génie national se déployer dans son originalité et sa force. Voilà, entre autres motifs, ce qui nous fait détourner les yeux du XVIIIe siècle, où, grâce à d’indignes gouvernemens qu’attendait un châtiment mérité, la France était presque devenue une puissance du second ordre, n’ayant pas produit en tant d’années un seul grand homme d’état ni un grand capitaine ; mal conduite au dedans, battue au dehors, réduite à voir sa glorieuse marine, commandée par des hommes tels que Dupleix et Suffren, reculer devant celle de l’Angleterre, l’astre de Pierre le Grand et celui de Frédéric se lever sur nos têtes, toutes les nations du nord de l’Europe croître et grandir, et nous descendre ! Voilà au contraire ce qui nous attache à cette période si différente de notre histoire qui commence à l’avènement de Henri IV et se prolonge jusqu’au règne tout personnel de Louis XIV, que marquent successivement le triste mariage du roi avec Mme Scarron, la révocation de l’édit de Nantes, l’adoption des Stuarts et les déplorables guerres de la succession d’Espagne, à travers un siècle entier de grande politique, où nous voyons avec un orgueil bien légitime des guerres sagement conçues, fortement conduites, couronnées par d’éclatans et utiles triomphes ; le traité de Westphalie et celui des Pyrénées portant nos frontières au Rhin, aux Pyrénées et aux Alpes ; un gouvernement ferme et résolu travaillant sans relâche à transformer une monarchie féodale en une royauté populaire, et, sans détruire une aristocratie nécessaire et sans cesse renouvelée, préparant de toutes parts l’empire de l’égalité.civile ; une juste tolérance religieuse, exercée par des princes mêmes de l’église et des cardinaux hommes d’état, distribuant avec discernement les plus hautes charges, les titres de duc et les bâtons de maréchal aux protestans comme aux catholiques, quand la gloire les désignait au choix du monarque[25] ; l’augmentation toujours croissante de la marine, de l’industrie, du commerce, encouragés et soutenus sans vain système et sans autre objet que l’intérêt du pays ; enfin ce long et continuel épanouissement de grands hommes en tout genre, qui faisaient de la France l’école de l’Europe. Nous l’avons dit ailleurs : dans un grand siècle, tout est grand[26] ; tout nous intéresse donc en cette grande époque, les choses et les hommes, les femmes aussi, et jusqu’aux détails de la société et des mœurs. Tel est le sentiment qui de bonne heure a tourné nos regards vers le XVIIe siècle, où se rencontrent ensemble les sujets habituels de notre admiration et de nos travaux, Descartes, Corneille et Poussin, à côté de Henri IV, de Richelieu et de Mazarin ; Mlle de La Fayette, Mme de Hautefort, Mme de Sévigné, Mme de Longueville avec Condé et Turenne, Pascal et Bossuet. Et c’est ce même sentiment qui, maintenant que nous sommes en possession de la clé du Cyrus, nous portera peut-être un jour à nous servir d’un roman pour illustrer l’histoire, et continuer, par un chemin assez nouveau, nos vieilles études sur un siècle cher à notre patriotisme.


V. COUSIN.

  1. Discours préliminaire sur le Dialogue des Héros de roman.
  2. Voyer notre ouvrage Du Vrai, du Beau et du Bien, leçon Xe, l’Art français au dix-septième siècle.
  3. Le Grand Cyrus, t. III, liv. II, p. 598.
  4. Ibid., t. V, liv. II, p. 478.
  5. Le Grand Cyrus, t. X, liv. Ier, p. 494.
  6. Mémoires, édit. d’Amsterdam, 1735, t. Ier, p. 85.
  7. Mémoires de Mme de Motteville, édit. d’Amsterdam, 1750, t. Ier, p. 44.
  8. Le Grand Cyrus, t. Ier, livre II, p. 320.
  9. Par exemple, t. Ier, livre II, p. 450.
  10. La Jeunesse de madame de Longueville, ch. IV.
  11. Le Grand Cyrus, p. 522.
  12. Le Grand Cyrus, p. 598.
  13. Œuvres de Patru, t. II, p. 497, Éclaircissement sur l’Histoire de l’Astrée.
  14. La seconde édition de 1625 porte ce titre.
  15. Voyez aussi les Mémoires de l’abbé d’Artigny, t. VI, p. 44-49.
  16. La Jeunesse de madame de Longueville, ch III.
  17. Boileau a mis là Caton pour la charge, car il n’y a pas de Caton dans Clélie au temps de Tarquin ; mais qu’importe au satirique ?
  18. Sur l’hôtel de Rambouillet, les sociétés du Marais et les Samedi, voyez Madame de Sablé, ch. II.
  19. Ménagiana, édit. de 1705, t. II, p. 9 et suiv.
  20. Mlle de Scudéry les a réunis de 1680 à 1692 en dix charmans petits volumes in-12, admirablement imprimés, qu’on peut offrir à une jeune femme comme une suite de sermons laïques en quelque sorte, une véritable école de morale séculière tirée de l’expérience de la meilleure compagnie.
  21. Tallemant des Réaux, t. V, p. 275.
  22. Tallemant, ibid.
  23. Lettre du 13 mai 1671.
  24. Si c’était ici le temps et le lieu, nous demanderions, sans même entrer dans les soixante dernières années si riches et si pleines, et eu nous renfermant dans l’ancienne France, nous demanderions en quel pays de l’Europe on trouve de plus dignes magistrats, de plus vertueux citoyens que Jean de La Vacquerie, Michel de Lhôpital, Matthieu Molé, Vauban, Malesherbes ; de plus grands hommes d’état que Charlemagne, Philippe-Auguste, saint Louis, Louis XI, Henri IV et Richelieu ; de plus grands capitaines dans un seul et même siècle que Condé, Turenne, Luxembourg, Conti, Catinat, Villars, Vendôme ; un plus grand métaphysicien et un plus grand géomètre que Descartes ; un plus grand tragique que Corneille, un plus grand comique que Molière, un plus grand fabuliste et un plus grand lyrique à la fois que La Fontaine ; de plus grands prosateurs que Froissard, Rabelais, Montaigne, Pascal, Bossuet, Saint-Simon ; un publiciste d’un esprit plus vaste et plus sûr que Montesquieu ; des peintres de la nature plus savans ou plus touchans que Buffon et Rousseau ; une femme de plus de génie que Mme de Sévigné ; un homme de plus d’esprit que Voltaire ; dans les arts mêmes, de plus grands architectes que ceux de nos vieilles cathédrales, et plus tard Pierre Lescot, Jean Brillant, Philibert Delorme, de Brosse, Le Mercier ; un sculpteur plus puissant et plus expressif, après Michel-Ange, que Jean Cousin, plus gracieux que Goujon, Pilon ou Sarazin ; un peintre plus philosophe, d’une conception et d’une composition plus profonde que Poussin, ou plus pathétique que Lesueur, ou plus habile paysagiste que Claude ; un peuple enfin qui en tout temps et en tout genre ait été et soit encore un plus admirable instrument entre les mains du génie, plus amoureux et plus capable des grandes choses, plus docile à qui sait le conduire, plus dévoué lorsqu’il sent qu’on l’aime, plus énergique à la fois et plus souple, et, quand on le croit écrasé sous la tempête, se relevant le lendemain aussi fort que jamais ; peuple léger en apparence parce qu’il est aimable et humain, et qui a accompli les trois plus grandes entreprises des temps modernes : la constitution du moyen âge sous Charlemagne, la conversion de la monarchie féodale en une monarchie administrative, et ce que d’un bout du monde à l’autre ou appelle la révolution française. Le problème de la liberté politique n’est pas encore résolu, il est vrai ; mais le problème tout autrement important de la liberté civile l’est depuis cinquante années pleinement et irrévocablement. Des flancs de la révolution de 1789 est sortie une société telle que l’œil des hommes n’en avait point encore vue, à la fois monarchique et démocratique, fondée sur l’égalité de tous devant la loi, avec une hiérarchie puissante, création originale et magnifique de l’esprit français destinée à faire le tour du monde, selon la parole prophétique de Mirabeau, et que chaque jour sous nos yeux l’Europe entière nous emprunte. Non : deux millions de nos frères ne sont pas morts en vain sur les champs de bataille de la révolution, car le vrai but de cette révolution est atteint. Reste une grande tâche, entièrement différente de la première, celle de l’établissement de la liberté politique : ce sera l’œuvre de notre siècle. Elle exige de longs tâtonnemens et des expériences douloureuses. Pour y réussir, la première, l’impérieuse condition est de laisser là toute imitation, soit de l’antiquité, fort belle assurément, mais qui n’a rien à démêler avec nous, soit même de l’Angleterre, qui a son génie à part qu’elle a mis dans ses institutions, et dont l’ardent et profond patriotisme doit seul nous faire envie, soit surtout de l’Amérique, qui, éclose hier au bord de l’Océan, dispersée en d’immenses déserts, ne sachant pas où elle va, s’abandonne à ses instincts aventureux et se joue encore impunément du temps et de l’espace. Nous, vieille nation rajeunie et retrempée par la révolution française, entourés de toutes parts de puissans voisins qui nous admirent, nous redoutent et nous surveillent, nous avons une situation et une destinée particulières : il nous faut donc rechercher de sang-froid le régime politique que réclament et comportent nos vrais besoins, notre propre caractère, nos qualités et nos défauts, le génie enfin de notre race, tel qu’il reluit dans notre histoire. Le régime constitutionnel est, nous en sommes convaincu, le besoin et le vœu de la France ; mais-il admet bien des combinaisons et des formes diverses : l’erreur est de le voir dans un type unique, et dans un type étranger.
  25. Par exemple, en 1644, sur neuf ou dix maréchaux, il y avait cinq protestans, La Force, Châtillon, Turenne, Gassion, Rantzau.
  26. Jacqueline Pascal, premières études sur la société et les femmes illustres du dix-septième siècle, introduction, p. 1