De l’Homme/Section 9/Chapitre 27

SECTION IX
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 12 (p. 27-31).


CHAPITRE XXVII.

Des temps où l’église catholique laisse reposer ses prétentions.

L’esprit d’un siecle est-il peu favorable aux entreprises du sacerdoce ? les lumieres philosophiques ont-elle percé dans tous les ordres de citoyens ? le militaire, plus instruit, est-il plus attaché au prince qu’au clergé ? le souverain lui-même, plus éclairé, s’est-il rendu plus respectable à l’église ? elle dépouille sa férocité, modere son zele ; elle avoue hautement l’indépendance du prince. Mais cet aveu est-il sincere ? est-il l’effet de la nécessité, de la prudence, ou de la persuasion réelle du clergé ? La preuve qu’en se taisant l’église n’abandonne pas ses prétentions, c’est qu’elle enseigne toujours à Rome la même doctrine. Le clergé affecte sans doute le plus grand respect pour la royauté ; il veut qu’on l’honore jusques dans les tyrans (22). Mais ses maximes à ce sujet prouvent moins son attachement pour les souverains, que son indifférence et son mépris pour le bonheur des hommes et des nations.

Qu’importe à l’église la tyrannie des mauvais rois, pourvu qu’elle partage leur pouvoir ?

Lorsque l’ange des ténebres emporta le fils de l’homme sur la montagne, il lui dit : « Tu vois d’ici tous les royaumes de la terre ; adore-moi, je t’en fais le maître ». L’église dit pareillement au prince : « Sois mon esclave, soit l’exécuteur de mes barbaries, adore-moi, inspire aux peuples la crainte du prêtre, qu’ils croupissent dans l’ignorance et la stupidité ; à ce prix je te donne un empire illimité sur tes sujets : tu peux être tyran. »

Ennemi sourd de la puissance temporelle, le sacerdoce, selon les temps et le caractere des rois, les ménage ou les insulte.

Le pape se refuse aux demandes de Valdemar, roi de Danemarck ; ce roi lui fait cette réponse[1] : « De Dieu je tiens la vie, des Danois le royaume, de mes peres mes richesses, de tes prédécesseurs la foi, que je te remets par les présentes, si tu ne m’octroies ma demande ». Tel est le protocole de tout prince éclairé avec la cour de Rome. Qu’on la brave, on n’a point à la redouter.

Les prêtres, par la mollesse de leur éducation, sont pusillanimes : ils ont la barbe de l’homme et le caractere de la femme. Impérieux avec qui les craint, ils sont lâches avec qui leur résiste.

Peut-être l’esprit des nations est-il maintenant peu favorable au clergé. Mais un corps immortel ne doit jamais désespérer de son crédit : tant qu’il subsiste il n’a rien perdu. Pour recouvrer sa premiere puissance, il ne faut qu’épier l’occasion, la saisir, et marcher constamment à son but. Le reste est l’œuvre du temps.

Qui jouit comme le clergé d’immenses richesses peut l’attendre patiemment. Ne peut-il plus prêcher des croisades contre les souverains, et les combattre à force ouverte ? il lui reste encore la ressource du fanatisme contre tout prince assez timide pour n’oser établir la loi de la tolérance[2].


(22) Si l’église défendit quelquefois aux laïques le meurtre du prince, elle se le permit toujours. Il est vrai, disent les théologiens, que les papes ont déposé les souverains, prêché contre eux des croisades, béatifié des Cléments ; mais ces légèretés sont des fautes du pontife, et non de l’église. Quant au silence coupable gardé à ce sujet par les évêques, il fut, ajoutent-ils, l’effet de leur politesse pour le saint-siege, et non d’une approbation donnée à sa conduite.


  1. Vitam habemus a Deo, regnum ab incolis, divitias a parentibus, fidem a tuis prædecessoribus, quam, si nobis non faves, remittimus per præsentes.
  2. Par-tout où l’on tolere plusieurs religions et plusieurs sectes, elles s’habituent insensiblement l’une à l’autre, leur zele perd tous les jours de son âcreté. Il est peu de fanatiques où la tolérance pléniere est établie.