De l’Homme/Section 9/Chapitre 21

SECTION IX
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 12 (p. 10-12).
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CHAPITRE XXI.

L’intérêt du puissant commande plus impérieusement que la vérité aux opinions générales.

L’on vante sans cesse la puissance de la vérité, et cependant cette puissance tant vantée est stérile, si l’intérêt du prince ne la seconde. Que de vérités, encore enterrées dans les ouvrages des Gordon, des Sidney, des Machiavel, n’en seront retirées que par la volonté efficace d’un souverain éclairé et vertueux !

L’opinion, dit-on, est la reine du monde. Il est des instants où sans doute l’opinion générale commande aux souverains eux-mêmes. Mais qu’est-ce que ce fait a de commun avec le pouvoir de la vérité ? prouve-t-il que l’opinion générale en soit la production ? Non ; l’expérience nous démontre au contraire que presque toutes les questions de la morale et de la politique sont résolues par le fort et non par le raisonnable, et que, si l’opinion régit le monde, c’est à la longue le puissant qui régit l’opinion.

Quiconque distribue les honneurs, les richesses et les châtiments, s’attache toujours un grand nombre d’hommes. Cette distribution lui asservit les esprits, lui donne l’empire sur les ames.

Quelles sont les opinions le plus généralement répandues ? ce sont sans contredit les opinions religieuses. Or, ce n’est ni la raison, ni la vérité, mais la violence, qui les établit (16). Mahomet veut persuader son Koran, il s’arme, il flatte, il effraie les imaginations : les peuples sont par la crainte et l’espérance intéressés à recevoir sa loi ; et les visions du prophete deviennent bientôt l’opinion de la moitié de l’univers.

Mais les progrès de la vérité ne sont-ils pas plus rapides que ceux de l’erreur ? Oui, lorsque l’une et l’autre sont également promulguées par la puissance. La vérité par elle-même est claire ; elle saisit tout bon esprit. L’erreur, au contraire, toujours obscure, toujours retirée dans le nuage de l’incompréhensible, y devient le mépris du bon sens. Mais que peut le bon sens sans la force ? C’est la violence, la fourberie, le hasard, qui, plus que la raison et la vérité, ont toujours présidé à la formation des opinions générales.

(16) La preuve de notre peu de foi est le mépris connu pour quiconque change de religion. Rien sans doute de plus louable que d’abandonner une erreur pour embrasser la vérité. D’où naît donc notre mépris pour les nouveaux convertis ? De la conviction obscure où l’on est que toutes les religions sont également fausses, et que quiconque en change s’y détermine par un intérêt sordide, et par conséquent méprisable.