De l’Homme/Section 9/Chapitre 13

SECTION IX
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 194-200).
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CHAPITRE XIII.

Des maux que produit l’indifférence pour la vérité.

Dans le corps politique, comme dans le corps humain, il faut un certain degré de fermentation pour y entretenir le mouvement et la vie. L’indifférence pour la gloire et la vérité produit stagnation dans les ames et dans les esprits. Tout peuple qui, par la forme de son gouvernement ou la stupidité de ses administrateurs, parvient à cet état d’indifférence, est stérile en grands talents comme en grandes vertus[1]. Prenons les habitants de l’Inde pour exemple : quels hommes, comparés aux habitants actifs et industrieux des bords de la Seine, du Rhin, ou de la Tamise !

L’Indien, plongé dans l’ignorance, indifférent à la vérité, malheureux au dedans, foible au dehors, est esclave d’un despote également incapable de le conduire au bonheur durant la paix, à l’ennemi durant la guerre.

Quelle différence de l’Inde actuelle à cette Inde jadis si renommée, et qui, citée comme le berceau des arts et des sciences, étoit peuplée d’hommes avides de gloires et de vérités ! Le mépris conçu pour cette nation déclare le mépris auquel doit s’attendre tout peuple qui croupira, comme l’Indien, dans la paresse et l’indifférence pour la gloire.

Quiconque regarde l’ignorance comme favorable au gouvernement, et l’erreur comme utile, en méconnoît les productions : il n’a point consulté l’histoire : il ignore qu’une erreur, utile pour le moment, ne devient que trop souvent le germe des plus grandes calamités. Un nuage blanc s’est-il élevé au-dessus des montagnes, c’est le voyageur expérimenté qui seul y découvre l’annonce de l’ouragan : il se hâte vers la couchée ; il sait que, s’abaissant du sommet des monts, ce nuage, étendu sur la plaine, voilera bientôt de la nuit affreuse des tempêtes ce ciel pur et serein qui lui encore sur sa tête.

L’erreur est ce nuage blanc où peu d’hommes apperçoivent les malheurs dont il est l’annonce. Ces malheurs, cachés au stupide, sont prévus du sage : il sait qu’une seule erreur peut abrutir un peuple, peut obscurcir tout l’horizon de ses idées ; qu’une imparfaite idée de la divinité a souvent opéré cet effet. L’erreur, dangereuse en elle-même, l’est sur-tout par ses productions. Une erreur est féconde en erreurs.

Tout homme compare plus ou moins ses idées entre elles : en adopte-t-il une fausse ? de cette idée unie à d’autres il en résulte des idées nouvelles et nécessairement fausses, qui, se combinant de nouveau avec toutes celles dont il a chargé sa mémoire, donnent à toutes une plus ou moins forte teinte de fausseté : les erreurs théologiques en sont un exemple. Il n’en faut qu’une pour infecter toute la masse des idées d’un homme, pour produire une infinité d’opinions bizarres, monstrueuses et toujours inattendues, parcequ’avant l’accouchement on ne prédit pas la naissance des monstres.

L’erreur est de mille especes. La vérité au contraire est une et simple ; sa marche est toujours uniforme et conséquente. Un bon esprit sait d’avance la route qu’elle doit parcourir[2]. Il n’en est pas ainsi de l’erreur : toujours inconséquente et toujours irréguliere dans sa course, on la perd à chaque instant de vue : ses apparitions sont toujours imprévues ; on n’en peut donc prévenir les effets. Pour en étouffer les semences, le législateur ne peut trop exciter les hommes à la recherche de la vérité[3].

Tout vice, disent les philosophes, est une erreur de l’esprit. Les crimes et les préjugés sont freres ; les vérités et les vertus sont sœurs. Mais quelles sont les matrices de la vérité ? la contradiction et la dispute. La liberté de penser porte les fruits de la vérité : cette liberté éleve l’ame, engendre des pensées sublimes ; la crainte au contraire l’affaisse, et ne produit que des idées basses.

Quelque utile que soit la vérité, supposons cependant qu’entraîné à sa ruine par le vice de son gouvernement un peuple ne pût l’éviter que par un grand changement dans ses lois, ses mœurs et ses habitudes, faut-il que le législateur le tente ? doit-il faire le malheur de ses contemporains pour mériter l’estime de la postérité ? La vérité enfin qui conseilleroit d’assurer la félicité des générations futures par le malheur de la présente doit-elle être écoutée ?


  1. Les vertus fuient les lieux d’où la vérité est bannie. Elles n’habitent poinr les empires où l’esclavage donne le nom de soleil de justice aux tyrans les plus injustes et les plus cruels, où la terreur prononce les panégyriques.
  2. Les principes d’un ministre éclairé une fois connus, on peut, dans presque toutes les positions, prédire quelle sera sa conduite. Celle d’un sort est indevinable. C’est une visite, un bon mot, une impatience qui le détermine ; et de là ce proverbe, que Dieu seul devine les sots.
  3. Pour détruire l’erreur faut-il la forcer au silence ? Non. Que faire donc ? La laisser dire. L’erreur, obscure par elle-même, est rejetée de tout bon esprit. Le temps ne l’a-t-il point accréditée ? n’est-elle point favorisée du gouvernement ? elle ne soutient point le regard de l’examen. La vérité donne à la longue le ton par-tout où on la dit librement.