De l’Homme/Section 9/Chapitre 10

SECTION IX
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 178-187).
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CHAPITRE X.

Dans aucune forme de gouvernement le bonheur du prince n’est attaché au malheur des peuples.

Le pouvoir arbitraire, dont quelques monarques paroissent si jaloux, n’est qu’un luxe de puissance, qui, sans rien ajouter à leur félicité, fait le malheur de leurs sujets. Le bonheur du prince est indépendant de son despotisme. C’est souvent par complaisance pour ses favoris, c’est pour le plaisir et la commodité de cinq ou six personnes, qu’un souverain met ses peuples en esclavage, et sa tête sous le poignard de la conjuration.

Le Portugal nous apprend les dangers auxquels, dans ce siecle même, les rois sont encore exposés. Le pouvoir arbitraire, cette calamité des nations, n’assure donc ni la félicité ni la vie des monarques : leur bonheur n’est donc pas essentiellement lié au malheur de leurs sujets. Pourquoi taire aux princes cette vérité, et leur laisser ignorer que la monarchie modérée est la monarchie la plus desirable (13) ; que le souverain n’est grand que de la grandeur de ses peuples, n’est fort que de leur force, riche que de leurs richesses ; que son intérêt bien entendu est essentiellement uni au leur ; et qu’enfin son devoir est de les rendre heureux ? « Le sort des armes, dit un Indien à Tamerlan, nous soumet à toi. Es-tu marchand ? vends-nous : es-tu boucher ? tue-nous : es-tu monarque ? rends-nous heureux. ”

Est-il un souverain qui puisse sans horreur entendre sans cesse murmurer autour de lui ce mot célebre d’un Arabe ? Cet homme, accablé sous le faix de l’impôt, ne peut subsister lui et sa famille : il porte ses plaintes au calife : le calife s’en irrite ; l’Arabe est condamné à mort. En marchand au supplice, il rencontre en chemin un officier de la bouche : « Pour qui ces viandes ? demande le condamné. — Pour les chiens du calife, répond l’officier. — Que la condition des chiens d’un despote, s’écrie l’Arabe, est préférable à celle de son sujet » ! Quel prince éclairé soutient un tel reproche, et veut, en usurpant un pouvoir arbitraire sur ses peuples, se condamner à ne vivre qu’avec des esclaves ?

L’homme, en présence de son despote, est sans opinion et sans caractere. Thamas Kouli-Kan soupe avec un favori. On lui sert un nouveau légume : « Rien de meilleur et de plus sain que ce mets, dit le courtisan. Le repas fait, Kouli-Kan se sent incommodé ; il ne dort pas. Rien, dit-il à son lever, de plus détestable et de plus mal-sain que ce légume. Rien de plus mal-sain, dit le courtisan. Mais tu ne le pensois pas hier, reprend le prince : qui te force à changer d’avis ? Mon respect et ma crainte. Je puis, réplique le favori, impunément médire de ce mets ; je suis l’esclave de ta hautesse, et non l’esclave de ce légume. »

Le despote est la Gorgone : il pétrifie dans l’homme jusqu’à la pensée[1]. Comme la Gorgone, il est l’effroi du monde. Son sort est-il donc si desirable ? Le despotisme est un joug également onéreux à celui qui le porte, à celui qui l’impose. Que l’armée abandonne le despote, le plus vil des esclaves devient son égal, le frappe, et lui dit :

Ta force étoit ton droit, ta foiblesse est ton crime.

Mais si, dans l’erreur à cet égard, un prince attache son bonheur à l’acquisition du pouvoir arbitraire, et qu’un écrit, publiant les intentions du prince, éclaire les peuples sur le malheur qui les menace ; cet écrit ne suffit-il pas pour exciter le trouble et le soulevement ? Non : l’on a par-tout décrit les suites funestes du despotisme. L’histoire romaine, l’écriture sainte elle-même, en font en cent endroits le tableau le plus effrayent ; et cette lecture n’excita jamais de révolution. Ce sont les maux actuels, multipliés et durables du despotisme, qui douent quelquefois un peuple du courage nécessaire pour s’arracher à ce joug. C’est toujours la cruauté des sultans qui provoque la sédition. Tous les trônes de l’orient sont souillés du sang de leur maître, versé par la main des esclaves.

La simple publication de la vérité n’occasionne point de commotions vives. D’ailleurs l’avantage de la paix dépend du prix dont on l’achete. La guerre est sans doute un mal ; mais, pour l’éviter, faut-il que, sans combattre, les citoyens se laissent ravir leurs biens, leur vie et leur liberté ? Un prince ennemi vient les armes à la main réduire un peuple à l’esclavage : ce peuple présentera-t-il sa tête au joug de la servitude ? Qui le propose est un lâche. Quelque nom que porte le ravisseur de ma liberté, je dois la défendre contre lui.

Point d’état qui ne soit susceptible de réforme, souvent aussi nécessaire que désagréable à certaines gens. L’administration s’abstiendra-t-elle de la faire ? faut-il, dans l’espoir d’une fausse tranquillité, qu’elle fasse aux grands le sacrifice du bien public, et, sous le vain prétexte de conserver la paix, qu’elle abandonne l’empire aux voleurs qui le pillent ?

Il est, comme je l’ai déja dit, des maux nécessaires. Point de guérison sans douleur. Si l’on souffre dans le traitement, c’est moins du remede que de la maladie. Une conduite timide, des ménagements bas, ont été souvent plus fatals aux sociétés que la sédition même. On peut, sans offenser un prince vertueux, fixer les bornes de son autorité ; lui représenter que la loi qui déclare le bien public la premiere des lois est une loi sacrée, inviolable, que lui-même doit respecter ; que toutes les autres lois ne sont que les divers moyens d’assurer l’exécution de la premiere ; et qu’enfin, toujours malheureux du malheur des sujets, il est une dépendance réciproque entre la félicité des peuples et celle du souverain. D’où je conclus que la chose vraiment nuisible pour lui est le mensonge qui lui cache la maladie de l’état ; que la chose vraiment avantageuse pour lui est la vérité qui l’éclaire sur le traitement et le remede.

La révélation de la vérité est donc utile ; mais l’homme la doit-il aux autres hommes, lorsqu’il est si dangereux pour lui de la leur révéler ?

(13) Un despote n’a pas reçu de la nature les forces nécessaires pour soumettre lui seul une nation. Il ne l’asservit qu’à l’aide de ses janissaires, de ses soldats, et de son armée. Déplaît-il à cette armée ? il est sans force, le sceptre échappe de ses mains, il est condamné par ses complices. On ne le juge point, on le tue. Il en est autrement d’un prince qui regne sous l’autorité des magistrats et des lois. Supposons qu’il commette un crime punissable par ces mêmes lois, il est du moins entendu dans ses défenses, et la lenteur de la procédure lui laisse toujours le temps de prévenir son jugement en réparant ses injustices.

Le prince sur le trône d’une monarchie modérée est toujours plus fermement assis que sur celui du despotisme.


  1. Quel prince, même parmi les chrétiens, à l’exemple du calife Hakkam, permettroit aux cadis de révéler ses injustices ? « Une pauvre femme posses à Jehra une petite piece de terre contiguë aux jardins d’Hakkam ; ce prince veut agrandir son palais ; il fait proposer à cette femme de lui céder son terrain. Elle le refuse, et veut conserver l’héritage de ses peres. L’intendant des jardins s’empare du terrain qu’elle ne veut pas vendre.

    « La femme éplorée va à Cordoue implorer la justice. Ibu-Béchir en est le cadi. Le texte de la loi est formel en faveur de la femme ; mais que peuvent les lois contre celui qui se croit au-dessus d’elles ? Cependant Ibu-Béchir ne desespere point de sa cause. Il monte sur son âne, porte avec lui un sac d’une grandeur énorme, se présente dans cet état devant Hakkam, assis alors dans le pavillon construit sur le terrain de cette femme.

    « L’arrivée du cadi, le sac qu’il a sur l’épaule, étonnent le prince. Ibu-Béchir se prosterne, demande à Hakkam la permission de remplir son sac de la terre sur laquelle il se trouve. Le calife y consent. Le sac plein, le cadi supplie le prince de l’aider à charger ce sac sur son âne. Cette demande étonne Hakkam. Ce sac est trop lour, répond-il. Prince, reprend alors Ibu-Béchir avec une noble hardiesse, si ce sac, que vous trouvez si pesant, ne contient encore qu’une petite partie de la terre injustement enlevée à une de vos sujettes, comment porterez-vous, au jour du jugement dernier, cette même terre que vous avez ravie en entier ? Hakkam, loin de punir le cadi, reconnoît généreusement sa faute, rend à la femme le terrain dont il s’est emparé, avec tous les bâtiments qu’il y avoit fait construire. »