De l’Homme/Section 8/Chapitre 4

SECTION VIII
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 224-228).
◄  Chap. III.
Chap. V.  ►


CHAPITRE IV.

Qu’il est possible de donner plus d’aisance aux citoyens.

Dans l’état actuel de la plupart des nations, que le gouvernement, frappé de la trop grande disproportion des fortunes, veuille y remettre plus d’égalité, il aura sans doute mille obstacles à surmonter. Un semblable projet, conçu avec sagesse, ne doit et ne peut s’exécuter que par des changements continus et insensibles : mais ces changements sont possibles.

Que les lois assignent quelque propriété à tous les citoyens, elles arracheront le pauvre à l’horreur de l’indigence, et le riche au malheur de l’ennui. Elles rendront l’un et l’autre plus heureux.

Mais, ces lois établies, s’imagine-t-on que, sans être également riches ou puissants[1], les hommes se croiroient également heureux ? Rien de plus difficile à leur persuader dans l’éducation actuelle. C’est que, dans leur enfance, on associe dans leur mémoire l’idée de richesse à celle de bonheur ; c’est qu’en presque tous les pays cette idée doit se graver d’autant plus profondément dans leur souvenir, qu’ils n’y pourvoient communément que par un travail excessif à leur besoins pressants et journaliers. En seroit-il ainsi dans un pays gouverné par d’excellentes lois ?

Si le sauvage a pour l’or et les dignités le mépris le plus dédaigneux, l’idée de l’extrême richesse n’est donc pas nécessairement liée à celle de l’extrême bonheur. On peut donc s’en former des idées distinctes et différentes ; on peut donc prouver aux hommes que, dans la suite des instants qui composent leur vie, tous seroient également heureux si, par la forme du gouvernement, ils pouvoient à quelque aisance joindre la propriété de leurs biens, de leur vie, et de leur liberté. C’est le défaut de bonnes lois qui par-tout allume le desir d’immenses richesses.



  1. Ai-je contracté un grand nombre de besoins ? en vain l’on voudroit me persuader que peu de fortune suffit à ma félicité. Si l’on a dès mon enfance uni dans ma mémoire l’idée de richesse à celle de bonheur, quel moyen de les séparer dans un âge avancé ? Ignoreroit-on encore ce que peut sur nous l’association de certaines idées ?

    Que, par la forme du gouvernement, j’aie tout à craindre des grands, je respecterai méchaniquement la grandeur jusques dans le seigneur étranger qui ne peut rien sur moi. Que j’aie associé dans mon souvenir l’idée de vertu à celle de bonheur, je la cultiverai lors même que cette vertu sera l’objet de la persécution. Je sais bien qu’à la longue ces deux idées se désuniront ; mais ce sera l’œuvre du temps, et même d’un long temps. Il faudra que des expériences répétées m’aient cent fois prouvé que la vertu ne procure réellement aucun des avantages que j’en attendois. C’est dans la méditation profonde de ce fait qu’on trouvera la solution d’une infinité de problêmes moraux, insolubles sans la connoissance de cette association de nos idées.