De l’Homme/Section 8/Chapitre 14

SECTION VIII
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 27-41).
Chap. XV.  ►


CHAPITRE XIV.

Du sublime.

Le seul moyen de se former une idée du mot sublime, c’est de se rappeler les morceaux cités comme tels par les Longin, les Despréaux, et la plupart des rhéteurs. Ce qu’il y a de commun dans l’impression qu’excitent en nous ces morceaux divers est ce qui constitue le sublime. Pour en mieux connoître la nature, je distinguerai deux sortes de sublime, l’un d’image, l’autre de sentiment.

Du sublime des images.

À quelle espece de sensation donne-t-on le nom de sublime ? À la plus forte, lorsqu’elle n’est pas, comme je l’ai déja dit, portée jusqu’au terme de la douleur. Quel sentiment produit en nous cette sensation ? Celui de la crainte. La crainte est fille de la douleur ; elle nous en rappelle l’idée. Pourquoi cette idée fait-elle sur nous la plus forte impression ? C’est que l’excès de la douleur excite en nous un sentiment plus vif que l’excès du plaisir ; c’est qu’il n’en est point dont la vivacité soit comparable à celle des douleurs éprouvées dans le supplice d’un Ravaillac ou d’un Damien. De toutes les passions la crainte est la plus forte. Aussi le sublime est-il toujours l’effet du sentiment d’une terreur commencée.

Mais les faits sont-ils d’accord avec cette opinion ? Pour s’en assurer, examinons entre les divers objets de la nature quels sont ceux dont la vue nous paroît sublime. Ce sont les profondeurs des cieux, l’immensité des mers, les éruptions des volcans, etc.

D’où naît l’impression vive qu’excitent en nous ces grands objets ? Des grandes forces qu’ils annoncent dans la nature, et de la comparaison involontaire que nous faisons de ces forces avec notre foiblesse. À cette vue, l’on se sent saisi d’un certain respect qui suppose toujours en nous un sentiment d’une crainte et d’une terreur commencée.

Par quelle raison en effet donné-je le nom de sublime au tableau où Jules-Romain peint le combat des Géants, et le refusé-je à celui où l’Albane peint les jeux des Amours ? Seroit-il plus facile de peindre une Grace qu’un Géant, et de colorier le tableau de la toilette de Vénus que celui du champ de bataille des Titans ? Non : mais, lorsque l’Albane me transporte à la toilette de la déesse, rien n’y réveille le sentiment du respect et de la terreur ; je n’y vois que des objets gracieux, et je donne en conséquence le nom d’agréable à l’impression qu’ils font sur moi.

Au contraire, lorsque Jules-Romain me transporte aux lieux où les fils de la Terre entassent Ossa sur Pélion, frappé de la grandeur de ce spectacle, je compare malgré moi ma force à celle des géants. Convaincu alors de ma foiblesse, j’éprouve une espece de terreur secrete, et je donne le nom de sublime à l’impression de crainte que fait sur moi ce tableau.

Dans la tragédie des Euménides, par quel art Eschyle et son décorateur firent-ils une si vive impression sur les Grecs ? En leur présentant un spectacle et des décorations effrayantes. Cette impression fut peut-être horrible pour quelques uns, parcequ’elle fut portée jusqu’au terme de la douleur ; mais cette même impression adoucie eût été généralement reconnue pour sublime. En image, le sublime suppose donc toujours le sentiment d’une terreur commencée[1], et ne peut être le produit d’un autre sentiment[2].

Lorsque Dieu dit, Que la lumiere soit, la lumiere fut, cette image est sublime. Quel tableau que celui de l’univers tout-à-coup tiré du néant par la lumiere ! Une telle image doit inspirer la crainte, parcequ’elle s’associe nécessairement dans notre mémoire à l’idée de l’être créateur d’un tel prodige, et qu’alors, saisi malgré soi d’un respect craintif pour l’auteur de la lumiere, on éprouve le sentiment d’une terreur commencée.

Tous les hommes sont-ils également frappés de cette grande image ? Non ; parceque tous ne se la représentent pas aussi vivement. Si c’est du connu qu’on s’éleve à l’inconnu ; pour concevoir toute la grandeur de cette image, qu’on se rappelle celle d’une nuit profonde, lorsque les orages amoncelés en redoublent l’obscurité, lorsque la foudre, allumée par les vents, déchire le flanc des nuages, et qu’à la lueur répétée et fugitive des éclairs on voit les mers, les flottes, les plaines, les forêts, les montagnes, les paysages, et l’univers entier, à chaque instant disparoître et de reproduire.

S’il n’est point d’homme auquel ce spectacle n’en impose, quelle impression n’eût donc point éprouvée celui qui, n’ayant point encore d’idée de la lumiere, l’eût vue pour la premiere fois donner la forme et les couleurs à l’univers[3] ! Quelle admiration pour l’astre production de ces merveilles ! et quel respect craintif pour l’être qui l’auroit créé !

Les grandes images, celles qui supposent de grandes forces dans la nature, sont donc les seules sublimes, les seules qui nous inspirent le sentiment du respect, et par conséquent celui d’une terreur commencée. Telles sont celles d’Homere, lorsque, pour donner une grande idée de la puissance des dieux, il dit :

Autant qu’un homme assis au rivage des mers
Voit d’un roc élevé d’espace dans les airs,
Autant des immortels les coursiers intrépides
En franchissant d’un saut.

Telle est cette autre image du même poëte:

L’Enfer s’émeut au bruit de Neptune en furie ;
Pluton sort de son trône, il pâlit, il s’écrie ;

Il a peur que ce dieu dans cet affreux séjour
D’un coup de son trident ne fasse entrer le jour,
Et, par le centre ouvert de la terre ébranlée,
Ne fasse voir du Styx la rive désolée,
Ne découvre aux vivants cet empire odieux
Abhorré des mortels et craint même des dieux.

Si le nom de sublime est pareillement donné aux fieres compositions du hardi Milton, c’est que ses images, toujours grandes, excitent en nous le même sentiment.

En physique, le grand annonce de grandes forces ; et de grandes forces nous nécessitent au respect : c’est, en ce genre, ce qui constitue le sublime.

Du sublime de sentiment.

Le Moi de Médée, l’exclamation d’Ajax, le Qu’il mourût de Corneille, le serment des sept chefs devant Thebes, sont par les rhéteurs unanimement cités comme sublimes ; et j’en conclus que si, dans le physique, c’est à la grandeur et à la force des images, c’est, dans le moral, à la grandeur et à la force des caracteres qu’on donne pareillement le nom de sublime. Ce n’est point Tircis aux pieds de sa maîtresse, mais Scévola la main sur un brasier, qui m’inspire un respect toujours mêlé de quelque crainte. Tout grand caractere produira toujours le sentiment d’une terreur commencée.

Lorsque Nérine dit à Médée :

Votre peuple vous hait, votre époux est sans foi ;
Contre tant d’ennemis, que vous reste-t-il ? — Moi.

ce moi étonne. Il suppose de la part de Médée tant de confiance dans la force de son art, et sur-tout de son caractere, que, frappé de son audace, le spectateur est, à ce moi, saisi d’un certain degré de respect et de terreur. Tel est l’effet produit par la confiance qu’Ajax a dans sa force et son courage, lorsqu’il s’écrie :

Grand Dieu, rends-nous le jour, et combats contre nous.

Une telle confiance en impose aux plus intrépides.

Le Qu’il mourût du vieil Horace excite en nous la même impression. Un homme dont la passion pour l’honneur et pour Rome est exaltée au point de compter pour rien la vie d’un fils qu’il aime est à redouter.

Quant au serment des sept chefs devant Thebes,

Sur un bouclier noir sept chefs impitoyables
Épouvantent les dieux de serments effroyables.
Près d’un taureau mourant qu’ils viennent d’égorger,
Tous, la main dans le sang, jurent de se venger :
Ils en jurent la Peur, le dieu Mars, et Bellone.

un tel serment annonce de la part de ces chefs une vengeance désespérée. Mais, si cette vengeance ne doit point tomber sur le spectateur, d’où naît sa crainte ? De l’association de certaines idées. Celle de la terreur s’associe toujours dans la mémoire à l’idée de force et de puissance. Elle s’y unit comme l’idée de l’effet à l’idée de sa cause. Suis-je favori d’un roi ou d’une fée ? ma tendre, ma respectueuse amitié est toujours mêlée de quelque crainte ; et, dans le bien qu’ils me font, j’apperçois toujours le mal qu’ils peuvent me faire.

Si le sentiment de la douleur est le plus vif, et si c’est à l’impression la plus vive, lorsqu’elle n’est pas trop pénible, qu’on donne le nom de sublime, il faut, comme l’expérience le prouve, que la sensation du sublime renferme toujours celle d’une terreur commencée. C’est ce qui différencie de la maniere la plus nette le sublime du beau.

Du sublime des idées spéculatives.

Est-il quelques idées philosophiques auxquelles les rhéteurs donnent le nom de sublimes ? Aucune. Pourquoi ? C’est qu’en ce genre les idées les plus générales et les plus fécondes ne sont senties que du petit nombre de ceux qui peuvent en appercevoir rapidement toutes les conséquences. De telles pensées peuvent sans doute réveiller en eux un grand nombre de sensations, ébranler une longue chaîne d’idées, qui, saisies aussitôt que présentées, excitent en eux des impressions vives, mais non de l’espece de celles auxquelles on donne le nom de sublimes.

S’il n’est point d’axiômes géométriques cités comme sublimes par les rhéteurs, c’est qu’on ne peut donner ce nom à des idées auxquelles les ignorants, et par conséquent la plupart des hommes, sont insensibles. Il est donc évident, 1°. que le beau est ce qui fait sur la plupart des hommes une impression forte : 2°. que le sublime est ce qui fait sur nous une impression encore plus forte ; impression toujours mêlée d’un certain sentiment de respect ou de terreur commencée : 3°. que la beauté d’un ouvrage a pour mesure l’impression plus ou moins vive qu’il fait sur eux : 4°. que toutes les regles de la poétique proposées par les rhéteurs ne sont que les moyens divers d’exciter dans les hommes des sensations agréables ou fortes.


    especes de sensations ? Peut-être dans l’état d’homme de lettres ou d’artiste. Peut-être est-ce dans les atteliers des arts qu’il faut chercher les heureux.

  1. Quelles sont les especes de contes dont l’homme, la femme, et l’enfant, sont le plus avides ? Ceux de voleurs et de revenants. Ces contes effraient ; ils produisent en eux le sentiment d’une terreur commencée, et ce sentiment est celui qui fait sur eux l’impression la plus vive.
  2. En général, si les sauvages font plus d’offrandes au Dieu méchant au Dieu bon, c’est que l’homme craint encore plus la douleur qu’il n’aime le plaisir.
  3. Quelque belle que soit cette image en elle-même, je conviens, avec Despréaux, qu’elle doit encore une partie de sa beauté à la brièveté de son expression. Plus l’expression est courte, plus une image excite en nous de surprise. Dieu dit, Que la lumiere soit, et la lumiere fut. Tout le sens de la phrase se développe à ce dernier mot fut. Or, sa prononciation, presque aussi rapide que les effets de la lumiere, présente à l’instant le plus grand tableau que l’homme puisse concevoir.

    Qu’on eût, dit à ce sujet Despréaux, délayé cette même image dans une plus longue phrase, telle que celle-ci : « Le souverain maître de toutes choses commande à la lumiere de se former, et en même temps ce merveilleux ouvrage nommé lumiere se trouve formé » : il est évident que cette grande image n’eût point fait sur nous le même effet. Pourquoi ? C’est que la brièveté de l’expression, en excitant en nous une sensation subite et moins prévue, ajoute à l’impression du plus étonnant des tableaux.