De l’Homme/Section 7/Chapitre 9

SECTION VII
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 181-186).
Chap. I.  ►


CHAPITRE IX.

Examen de cette question.

Un homme établit des lois nouvelles dans un empire, ou en qualité de magistrat commis par le peuple pour corriger l’ancienne législation, ou en qualité de vainqueur, c’est-à-dire à titre de conquête. Telles ont été les diverses positions où se sont trouvés Solon, d’une part, Alexandre ou Tamerlan, de l’autre.

Dans la premiere, le magistrat, comme s’en plaignoit Solon, est forcé de se conformer aux mœurs et aux goûts de ceux qui l’emploient. Ils ne lui demandent point une excellente législation ; elle seroit trop discordante avec leurs mœurs : ils desirent simplement la correction de quelques abus introduits dans le gouvernement actuel. Le magistrat, en conséquence, ne peut donner d’essor à son génie ; il n’embrasse point un grand plan, et ne propose point l’établissement d’un gouvernement parfait.

Dans la seconde de ces positions, que se propose d’abord le conquérant ? D’affermir son autorité sur des nations appauvries, dévastées par la guerre, et encore irritées de leur défaite. S’il leur impose quelques unes des lois de son pays, c’est en adoptant une partie des leurs. Peu lui importent les malheurs résultants d’un mélange de lois souvent contradictoires entre elles.

Ce n’est point au moment de la conquête que le vainqueur conçoit le vaste projet d’une parfaite législation. Possesseur encore incertain d’une couronne nouvelle, l’unique chose qu’il exige alors de ces nouveaux sujets, c’est leur soumission. Est-ce du char de la victoire et du trône du despotisme qu’il peut leur donner des lois utiles ? Enivré de ses succès, qu’importe au conquérant la félicité de ses esclaves ?

Quant au magistrat chargé par une république de la réforme de ses lois, il a communément trop d’intérêts divers à ménager, trop d’opinions différentes à concilier, pour pouvoir en ce genre rien faire de grand et de simple. C’est uniquement au fondateur d’une colonie, qui commande à des hommes encore sans préjugés et sans habitudes, qu’il appartient de résoudre le problème d’une excellente législation. Rien dans cette position n’arrête la marche de son génie, ne s’oppose à l’établissement des lois les plus sages : leur perfection n’a d’autres bornes que les bornes mêmes de son esprit.

Mais, quant à l’objet qu’elles se proposent, pourquoi les lois monastiques sont-elles les moins imparfaites ? C’est que le fondateur d’un ordre religieux est dans la position du fondateur d’une colonie. Un Ignace, en traçant dans le silence et la retraite le plan de sa regle, n’a point encore à ménager les goûts et les opinions de ses sujets futures. Sa regle faite, son ordre approuvé, il est entouré de novices d’autant plus soumis à cette relgle, qu’ils l’ont volontairement embrassée, et qu’ils ont par conséquent approuvé les moyens par lesquels ils sont contraints à l’observer. Faut-il donc s’étonner si, dans leur genre, de telles législations sont plus parfaites que celles d’aucune nation ?

De toutes les études, celle des diverses constitutions monastiques est peut-être une des plus curieuses et des plus instructives pour des magistrats, des philosophes, et généralement pour tous les hommes d’état. Ce sont des expériences en petit, qui, révélant les causes secretes de la grandeur et de la puissance des différents ordres religieux, prouvent, comme je me suis proposé de le démontrer, que ce n’est ni de la religion, ni de ce qu’on appelle la morale (à-peu-près la même chez tous les peuples et tous les moines), mais de la législation seule, que dépendent les vices, les vertus, la puissance et la félicité des nations.

Les lois sont l’ame des empires. Jusqu’où l’excellence de la législation peut-elle porter le bonheur des citoyens[1] ? Il faut, pour résoudre cette question, savoir d’abord en quoi consiste le bonheur de l’individu.


  1. Entre les différents ordres religieux, ceux dont le gouvernement approche le plus de la forme républicaine sont en général ceux dont les mœurs sont les meilleures, et la morale la moins erronée. Tels sont les doctrinaires et les oratoriens.