De l’Homme/Section 6/Chapitre 4

SECTION VI
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 25-27).
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CHAPITRE IV.

Si le luxe est nécessaire et utile.

Il est de l’intérêt de toute nation de former de grands hommes dans les arts et les sciences de la guerre, de l’administration, etc. Les grands talents sont par-tout le fruit de l’étude et de l’application ; et l’homme, paresseux de sa nature, ne peut être arraché au repos que par un motif puissant. Que peut être ce motif ? De grandes récompenses. Mais de quelle nature seront les récompenses décernées par une nation ? entendroit-on par ce mot le simple don du nécessaire ? Non sans doute. Le mot récompense désigne toujours le don de quelque superfluité (5), ou dans les plaisirs, ou dans les commodités de la vie. Or, toutes les superfluités dont jouit celui auquel elles sont accordées le mettent dans un état de luxe par rapport au plus grand nombre de ses concitoyens. Il est donc évident que les esprits ne pouvant être arrachés à une stagnation nuisible à la société que par l’espoir des récompenses, c’est-à-dire des superfluités, la nécessité du luxe est démontrée, et qu’en ce sens le luxe est utile.

Mais, dira-t-on, ce n’est point contre cette espece de luxe ou de superfluités, récompense des grands talents, que s’élevent les moralistes, c’est contre ce luxe destructeur qui produit l’intempérance, et sur-tout cette avidité de richesses corruptrices des mœurs d’une nation, et présage de sa ruine.

J’ai souvent prêté l’oreille aux discours des moralistes ; je me suis rappelé leur panégyriques vagues de la tempérance, et leurs déclamations encore plus vagues contre les richesses ; et, jusqu’à présent, nul d’entre eux, examinateur profond des accusations portées contre le luxe, et des calamités qu’on lui impute, n’a, selon moi, réduit la question au point de simplicité qui doit en donner la solution.

Ces moralistes prennent-ils le luxe de la France pour exemple ? Je consens d’en examiner avec eux les avantages et les désavantages. Mais, avant d’aller plus loin, est-il bien vrai, comme ils le répetent sans cesse, 1°. que le luxe produise l’intempérance nationale ; 2°. que cette intempérance enfante tous les maux qu’on lui attribue ?

(5) Dans les siecles héroïques, dans ceux des Hercule, des Thésée, des Fingal, c’étoit par le don d’un riche carquois, d’une épée bien trempée, ou d’une belle esclave, qu’on récompensoit les vertus des guerriers. Du temps de Manlius Capitolinus, c’étoit en agrandissant de deux acres les domaines d’un héros que la patrie s’acquittoit envers lui. La dîme d’une paroisse, aujourd’hui cédée au plus vil moine, eût donc jadis été la récompense d’un Scévola ou d’un Horace Coclès. Si c’est en argent qu’on paie aujourd’hui tous les services rendus à la patrie, c’est que l’argent est représentatif de ces anciens dons. L’amour des superfluités fut en tous les temps le moteur de l’homme. Mais quelle maniere d’administrer les dons de la reconnoissance publique ? et quelle espece de superfluités faut-il préférer pour en faire la récompense des talents et de la vertu ? C’est un problême moral également digne de l’attention du ministre et du philosophe.