De l’Homme/Section 6/Chapitre 2

SECTION VI
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 20-23).
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CHAPITRE II.

L’ignorance n’assure point la fidélité des sujets.

Quelques politiques ont regardé l’ignorance comme favorable au maintien de l’autorité du prince, comme l’appui de sa couronne, et la sauvegarde de sa personne : rien de moins prouvé par l’histoire. L’ignorance des peuples n’est vraiment favorable qu’au sacerdoce. Ce n’est point en Prusse, en Angleterre, où l’on peut tout dire et tout écrire, qu’on attente à la vie de monarques ; mais en Portugal, en Turquie, dans l’Indoustan, etc. Dans quel siecle dressa-t-on l’échafaud de Charles I ? Dans celui où la superstition commandoit en Angleterre, où les peuples, gémissant sous le joug de l’ignorance, étoient encore sans arts et sans industrie.

Si la vie de George III est assurée, ce n’est point l’esclavage et l’ignorance, mais les lumieres et la liberté, qui la lui assurent. Tout pouvoir sans bornes est un pouvoir incertain (4). Les siecles où les princes sont le plus exposés aux coups du fanatisme et de l’ignorance et du despotisme ; et tout monarque qui les propage creuse le gouffre où du moins s’abymera sa postérité. A-t-il avili l’homme au point de fermer la bouche aux opprimés ? il a conjuré contre lui-même. Qu’alors un prêtre armé du poignard de la religion, ou qu’un usurpateur à la tête d’une troupe de brigands, descende dans la place publique, il sera suivi de ceux mêmes qui, s’ils avoient eu des idées nettes de la justice, eussent, sous l’étendard du prince légitime, combattu et puni le prêtre ou l’usurpateur. Tout l’orient dépose en faveur de ce que j’avance. Tous les trônes y ont été souillés du sang de leurs maîtres. L’ignorance n’assure donc pas la fidélité des sujets.

Ses principaux effets sont d’exposer les empires à tous les malheurs d’une mauvaise administration, de répande sur les esprits un aveuglement qui, passant bientôt du gouverné au gouvernant, assemble les tempêtes sur la tête du monarque. Dans les pays policés, n’est-ce pas l’ignorance, trop souvent compagne du despotisme, qui, s’opposant à toute réforme utile, éternise les abus, et non seulement prolonge la durée des calamités publiques, mais rend encore les citoyens incapables de cette opiniâtre attention qu’exige l’examen de la plupart des questions politiques ?

Prenons pour exemple celle du luxe. Que de sagacité et d’attention pour résoudre ce problême politique ! Combien une erreur sur de pareilles questions n’est-elle pas quelquefois préjudiciable aux empires, et l’ignorance, par conséquent, funeste aux nations !


(4) Le dernier roi de Danemarck doutoit sans contredit de la légitimité du pouvoir despotique, lorsqu’il permit à des écrivains célèbres de discuter à cet égard ses droits, ses prétentions, et d’examiner les limites que l’intérêt public devoit mettre à sa puissance. Quelle magnanimité dans un souverain ! Son autorité en fut-elle affaiblie ? Non ; et cette noble conduite, qui le rendit cher à son peuple, doit à jamais le rendre respectable à l’humanité.