De l’Homme/Section 6/Chapitre 17

SECTION VI
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 92-95).


CHAPITRE XVII.

De l’argent considéré comme principe d’activité.

L’argent et les papiers représentatifs de l’argent facilitent les emprunts. Tous les gouvernements abusent de cette facilité. Par-tout les emprunts se sont multipliés, les intérêts se sont grossis ; il a fallu pour les payer accumuler impôts sur impôts. Leur fardeau accable maintenant les empires les plus puissants de l’Europe ; et ce mal cependant n’est pas le plus grand qu’ait produit le desir et de l’argent et des papiers représentatifs de cet argent.

L’amour des richesses ne s’étend point à toutes les classes des citoyens sans inspirer à la partie gouvernante le desir du vol et des vexations (28). Dès lors, la construction d’un port, un armement, une compagnie de commerce, une guerre entreprise, dit-on, pour l’honneur de la nation, enfin tout prétexte de la piller est avidement saisi. Alors tous les vices, enfants de la cupidité, s’introduisant à-la-fois dans un empire, en infectent successivement tous les membres, et le précipitent enfin à sa ruine.

Quel spécifique à ce mal ? Je n’en connois aucun.

Le sang, qui porte la nutrition dans tous les membres de l’enfant, et qui successivement en développe toutes les parties, est un principe de déstruction. La circulation du sang ossifie à la longue les vaisseaux, elle en anéantit les ressorts, et devient un germe de mort. Cependant qui la suspendroit en seroit sur-le-champ puni ; la stagnation d’un instant seroit suivie de la perte de la vie. Il en est de même de l’argent. Le desire-t-on vivement ? ce desir vivifie une nation, éveille son industrie, anime son commerce, accroît ses richesses et sa puissance ; et la stagnation, si je l’ose dire, de ce desir seroit mortelle à certains états.

Mais les richesses, en abandonnant les empire où elles se sont d’abord accumulées, n’en occasionnent-elles pas la ruine ? et, tôt ou tard rassemblées dans un petit nombre de mains, ne détachent-elles pas l’intérêt particulier de l’intérêt public ? Oui, sans doute. Mais, dans la forme actuelle des gouvernements, peut-être ce mal est-il inévitable ; peut-être est-ce à cette époque qu’un empire, s’affoiblissant de jour en jour, tombe dans un affaissement précurseur d’une entiere destruction ; et peut-être est-ce ainsi que doit germer, croître, s’élever et mourir, la plante morale nommée empire.


(28) Dans tout pays où l’argent a cours, il faut qu’à la longue la maniere inégale dont l’argent s’y répartit y engendre la pauvreté générale. Cette espece de pauvreté est mere de la dépopulation. L’indigence soigne peu ses enfants, les nourrit mal, en éleve peu. J’en citerai pour preuve et les sauvages du nord de l’Amérique, et les esclaves des colonies : le travail excessif exigé des Négresses enceintes, le peu de soin qu’on y prend d’elles, enfin le despotisme du maître, tout concourt à leur stérilité.