De l’Homme/Section 5/Chapitre 9
CHAPITRE IX.
Quels motifs ont pu engager M. Rousseau à se faire l’apologiste de l’ignorance ?
C’est à M. Rousseau à nous éclairer sur ce point. « Il n’est point, dit-il, page 30, tome III de l’Émile, de philosophe qui, venant à connoître le vrai et le faux, ne préférât le mensonge qu’il a trouvé à la vérité découverté par un autre. Quel est, ajoute-t-il, le philosophe qui, pour sa gloire, ne tromperoit pas volontiers le genre humain ? »
M. Rousseau seroit-il ce philosophe (27) ? Je ne me permets pas de le penser. Au reste, s’il croyoit qu’un mensonge ingénieux pût à jamais immortaliser le nom de son inventeur, il se tromperoit ; le vrai seul a des succès durables[1]. Les lauriers dont l’erreur quelquefois se couronne n’ont qu’une verdure éphémere.
Qu’une ame vile, un esprit trop foible pour atteindre au vrai, avance sciemment un mensonge, il obéit à son instinct : mais qu’un philosophe puisse se faire l’apôtre d’une erreur qu’il ne prend pas pour la vérité même[2] ; j’en doute : et mon garant est irrécusable ; c’est le desir que tout auteur a de l’estime publique et de la gloire. M. Rousseau la cherche sans doute ; mais c’est en qualité d’orateur, non de philosophe. Aussi de tous les hommes célebres est-il le seul qui soit élevé contre la science (28). La méprise-t-il en lui ? manqueroit-il d’orgueil ? Non ; mais cet orgueil fut aveugle un moment. Sans doute qu’en se faisant l’apologiste de l’ignorance il s’est dit à lui-même :
« Les homme en général sont paresseux, par conséquent ennemis de toute étude qui les force à l’attention.
« Les hommes sont vains, par conséquent ennemis de tout esprit supérieur.
« Les hommes médiocres enfin ont une haine secrete pour les savants et pour les sciences. Que j’en persuade l’inutilité, je flatterai la vanité du stupide ; je me rendrai cher aux ignorants ; je serai leur maître, eux mes disciples ; et mon nom, consacré par leurs éloges, remplira l’univers. Le moine lui-même se déclarera pour moi (29). L’homme ignorant et crédule est l’homme du moine ; la stupidité publique fait sa grandeur. D’ailleurs, quel moment plus favorable à mon projet ? En France, tout concourt à dépriser les talents. Si j’en profite, mes ouvrages deviennent célebres. »
Mais cette célébrité doit-elle être durable ? L’auteur de l’Émile a-t-il pu se le promettre ? Ignore-t-il qu’il s’opere une révolution sourde et perpétuelle dans l’esprit et le caractere des peuples, et qu’à la longue l’ignorance se décrédite elle-même (30) ?
Quel moyen de faire long-temps illusion à l’Europe ? L’expérience apprend à ses peuples que le génie, les lumieres, et les connoissances, sont les vraies sources de leur puissance, de leur prospérité, de leurs vertus ; que leur foiblesse et le malheur est, au contraire, toujours l’effet d’un vice dans le gouvernement, par conséquent de quelque ignorance dans le législateur. Les hommes ne croiront donc jamais les sciences et les lumieres vraiment nuisibles.
Mais, dans le même siecle, on a vu quelquefois les arts et les sciences se perfectionner, et les mœurs se corrompre. J’en conviens, et je n’ignore pas avec quelle adresse l’ignorance, toujours envieuse, profite de ce fait pour imputer aux sciences une corruption de mœurs entièrement dépendante d’une autre cause.
(27) Il n’est point de proposition, soit morale, soit politique, que M. Rousseau n’adopte et ne rejette tour-à-tour. Tant de contradictions ont fait quelquefois suspecter sa bonne foi. Il assure, par exemple, tome III, page 132, dans une note de l’Émile, « que c’est au christianisme que les gouvernements modernes doivent leur plus solide autorité, et leurs révolutions moins fréquentes ; que le christianisme a rendu les princes moins sanguinaires ; que c’est une vérité prouvée par le fait. »
Il dit (Contrat social, chap. VIII) « qu’au moins le paganisme n’allumoit point de guerres de religion ; que Jésus, en établissant un royaume spirituel sur la terre, sépara le systême théologique du systême politique ; que l’état alors cessa d’être un ; qu’on y vit naître des divisions intestines qui n’ont jamais cessé d’agiter le peuple chrétien ; que le prétendu royaume de l’autre monde est devenu, sous un chef visible, le plus violent despotisme dans celui-ci ; que de la double puissance spirituelle et temporelle a résulté un conflit de jurisdiction qui rend toute bonne politique impossible dans les états papistes ; qu’on n’y sait jamais auquel du prêtre ou du maître on doit obéir ; que la loi chrétienne est nuisible à la forte constitution de l’état ; que le christianisme est si évidemment mauvais, que c’est perdre le temps que de s’amuser à le démontrer. »
Or, en deux ouvrages donnés presque en même temps au public, comment imaginer que le même homme puisse être si contraire à lui-même, et qu’il soutienne de bonne foi deux propositions aussi contradictoires ?
(28) Conséquemment à la haine de M. Rousseau pour les sciences, j’ai vu des prêtres se flatter de sa prochaine conversion. Pourquoi, disoient-ils, désespérer de son salut ? il protege l’ignorance, il hait les philosophes, il ne peut souffrir un bon raisonneur.
Si Jean-Jacques étoit saint que feroit-il de plus ?
(29) Tous les dévots sont ennemis de la science. Sous Louis XIV, ils donnoient le nom de jansénistes aux savants qu’ils vouloient perdre. Ils y ont depuis substitué le nom d’encyclopédistes. Cette expression n’a maintenant en France aucun sens déterminé. C’est un mot prétendu injurieux dont les sots se servent pour diffamer quiconque a plus d’esprit qu’eux.
(30) Le despotisme, ce cruel fléau de l’humanité, est le plus souvent une production de la stupidité nationale. Tout peuple commence par être libre. À quelle cause attribuer la perte de sa liberté ? À son ignorance, à sa folle confiance en des ambitieux. L’ambitieux et le peuple, c’est la fille et le lion de la fable. A-t-elle persuadé à cet animal de se laisser couper les griffes et limes les dents, elle le livre aux mâtins.
- ↑ J’en excepte cependant les mensonges religieux.
- ↑ L’homme, je le sais, n’aime point la vérité pour la vérité même. Il rapporte tout à son bonheur. Mais, s’il le place dans l’acquisition d’une estime publique et durable, il est évident, puisque cette espece d’estime est attachée à la découverte de la vérité, qu’il est, par la nature même de sa passion, forcé de n’aimer et de ne rechercher que le vrai. Un nom célebre qu’on doit à l’erreur est un prestige de gloire qui se détruit aux premiers rayons de la raison et de la vérité.