De l’Homme/Section 5/Chapitre 6

SECTION V
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 9 (p. 170-179).
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CHAPITRE VI.

De l’heureux usage qu’on peut faire, dans l’éducation publique, de quelques idées de M. Rousseau.

Dans l’éducation particuliere on n’a pas le choix du maître. L’excellent est rare ; il doit être cher, et peu de particuliers sont assez riches pour le bien payer. Il n’en est pas de même dans une éducation publique : le gouvernement paie-t-il libéralement les instituteurs, leur marque-t-il une certaine considération, rend-il enfin leurs places honorables[1] ? il les rend généralement desirables. Le gouvernement alors a le choix sur un si grand nombre d’hommes éclairés, qu’il en trouve toujours de propres à remplir les places qu’il leur destine. En tous les genres, c’est la disette des récompenses qui produit celle des talents.

Mais dans le plan d’éducation proposé par M. Rousseau quel doit être le premier soin des maîtres ? l’éducation des domestiques destinés à servir les enfants. Ces domestiques élevés, alors les maîtres, d’après leur propre expérience et celle de leurs prédécesseurs, peuvent s’attacher à perfectionner les méthodes de l’instruction.

Ces maîtres sont-ils chargés d’inspirer à leurs disciples les goûts, les idées, les passions les plus conformes à l’intérêt général ? ils sont, en présence de l’éleve, forcés de porter sur leurs démarches, leur conduite et leurs discours, une attention impossible à soutenir long-temps ; c’est tout le plus s’ils peuvent quatre ou cinq heures par jour supporter une telle contrainte. Aussi n’est-ce que dans les colleges où les maîtres se relaient successivement qu’on peut faire usage de certaines vues, de certaines idées répandues dans l’Émile et l’Héloïse. Le possible dans une maison publique d’instruction cesse de l’être dans la maison paternelle.

À quel âge commencer l’éducation des enfants ? Si l’on en croit M. Rousseau, p. 116, t. V de l’Héloïse, ils sont jusqu’à dix ou douze ans sans jugement. Jusqu’à cet âge toute éducation est donc inutile. L’expérience, il est vrai, est sur ce point en contradiction avec cet auteur : elle nous apprend que l’enfant discerne, au moins confusément, au moment même qu’il sent ; qu’il juge avant douze ans des distances, de la dureté, de la mollesse des corps, de ce qui l’amuse ou l’ennui, de ce qui est bon ou mauvais au goût ; qu’enfin il sait avant douze ans une grande partie de la langue usuelle, et connoît déja les mots propres à exprimer ses idées : d’où je conclus que l’intention de la nature n’est pas, comme le dit l’auteur d’Émile, que le corps se fortifie avant que l’esprit s’exerce, mais que l’esprit s’exerce à mesure que le corps se fortifie. M. Rousseau ne paroît pas là-dessus bien assuré de la vérité de ses raisonnements : aussi avoue-t-il, p. 259, t. I de l’Émile, « qu’il est souvent en contradiction avec lui-même ; mais, ajoute-t-il, cette contradiction n’est que dans les mots ». J’ai déja fait voir qu’elle est dans les choses ; et l’auteur m’en fournit une nouvelle preuve dans le même endroit de son ouvrage : « Si je regarde, dit-il, les enfants comme incapables de raisonnement[2], c’est qu’on les fait raisonner sur ce qu’ils ne comprennent pas ». Mais il en est à cet égard de l’homme fait comme de l’enfant ; l’un et l’autre raisonnent mal sur ce qu’ils n’entendent pas. L’on peut même assurer que si l’enfant est aussi capable de l’étude des langues que l’homme fait, il est aussi susceptible d’attention, et peut également appercevoir les ressemblances et les différences, les convenances et les disconvenances qu’on entre eux les objets divers, et par conséquent raisonner également juste.

Quelles sont d’ailleurs les expériences sur lesquelles se fonde M. Rousseau pour assurer, p. 203, t. I de l’Émile, « que, si l’on pouvoit amener un éleve sain et robuste à l’âge de dix ou douze ans sans qu’il pût distinguer sa main droite de la gauche et sans savoir ce que c’est qu’un livre, les yeux de son entendement s’ouvriroient tout-à-coup aux leçons de la raison ? »

Je ne conçois pas, je l’avoue, pourquoi l’enfant en verroit mieux s’il n’ouvroit qu’à dix ou douze ans les yeux de son entendement. Tout ce que je sais, c’est que l’attention d’un enfant livré jusqu’à douze ans à la dissipation est très difficile à fixer ; c’est que le savant lui-même, distrait trop long-temps de ses études, ne s’y remet pas sans peine. Il en est de l’esprit comme du corps ; l’on ne rend l’un attentif et l’autre souple que par un exercice continuel. L’attention ne devient facile que par l’habitude.

Mais on a vu des hommes triompher dans un âge mûr des obstacles qu’une longue inapplication met à l’acquisition des talents.

Un desir excessif de la gloire peut sans doute opérer ce prodige. Mais quel concours, quelle réunion rare de circonstances pour allumer un tel desir ! Doit-on compter sur ce concours, et tout attendre d’un miracle ? Le partie le plus sûr est d’habituer de bonne heure les enfants à la fatigue de l’attention : cette habitude est l’avantage le plus réel qu’on retire maintenant des meilleures études. Mais que faire pour rendre les enfants attentifs ? Qu’ils aient intérêt à l’être. C’est pour cet effet qu’on a quelquefois recours au châtiment (16). La crainte engendre l’attention : et si l’on a d’ailleurs perfectionné les méthodes de l’instruction, cette attention est peu pénible.

Mais ces méthodes sont-elles faciles à perfectionner ?

Que dans une science abstraite, telle par exemple que la morale, on fasse remonter un enfant des idées particulieres aux générales ; qu’on attache des idées nettes et précises aux divers mots qui composent la langue de cette science ; l’étude en deviendra facile. Par quelle raison, observateur exact de l’esprit humain, ne disposeroit-on pas les études de manier que l’expérience fût l’unique, ou du moins le premier des maîtres, et que dans chaque science le disciple s’élevât toujours des simples sensations aux idées les plus composées ? Cette méthode une fois adoptée, les progrès de l’éleve seroient plus rapides, sa science plus assurée ; l’étude, pour lui moins pénible, lui deviendroit moins odieuse, et l’éducation enfin pourroit plus sur lui.

Répéter que l’enfance et la jeunesse sont sans jugement, c’est le propos des vieillards de la comédie. La jeunesse réfléchit moins que la vieillesse, parcequ’elle sent plus, parceque tous les objets, nouveaux pour elle, lui font une impression plus forte. Mais si la force de ses sensations la distrait de la méditation, leur vivacité grave plus profondément dans son souvenir les objets qu’un intérêt quelconque doit lui faire un jour comparer entre eux.

(16) M. Rousseau ne veut pas qu’on châtie les enfants. Mais, selon lui-même, pour que les enfants soient attentifs, il faut qu’ils aient intérêt de l’être. N’ont-ils point encore atteint l’âge de l’émulation ? il n’est alors que deux moyens d’exciter en eux cet intérêt : l’un est l’espoir d’un bonbon ou d’un joujou (l’amusement et la gourmandise sont les seules passions de l’enfance) ; l’autre est la crainte du châtiment. Le premier moyen suffit-il ? il mérite la préférence. Ne suffit-il pas ? c’est au châtiment qu’il faut avoir recours. La crainte est toujours efficacement employée. L’enfant craint encore plus la douleur qu’il n’aime un bonbon. Le châtiment est-il sévere ? est-il justement infligé ? on est rarement obligé d’y revenir. Mais c’est répandre sur l’aube de la vie les images du chagrin. Non ; ce chagrin est aussi court que la punition. L’instant d’après, l’enfant châtié saute, joue avec ses camarades ; et; s’il se souvient du fouet, c’est dans ces moments calmes et consacrés à l’étude où ce souvenir soutient son application.

Qu’on perfectionne d’ailleurs les méthodes encore trop imparfaites d’enseigner ; qu’on les simplifie : l’étude devenue plus facile, l’éleve sera moins exposé au châtiment. L’enfant apprendra l’italien ou l’allemand avec la même facilité que sa propre langue, si, toujours entouré d’Italiens ou d’Allemands, il ne peut demander qu’en ces langues les choses qui lui sont agréables.


    pas vu le jour dans le moment où les astres étoient précisément dans la même position les uns à l’égard des autres, c’est souvent un doute assez fondé : mais croire sans aucune preuve que les astres influent sur le sort et le caractere des hommes, c’est une sottise, et c’est celle des astrologues.

  1. Que faut-il, dit M. Rousseau, pour qu’un enfant apprenne ? Qu’il ait intérêt d’apprendre. Que faut-il pour qu’un maître perfectionne sa méthode d’enseigner ? Qu’il ait pareillement intérêt de la perfectionner. Mais, pour s’occuper d’un travail si pénible, il faut qu’il espere une récompense considérable. Or, peu de peres sont assez riches pour réaliser son espoir, et payer noblement ses services. Le prince seul, en honorant les places d’instituteurs, en y attachant des appointements honnêtes, peut à-la-fois inspirer aux gens de mérite le desir de les mériter et de les obtenir.
  2. « La prétendue incapacité des jeunes gens pour le raisonnement, dit à ce sujet S.-Réal, est plutôt une condescendance pour le maître que pour le disciple. Les maîtres, ne sachant pas les faire raisonner, ont un intérêt de les en dire incapables. »