De l’Homme/Section 5/Chapitre 4

SECTION V
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 9 (p. 151-158).
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cruel et sanguinaire : d’ailleurs la chair est pour lui l’aliment le plus sain, le plus conforme à son organisation. Sa conservation, comme celle de presque toutes les especes d’animaux, est attachée à la destruction des autres. Les hommes répandus par la nature dans de vastes forêts sont d’abord chasseurs.

Plus rapprochés les uns des autres, et forcés de trouver leur nourriture dans un plus petit espace, le besoin les fait pasteurs ; plus multipliés encore, ils deviennent enfin cultivateurs. Dans toutes ces diverses positions, l’homme est le destructeur né des animaux, soit pour se repaître de leur chair, soit pour défendre contre eux le bétail, les fruits, grains et légumes nécessaires à sa subsistance.

L’homme de la nature est son boucher, son cuisinier ; ses mains sont toujours souillées de sang. Habitué au meurtre, il doit être sourd au cri de la pitié. Si le cerf aux abois m’émeut, si ses larmes font couler les miennes, ce spectacle si touchant par sa nouveauté est agréable au sauvage que l’habitude y endurcit.

La mélodie la plus agréable à l’inquisiteur sont les hurlements de la douleur ; il rit près du bûcher où l’hérétique expire : cet inquisiteur, assassin autorisé par la loi, conserve même au sein des villes la férocité de l’homme de la nature. Plus on se rapproche de cet état, plus on s’accoutume au meurtre, moins il coûte. Pourquoi le dernier boucher est-il, au défaut de bourreau, forcé d’en remplir les fonctions ? c’est que sa profession le rend impitoyable. Celui qu’une bonne éducation n’accoutume pas à voir dans les maux d’autrui ceux auxquels il est lui-même exposé, sera toujours dur, et souvent sanguinaire : le peuple l’est ; il n’a pas l’esprit d’être humain. C’est, dit-on, la curiosité qui l’entraîne à Tyburn ou à la Greve : oui, la premiere fois ; s’il y retourne, il est cruel. Il pleure aux exécutions, il est ému ; mais l’homme du monde pleure à la tragédie, et la représentation lui en est agréable.

Qui soutient la bonté originelle des hommes veut les tromper. Faut-il qu’en humanité comme en religion il y ait tant d’hypocrites et si peu de vertueux ? Prendra-t-on pour bonté naturelle dans l’homme les égards qu’une crainte respective inspire à deux êtres à-peu-près égaux en forces ? L’homme policé lui-même n’est-il plus retenu par cette crainte, il devient cruel et barbare.

Qu’on se rappelle le tableau d’un champ de bataille au moment qui suit la victoire, lorsque la plaine est encore jonchée de morts et de mourants ; lorsque l’avarice et la cupidité portent leurs regards avides sur les vêtements sanglants des victimes encore palpitantes du bien public ; lorsque, sans pitié pour des malheureux dont elles redoutent les souffrances, elles s’en approchent et les dépouillent.

Les larmes, le visage effrayent de l’angoisse, le cri aigu de la douleur, rien ne les touche ; aveugles aux pleurs de ces infortunés, elles sont sourdes à leurs gémissements.

Tel est l’homme aux champs de la victoire. Est-il plus humain sur les trônes d’orient (14) d’où il commande aux lois ? Quel usage y fait-il de sa puissance ? s’occupe-t-il de la félicité des peuples ? soulage-t-il leurs besoins ? allege-t-il le poids de leurs fers ? l’orient est-il libre et déchargé du despotisme ? Chaque jour au contraire ce joug s’appesantit. C’est sur la crainte qu’il inspire, c’est sur les barbaries exercées sur des esclaves tremblants, que le despote mesure sa gloire et sa grandeur. Chaque jour est marqué par l’invention d’un supplice nouveau et plus cruel. Qui plaint les peuples en sa présence est son ennemi, et qui donne à ce sujet des conseils à son maître lave, dit le poëte Saadi, ses mains dans son propre sang.

Indifférent au malheur des Romains, Arcade, uniquement occupé de la poule qu’il nourrit, est forcé par les barbares d’abandonner Rome : il se retire à Ravenne, y est poursuivi par l’ennemi : une seule armée lui reste, il la leur oppose ; elle est attaquée, battue : on lui en apprend la défaite. En proie, lui dit-on, à l’avarice et à la cruauté du vainqueur, Rome est pillée ; les citoyens fuient nuds ; ils n’ont le temps de rien emporter. Arcade impatient interrompt le récit : A-t-on, dit-il, sauvé ma poule ?

Tel est l’homme ceint de la couronne du despotisme ou des lauriers de la victoire (15). Affranchi de la crainte des lois ou des représailles, ses injustices n’ont d’autre mesure que celle de sa puissance. Que devient donc cette bonté originelle que tantôt M. Rousseau suppose dans l’homme, et que tantôt il lui refuse ?

Qu’on ne m’accuse pas de nier l’existence des hommes bons : il en est de tendres, de compatissants aux maux de leurs semblables ; mais l’humanité est en eux l’effet de l’éducation et non de la nature.

Nés parmi les Iroquois, ces mêmes hommes en eussent adopté les coutumes barbares et cruelles. Si M. Rousseau est encore sur ce point contradictoire à lui-même, c’est que ses principes sont en contradiction avec ses propres expériences ; c’est qu’il écrit tantôt d’après les uns, tantôt d’après les autres.

(14) Le despotisme de la Chine est, dit-on, fort modéré. L’abondance de ses récoltes en est la preuve. En Chine, comme par-tout ailleurs, on sait que, pour féconder la terre, il ne suffit pas de faire de bons livres d’agriculture, qu’il faut encore que nulle loi ne s’oppose à la bonne culture. Aussi les impôts à la Chine, dit à ce sujet M. Poivre, ne sont portés sur les terres médiocres qu’au trentieme du produit. Les Chinois jouissent donc presque en entier de la propriété de leurs biens. Leurs gouvernement à cet égard est donc bon. Mais jouit-on pareillement à la Chine de la propriété de sa personne ? L’habituelle et prodigieuse distribution qui s’y fait de coups de bambous prouve le contraire. C’est l’arbitraire des punitions qui sans doute y avilit les ames, et fait de presque tout Chinois un négociant frippon, un soldat poltron, un citoyen sans honneur.

(15) M. de Montesquieu compare le despotisme oriental à l’arbre abattu par le sauvage pour en cueillir les fruits. Un simple fait rapporté dans le journal intitulé État politique de l’Angleterre donnera peut-être du despotisme une idée encore plus effrayante.

« Les Anglais, dit le journaliste, investis dans le fort Guillaime par les troupes du suba ou vice-roi de Bengale, sont faits prisonniers. Enfermés dans le cachot nour de Collicotta, ils y sont, au nombre de cent quarante-six, entassés dans un espace de dix-huit pieds quarrés. Ces malheureux, dans un des climats les plus chauds de l’univers, et dans la saison la plus chaude de ce climat, ne reçoivent d’air que par une fenêtre en partie bouchée par la largeur des barreaux. À peine y sont-ils entrés qu’il sont trempés de sueur et dévorés de soif. Ils étouffent, poussent des cris affreux, demandent qu’on les transporte dans une plus grande prison. On est sourd à leurs plaintes. Ils veulent mettre en mouvement l’air qui les environne ; ils se servent à cet effet de leurs chapeaux ; ressource impuissante. Ils tombent en défaillance, et meurent. Ce qui survit boit sa sueur, redemande de l’air, veut qu’on les partage en deux cachots. Ils s’adressent à cet effet au jemman-daar, un des gardes de la prison. Le cœur du garde s’ouvre à la pitié et à l’avarice. Il consent, pour une grosse somme, d’avertir le suba de leur état. À son retour, les Anglais vivants crient, du milieu des cadavres, qu’on leur rende l’air, qu’on ouvre le cachot. Malheureux, dit le garde, achevez de mourir ; le suba repose. Quel esclave oseroit interrompre son sommeil » ? Tel est le despotisme.