De l’Homme/Section 4/Chapitre 23

SECTION IV
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 9 (p. 67-74).


CHAPITRE XXIII.

De la force du sentiment de l’amour de soi.

Le sentiment de l’amour de soi, différemment modifié dans les différents hommes, est essentiellement le même dans tous. Ce sentiment est indépendant de la finesse plus ou moins grande des organes. On peut être sourd, aveugle, bossu, boiteux, et avoir le même desir de sa conservation, la même haine pour la douleur, et le même amour pour le plaisir.

Ni la force, ni la foiblesse du tempérament, ni la perfection des organes, n’augmentent ou ne diminuent en nous la force du sentiment de l’amour de soi. Les femmes n’ont pas moins d’amour pour elles que les hommes, et n’ont cependant pas la même organisation. S’il étoit un moyen de mesurer la force de se sentiment, ce seroit par sa constance, son unité, et, si je l’ose dire, par sa présence habituelle. À tous ces égards le sentiment de l’amour de soi est le même dans tous les hommes.

C’est ce sentiment qui tantôt les arme d’un courage opiniâtre comme d’une épée pour triompher des plus grands obstacles, et qui tantôt les doue d’une crainte prudent comme d’un bouclier pour échapper au danger. C’est ce sentiment enfin qui, toujours occupé du bonheur de chaque individu, veille sans cesse à sa conservation. Si l’amour de soi est le même dans tous, tous sont donc susceptibles du même degré de passion, par conséquent du degré propre à mettre en action l’égale aptitude qu’ils ont à l’esprit. Mais j’admets pour un moment que le sentiment de l’amour de soi se fît moins vivement sentir à l’un qu’à l’autre : il est certain que cette différence, non encore apperçue par l’expérience, seroit par conséquent très petite, et qu’elle n’influeroit en rien sur les esprits.

Un mécanicien ne détourne d’un fleuve que la partie nécessaire à mouvoir les rouages et les machines placés le long de son rivage ; il laisse le surplus des eaux suivre leurs cours et se perdre dans des marais. Il ne faut donc pareillement détourner du sentiment total de l’amour de soi que la partie propre à mettre en action l’égale aptitude que tous les homme ont à l’esprit. Cette partie est moins considérable qu’on ne le pense. Consulte-t-on sur ce point l’expérience ? elle nous apprend que la crainte de la férule, du fouet, ou d’une punition encore plus légere, suffit pour douer l’enfant de l’attention qu’exige l’étude et de la lecture et des langues (79). Or, cette espece d’attention est ou la plus ou du moins une des plus pénibles et des plus fatigantes[1]

L’expérience nous apprend encore que toutes nos découvertes sont des dons du hasard ; que nous lui devons le premier soupçon de toute vérité nouvelle ; que toutes les vérités de cette espece sont pour ainsi dire saisies sans attention ; que leur découverte par cette raison a toujours été regardée comme une inspiration ; et qu’il n’est point de poëte ni de philosophe à qui l’expression harmonieuse et brillante, claire et précise, de ses pensées n’ait coûté plus de soins et de travail que ses idées les plus heureuses.

D’où il résulte que tous les hommes organisés comme le commun d’entre eux sont susceptibles du degré d’attention requis pour s’élever aux plus hautes vérités, et que dans l’hypothese où le sentiment de l’amour de soi ne fût pas le même dans tous (hypothese sans doute impossible), la petite différence qui se trouveroit à cet égard entre les hommes n’auroit encore aucune influence sur leur esprit.

En effet, qu’on suppose le sentiment de l’amour de soi plus vif dans l’un que dans l’autre ; ce sentiment, comme l’expérience le prouve, n’en seroit pas moins également habituel dans eux. Or, si toute supériorité d’esprit dépend moins d’une attention vive que d’une attention habituelle[2], il est évident que, dans cette supposition, tous les hommes seroient encore doués du degré de passion nécessaire pour mettre en action l’égale aptitude qu’ils ont à l’esprit.

(79) Il n’est point d’art ou de science qui n’ait sa langue particuliere ; et c’est l’étude de cette langue qui, dans un âge avancé, nous rend incapables de l’étude d’une nouvelle science.


  1. Si l’étude de leur propre langue paroît en général moins pénible aux enfants que l’étude de la géométrie, c’est que les enfants éprouvent plus habituellement le besoin de parler que celui de comparer ensembles des figures géométriques, et que le besoin senti de l’attention la rend toujours moins désagréable et moins pénible.
  2. Lorsqu’il s’agit d’esprit, le lecteur, pour bien saisir mes idées, doit rappeler à sa mémoire que l’esprit est le produit de l’attention, et l’attention celui d’une passion quelconque, et sur-tout celle de la gloire ; qu’en vain le hasard ou l’éducation nous offriroit dans une lecture, une conversation, etc., des objets de la comparaison desquels il pût résulter des idées nouvelles ; que ces objets seroient pour nous des semences stériles si l’attention ne les fécondoit, c’est-à-dire si nous n’avions un intérêt, un desir vif, de les comparer, et d’observer les ressemblances et les différences, les convenances et les disconvenances, que ces objets ont entre eux et avec nous.

    Si l’on dit souvent du grand homme qu’il est fils du malheur, c’est qu’en général, toujours occupé de s’y soustraire, l’homme est alors forcé de penser et de réfléchir. Il est donc toujours ce que le fait la position où il se trouve. Mais l’adversité est-elle si salutaire qu’on le dit ?

    Oui, dans la premiere jeunesse, lorsqu’on peut encore contracter l’habitude de penser et de réfléchir. Cet âge passé, le malheur afflige l’homme, et l’éclaire peu. « L’infortune, dit le proverbe écossois, est saisne à déjeûner, indifférente à dîner, et mortelle à souper ». D’ailleur l’adversité n’excite souvent en nous qu’une effervescence vive et momentanée, parcequ’elle est souvent passagere. La passion de la gloire est plus durable, et, par cette raison, la plus propre à produire de grands hommes, et à former de grands talents.