De l’Homme/Section 4/Chapitre 21

SECTION IV
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 9 (p. 56-64).
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CHAPITRE XXI.

Impossibilité d’étouffer dans l’homme le sentiment de l’intolérance ; moyen de s’opposer à ses effets.

Le levain de l’intolérance est indestructible ; il ne s’agit que d’en suspendre le développement et l’action : des lois séveres doivent donc les réprimer comme le vol.

S’agit-il d’un intérêt personnel ? le margistrat en défendant les voies de fait lie les mains de l’intolérance. Pourquoi les lui délie-t-il, lorsque, sous le masque de la religion, cette intolérance peut exercer les plus grandes cruautés ?

Les hommes sont de leur nature intolérants. Quand le soleil de la raison les éclaire un moment, que n’en profitent-ils pour s’enchaîner par des lois sages, et se mettre dans l’heureuse impuissance de se nuire lorsqu’ils seront de nouveau saisis de l’accès d’une rage intolérante ?

De bonnes lois peuvent également contenir le dévot furieux et le prêtre perfide. En Angleterre, en Hollande, dans une partie de l’Allemagne, des crimes et des malheurs multipliés ont sur cet objet ouvert enfin les yeux des peuples. Ils sentent que la liberté de penser est de droit naturel ; que penser produit le besoin de communiquer ses pensées ; et que dans un peuple, comme dans un particulier, l’indifférence est un signe de stupidité.

Qui n’éprouve pas le besoin de penser ne pense pas. Il en est de l’esprit comme du corps : ne fait-on point usage de leurs facultés, on devient impotent de corps et d’esprit. Lorsque l’intolérance a comprimé l’ame des citoyens, lorsqu’elle en a détruit le ressort, alors l’esprit de vertige et d’aveuglement se répand sur une nation.

Le toucher de Midas, disent les poëtes, changeoit tout en or ; la tête de Méduse transformoit tout en pierre : l’intolérance transforme pareillement ne hypocrites, en fous, en idiots (76), tout ce qui se trouve dans l’atmosphere de sa puissance. C’est elle qui dans l’orient porta ces premiers germes de stupidité qu’y développa depuis le despotisme. C’est l’intolérance qui condamne au mépris de l’univers présent et à venir toutes ces contrées superstitieuses dont les habitants paroissent réellement plutôt appartenir à la classe des brutes qu’à celle des hommes.

Il n’est qu’un cas où la tolérance puisse devenir funeste à une nation, c’est lorsqu’elle tolere une religion intolérante : telle est la catholique. Cette religion, devenue la plus puissante dans un état, y répandroit encore le sang de ses stupides protecteurs ; c’est un serpent qui piqueroit le sein qui l’auroit réchauffé. Que l’Allemagne y soit attentive : ses princes ont intérêt d’embrasser le papisme : il leur offre de grands établissements pour leurs freres, leur enfants, etc. Ces princes une fois catholiques voudront forcer la croyance de leurs sujets ; et, dussent-ils encore verser le sang humain, ils le feront de nouveau couler. Les flambeaux de la superstition et de l’intolérance fument encore. Un léger souffle peut les rallumer et embraser l’Europe. Où s’arrêteroit l’incendie ? je l’ignore. La Hollande seroit-elle sûre de s’y soustraire ? Le Breton lui-même pourroit-il du haut de ses dunes long-temps braver la fureur du catholique ? Le fossé des mers est une barriere impuissante contre le fanatisme. Qui l’empêcheroit de prêcher une nouvelle croisade, d’armer l’Europe contre l’Angleterre, d’y prendre terre, et de traiter un jour les Bretons comme il traita jadis les Albigeois ?

Que le ton insinuant du catholique n’en impose pas aux protestants. Le même prêtre qui regarde en Prusse l’intolérance comme une abomination et une infraction à la loi naturelle et divine, regarde en France la tolérance comme un crime et une hérésie (77). Qui le rend en ces pays si différent de lui-même ? sa foiblesse en Prusse, et sa puissance en France.

Que l’on considere la conduite des chrétiens : d’abord foibles, ce sont des agneaux ; devenus forts, ce sont des tigres.

Instruites par leurs malheurs passés, les nations ne sentiront-elles jamais la nécessité d’enchaîner le fanatisme, et de bannir de toute religion le dogme monstrueux de l’intolérance ? Qui dans ce moment même ébranle le trône de Constantinople et ravage la Pologne ? le fanatisme : c’est lui qui, défendant au catholiques polonois d’admettre le dissident au partage de ses privileges, ordonne de préférer la guerre à la tolérance. En vain impute-t-on au seul orgueil des grands les malheurs actuels de ces contrées ; sans la religion les grands n’eussent point armé la nation, et l’impuissance de leur orgueil eût maintenu la paix dans la patrie. Le papisme est l’auteur caché des malheurs de la Pologne.

À Constantinople c’est le fanatisme musulman qui, couvrant d’opprobre et d’ignominie le chrétien grec, l’arme en secret contre l’empire dont il auroit été le défenseur.

Plût au ciel que ces deux exemples, et présents et frappants, des maux produits par l’intolérance religieuse fussent les derniers de cette espece ; et que désormais, indifférents à tous les cultes, les gouvernements jugeassent les hommes sur leurs actions et non sur leur croyance ; qu’ils regardassant les vertus et le génie comme les seuls titres à la faveur publique ; apprissent que ce n’est point de l’horloger papiste, turc, ou réformé, mais du meilleur, qu’il faut acheter sa montre, et qu’enfin ce n’est point à l’étendue de la croyance mais à celle des talents qu’il faut confier les places !

Tant que le dogme de l’intolérance subsiste, l’univers moral renferme dans son sein le germe de nouvelles calamités. C’est un volcan demi-éteint, qui, se rallumant un jour avec plus de violence, peut de nouveau porter l’incendie et la désolation.

Telles sont les craintes d’un citoyen qui, sincere ami des hommes, souhait vivement leur bonheur.

J’ai, je crois, suffisamment prouvé qu’en général toutes les passions factices, et en particulier l’intolérance civile et religieuse, n’étoient dans l’homme qu’un amour déguisé du pouvoir. Les longs détails où m’ont entraîné les preuves de cette vérité auront sans doute fait oublier au lecteur les motifs qui m’ont nécessité à cette discussion. J’ai dû montrer que, dans les hommes, si toutes les passions citées ci-dessus sont factivcs, tous par conséquent en sont susceptibles. C’est pour rendre encore plus évident cette vérité que je finis par le tableau généalogique des passions.


(76) Durant la derniere guerre, cent caillettes, d’après leurs confesseurs, accusoient les encyclopédistes du dérangement de nos finances ; et Dieu sait si aucun des encyclopédistes avoit été chargé de leur administration. D’autres reprochoient aux philosophes le peu d’amour des colonels pour la gloire ; et ces mêmes philosophes étoient alors exposés à une persécution que le seul amour de la gloire et du bien public peut supporter. D’autres rapportoient à la publication de l’Encyclopédie, aux progrès de l’esprit philosophique, les défaites des Français ; et c’étoit alors le roi très philosophe de Prusse, et le peuple très philosophe des Anglais, qui battoient par-tout leurs armées. La philosophe étoit le baudet de la fable ; elle avoit fait tout le mal.

En Portugal on rencontre peu de philosophes : aussi la foiblesse de l’état s’y trouve-t-elle en proportion avec la sottise et la superstition des peuples.

(77) On ne fut jamais en France plus intolérant. Peut-être n’y imprimeroit-on pas aujourd’hui sans cartons l’Histoire ecclésiastique de M. Fleuri, et n’y permettroit-on pas l’impression des fables de la Fontaine. Quelle impiété ne trouveroit-on pas dans ces vers du Statuaire et de la statue de Jupiter !

À la foiblesse du sculpteur
Le poete autrefois n’en dut guerre,
Des dieux dont il fut l’inventeur
Craignant la haine et la colere.

Il étoit enfant en ceci :
Les enfants n’ont l’ame occupée
Que du continuel souci
Qu’on ne fâche point leur poupée.