De l’Homme/Section 4/Chapitre 15

SECTION IV
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 9 (p. 17-22).
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CHAPITRE XV.

De l’intolérance civile.

L’homme naît entouré de peines et de plaisirs. S’il desire l’épée du pouvoir, c’est pour écarter les unes et conquérir les autres. Altéré de puissance, sa soif à cet égard est insatiable. Non content de commander à sa nation, il veut encore commander à ses opinions. Il n’est pas moins jaloux de s’emparer de la raison de ses concitoyens, que le conquérant d’envahir les trésors et les provinces de ses voisins.

Il ne se croit vraiment maître que de ceux dont il s’asservit les esprits. Il emploie à cet effet la force : elle soumet à la longue la raison. Les hommes finissent par croire les opinions qu’on les force de publier. Ce que ne peut le raisonnement, la violence l’exécute.

L’intolérance dans les monarques est toujours l’effet de leur amour pour le pouvoir. Ne pas penser comme eux, c’est mettre une borne à leur autorité ; c’est annoncer un pouvoir égal au leur. Quel est en certains pays le crime le plus sévèrement puni ? La contradiction. Quel forfait fit en France inventer le supplice oriental de la cage de fer ? Quel infortuné y renferma-t-on ? Fut-ce le militaire lâche et sans génie qui dirigea mal un siege, défendit mal une place, et qui, par ineptie, jalousie, ou trahison, laissa ravager les provinces qu’il pouvoit couvrir ? Fut-ce le ministre qui surchargea le peuple d’impôts (41), et dont les édits furent destructifs du bonheur public ? Non. Le malheureux condamné à ce supplice fut un gazetier de Hollande qui, critiquant peut-être trop amèrement les projets de quelques ministres français (42), fit rire l’Europe à leurs dépens (43). Quel homme, en Espagne, en Italie, fait-on pourrir dans les cachots ? Est-ce le juge qui vend la justice, le gouverneur qui mésuse de son pouvoir ? non, mais le colporteur qui vend pour vivre quelques livres où l’on doute de l’humilité et de la pauvreté ecclésiastique. À qui, dans certaines contrées, donne-t-on le nom de mauvais citoyen ? Est-ce au frippon qui vole et dissipe la caisse nationale ? De tels forfaits, presque toujours impunis, trouvent par-tout des protecteurs. Celui-là seul est mauvais citoyen qui, dans une chanson ou une épigramme, a ri de la fripponnerie ou de la frivolité d’un homme en place (44).

J’ai vu des pays où le disgracié n’est pas celui qui fait le mal, mais celui qui révele son auteur. Met-on le feu à la maison ? c’est l’accusateur qu’on châtie, et l’incendiaire qu’on caresse. Dans de tels gouvernements, souvent le plus grand des crimes est l’amour de la patrie, et la résistance aux ordres injustes du puissant. Pourquoi le mérite est-il toujours suspect au ministre inepte ? D’où naît sa haine pour les gens de lettre (45) ? De ce qu’il les regarde comme autant de fanaux propres à éclairer ses méprises (46).

Sous le nom de fous on attachoit jadis des sages à la personne des princes ; et, sous ce nom, il leur étoit quelquefois permis de dire la vérité (47). Ces fous déplurent ; leur charge a par-tout été supprimée ; et c’est peut-être la seule réforme générale que les souverains aient faite dans leur maison. Ces fous sont les derniers sages qu’on ait soufferts auprès des grands. Veut-on s’en approcher ? veut-on leur être agréable ? que faire ? Parler comme eux, et les fortifier dans leurs erreurs. Ce rôle n’est pas celui d’un homme éclairé, franc, et loyal. Il parle et pense d’après lui. Les grands le savent, et l’en haïssent : ils sentent à cet égard la borne de leur autorité. C’est aux hommes de cette espece qu’il est sur-tout défendu de penser et d’écrire sur les matieres d’administration. Qu’en arrive-t-il ? Privés du conseil de gens instruits, les rois sacrifient à la crainte momentanée de la contradiction leur puissance réelle et durable. En effet, si le prince n’est fort que de la force de sa nation, si la nation n’est forte que de la sagesse de son administration, et si les hommes chargés de cette administration sont nécessairement tirés du corps de la nation, il est impossible, dans un gouvernement où l’on persécute l’homme qui pense, où l’on aveugle tous les citoyens, que la nation produise de grands ministres. Le danger de s’instruire y détruit l’instruction, et le peuple gémit sous le sceptre de cette orgueilleuse ignorance qui bientôt précipite dans une ruine commune et le despote et sa nation (48).


(41) Un milord débarque en Italie, parcourt les campagnes de Rome, et s’embarque brusquement pour l’Angleterre. « Pourquoi, lui dit-on, quittez-vous ce beau pays ? » — « Je n’y puis, répond-il, soutenir plus long-temps le spectacle du malheur des paysans romains ; leur misere me déchire : ils n’ont plus face humaine ». Ce seigneur exagéroit peut-être, mais il ne mentoit pas.

(42) Le meurtre de Clitus fut la honte d’Alexandre, et le supplie du gazetier hollandais celle du ministere français. Le crime de ces deux infortunés fut le même : tous deux eurent l’imprudence d’être vrais. On s’indigna dans le siecle dernier du traitement fait au gazetier. Il est des siecles encore plus vils, où le supplice de l’homme vrai trouveroit des approbateurs.

(43) S’attendrit-on sur le sort de ce gazetier ? compare-t-on le crime au châtiment ? on se croit transporté chez ce sultan des Indes qui fait pendre son visir pour avoir mis trois grains de poivre dans une tarte à la crême. Peu s’en est fallu que l’illustre et malheureux M. de la Chalotais n’ait subi le même sort pour avoir pareillement mis trois grains de sel dans une lettre écrite, dit-on, à un contrôleur-général.

(44) En France, pourquoi n’oseroit-on mettre la frivolité des grands sur la scene ? C’est que des comédies de cette espece opéreroient peu de conversions. Un poëte qui, par un tableau ridicule et saillant de la frivolité, se flatteroit se corriger les mœurs française, se tromperoit : on ne remplit point le tonneau des Danaïdes.

(45) Ce n’est point à son génie, c’est toujours à quelque évènement particulier, que l’homme de talents doit la protection de l’ignorant. Si la laideur cherche la compagnie des aveugles, l’ignorant fuit celle des clairvoyants.

(46) Le visir inepte voit toujours de mauvais œil l’homme qui voyage chez des peuples et des princes éclairés ; il craint qu’au retour le voyageur ne le méprise.

(47) C’étoit jadis le privilege des fous de dire quelquefois la vérité aux princes ; mais encore avec quelle précaution, et dans que moment ! Imitons, disoit l’un d’eux, la prudence des chats : ils ne se croient point en sûreté dans un appartement qu’ils n’en aient auparavant flairé tous les coins.

(48) C’est à la liberté dont jouissent encore les Anglais et les Hollandais que l’Europe doit le peu qui lui en reste. Sans eux presque aucune nation qui ne gémît sous le joug de l’ignorance et du despotisme. Tout homme vertueux, tout bon citoyen doit donc s’intéresser à la liberté de ces deux peuples.