De l’Homme/Section 4/Chapitre 13

SECTION IV
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 9 (p. 9-14).
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CHAPITRE XIII.

De la maniere dont la plupart des Européens considerent la vertu.

La plupart des peuples de l’Europe honorent la vertu dans la spéculation ; c’est un effet de leur éducation : ils la méprisent dans la pratique ; c’est un effet de la forme de leurs gouvernements.

Si l’Européen admire dans l’histoire, applaudit au théâtre, des actions généreuses auxquelles l’Asiatique seroit souvent insensible, c’est, comme je viens de le dire, l’effet de son instruction.

L’étude de l’histoire grecque et romaine en fait partie. À cette lecture, quelle ame encore sans intérêt et sans préjugés ne se sent pas affectée des mêmes sentiments patriotiques qui jadis animoient les anciens héros ? L’adolescence ne refuse point son estime à des vertus qui, consacrées par le respect universel, ont été célébrées dans tous les siecles par les écrivains les plus illustres.

Faute de la même instruction, l’Asiatique n’éprouve pas les mêmes sentiments, et ne conçoit pas la même vénération pour les vertus mâles des grands hommes. Si l’Européen les admire sans les imiter, c’est qu’en presque aucun gouvernement ces vertus ne conduisent aux grandes places, et qu’on n’estime réellement que le pouvoir.

Qu’on me présente, dans l’histoire ou sur le théâtre, un grand homme grec, romain, breton, ou scandinave, je l’admirerai ; les principes de vertu reçus dans mon enfance m’y forceront. Je me livrerai d’autant plus volontiers à ce sentiment, que je ne me comparerai point à ce héros. Que sa vertu soit forte et la mienne foible, je m’en déguiserai la foiblesse ; je rejetterai sur la différence des lieux, des temps, et des circonstances, celle que je remarque entre lui et moi. Mais si ce grand homme est mon concitoyen, pourquoi ne l’imité-je point dans sa conduite ? Sa présence doit humilier mon orgueil. Puis-je m’en venger ? je me venge. Je blâme en lui ce que je respecte dans les anciens, j’insulte à ses actions généreuses, je le punis de son mérite, et je méprise du moins hautement en lui son impuissance.

Ma raison, qui juge la vertu des morts, me contraint d’estimer dans la spéculation les héros qui se sont rendus utiles à leur patrie. Le tableau de l’héroïsme ancien produit un respect involontaire dans toute ame qui n’est point encore entièrement dégradée : mais dans mon concitoyen cet héroïsme m’est odieux ; j’éprouve en sa présence deux sentiments contradictoires, l’un d’estime, l’autre d’envie. Soumis, à ces deux impulsions différentes, je hais le héros vivant, je dresse un trophée sur sa tombe, et satisfais ainsi mon orgueil et ma raison. Lorsque la vertu est sans crédit, son impuissance me met en droit de la mépriser, et j’en profite. La foiblesse attire l’insulte et le dédain (39).

Pour être honoré de son vivant, il faut être fort (40). Aussi le pouvoir est-il l’unique objet du desir des hommes. Qu’ils aient à choisir entre les forces d’Encelade et les vertus d’Aristide, c’est au don de la force qu’ils accorderont la préférence. De l’aveu de tous les critiques, le caractere d’Énée est plus juste et plus vertueux que celui d’Achille. Pourquoi donc celui du dernier excite-t-il plus d’admiration ? C’est qu’Achille est fort ; c’est qu’on desire encore plus d’être puissant que juste, et qu’on admire toujours ce qu’on voudroit être.

Sous le nom de vertu, c’est toujours le pouvoir et la considération qu’on recherche. Pourquoi exiger au théâtre que la vertu y triomphe toujours du vice ? qui fut l’inventeur de cette regle ? Le sentiment intérieur et confus qu’on n’aime dans la vertu que la considération qu’elle procure. Les hommes ne sont vraiment jaloux que de commander, et c’est cet amour de la puissance qui fournit au législateur le moyen de les rendre et plus fortunés et plus vertueux.


(39) Le mépris est le partage de la foiblesse. Cette vérité est peut-être la seule qui ne soit ignorée d’aucun prince. Un souverain perd-il une province, une ville ? il est méprisable à ses propres yeux. Enleve-t-il injustement cette ville ou cette province à son voisin ? il s’en croit plus estimable. Il a toujours vu l’injustice honorée dans le puissant, et l’univers se taire devant la force.

(40) Le fort et le méchant, dit un poëte anglais, ne redoute qu’un plus fort et plus méchant que lui. Mais le juste et le vertueux doit redouter tous les hommes : il a tous ses concitoyens pour persécuteurs ; jusqu’à ses amis, tout l’attaque. Sa vertu les affranchit de la crainte de sa vengeance ; son humanité équivaut en lui à foiblesse ; et, dans un gouvernement vicieux, le bon et le foible sont nés victimes du méchant et du fort.