De l’Homme/Section 2/Chapitre 6

SECTION II
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 7 (p. 196-204).
◄  Chap. V.
Chap. VII.  ►


CHAPITRE VI.

Point d’intérêt, point de comparaison des objets entre eux.

Toute comparaison des objets entre eux suppose attention, toute attention suppose peine, et toute peine un motif pour se la donner. S’il étoit un homme sans desirs, et qu’un tel homme pût exister, il ne compareroit point les corps entre eux, il ne prononceroit aucun jugement. Mais, dans cette supposition, il pourroit encore juger l’impression immédiate des objets sur lui. Oui, lorsque cette impression seroit forte. Sa force, devenue un motif d’attention, emporteroit avec elle un jugement. Il n’en seroit pas de même si cette sensation étoit foible : il n’auroit alors ni conscience ni souvenir des jugements qu’elle auroit occasionnés. Un homme est environné d’une infinité d’objets ; il est nécessairement affecté d’une infinité de sensations ; il porte donc une infinité de jugements : mais il les porte à son insu. Pourquoi ? C’est que la nature de ses jugements suit celle des sensations. Ne font-elles sur lui qu’une trace légere, effacée aussitôt que sentie ? les jugements portés sur ces sortes de sensations sont de la même espece ; il n’en a point de conscience. Il n’est point d’homme, en effet, qui, sans s’en appercevoir, ne fasse tous les jours une infinité de raisonnements dont il n’a pas de conscience. Je prends pour exemple ceux qui précedent presque tous les mouvements rapides de notre corps.

Lorsque, dans un ballet, Vestris fait plutôt une cabriole qu’un entrechat ; lorsque, dans la salle d’armes, Moté tire plutôt la tierce que la quarte ; il faut, s’il n’est point d’effet sans cause, que Vestris et Moté y soient déterminés par un raisonnement trop rapide pour être, si je l’ose dire, apperçu. Tel est celui que je fais lorsque j’oppose ma main au corps prêt à frapper mon œil ; il se réduit à-peu-près à ceci.

L’expérience m’apprend que ma main résiste sans douleur au choc d’un corps qui me priveroit de la vue ; mes yeux, d’ailleurs, me sont plus chers que ma main : je dois donc exposer ma main pour sauver mes yeux.

Il n’est personne qui ne fasse en pareil cas le même raisonnement : mais ce raisonnement d’habitude est si rapide, qu’on a plutôt mis la main devant les yeux qu’on ne s’est apperçu et de l’action et du raisonnement dont cet action est l’effet. Or, que de sensations de la nature de ces raisonnements habituels ! que de sensations foibles qui, ne fixant pas notre attention, ne peuvent produire en nous ni conscience ni souvenir !

Il est des moments où les plus fortes sont, pour ainsi dire, nulles. Je me bats ; je suis blessé. Je poursuis le comat, et ne m’apperçois pas de ma blessure. Pourquoi ? C’est que l’amour de ma conservation, la colere, le mouvement donné à mon sang, me rendent insensible au coup qui, dans tout autre moment, eût fixé toute mon attention. Il est, au contraire, des moments où j’ai la conscience des sensations les plus légeres ; c’est lorsque des passions, telles que la crainte, l’amour de la gloire, l’avarice, l’envie, etc., concentrent tout notre esprit sur un objet. Suis-je conjuré ? il n’est point de geste, de regard, qui échappe à l’œil inquiet et soupçonneux de mes complices. Suis-je peintre ? tout effet singulier de lumiere me frappe. Suis-je joaillier ? il n’est point de tache dans un diamant que je n’apperçoive. Suis-je envieux ? il n’est point de défaut dans un grand homme que mon œil perçant ne découvre. Au reste ces mêmes passions qui, concentrant toute mon attention sur certains objets, me rendent à cet égard susceptible des sensations les plus fines, m’endurcissent aussi contre toute autre espece de sensations.

Que je sois amant, jaloux, ambitieux, inquiet ; si, dans cette situation de mon ame, je traverse les magnifiques palais des souverains, en vain suis-je frappé par les rayons réfléchis des marbres, des statues, des tableaux qui m’environnent ; il faut pour réveiller mon attention qu’un objet inconnu, nouveau, et tout-à-coup offert à mes yeux, fasse sur moi une impression vive. Faute de cette impression, je marche sans voir, sans entendre, et sans conscience des sensations que j’éprouve.

Au contraire, si, dans le calme des desirs, je parcours ces mêmes palais, sensible alors à toutes les beautés dont l’art et la nature les embellissent, mon ame, ouverte à toutes les impressions, se partagera entre toutes celles qu’elle reçoit. Je ne serai pas, à la vérité, doué, comme l’amant et l’ambitieux, de cette vue aiguë et perçante qu’ils portent sur tout ce qui les intéresse ; je n’appercevrai point comme eux ce qui n’est, pour ainsi dire, visible qu’aux yeux des passions ; je serai moins finement mais plus généralement sensible.

Qu’un homme du monde et qu’un botaniste se promenent le long d’un canal ombragé de chênes antiques, et bordé d’arbustes et de fleurs odorantes ; le premier, uniquement frappé de la limpidité des eaux, de la vétusté des chênes, de la variété des arbustes, de l’odeur suave des fleurs, n’aura pas les yeux du botaniste pour observer les ressemblances et les différences qu’ont entre eux ces fleurs et ces arbustes. Sans intérêt pour les remarquer, il sera sans attention pour les appercevoir : il recevra des sensations, il portera des jugements, et n’en aura point de conscience. C’est le botaniste jaloux de la réputation, le botaniste scrupuleux observateur de ces fleurs et de ces arbustes divers, qui seul peut se rendre attentif aux différentes sensations qu’il en éprouve, et aux divers jugements qu’il en porte.

Au reste, si la conscience ou la non-conscience de telles impressions ne changent point leur nature, il est donc vrai, comme je l’ai dit plus haut, que toutes nos sensations emportent avec elles un jugement, dont l’existence ignorée lorsqu’elles n’ont pas fixé notre attention n’en est cependant pas moins réelle.

Il résulte de ce chapitre que tous les jugements occasionnés par la comparaison des objets entre eux supposent en nous intérêt de les comparer. Or cet intérêt, nécessairement fondé sur l’amour de notre bonheur, ne peut être qu’un effet de la sensibilité physique, puisque toutes nos peines et nos plaisirs y prennent leur source. Cette question examinée, j’en conclurai que la douleur et le plaisir physique est le principe ignoré de toutes les actions des hommes.