De l’Homme/Section 2/Chapitre 11

SECTION II
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 10-15).
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CHAPITRE XI.

De l’inégale étendue de la mémoire.

Je ne fera sur cette matiere que répéter ce que j’ai déjà dit dans le livre de l’Esprit, et j’observerai,

1°. Que les Hardouin, les Longuerue, les Scaliger, enfin tous les prodiges de mémoire, ont eu communément peu de génie, et qu’on ne les plaça jamais à côté des Machiavel, des Newton, et des Tacite ;

2°. Que, pour faire des découvertes en quelque genre que ce soit, et mériter le titre d’inventeur ou d’homme de génie, s’il faut, comme le prouve Descartes, encore plus méditer qu’apprendre, la grande mémoire doit être exclusive du grand esprit[1].

Qui veut acquérir une grande mémoire doit la cultiver, la fortifier par un exercice journalier. Qui veut acquérir une certaine tenue dans la méditation doit pareillement en fortifier en lui l’habitude par un exercice journalier. Or, le temps passé à méditer n’est point employé à placer des faits dans mon souvenir. L’homme qui compare et médite beaucoup a donc communément d’autant moins de mémoire qu’il en fait moins d’usage. Au reste, que sert une grande mémoire ? La plus ordinaire suffit au besoin d’un grand homme. Qui sait sa langue a déjà beaucoup d’idées. Pour mériter le titre d’homme d’esprit que faut-il ? Les comparer entre elles, et parvenir par ce moyen à quelque résultat neuf et intéressant, ou comme utile, ou comme agréable. La mémoire, chargée de tous les mots d’une langue, et par conséquent de toutes les idées d’un peuple, est la palette chargée d’un certain nombre de couleurs. Le peintre a sur cette palette la matiere premiere d’un excellent tableau ; c’est à lui à les mêler et à les étendre de maniere qu’il en résulte une grande vérité dans sa teinte, une grande force dans son coloris, enfin un beau tableau.

La mémoire ordinaire a même plus d’étendue qu’on ne pense. En Allemagne et en Angleterre, presque point d’homme bien élevé qui ne sache trois ou quatre langues. Or, si l’étendue de ces langues est comprise dans le plan ordinaire de l’instruction, elle ne suppose donc qu’une organisation commune. Tous les hommes sont donc doués par la nature de plus de mémoire que n’en exige la découverte des plus grandes vérités. Sur quoi j’observerai que, si la supériorité de l’esprit, comme le remarque M. Hobbes, consiste principalement dans la connoissance de la vraie signification des mots, et s’il n’est point d’homme qui, dans la seule méditation de ceux de sa langue, ne trouve plus de questions à discuter qu’il n’en résoudroit dans le cours d’une longue vie, personne ne peut se plaindre de sa mémoire. Il en est, dit-on, de vives et de lentes. On a, à la vérité, une mémoire vive des mots de sa propre langue, une mémoire plus lente de ceux d’une langue étrangere, sur-tout si on la parle rarement. Mais qu’en conclure ? sinon qu’on a un souvenir plus ou moins prompt des objets, selon qu’ils sont plus ou moins familiers. Il n’est qu’une différence réelle et remarquable entre les différentes mémoires, c’est l’inégalité de leur étendue. Or, si tous les hommes communément bien organisés sont, comme je l’ai prouvé, doués d’une mémoire suffisante pour s’élever aux plus hautes idées, le génie n’est donc pas le produit de la grande mémoire. Qu’on lise le chapitre III, discours III, de l’Esprit ; j’y considere cette question sous toutes les faces. L’expérience prouve qu’en général ce n’est point au défaut de mémoire qu’il faut rapporter le défaut d’esprit.

Le regardera-t-on comme un effet de l’inégale perfection des autres organes ?



  1. Les mémoires extraordinaires font les érudits ; la méditation fait les hommes de génie. L’esprit original, l’esprit à soi, suppose comparaison des objets entre eux, et appercevance de rapports inconnus aux hommes ordinaires. Il n’en est pas ainsi de l’esprit du monde ; ce dernier est un composé de goût et de mémoire. Si sa réputation ne s’étend point au-delà de son cercle, c’est qu’il n’écrit point, qu’il ne perfectionne aucune science, et qu’il ne se rend point utile aux hommes, et ne doit par conséquent en obtenir que peu d’estime.