De l’Homme/Section 1/Chapitre 6

SECTION I
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 7 (p. 40-44).
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CHAPITRE VI.

De l’éducation domestique.


Cette sorte d’éducation est sans doute la plus uniforme ; elle est plus la même. Deux feres élevés chez leurs parents ont le même précepteur, ont à-peu-près les mêmes objets sous les yeux, ils lisent les mêmes livres. La différence de l’âge est la seule qui paroissent devoir en mettre dans leur instruction. Veut-on la rendre nulle ? suppose-t-on à cet effet deux freres jumeaux ? soit. Mais auront-ils eu la même nourrice ? Qu’importe ? Il importe beaucoup. Comment douter de l’influence du caractere de la nourrice sur celui du nourrisson ? on n’en doutoit pas du moins en Grece, et l’on en est assuré par le cas qu’on y faisoit des nourrices lacédémoniennes.

En effet, dit Plutarque, si le Spartiate encore à la mamelle ne crie point, s’il est inaccessible à la crainte et déjà patient dans la douleur, c’est sa nourrice qui le rend tel. Or, en France comme en Grece, le choix d’une nourrice ne peut dont être indifférent.

Mais je veux que la même nourrice ait allaité ces jumeaux et les ait élevés avec le même soin. S’imagine-t-on que, remis par elle à leurs parents, les pere et mere aient pour ces deux enfants précisément le même degré de tendresse, et que la préférence donnée sans s’en appercevoir à l’un des deux n’ait nulle influence sur son éducation ? Veut-on encore que le pere et la mere les chérissent également ? en sera-t-il de même des domestiques ? le précepteur n’aura-t-il pas un bien-aimé ? l’amitié qu’il témoignera à l’un des deux enfants sera-t-elle long-temps ignorée de l’autre ? l’humeur ou la patience du maître, la douceur ou la sévérité de ses leçons, ne produiront-elles sur eux aucun effet ? ces deux jumeaux enfin jouiront-ils tous deux de la même santé ?

Dans la carriere des arts et des sciences que tous deux parcouroient d’abord d’un pas égal, si le premier est arrêté par quelque maladie, s’il laisse prendre au second trop d’avance sur lui, l’étude lui devient odieuse. Un enfant perd-il l’espoir de se distinguer ? est-il forcé dans un genre de reconnoître un certain nombre de supérieurs ? il devient dans ce même genre incapable de travail et d’une application vive. La crainte même du châtiment est alors impuissante. Cette crainte fait contracter à un enfant l’habitude de l’attention, lui fait apprendre à lire, lui fait exécuter tout ce qu’on lui commande ; mais elle ne lui inspire pas cette ardeur studieuse, seul garant des grands succès. C’est l’émulation qui produit les génies, et c’est le desir de s’illustrer qui crée les talents. C’est du moment où l’amour de la gloire se fait sentir à l’homme et de développe en lui qu’on peut dater les progrès de son esprit. Je l’ai toujours pensé, la science de l’éducation n’est peut-être que la science des moyens d’exciter l’émulation. Un seul mot l’éteint ou l’allume. L’éloge donné au soin avec lequel un enfant examine un objet et au compte exact qu’il en rend a quelquefois suffi pour le douer de cette espece d’attention à laquelle il a dû dans la suite la supériorité de son esprit. L’éducation reçue ou dans les colleges ou dans la maison paternelle n’est donc jamais la même pour deux individus.

Passons de l’éducation de l’enfance à celle de l’adolescence. Qu’on ne regarde pas cet examen comme superflu. Cette seconde éducation est la plus importante. L’homme alors a d’autres instituteurs qu’il est utile de faire connoître. D’ailleurs c’est dans l’adolescence que se décident nos goûts et nos talents. Cette seconde éducation, la moins uniforme et la plus abandonnée au hasard, est en même temps la plus propre à confirmer la vérité de mon opinion.