De l’Homme/Section 1/Chapitre 14

SECTION I
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 7 (p. 99-106).
Chap. XV.  ►

CHAPITRE IV.

Des conditions sans lesquelles une religion est destructive du bonheur national.


Une religion intolérante, une religion dont le culte exige une dépense considérable, est sans contredit une religion nuisible. Il faut qu’à la longue son intolérance dépeuple l’empire, et que son culte trop coûteux le ruine (35). Il est des royaumes catholiques où l’on compte à-peu-près quinze mille couvents, douze mille prieurés, quinze mille chapelles, treize cents abbayes, quatre-vingt-dix mille prêtres employés à desservir quarante-cinq mille paroisses ; où l’on compte en outre une infinité d’abbés, de séminaristes, et d’ecclésiastiques de toute espece. Leur nombre total compose au moins celui de trois cent mille hommes. Leur dépense suffiroit à l’entretien d’une marine et d’une armée de terre formidable. Une religion aussi à charge à un état (36) ne peut être long-temps la religion d’un empire éclairé et policé (37). Un peuple qui s’y soumet ne travaille plus que pour l’entretien du luxe et de l’aisance des prêtres, et chacun des citoyens n’est qu’un serf du sacerdoce.

Pour être bonne, il faut qu’une religion soit et peu coûteuse (38) et tolérante ; il faut que son clergé ne puisse rien sur le citoyen. La crainte du prêtre dégrade l’esprit et l’ame, abrutit l’un, avilit l’autre. Armera-t-on toujours d’un glaive les ministres des autels ? ignore-t-on les barbaries commises par leur intolérance ? Que de sang répandu par elle ! la terre en est encore abreuvée. Pour assurer la paix des nations, ce n’est point assez de la tolérance civile ; l’ecclésiastique doit concourir au même but. Tout dogme est un germe de discorde et de crime jeté entre les hommes. Quelle est la religion vraiment tolérante ? Celle ou qui n’a, comme la païenne, aucun dogme, ou qui se réduit, comme celle des philosophes, à une morale saine et élevée, qui sans doute sera un jour la religion de l’univers.

Il faut de plus qu’une religion soit douce et humaine ; que ses cérémonies n’aient rien de triste et de sévere ; qu’elle présente par-tout des spectacles pompeux et des fêtes (39) agréables ; que son culte excite des passions, mais des passions dirigées au bien général : la religion qui les étouffe produit des talapoins, des bonzes, des bramines, et jamais de héros, d’hommes illustres et de grands citoyens.

Une religion est-elle gaie ? sa gaieté suppose une noble confiance dans la bonté de l’Être suprême. Pourquoi en faire un tyran oriental, lui faire punir des fautes legeres par des châtiments éternels ? Pourquoi mettre ainsi le nom de la divinité au bas du portrait du diable ? Pourquoi comprimer les ames sous le poids de la crainte, briser leurs ressorts, et d’un adorateur de Jésus faire un esclave vil et pusillanime ? Ce sont les méchants qui peignent Dieu méchant. Qu’est-ce que leur dévotion ? un voile à leurs crimes.

Une religion s’écarte du but politique qu’elle se propose, lorsque l’homme juste, humain envers ses semblables, lorsque l’homme distingué par ses talents et ses vertus, n’est point assuré de la faveur du ciel ; lorsqu’un desir momentané, un mouvement de colere, ou l’omission d’une messe, peut à jamais l’en priver.

Que les récompenses célestes ne soient point dans une religion le prix de quelques pratiques minutieuses, qui donnent des idées petites de l’Éternel et fausses de la vertu : de telles récompenses ne doivent point s’obtenir par le jeûne, le cilice, l’obéissance aveugle, et la discipline.

L’homme qui place ces pratiques au nombre des vertus y peut placer aussi l’art de sauter, de danser, de voltiger sur la corde. Qu’importe aux nations qu’un jeune homme se ferre ou fasse le saut périlleux ?

Si l’on a jadis divinisé la fievre, pourquoi n’a-t-on pas encore divinisé le bien public ? pourquoi ce dieu n’a-t-il pas encore son culte, son temple, et ses prêtres (40) ? Par quelle raison enfin faire une vertu sublime de l’abnégation de soi-même ? L’humanité est dans l’homme la seule vertu vraiment sublime : c’est la premiere et peut-être la seule que les religions doivent inspirer aux hommes ; elle renferme en elle presque toutes les autres.

Qu’au couvent l’on ait l’humilité en vénération, à la bonne heure ; elle favorise la vileté et la paresse (41) monastique : mais cette humilité doit-elle être la vertu d’un peuple ? Non : le noble orgueil fut toujours celle d’une nation célebre. C’est le mépris des Grecs et des Romains pour les peuples esclaves ; c’est le sentiment juste et fier de leurs forces et de leur courage, qui, concurremment avec leurs lois, leur soumit l’univers. L’orgueil, dira-t-on, leur soumit l’univers. L’orgueil, dira-t-on, attache l’homme à la terre. Tant mieux : l’orgueil a donc son utilité. Loin de combattre, que la religion fortifie dans l’homme l’attachement aux choses terrestres ; que tout citoyen s’occupe du bonheur, de la gloire et de la puissance de sa patrie ; que la religion, panégyriste de toute action conforme à l’avantage du plus grand nombre, sanctifie tout établissement utile, et ne le détruise jamais ; que l’intérêt des puissances spirituelle et temporelle soit un et toujours le même ; que ces deux puissances soient réunies comme à Rome dans les mains des magistrats (42) ; que la voix du ciel soit désormais celle du bien public ; et que les oracles des dieux confirment toute loi avantageuse au peuple.


(35) Il en est du papisme comme du despotisme ; l’un et l’autre dévorent le pays où ils s’établissent. Le plus sûr moyen d’affoiblir les puissances de l’Angleterre et la Hollande seroit d’y établir la religion catholique.

Dans tout pays où l’on comptera trois cent mille tant curés qu’évêques, prélats, moines, prêtres, chanoines, etc., il faut qu’en logement, chauffage, nourriture, vêtement, etc., chaque prêtre, l’un portant l’autre, coûte au moins par jour un écu à l’état. Or, pour subvenir à cet entretien, quelles sommes prodigieuses en fonds de terre, rentes, dîmes, pensions, impôts de messes, constructions de bâtiments, réparations de presbyteres et de chapelles, fonds de jardin, trésors de paroisses et de confréries, ornements d’église, argenterie, aumônes, louages de chaises, baptêmes, offrandes, mariages, enterrements, services, quêtes, dispenses, honoraires de prédicateurs, missions, etc., le sacerdoce ne leve-t-il pas sur une nation !

En dîmes seules, le clergé tire des terres cultivées d’un royaume presque autant de produit que tous ses propriétaires. En France, l’arpent de terre labourable, loué 6 ou 7 livres, rapporte à-peu-près vingt ou vingt-deux minots de bled, à quatre au setier. Le prêtre, pour sa dîme, en récolte deux. Le prix de ces deux minots peut être, bon an mal an, évalué à 9 ou 10 livres. Le prêtre récolte en sus cinquante bottes de paille, estimées 6 liv. ; plus la dîme de l’avoine et de sa paille, estimée 40 ou 50 sous ; total, 17 liv. 10 s. que le prêtre tire en trois ans du même arpent de terre dont le propriétaire ne tire que 18 ou 21 liv., et su laquelle somme ce propriétaire est obligé de payer le dixieme, d’entretenir sa ferme, de supporter les non-valeurs, les banqueroutes du fermier, et les corvées.

D’après ce calcul, qu’on juge de l’immense richesse des prêtres. En réduit-on le nombre à deux cent mille ? leur entretien monteroit encore à 600,000 livres par jour, et par conséquent à 210 millions par an. Or quelle flotte et quelle armée de terre ne soudoieroit-on pas avec cette somme ? Un gouvernement sage ne peut donc s’intéresser à la conservation d’une religion si dispendieuse et si à charge aux sujets. En Autriche, en Espagne, en Baviere, et peut-être même en France, les prêtres, déduction faite des intérêts payés aux rentiers, sont plus riches que les souverains.

(36) Si notre religion, disent les papistes, est très coûteuse, c’est que les instructions y sont très multipliées. Soit : mais quel est le produit de ces instructions ? Les hommes en sont-ils meilleurs ? Non. Que faire pour les rendre tels ? Partager la dîme de chaque paroisse entre les paysans qui cultiveront le mieux leurs terres et feront les actions les plus vertueuses. Le partage de cette dîme formera plus de travailleurs et d’hommes honnêtes que les prônes de tous les curés.

(37) L’Histoire d’Irlande nous apprend (tome I, page 303) que cette île fut toujours exposée autrefois à la voracité d’un clergé très nombreux. Les poëtes, prêtres du pays, y jouissoient de tous les avantages, immunités et privileges des prêtres catholiques ; comme ces derniers, ils y étoient entretenus aux dépens du public. Les poëtes, en conséquence, se multiplierent à tel point, que Hugh, alors roi d’Irlande, sentit la nécessité de décharger ses sujets d’un entretien si onéreux. Ce prince aimoit ses peuples ; il étoit courageux ; il entrepris de détruire les prêtres, ou du moins d’en diminuer extrêmement le nombre : il y réussit. En Pensilvanie, point de religion établie par le gouvernement : chacun y adopte celle qu’il veut. Le prêtre n’y coûte rien à l’état : c’est aux habitants à s’en fournir selon leur besoin, à se cotiser à cet effet. Le prêtre y est, comme le négociant, entretenu aux dépens du consommateur. Qui n’a point de prêtre et ne consomme point de cette denrée ne paie rien. La Pensilvanie est un modele dont il seroit à propos de tirer copie.

(38) Numa lui-même n’avoit institué que quatre vestales et un très petit nombre de prêtres.

(39) Entre la religion païenne et la papiste, je trouve, disoit un Anglais, la même différence qu’entre l’Albane et Calot. Le nom du premier me rappelle le tableau agréable de la naissance de Vénus ; celui du second le tableau grotesque de la tentation de S. Antoine.

(40) Les Romains consacrerent, sous le regne de Numa, un temple à la Bonne-Foi. La dédicace de ce temple les rendit quelque temps fideles à leurs traités.

(41) Quiconque affecte tant d’humilité, et s’accoutume de bonne heure à regarder la vie comme un pélerinage, ne sera jamais qu’un moine, et ne contribuera jamais au bonheur de l’humanité.

(42) La réunion des deux puissances spirituelle et temporelle dans les mains d’un despote seroit, dit-on, dangereuse ; je le crois. En général tout despote, uniquement jaloux de satisfaire ses caprices, s’occupe peu du bonheur national ; la félicité de ses sujets lui est indifférente. Il feroit souvent usage de la puissance spirituelle pour légitimer ses fantaisies et ses cruautés ; mais il n’en seroit pas de même si l’on ne confioit cette puissance qu’au corps de la magistrature.