De l’Homme/Section 1/Chapitre 12

SECTION I
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 7 (p. 88-92).
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CHAPITRE XII.

Le papisme est d’institution humaine.


Le papisme n’est aux yeux d’un homme sensé qu’une pure idolâtrie (29). L’église romaine n’y voyoit sans doute qu’une institution humaine, lorsqu’elle faisoit de cette religion un usage scandaleux, un instrument de son avarice et de sa grandeur ; qu’elle s’en servoit pour favoriser les projets criminels des papes, et légitimer leur avidité et leur ambition. Mais, ces imputations, disent les papistes, sont calomnieuses.

Pour en prouver la vérité, je demande s’il est vraisemblable que des chefs d’ordres monastiques regardassent la religion comme divine, lorsque, pour enrichir eux et leurs couvents, ils défendoient aux moines d’enterrer en terre sainte quiconque mouroit sans leur rien laisser ; s’ils étoient eux-même dupes d’une croyance publiquement professée, lorsqu’ils se rendoient (30) propriétaires des biens qu’en qualité d’économes des pauvres ils devoient leur distribues ; si les papes croyoient réellement pratique la justice et l’humilité lorsqu’ils se déclaroient les distributeurs des royaumes de l’Amérique, sur lesquels ils n’avoient aucun droit ; lorsque, par une ligne de démarcation, ils partageoient cette partie du monde (31) entre les Espagnols et les Portugais ; lorsqu’ils prétendoient enfin commander aux princes, ordonner de leur temporel, et disposer arbitrairement des couronnes.

Ô papistes, examinez quelle fut en tous les siecles la conduite de votre église ! Eut-elle intérêt d’entretenir garnison romaine dans tous les empires, et de s’attacher un grand nombre d’hommes ? (c’est l’intérêt de toute secte ambitieuse). Elle institua un grand nombre d’ordres religieux, fit construire et renter un grand nombre de monasteres, eut enfin l’adresse de faire soudoyer cette milice ecclésiastique par les nations mêmes où elle l’établissoit.

Le même motif lui faisant desirer la multiplication du clergé séculier, elle multiplia les sacrements ; et les peuples, pour se les faire administrer, furent forcés d’augmenter le nombre de leurs prêtres ; il égala bientôt celui des sauterelles de l’Égypte. Comme elles ils dévorerent les moissons, et ces prêtres séculiers et réguliers furent entretenus aux dépens des nations catholiques. Pour lier ces prêtres plus étroitement à ses intérêts et jouir sans partage de leur affection, l’église voulut encore que, célibataires forcés, ils vécussent sans femmes, sans enfants, mais d’ailleurs dans un luxe et une aisance qui de jour en jour leur rendît leur état plus cher. Ce n’est pas tout ; pour accroître encore et sa richesse et son pouvoir, l’église romaine tenta, sous le nom du denier S. Pierre ou autre, de lever des impôts dans tous les royaumes. Elle ouvrit à cet effet une banque entre le ciel et la terre, et fit, sous le nom d’indulgences, payer argent comptant dans ce monde des billets à ordre directement tirés sur le paradis.

Or, lorsqu’en tous les siecles on voit le sacerdoce sacrifier constamment la vertu au desir de la grandeur et de la richesse ; lorsqu’en étudiant l’histoire des papes, de leur politique, de leur ambition, de leurs mœurs, enfin de leur conduite, on la trouve si différente de celle prescrite par l’évangile ; comment imaginer que les chefs de cette religion aient vu en elle autre chose qu’un moyen d’envahir la puissance et les trésors de la terre (32) ? D’après les mœurs et la conduite des moines, du clergé et des pontifes, un réformé peut, je crois, montrer, pour la justification de sa croyance et l’avantage des nations, que le papisme ne fut jamais qu’une institution humaine. Mais pourquoi les religions n’ont-elles été jusqu’à présent que locales ? seroit-il possible d’en concevoir une qui devînt universelle ?

(29) L’homme, disoit Fontenelle, a fait Dieu à son image, et ne pouvoir faire autrement. C’est sur les cours orientales que les moines ont modelé la cour céleste. Le prince d’orient, invisible à la plupart de ses sujets, n’est accessible qu’à ses seuls courtisans ; les plaintes du peuple ne parviennent à lui que par l’organe de ses favoris. Les moines, sous le nom de saints, ont pareillement environné de favoris le trône du monarque de l’univers, et ont voulu que les graces célestes ne s’obtinssent que par l’intercession de ces saints. Mais, pour se les rendre favorables, que faire ? Les prêtres, assemblés à cet effet, déciderent qu’en bois sculpté ou non sculpté l’on placeroit des images dans les églises, qu’on s’agenouilleroit devant elles comme devant celles du Très-Haut ; que les signes extérieurs de l’adoration seroient les mêmes pour l’Éternel et ses favoris ; et qu’enfin, honorés par les chrétiens, comme les pénates et les fétiches par les païens et les sauvages, S. Nicolas en Russie, par exemple, et S. Janvier à Naples, auroient plus de considération et attireroient plus de respect que Dieu lui-même. C’est sur ces faits que sont fondées les accusations portées contre les églises grecque et latine. C’est à la derniere sur-tout qu’on doit le rétablissement du fétichisme. Ainsi la France a dans S. Denys une fétiche nationale, dans Ste Genevieve une fétiche de la capitale ; et il n’est point de communauté ni de citoyen qui, sous le nom de Pierre, de Claude, ou de Martin, n’ait encore sa fétiche particuliere.

(30) Point de ruses, de mensonges, de prestiges, d’abus de confiance, enfin de moyens vils et bas, que les prêtres n’aient employés pour s’enrichir. Les Capitulaires, recueillis par Baluze, tome II, nous instruisent de la maniere dont autrefois les ecclésiastiques parvinrent en France à se faire payer la dîme. « Ils firent descendre du ciel une lettre de Jésus-Christ. Par cette lettre le Sauveur menace les païens, les sorciers, et ceux qui ne paient pas la dîme, de frapper leurs champs de stérilité, et d’envoyer dans leurs maisons des serpents ailés pour dévorer les tettons de leurs femmes ». Cette premiere lettre n’ayant point réussi, les ecclésiastiques ont recours au diable ; ils le produisent (voyez les mêmes Capitulaires, tome I) dans une assemblés de la nation ; et le diable, devenu tout-à-coup apôtre et missionnaire, y prend à cœur le salut des Français. Il tâche de les rappeler à leur devoir par des châtiments salutaires. « Ouvrez enfin les yeux, disoit le clergé ; le diable lui-même est l’auteur de la derniere famine ; lui-même a dévoré les grains dans les épis ; redoutez sa fureur. Au milieu des campagnes il a déclaré par des hurlements affreux qu’il exerceroit les plus cruels châtiments sur les chrétiens endurcis qui nous refusent la dîme ». Tant d’impostures de la part du clergé prouvent qu’au temps de Charlemagne les gens pieux étoient les seuls qui payassent la dîme. Dans la supposition que le clergé eût eu le droit de la lever, il n’eût point eu recours successivement à Dieu et au Diable. Ce fait m’en rappelle un autre de la même espece ; c’est le sermon d’un curé sur le même sujet. « Ô mes chers paroissiens, disoit-il, ne suiver point l’exemple de ce malheureux Caïn, mais bien celui du bon Abel : Caïn ne vouloit jamais payer la dîme ni aller à la messe ; Abel, au contraire, la payoit, et tous les jours du plus beau et du meilleur, et il ne failloit pas un seul jour d’ouïr la messe ». Grotius dit, au sujet de ces dîmes et donations, que le scrupule de Tibere pour accepter de tels dons devroit faire honte aux moines.

(31) Les papes, par leurs prétentions ridicules sur l’Amérique, ont donné l’exemple de l’iniquité, ont légitimé toutes les injustices qu’y ont exercées les chrétiens. Un jour qu’on examinoit dans la chambre des communes si tel canton situé sur les confins du Canada devoit appartenir à la France, un des membres de la chambre se leve et dit : « Cette question, messieurs, est d’autant plus délicates, que les Français, ainsi que nous, sont très persuadés que ce terrain n’appartient point aux naturels du pays. »

(32) Si d’après ces faits les papistes vantent encore la grande perfection où leur religion porte les mœurs, qu’on se demande quel est l’objet de la science de la morale : on verra que ce ne peut être que le bonheur général ; que, si l’on exige des vertus dans les particuliers, c’est que les vertus des membres dont la félicité du tout. On voit que le seul moyen de rendre à-la-fois les peuples éclairés, vertueux, et fortunés, c’est d’assurer par de bonnes lois les propriétés des citoyens ; c’est d’éveiller leur industrie, de leur permettre de penser et de communiquer leurs pensées. Or la religion papiste est-elle la plus favorable à de telles lois ? Les hommes sont-ils, en Italie et en Portugal, plus assurés qu’en Angleterre de leur vie et de leurs biens ? y jouissent-ils d’une plus grande liberté de penser ? le gouvernement y a-t-il de meilleures mœurs ? y est-il moins dur, par conséquent plus respectable ? l’expérience ne prouve-t-elle pas, au contraire, que les luthériens, les calvinistes de l’Allemagne, sont mieux gouvernés et plus heureux que les catholiques, et que les cantons protestants de la Suisse sont plus riches et plus puissants que les cantons papistes ? La religion réformée tend donc plus directement au bonheur public que la catholique ; elle est donc plus favorable à l’objet que se propose la morale ; elle inspire donc de meilleures mœurs, et dont l’excellence n’a d’autre mesure que la félicité même des peuples.