L’HISTOIRE


PAR


LA CARICATURE.





England under the house of Hanover, illustrated from the caricatures and satires of the day. (L’Angleterre sous la maison de Hanovre, illustrée par les caricatures et les satires du temps), par M. Thomas Wright, membre correspondant de l’Institut.[1]




Cet ouvrage est une des tentatives les plus curieuses et les plus heureuses qui aient été faites depuis long-temps dans le domaine de l’histoire. Il serait difficile de dire, mais on peut imaginer, ce qu’il a fallu de patience, de science et d’intelligence à M. Wright pour la mener à bonne fin. La caricature, c’est le journalisme au crayon ; c’est le sens fugitif des événemens saisi au passage, fixé pour un jour, pour une heure, puis effacé et remplacé par une autre image. Cette philosophie éphémère d’événemens éphémères aussi, ce commentaire passager des mille accidens de la vie quotidienne des peuples et des individus, la caricature et la satire, qui saura, dans un demi-siècle, en retrouver le véritable sens ? Lorsque ceux qui entreprendront d’écrire l’histoire de notre temps avec ses élémens comiques comme avec ses élémens sérieux, chercheront à déchiffrer les vaudevilles, les caricatures et les pamphlets dont nous sommes chaque jour inondés, il est probable qu’ils jetteront plus d’une fois leur langue aux chiens. C’est avec des difficultés de cette nature que M. Wright s’est trouvé aux prises ; difficultés plus grandes encore que celles qui attendent nos futurs historiens, car ceux-ci auront le secours des nombreuses collections qui se forment tous les jours. Nous pourrions signaler, par exemple, parmi les matériaux de ce genre les plus intéressans et les plus précieux, les Souvenirs numismatiques que publie en ce moment le savant et spirituel directeur du musée d’artillerie, M. de Saulcy, et qui seront d’une très grande utilité pour les historiens futurs de la révolution de 1848. Mais pour l’ouvrage de M. Wright, ces matériaux manquaient ou n’existaient que d’une manière très incomplète. L’auteur de l’Angleterre sous la maison de Hanovre a fait plus que d’illustrer l’histoire par la caricature ; il serait aussi juste de dire qu’il a illustré la caricature par l’histoire.

L’ouvrage embrasse le règne des trois Georges, et principalement deux périodes : la première qui se rapporte à l’établissement définitif de la dynastie de Brunswick, la seconde à la lutte de l’Angleterre avec la révolution française et avec l’empire.

Jamais peut-être deux époques historiques n’offrirent autant de points de ressemblance que la période qui suivit en Angleterre la révolution de 1688 et celle qui suivit en France la révolution de 1830. Le caractère commun, souvent méconnu et mal compris, de ces deux révolutions fut à la fois libéral et aristocratique. Il faut naturellement tenir compte des différences aussi bien que des ressemblances ; ainsi l’élément aristocratique ne pouvait être en France le même qu’en Angleterre. En 1688, c’était le parti protestant et les grandes familles whigs qui étaient à la tête du mouvement ; en 1830, c’était le parti philosophique et doctrinaire ; mais, de part et d’autre, c’était l’aristocratie pensante et agissante, c’était l’élite de la nation.

Aussi voyons-nous dans l’histoire des deux pays, et immédiatement après les deux révolutions, le parti tombé, c’est-à-dire le parti de la suprématie royale et de la haute église, chercher les mêmes points d’appui et de résistance, réclamer le suffrage universel, et faire appel aux classes inférieures dont la grande généralité était restée étrangère à la révolution. Nous croyons que plus la lumière se fera dans l’histoire de 1688 et celle de 1830, plus ce double caractère de libéralisme et d’aristocratie deviendra incontestable. Toutefois, le point sur lequel les deux révolutions et les deux régimes nouveaux qui en sortirent cessent de se ressembler, c’est qu’en Angleterre il y avait une aristocratie appuyée sur l’hérédité, sur la primogéniture et sur la grande propriété, assez forte pour résister aux envahissemens d’en haut comme à ceux d’en bas, et qui s’est perpétuée jusqu’ici dans les mêmes institutions et presque dans les mêmes familles ; tandis qu’en France la classe gouvernante après 1830, manquant absolument de ces élémens de résistance et de cohésion, fut prise et pour ainsi dire étouffée entre deux pressions contraires, entre la couronne et les pavés.

Les similitudes qui se présentent dans les événemens généraux des deux époques se retrouvent aussi dans les accidens et dans les épisodes, dans la petite histoire comme dans la grande. Les troubles populaires qui inaugurèrent l’avènement de George Ire en sont un frappant exemple. Il y avait d’un côté les whigs avec les dissidens et une partie du moyen clergé qui soutenaient la nouvelle dynastie ; de l’autre les tories et le haut clergé qui étaient restés les partisans de la famille exilée, et qui formaient le parti des jacobites et des non-assermentés. Les tories avaient eu quelques années de triomphe sous la reine Anne. Robert Harley et Henri Saint-John, élevés à la pairie sous les noms de lord Oxford et lord Bolingbroke, étaient ministres au moment de la mort de la reine. Ils ne purent cependant empêcher l’aristocratie whig de faire proclamer le roi George, et naturellement le nouveau souverain se jeta dans les bras du parti qui l’avait mis sur le trône. Dès-lors les tories lui firent une guerre active, non-seulement dans les chambres, mais aussi dans la chaire, dans la presse et dans la rue.

Un des hommes dont le nom est resté des plus marquans dans cette guerre de faction fut un ministre de l’église appelé le docteur Sacheverell. Il avait attaqué en chaire la révolution et s’était fait mettre en accusation ; c’était précisément ce qu’il cherchait. Son procès fit grand scandale ; nous n’en parlons toutefois que parce qu’il fut le sujet de la première caricature politique du XVIIIe siècle. Le docteur y est représenté écrivant son sermon, et soufflé d’un côté par le diable, de l’autre par le pape. La caricature est intitulée : Les trois faux frères. Le parti légitimiste ou jacobite était alors dénoncé par les whigs comme le parti du papisme et de l’étranger ; le prétendant et sa mère étaient représentés accompagnés d’un jésuite français quêtant pour la veuve et l’orphelin. Les tories, de leur côté, dénonçaient les whigs comme des impies, des niveleurs et des têtes rondes ; ils travaillaient beaucoup la basse classe, inondaient les villes de caricatures et de chansons ; leur cri populaire était : « A bas les têtes de veau ! à bas les tueurs, de rois ! » Ils en vinrent bientôt à l’émeute, et le jour du couronnement de George Ier, le 20 octobre 1714, « la canaille de la haute église, » comme l’appelaient les whigs, se souleva dans Bristol aux cris de : À bas les têtes rondes ! Vive Sacheverell ! Dans plusieurs autres villes, on porta publiquement la santé du prétendant. Néanmoins les élections de 17144 donnèrent aux whigs une très forte majorité. À cette occasion un de leurs journaux publia un mémoire des dépenses d’une élection tory, dans lequel nous voyons entre autres choses : « Pour rassembler une foule, 20 livres (500 francs) ; pour faire crier hurrah, 40 livres ; pour faire crier vive l’église, 40 livres ; pour faire crier à bas les têtes rondes, 40 livres ; pour démolir deux maisons, 200 livres ; pour faire deux émeutes, 200 livres ; pour une douzaine de faux témoins, 100 livres ; pour casser les vitres, 20 livres ; pour de la bière, 100 livres ; pour les frais de justice, 300 livres. »

Il paraît qu’en ce temps-là, et nous ne sachions pas que cet usage se soit conservé, les laquais des membres des communes, à l’imitation de leurs maîtres, se choisissaient un speaker, ou président. L’élection se faisait dehors. Un journal du temps raconte comment une bataille s’engagea entre les laquais des tories et ceux des whigs, dans laquelle, après une vigoureuse résistance, les tories finirent par triompher et porter leur speaker trois fois tout autour de la chambre, extra muros ; après quoi, selon l’usage antique, ils allèrent tous se réconcilier à la taverne.

Les maîtres, dans le parlement, ne suivirent pas la fortune de leurs valets. Les tories y étaient en grande minorité ; les derniers ministres de la reine Anne furent mis en accusation, et Oxford et Bolingbroke se sauvèrent en France. La guerre des pamphlets et des caricatures redoubla ; le prétendant, comme il arrive pour tous les prétendans, fut accusé d’être un enfant substitué. Les whigs le disaient fils d’un meunier, et prétendaient qu’il avait été introduit dans le lit de sa mère au moyen d’une bassinoire ; c’est pourquoi on voit figurer cet ustensile dans un grand nombre de caricatures du jour. Dans une de ces caricatures, qui est intitulée Une Famille catholique, nous voyons la reine Marie de Modène assise près d’un berceau, et auprès d’elle un jésuite qui paraît avoir des façons assez familières. L’enfant, dans le berceau, tient un petit moulin, qui indique la condition de ses vrais parens.

La lutte était plus active encore dans les rues. La plèbe jacobite prenait généralement l’offensive, et attaquait et saccageait les chapelles des dissidens aux cris de : Vive l’église ! Ce fut à cette époque que fut votée la loi fameuse connue sous le nom de riot act, qui est encore aujourd’hui en vigueur. Cette loi équivaut à peu près à nos lois sur les rassemblemens ; les magistrats en Angleterre donnent lecture du riot act, comme ici les commissaires de police font les sommations. À Londres, chaque parti avait ses lieux de réunion, qui étaient en général des tavernes et des cabarets. Les agressions des jacobites avaient forcé les whigs, autrement dits les loyalistes, à organiser des moyens de défense en dehors du gouvernement et de la police ; ils avaient fini par former une espèce de garde nationale ou de corps de volontaires, qui se portait partout où la populace cassait les vitres et quelquefois les têtes. Du reste, ils ne se faisaient pas faute de faire eux-mêmes des contre-manifestations. Les journaux de 1715 racontent une procession qu’ils organisèrent avec les effigies du pape, du prétendant et de Bolingbroke ; le prétendant était précédé de deux nourrices, l’une portant un biberon et l’autre une bassinoire. Les mannequins, le carcan au cou, furent promenés dans la Cité et brûlés dans un grand feu de joie. Ces batailles des rues se continuèrent pendant long-temps, jusqu’au jour où, après un assaut livré par les jacobites à un cabaret loyaliste, et dans lequel il y eut plusieurs hommes tués, un certain nombre des émeutiers furent mis en jugement et pendus. Après cet exemple, la tranquillité se rétablit peu à peu, l’issue malheureuse de la rébellion de 1715 ayant d’ailleurs porté un coup funeste aux jacobites.

L’agitation publique prit bientôt une autre direction ; elle se jeta dans les spéculations, et le pamphlet et la caricature l’y suivirent. L’Écossais Law, forcé de quitter son pays après un duel, venait d’établir à Paris, en 1717, la compagnie du Mississipi. Pendant deux ans, la compagnie ne fit que des opérations insignifiantes ; mais, en 1719, elle s’incorpora la compagnie des Indes et celle de la Chine, et ses actions haussèrent rapidement ; elles atteignirent bientôt le chiffre de 1,200 pour 100. Law fut le maître de la France, le régent le fit contrôleur-général des finances ; Paris avait tant d’argent qu’il ne savait qu’en faire. L’Angleterre, à son tour, se jeta à corps perdu dans la voie ouverte par Law ; le parlement passa un acte avec la compagnie de la mer du Sud, qui se chargeait de payer la dette nationale, et Walpole fut presque le seul à protester contre l’enivrement général. Tories, whigs, jacobites, loyalistes, épiscopaux, dissidens, tous oublièrent leurs vieilles querelles et ne s’arrachèrent plus que les actions, qui montèrent en peu de temps à 1,000 pour 100. Le parlement tenta en vain de refréner la fureur du jeu, en interdisant la formation de compagnies sans autorisation. Il s’en faisait de tous les côtés ; elles remplissaient les journaux de leurs annonces ; les simples promesses d’actions se vendaient avec des primes énormes. Il arrivait quelquefois qu’un individu louait une chambre pour un jour dans la Cité, ouvrait le matin une liste de souscription, recevait un dépôt pour les actions, et décampait le soir avec les livres et l’argent. On ne s’informait pas même de la réalité de l’objet qui était mis en actions ; il y eut, entre autres, une compagnie qui s’annonça dans les journaux avec ce titre : « Pour une entreprise qui sera expliquée en temps opportun. » Ces folies ne causeront aucune surprise à quiconque a été témoin du jeu terrible auquel ont donné lieu les chemins de fer en Angleterre il y a deux ans, et des catastrophes financières qui en ont été la suite. N’avons-nous pas aussi devant les yeux la fièvre californienne ? Le XIXe siècle n’a rien à envier, sous ce rapport, à son prédécesseur.

La réaction devait venir, et ce furent les chansons qui en donnèrent le signal. La plus populaire entre toutes fut la célèbre Ballade de la Mer du Sud, qui fut long-temps chantée dans les rues, mais qui n’offrirait que peu d’intérêt dans une traduction. Les théâtres s’emparèrent aussi de la fièvre du Mississipi ; et les directeurs de compagnies, naguère si adulés, tombèrent dans un tel discrédit, que les dames, en jouant aux cartes, disaient, toutes les fois qu’elles tournaient le valet « Voilà un directeur ; » jeu de mots qui ne petit, du reste, avoir de prix que dans la langue anglaise, où le valet s’appelle knave, c’est-à-dire fripon. Parmi les caricatures, il y en a une qui représente une jeune fille jetée dans les bras d’un vieux joueur, avec ces vers en français :

Quand on est jeune et belle, et qu’on a le malheur
D’avoir perdu son bien dans un jeu si funeste,
Gare qu’un billet au porteur
Ne fasse encor perdre le reste.

La fin du papier-monnaie et du règne des agioteurs fut marquée par une médaille où figurent les spéculateurs, dont un se pend, un autre se noie, un autre s’arrache les cheveux, et le dernier décampe.

La littérature du commencement du XVIIIe siècle en Angleterre devait naturellement se ressentir de la démoralisation du temps, et ce fut à cette époque que l’opéra italien fit à Londres sa première apparition. Il éclipsa bientôt le théâtre national, et mit le comble à sa vogue par l’introduction dès bals masqués. Ce fut en vain que les évêques et même le parlement voulurent arrêter les mascarades et les redoutes la cour et la ville les protégeaient. Le directeur de l’opéra était alors un Suisse appelé Heidegger ; on lui donnait le surnom français de « surintendant des plaisirs de l’Angleterre. » Heidegger était l’homme le plus laid de son temps, et devint un sujet inépuisable de caricatures et de mauvais tours. Un jour, le duc de Montagu lui donna à dîner et le fit beaucoup boire. Heidegger s’endormit ; pendant son sommeil, on prit son moule, à l’aide duquel on fit ensuite son masque d’une extrême ressemblance. À la représentation suivante de l’opéra, à laquelle assistait la cour, Heidegger, quand le roi entra, s’avança sur la scène et dit à l’orchestre de jouer : God save the king. Mais aussitôt qu’il fut rentré dans la coulisse, un sosie, avec son masque et son costume, s’avança et ordonna à l’orchestre de jouer l’air jacobite : « Charlot de l’autre côté de l’eau. » Entendant l’air, Heidegger rentre en scène, jure, tempête, et commande de nouveau le God save the king ; à peine est-il sorti, que le sosie rentre et redemande Charley. L’orchestre n’y comprenait plus rien et croyait le directeur ivre ; toute la salle criait : À bas ! et des officiers des gardes allaient envahir la scène, si le roi, qui était dans le secret, ne les eût retenus. Heidegger reparut alors et offrit de renvoyer son orchestre ; mais son masque, s’avançant aussi, s’écria d’un ton lamentable : « Sire, c’est la faute de ce diable qui m’a pris mon visage. » Sur quoi le malheureux directeur pâlit et faillit s’évanouir. Il ne revint à lui que lorsque sa doublure se fut démasquée ; mais il entra dans une telle colère, qu’il se jeta dans un fauteuil, ordonna d’éteindre la scène, et jura qu’il ne rouvrirait pas l’opéra à moins que le masque et le moule ne fussent brisés sous ses yeux. Cet Heidegger eut l’honneur de servir de sujet aux premières caricatures de Hogarth, vers 1723. Il ne manqua pas même à cette époque son abbé Chatel. Celui de 1726 s’appelait Henley ; il joua aussi la comédie d’une église qu’il appela primitive, dans laquelle il officiait en habits sacerdotaux. Les journaux ont conservé dans leurs annonces quelques-uns des titres de ses sermons. Henley prenait pour textes, par exemple « Lequel, de l’homme ou de la femme, est la plus belle créature ? » Ou bien encore : De osculis et virginibus.

Mais ce fut surtout sur Walpole que s’exercèrent et les caricatures et les pamphlets. Robert Walpole fut ministre pendant vingt-deux ans ; pendant long-temps il avait eu pour allié William Pulteney ; mais Pulteney, ne se trouvant pas assez bien partagé, rompit avec lui, fit une scission dans le parti de la nouvelle dynastie, et, s’unissant à Bolingbroke et aux anciens légitimistes, fonda un parti qui prit le nom de « patriote. » L’Angleterre, sous le long ministère de Walpole, jouissait de la paix à l’extérieur et de la tranquillité et de la prospérité à l’intérieur. Naturellement le ministère fut accusé au-dedans de corruption, au dehors de trahison. Les patriotes avaient compté sur de nouvelles élections, mais celles-ci renvoyèrent à la chambre une majorité ministérielle considérable ; dès-lors ce fut, et dans leurs journaux et dans leurs caricatures, une majorité vénale et vendue au ministère, comme le ministère était vendu lui-même à l’étranger, c’est-à-dire à la France. L’auteur du livre dont nous parlons ici, M. Wright, fait à ce sujet quelques réflexions que nous ne pouvons nous empêcher de citer « L’opposition, dit-il, s’élevait surtout contre la politique étrangère du ministère, qu’elle accusait d’engager le pays dans des querellés continuelles, et de sacrifier les intérêts anglais au dehors pour l’intérêt particulier du roi et de ses possessions hanovriennes. Avec un parfait mépris pour la vérité et l’honnêteté (qui, il faut bien le dire, ne semblent pas avoir été très respectées par aucun parti dans ce temps corrompu) et pour satisfaire uniquement à des ressentimens et à des intérêts personnels, aussitôt que le gouvernement prenait une attitude menaçante, l’opposition criait très haut pour la paix, et, dès qu’il s’attachait à maintenir la paix, elle demandait à grands cris la guerre. La paix fut néanmoins conservée par la modération et la persévérance des cours de France et d’Angleterre, » Nous rappelons qu’il s’agit de l’histoire de 1727.

Les chansons, les satires, les pamphlets pleuvaient sur Walpole. On lui reprochait jusqu’à sa prédilection pour la cuisine française. Il y a une caricature intitulée l’Équilibre du pouvoir, où figurent Walpole et le cardinal Fleury, assis tous deux devant une balance. Le ministre français met une épée et un trident dans le plateau qui penche, et le ministre anglais jette vainement dans l’autre plateau des liasses de traités. Dans un coin, le coq gaulois est perché fièrement sur la tête du lion britannique endormi. Une autre caricature représente le lion et l’unicorne de l’Angleterre la tête basse et marchant péniblement avec des chaussures françaises.

Pour subvenir aux dépenses d’une armée permanente, Walpole voulut établir l’impôt de l’accise. Ce fut le sujet d’une opposition formidable, qui éclata dans les caricatures et dans les chansons comme dans le parlement. On faisait alors beaucoup de politique sur les éventails ; il y en a un qui représente le ministre traîné dans sa voiture par un monstre fabuleux à plusieurs têtes appelé l’accise. Le monstre, par ses nombreuses gueules, engloutit des morceaux de mouton ou de jambon, des tasses, des verres, etc. ; et une de ces têtes, retournée vers la voiture, y verse une pluie d’or. Il y a une chanson qui paraît servir de commentaire à ce dessin : « De l’argent pour de la cavalerie, pour l’infanterie, pour des dragons, des bataillons, des plantons ; les taxes augmentent et le commerce est ruiné. Voyez ce dragon, l’accise ! Il a dix mille yeux et cinq mille bouches, des dents aiguës, de larges mâchoires, et un ventre grand comme un magasin. Il commence par prendre du vin et des liqueurs ; mais donnez-lui cela, et le glouton va rugir pour du mouton ; il vous prendra votre bœuf, votre pain, votre lard, votre oie, votre cochon, et il avalera tout, pendant que le travailleur mâchera des racines. »

Le mécontentement populaire se manifesta d’une manière si menaçante, que Walpole fut obligé de retirer son projet ; mais ce qu’on appela « l’agitation de l’accise » se prolongea long-temps encore. Il y eut aussi à cette époque une croisade populaire contre les péages, semblable à celle que nous avons vu faire dans le pays de Galles, il y a quatre ou cinq ans, par « Rébecca et ses filles, » c’est-à-dire que les insurgés s’habillaient en femmes et se noircissaient la figure.

Vint ensuite « l’agitation du gin, » qui s’éleva lorsque le parlement, pour arrêter les progrès croissans de l’ivrognerie, frappa le genièvre d’un droit considérable et en interdit le débit dans les rues. Les patriotes dans la chambre, et les liquoristes au dehors, firent au bill une opposition des plus vives. C’était naturellement un des sujets les mieux choisis et les plus heureux pour faire du bruit dans la rue. Il y eut un déluge de chansons et de complaintes sur « la mère Genièvre. » On célébra publiquement ses funérailles, qui furent suivies par un grand concours de peuple et accompagnées de nombreuses libations. Tous les cabarets avaient arboré des insignes de deuil. Du reste, on trouva mille moyens d’éluder la loi ; on colportait le gin dans les rues sous de faux noms, comme « eau de colique, » ou bien « délices des dames, » ou bien « consolation des cocus. » Les pharmaciens s’étaient mis aussi à vendre le gin, et leurs boutiques ne désemplissaient pas. Cette agitation dura deux ans.

La fin du long règne de Walpole approchait. En 1737, il avait perdu son plus fidèle soutien par la mort de la reine Caroline. L’héritier présomptif, prince de Galles, s’était mis à la tête de l’opposition en s’alliant avec le parti des patriotes. Walpole sut encore se maintenir pendant près de quatre ans, mais au milieu d’orages incessans. Ce fut surtout la politique étrangère qui devint le sujet des attaques ; c’était le moment où l’impératrice Marie-Thérèse, reine de Hongrie, avait à se défendre contre presque toute l’Europe, alors que les Hongrois criaient : Moriamur pro rege nostro Maria-Theresa. La reine était très populaire en Angleterre ; aussi, quand le roi George, pour sauver son apanage particulier du Hanovre, déclara sa neutralité, il fut accablé de chansons et de pamphlets. La meilleure caricature à laquelle aient donné lieu les affaires de Marie-Thérèse est celle qui est appelée : « La reine de Hongrie déshabillée. » La reine est dans un état de nudité complète, et les différentes puissances continentales emportent chacune une des parties de son vêtement portant les noms des provinces de son empire. Le cardinal Fleury, moins délicat encore, cherche à lever le dernier voile qui reste à la reine, celui de sa main. Il y en a une autre dans laquelle, pendant que l’Angleterre aide la reine à franchir une haie, la France profite du moment pour prendre avec elle d’extrêmes libertés.

Walpole tomba, mais moins sous les coups des tories que sous ceux des whigs mécontens. Comme il arrive généralement, la coalition tomba en pièces aussitôt après sa victoire ; le roi, qui détestait les tories comme des ennemis de sa personne et de sa dynastie, leur ferma les portes du conseil, et n’y appela que les anciens whigs qui s’étaient séparés de Walpole. Il consultait même secrètement son ancien ministre, et l’opinion générale était qu’il n’avait accepté le nouveau cabinet qu’à la condition qu’il suivrait la même politique ; en d’autres termes, qu’il jouerait le même air. Aussi, quand les tories, et ceux des patriotes qui n’avaient eu aucune part dans la curée des places, voulurent mettre en accusation Walpole, surtout pour embarrasser ses successeurs, ceux-ci prirent sa défense. C’était, du reste, sur la personne même du roi que portaient presque toutes les caricatures. Il y en a une de cette époque qui le représente en cheval hanovrien chevauchant le lion britannique, qui meurt de faim et ronge son frein. Le roi crie au commandant de sa cavalerie : « La victoire est gagnée, où vous êtes-vous fourrés ? » Et le commandant hanovrien répond : « N’importe, j’ai conservé nos gens. »

Ce fut dans ces circonstances qu’éclata l’insurrection jacobite, connue sous le nom de rébellion de 1745, dans laquelle le prétendant Charles-Édouard fit une campagne si heureuse au début, si fatale dans son issue. Ce ne fut certainement pas l’amour personnel de ses sujets qui sauva le roi George et sa dynastie ; mais le nom du jeune prétendant était associé à l’idée du papisme et de l’influence étrangère, de Rome d’un côté et de la France de l’autre. Ce fut la force de la dynastie protestante et hanovrienne. Le sentiment populaire du temps est fidèlement traduit dans une caricature appelée « l’Invasion, ou le triomphe de Perkins. » Le prétendant y est représenté dans son carrosse royal, traîné par six chevaux appelés : Superstition, Obéissance passive, Rébellion, Droit divin, Pouvoir arbitraire et Soumission ; la voiture passe par-dessus le corps de la Liberté, et, ce qui est assez anglais, sur les fonds publics. Le roi de France sert de cocher, le pape de postillon ; deux singes et le diable servent de valets de pied. Une autre est intitulée Importation de bulls ; ce qui n’a de sens qu’en anglais ; où le mot veut dire à la fois taureau et bulles. Au milieu est la rivière Tweed qui sépare l’Angleterre de l’Écosse. Le prétendant cherche à faire passer la rivière à un troupeau de taureaux dont les naseaux jettent des foudres, accompagnés de décrétales avec les mots de : « Massacre ; le fouet et la verge ; malédiction éternelle ; feux du purgatoire. » Les animaux sont chargés en outre d’une collection d’indulgences, de chapelets, d’eau bénite, etc. Dans le fond, on voit des Highlanders, c’est-à-dire les Vendéens de Charles-Édouard, qui paraissent marcher un peu à contre-cœur, parce qu’on les fait sortir de chez eux. Il y en a qui disent : « Je m’en retourne chez moi ; » d’autres : « Je ne veux pas sortir de ma paroisse. » Rien ne prouve mieux que ces caricatures que le changement de dynastie en Angleterre fut surtout une question de protestantisme.

Vers la première moitié du XVIIIe siècle, nous voyons apparaître en Angleterre un genre de littérature qui prit depuis de si grands développemens, celui des revues. Le Gentleman’s Magazine date de 1731 ; il eut dès l’origine pour objet des articles de critique et des extraits des ouvrages en vogue. En 1750, il y avait déjà huit recueils de ce genre ; ce fut l’avènement du règne des critiques. Toutefois les revues ou magazines ne furent d’abord que des instrumens de scandale et très souvent de diffamation, et durent surtout leur succès aux chroniques de la vie réelle. Le plus fameux des « gazetiers » de ce temps fut un médecin appelé Hill, qui s’occupait beaucoup plus de scandale que de médecine ; bon pour tout faire, du reste, car il fut successivement docteur, acteur et auteur. Garrick avait fait sur lui cette épigramme :

Pour la médecine et les farces, il n’y a pas son égal ;
Ses farces sont de la médecine, et sa médecine est de la farce.


Hill fit fortune ; il avait pris voiture, avait sa loge aux théâtres, et se vantait des faveurs des femmes de qualité. Il était un type, non-seulement du charlatanisme littéraire, mais aussi du charlatanisme scientifique. Les escamoteurs et les marchands de drogues eurent à cette époque un moment de vogue dont il est resté des traditions assez divertissantes. La satire et la caricature se jetèrent principalement sur les inventeurs, de poudres et de pilules. Un journal ridiculisait ainsi une des médecines les plus répandues, les pilules du docteur Rock : « Ceci, disait le docteur dans son prospectus, est ma célèbre pilule sympathique des familles. Qu’un père ou une mère de famille en prenne une en se couchant et une autre en se levant, et non-seulement ils se purgeront eux-mêmes, mais en même temps ils purgeront toute la famille, hommes, femmes, enfans, etc. » Vient ensuite l’énumération des autres avantages de cette fameuse pilule ; par exemple : « Quand une belle dame veut aller au bal ou à la redoute, que fait son affreux mari ? il avale quelques pilules sans rien dire, et alors la pauvre créature ne peut pas mettre le nez dehors. » Il y a aussi les « pilules purgatives intentionnelles, » à l’aide desquelles il suffit de se dire : « En prenant ces pilules, mon intention est qu’elles purgent ma femme autant que moi, mon petit garçon la moitié, ma petite fille le quart ; cette coquine de Françoise qui mange tous mes fruits, dix fois autant que moi ; ce drôle de Tom qui est toujours au cabaret, vingt fois, et pendant cinq jours consécutifs. »

Mais la plus célèbre farce de l’époque, et qui est restée proverbiale, c’est le tour à la bouteille. Un journal du 16 janvier 1749 contenait une annonce ainsi conçue : « Au théâtre de Haymarket, ce soir, on verra un personnage qui exécute les choses surnaturelles que voici : d’abord il prend à un des spectateurs une canne ordinaire, sur laquelle il se met à jouer de tous les instrumens connus. Ensuite il se présente avec une bouteille de dimension ordinaire, que chacun des spectateurs est libre d’examiner ; il place la bouteille sur une table au milieu de la scène, et alors, sans aucune hésitation, il entre dans la bouteille sous les yeux de tous les spectateurs, et se met à chanter dedans. Pendant son séjour dans la bouteille, chacun peut se la passer de main en main et s’assurer qu’elle n’est pas plus grande qu’une bouteille ordinaire. — Les personnes qui viendront sur la scène ou dans les loges pourront venir masquées, si bon leur semble, et le magicien leur dira, si elles le désirent, qui elles sont. »

L’affiche ajoutait que le tour avait été exécuté en présence de la plupart des têtes couronnées de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique. Cette annonce extraordinaire, qui n’était égalée que par celle du signor Jumpedo, lequel s’engageait à s’avaler lui-même, attira une foule innombrable ; la nobility et la gentry, comme on dit aujourd’hui, se pressèrent dans la salle de Haymarket. La scène était occupée par une simple table recouverte d’un tapis vert, et au milieu de laquelle apparaissait la mystérieuse bouteille. Au bout d’une heure, l’opérateur ne se présentant pas, le parterre commença le concert anglais de miaulemens et de grognemens. Une voix s’éleva pour dire que, si l’on voulait doubler la recette, l’homme entrerait dans une demi-bouteille. Ce fut le signal d’une insurrection générale dans laquelle la salle fut mise à sac, et tout le mobilier porté dans la rue et brûlé.

Le tour à la bouteille fut le sujet d’un nombre infini de plaisanteries. Le journal l’Advertiser publia, entre autres, une annonce ainsi faite :

« Dernièrement arrivé d’Éthiopie, le très extraordinaire docteur Zammampouango, oculiste et chirurgien de l’empereur de Monoemungi, exécutera dimanche prochain, au théâtre de Haymarket, les surprenantes opérations que voici :

« 1° Il prie un des spectateurs de vouloir bien s’arracher ses propres yeux ; après quoi le docteur les montrera aux assistans pour leur prouver qu’il n’y a pas de supercherie, et alors il les remettra dans les orbites aussi intacts qu’auparavant.

« 2° Il prie une personne présente, un officier par exemple, de vouloir bien s’ouvrir le ventre ; après quoi (sans aucune hésitation), il lui prendra ses boyaux, les lavera et les remettra en place sans que le sujet en éprouve la moindre douleur.

« 3° Il ouvre le crâne d’un commissaire de police, en retire la cervelle et y substitue celle d’un veau ; à celle d’un beau celle d’un âne ; à celle d’un fanfaron celle d’un mouton ; opérations qui ont l’avantage de rendre ces personnes plus sociables et plus raisonnables qu’elles ne l’ont jamais été.

Et afin de convaincre le public de sa bonne foi, il ne prend d’argent qu’après l’opération terminée. Les dames peuvent venir masquées. La faculté et le clergé entrent gratis. »

Après le tour à la bouteille, vint la panique du tremblement de terre. Une légère secousse avait réellement eu lieu à Londres au mois de février (1750). La superstition s’en mêla ; des prophètes parcoururent les rues en annonçant la ruine prochaine de Ninive. Toute la ville alla voir un oeuf qui, disait-on, avait été pondu avec cette inscription « Prenez garde à la prochaine secousse ! » Pendant la semaine qui suivit, un grand nombre de gens riches s’en allèrent à la campagne, et, au jour annoncé, une partie de la population ferma ses maisons, et alla camper hors la ville, en plein champ, jusqu’à la nuit ; après quoi, la panique s’éteignit dans un immense éclat de rire.

Nous voyons aussi alors, comme de tout temps, la caricature s’exercer sur les toilettes. Il paraît qu’il régnait, vers 1750 et les années suivantes, une assez grande liberté de manières dans la société anglaise, ce dont on accusait, comme de juste, le voisinage des mœurs françaises. Ainsi on voit un journal satirique annoncer pour les bals masqués « des costumes nus, en imitation de la peau. » La chronique ajoute que ce genre de costume avait été réellement porté dans un bal masqué par Élisabeth Chudleigh, une des filles d’honneur de la princesse de Galles, qui fut ensuite la maîtresse du roi, et duchesse de Kingston. Elle était, dit-on, habillée en Iphigénie, avec un simple maillot à peine couvert d’une robe grecque ; si bien que la princesse de Galles, en la, voyant, lui jeta silencieusement son voile sur les épaules.

La mode extravagante des paniers fut naturellement un texte inépuisable de caricatures ; il y en a une qui représente un expédient inventé pour introduire les femmes dans les voitures et les en retirer. C’est un carrosse qui s’ouvre par le haut, et duquel trois laquais, avec une grue et des poulies, enlèvent leur maîtresse et tout son attirail. Les coiffures étaient, si cela est possible, plus extravagantes encore ; on venait d’inventer la mode des cabriolets, qui était devenue une telle fureur qu’on portait tout en forme de cabriolet, même les coiffures. Les femmes se faisaient construire sur la tête un véritable édifice bourré de filasse, de laine et d’étoupe, le tout cimenté avec des livres de pommade ; et il paraît que cela se gardait plusieurs semaines sans réparations intérieures, et avec de simples replâtrages de l’enceinte extérieure ! L’abus des plumes, dont on couronnait ces échafaudages, donna lieu aussi à beaucoup de plaisanteries. On représentait les malheureux oiseaux errant à pieds par les rues, dépouillés de leur vêtement naturel, et considérant mélancoliquement les animaux à deux pieds, avec plumes, qui se paraient de leurs dépouilles.

Quant aux hommes, ceux qui donnaient le ton s’appelaient alors des macaronis. C’était en 1772. Le nom venait de ce que les jeunes gens qui avaient fait leur tour en Italie, revenus à Londres, v avaient formé un club où l’on mangeait habituellement du macaroni. Les caricatures les représentent avec un habit, un gilet et des culottes très serrées, un petit chapeau, puis un énorme chignon artificiel suspendu à la nuque, et dont le poids balance presque celui du reste de l’individu.

La caricature politique s’était alors emparée de lord Bute, le premier ministre, comme elle avait fait de Walpole. La figure la plus, communément adoptée pour lui était celle d’une botte, le mot anglais boot se prononçant à peu près comme son nom. C’est ainsi qu’aujourd’hui lord Brougham est généralement désigné par un balai (broom). Lord Bute passait pour avoir été l’amant de la princesse de Galles ; une caricature représente la princesse admonestant miss Chudleigh, une de ses femmes, sur la légèreté de sa conduite, et celle-ci lui répond en français : « Madame, chacun a son but. » Ce qui indisposait profondément les Anglais contre lord Bute, c’était son extrême partialité pour les Écossais, ses compatriotes, auxquels il distribuait toutes les places. Les caricatures représentent les grandes routes du nord encombrées d’Écossais déguenillés qui émigrent pour la terre promise du sud. Il y en a une où l’on voit un Écossais expédié par la poste sous enveloppe, et affranchi par privilège parlementaire.

Dans la satire et dans le journalisme, l’homme qui porta les coups les plus rudes au ministère de lord Bute fut John Wilkes, dont le nom est resté attaché à un des plus célèbres procès de presse du xviiv siècle. À l’occasion d’un article publié le 23 avril 1763 dans le North Briton, Wilkes fut arrêté et mis à la Tour. Comme il était membre du parlement, le mandat d’arrêt fut attaqué comme illégal, et la cour du banc du roi prononça la mise en liberté du prisonnier. Le parlement s’empara de l’affaire, mais le ministère et la cour y avaient encore une forte majorité ; les deux chambres déclarèrent l’article saisi « un libelle calomniateur et séditieux, » et décidèrent qu’il serait brûlé par la main du bourreau. Au dehors, l’opinion se prononça tout autrement. Quand le shérif, avec le bourreau, voulut brûler publiquement dans la Cité le numéro condamné du North Briton, la populace se souleva, força le shérif à une prompte retraite, arracha des mains du bourreau le papier à moitié brûlé, et l’emporta en triomphe jusqu’à Temple-Bar, où elle alluma un feu de joie avec l’effigie de Bute. L’agitation se prolongea pendant plusieurs mois ; Wilkes, exclu de la chambre et condamné au pilori, s’était réfugié en France. Un libraire, qui avait publié une collection de son journal, fut également condamné au pilori. Il y fut conduit dans un fiacre, au milieu des acclamations d’une foule immense ; et après avoir subi sa peine, avec une branche de laurier dans la main, il salua les assistans. Le peuple avait, de son côté, dressé en face du pilori une potence à laquelle il avait suspendu une effigie de Bute et une toque écossaise, dont il fit ensuite un feu de joie. Une quête faite sur place réunit 200 guinées, plus de 5,000 francs, et fut remise au condamné, qui fut reconduit en prison aussi triomphalement qu’il en était venu. On voit qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

Wilkes rentra en Angleterre cinq ou six ans après, et se porta candidat à l’élection du Middlesex. Le scrutin se faisait à Brentford, près de Londres. Le jour du vote, toutes les routes conduisant à Brentford furent occupées dès le point du jour par la populace, qui arrêtait toutes les voitures et ne laissait passer que celles qui avaient arboré les couleurs de Wilkes. Depuis la panique du tremblement de terre, Londres n’avait pas vu pareille émigration. Le numéro du journal de Wilkes qui avait soulevé cette célèbre querelle portait le chiffre 45, et ce chiffre était resté un mot d’ordre. Ainsi le fiacre qui avait conduit le libraire au pilori avait été décoré d’un grand 45 ; les marchands adoptaient, autant que possible, le chiffre 45, et on raconte qu’un jour le jeune prince de Galles, malmené par le roi son père, ne trouva rien de mieux pour se venger que de crier : Vive le numéro 45 ! À l’élection de Brentford, le 45 reparut donc dans toute sa gloire, et le peuple, qui arrêtait les voitures, y traçait à la craie le chiffre sacramentel.

Après une lutte électorale d’une violence sans exemple, Wilkes fut nommé représentant du Middlesex. Le ministère reprit contre lui les poursuites avant la réunion du parlement. Le jour de l’ouverture, le peuple, qui croyait qu’il serait conduit à la chambre, se rassembla en masse devant la prison. Des pierres et de la boue furent jetées aux soldats ; les magistrats donnèrent lecture du riot act ; la troupe fit feu, et plusieurs hommes tombèrent. Le peuple ramassa un des cadavres et le porta à travers les rues ; l’agitation devint formidable. Des actes d’accusation furent portés contre les officiers qui avaient ordonné le feu ; les tribunaux autorisèrent les poursuites, mais le gouvernement approuva publiquement les officiers et les soldats. En même temps, la cour du banc du roi condamnait Wilkes à 1,000 livres d’amende (25,000 francs) et à un an de prison, et la chambre des communes l’expulsait une seconde fois. Une nouvelle élection eut lieu à Brentford ; Wilkes fut présenté et réélu sans opposition. La chambre le déclara inéligible, et l’élection fut recommencée ; Wilkes fut encore nommé, mais la chambre vota que les voix données à celui qui venait après lui étaient seules valables. Ainsi finit la guerre des « deux rois de Brentford, » comme on appelait le roi George et Wilkes.

Que devint ensuite cet homme qui avait joué un si grand rôle populaire ? Wilkes fit son année de prison, reparut plus tard à la chambre des communes, se réconcilia avec la cour, et devint à son tour un sujet de caricatures : ce qui prouve encore qu’il n’y a jamais rien de nouveau.

Nous entrons maintenant dans la grande période de la guerre d’Amérique et celle des guerres de la révolution. C’est dans l’histoire de la caricature un nouveau chapitre, qu’il convient de traiter à part.


JOHN LEMOINNE.

  1. Londres, chez Bentley.