De l’Histoire et des historiens
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 721-737).
DE L’HISTOIRE
ET
DES HISTORIENS

III[1]
LES HISTORIENS LATINS

S’il était nécessaire d’établir que les grands sujets suscitent les grands écrivains, il suffirait de considérer les œuvres des quatre célèbres historiens latins, César, Salluste, Tite-Live et Tacite.

Rome avait eu ses annalistes et même, parmi eux, des hommes de haute valeur, Fabius Pictor, Caton (qui avait écrit un traité des Origines romaines), Calpurnius Pison ; nous ne pouvons juger leurs œuvres qui ont péri : mais il nous est permis de penser, avec les anciens eux-mêmes, qu’au moment où Rome touchait à son apogée, ces ouvrages paraissaient « insuffisans et vieillis. » (Velleius Paterculus.) En effet, à l’époque où ils avaient été écrits, on ne pouvait saisir les ensembles et embrasser, d’un seul coup d’œil, l’édifice encore inachevé de la grandeur romaine.

C’est seulement quand l’œuvre eut toutes ses proportions qu’on put apprécier la mesure à laquelle il fallait la prendre. Tant que la conquête romaine se borne à l’Italie, avant qu’elle eût débordé sur l’Univers, le développement intérieur et extérieur de la Cité est, pour ainsi dire, municipal. L’histoire romaine n’est une histoire universelle qu’à partir du moment où le sort de l’Univers dépend du sort de la Cité. Carthage réduite, la Grèce conquise, l’Afrique soumise, la Gaule domptée, l’Espagne, la Perse, la Germanie, la Bretagne dominées ou visées, voilà ce qui rend fatidique le long et laborieux enfantement. C’est au moment où Rome, au comble de ses succès, va fléchir sous le poids de sa victoire que naissent les historiens.

César, encore plongé dans l’action, est le narrateur à la fois de la conquête des Gaules et de la Guerre civile. Parmi ses tâches, il a reçu la mission de garder, pour la postérité, le récit actif de ce que furent les premiers contacts entre Rome et les nouveaux peuples qui devaient former l’Europe moderne ; et, comme les deux faits sont connexes, il expose les circonstances à la suite desquelles Rome, par lui, perdit la liberté.

César était prédestiné pour mener de front les deux œuvres et, les ayant conçues et accomplies, pour les expliquer et les glorifier, devant ses contemporains et devant la postérité. : Aristocrate de naissance très haute, il pouvait, sans déroger, se livrer au parti populaire ; sa jeunesse désordonnée à froid, sa « toge relâchée, » sa culture raffinée, une existence où l’audace et la corruption se fondaient en une élégance exquise, ses dettes, son ambition, tout le poussait ; sa fortune flottait sur la déliquescence universelle. Alcibiade de plus d’allure et sur une scène plus vaste, il comprenait tout, devinait tout. Il avait scruté son temps et, après les proscriptions alternatives de Sylla et de Marius, ne s’en laissait nullement imposer par les formules usées que ressassait l’humeur chagrine d’un Caton ; sa politique se résumait en ceci que Rome avait besoin de nouvelles conquêtes pour vivre et que la République, obligée par sa grandeur même de s’agrandir encore, étouffait dans l’étroite enceinte d’une Cité. Superbe intelligence, cœur vaste et conscience large, il avait tout ce qu’il fallait pour séduire le peuple, se sentir à l’aise avec lui et l’aimer, comme il aime à être aimé, sans sévérité, sans restriction, avec profusion.

La valeur individuelle ne fait pas tout le grand homme, — et quel homme a été plus comblé que César, orateur, écrivain, homme d’Etat, général, philosophe, plein de grâces, plein d’esprit, plein de courage ? Il ne suffit pas non plus de circonstances propices pour susciter le héros ; — et quelles circonstances furent plus favorables à un homme résolu, que la lassitude des longues guerres civiles, le dégoût d’une vie publique alternant entre le massacre et l’orgie, la dépréciation de toutes les valeurs nationales à l’heure où elles font besoin plus que jamais ?... Le héros est l’homme qui répond à l’appel de la Destinée et qui fait ce qu’il y a à faire pour prouver ce qu’il sait faire. César, Romain assoupli et humanisé, disciple des Grecs, parcoureur du monde, citoyen de l’Univers, était capable et seul capable de faire lever l’avenir germant dans l’anarchie. :

Il comprenait que la Cité, maintenant, c’était l’Empire et que l’Empire importait plus que la Cité. Il fut l’homme des provinces et s’appuya sur les provinces ; il les conquit et fit, avec elles, la conquête de Rome ; c’est en cela qu’il fut, selon l’expression de Ferrero, « l’homme fatal de l’histoire européenne, l’instrument inconscient dont se servit le Destin pour une œuvre immense. » Il devait être à la fois le tombeur de la coterie sénatoriale, le démolisseur de la finance chevalière à la Cicéron, le contempteur des vertus catoniennes, le vainqueur de Pompée, l’amant de Cléopâtre, de même qu’il devait conquérir la Gaule, toucher du pied la Grande-Bretagne et la Germanie pour éveiller la future Europe, répondant à sa double mission d’ensevelisseur de la Rome antique et d’initiateur du monde moderne. Or l’homme qui a fait cette histoire, l’a écrite. Cela aussi était dans sa destinée.

Le plus souvent, les hommes d’action, quand ils ne sont pas prématurément éloignés des affaires, ne songent pas à saisir la plume pour expliquer ce qu’ils ont voulu, tenté, exécuté : le temps leur manque ; la littérature est affaire aux oisifs et aux chagrins. Raconter des souvenirs, rabâchage de vieillard. Tant qu’une âme est forte, elle ne regarde pas en arrière, mais en avant.

Les Commentaires de César sur la Guerre des Gaules sont bien le contraire d’un livre sénile ; si on peut appeler cela de la littérature, c’est de la « littérature de combat : » de là, ce caractère unique de virilité, de prestesse, d’alacrité armée et militaire. La phrase courte, précipitée, rapide, tendant au but, se presse comme le pas cadencé des légions. César écrivit le livre vers l’année 52, alors que la guerre des Gaulois n’était pas finie et pour plaider sa cause devant l’opinion. Imaginez un général contemporain, comme Archinard ou Lyautey, interrompant une campagne coloniale pour demander à la mère patrie un effort nouveau et des concours indispensables. Il est à peine croyable, mais il est à peu près certain que l’œuvre si chargée de faits et de renseignemens fut rédigée en deux mois. La publication fut si opportune qu’elle devint, comme l’avait voulu l’écrivain, un instrument politique, une arme contre ses ennemis au dedans et au dehors.

Le début de la guerre avait été facile. César n’avait eu à combattre que des peuples divisés et surpris. Il eut l’habileté de faire croire aux cités gauloises qu’il les protégeait contre la conquête germanique. Il se donnait comme un sauveur. Mais quand les chefs eurent compris, quand les peuples, à la voix de Vercingétorix, se furent réveillés, quand l’union se fut faite, le péril grandit et retentit jusqu’à Rome. Rome qui, jusque-là, inattentive et toute à ses passions politiques, avait laissé faire, se réveilla à son tour. On cria à la folle entreprise ; les nouvellistes et les adversaires clabaudèrent. On sentait l’ambitieux sur le faîte entre le triomphe et l’abîme. On l’eût poussé plus volontiers de ce côté-ci que de l’autre. On affectait le pessimisme et le découragement à l’heure où il fallait tenir bon et avoir confiance : c’est l’ordinaire. César quitta le glaive et prit le style.

De là ce livre amusant, pittoresque, vivant et convaincant, où tous les mots ont leur poids, où vibre la vie, où les silences mêmes sont éloquens ; où l’art est d’autant plus habile qu’il apparaît moins, jouant la franchise, la simplicité, la candeur, quand tout est profondeur, pénétration, calcul.

Mais cette histoire ne serait qu’un plaidoyer politique, c’est-à-dire quelque chose de bien inférieur à l’histoire, si César, avec l’acuité du génie, n’avait senti que la plus puissante des démonstrations, c’est l’exposé de la vérité toute nue et s’il ne s’était appliqué à faire toucher du doigt, pour ainsi dire, les réalités qui l’avaient tant occupé et préoccupé lui-même. Instruire Rome, c’était la convaincre. Il transporte donc le citoyen romain en pleine Gaule et lui fait passer en revue sa nouvelle conquête. Il expose et cela suffit.

Cet exposé passionna les contemporains ; il passionne la postérité. Cicéron n’aimait pas César ; très jaloux, en tout cas, de la gloire littéraire, il écrit, cependant, à propos des Commentaires : « chef-d’œuvre de netteté, de pureté et d’élégance. » Et il dit encore : « Rien n’est plus délicat que cette brièveté pure, qui laisse transparaître toutes choses. » Quant au sentiment de la postérité, qu’on réfléchisse seulement à ceci : sans César, l’Europe extra-méditerranéenne ignorerait les circonstances qui l’ont amenée à la civilisation. César est le père de l’Histoire moderne, comme il est le père de l’Europe moderne. Il a vu comme un général, il découvre comme un curieux et observe comme un philosophe. Il n’est pas un chef, pas un homme d’Etat, pas un officier qui n’ait des leçons à prendre dans César. L’art de diviser des adversaires barbares, de les ménager, de les convaincre, de les amener à la confiance et à la soumission par les paroles plus encore que par les armes, par la paix plus encore que par la guerre, court à la fleur de ces pages rapides où la conquête vivante s’accomplit, pour ainsi dire, d’elle-même. Le politique raffiné surveille, avec un sourire grave, le général qui écrit si bien.

La leçon de fait est incomparable chez ce maître de la politique métropolitaine et coloniale ; mais, il y a, dans les Commentaires, une prodigieuse leçon de choses qui n’émeut pas moins les temps modernes ; car ce sont leurs origines qui sont touchées et dévoilées avec une pénétration et une autorité parfaite, sans pédantisme. Tout ce qu’il y a à voir. César le voit ; tout ce qu’il y a à dire, il le dit. Pas une province, pas un fleuve, pas une plaine, pas un centre de population un peu important que César n’ait nommés : il est le nomenclateur. Il devine, dans la forme des choses, le dessin de l’avenir. Par lui, on sait les institutions, les coutumes, les hommes, tout ce qui meuble et meublera la vie nouvelle qu’il suscite, tout ce qui rejaillira, de cette région jeune, sur la civilisation ancienne qu’il apporte, Tacite complète le jugement de Cicéron quand il qualifie César summus auctorum, « le premier des écrivains, » — c’est qu’il était homme et grand homme avant d’être écrivain.

César n’est pas seulement l’homme d’action historien, mais l’historien homme d’action. Il écrit pour agir : il réalise l’œuvre et l’explique, mais dans la mesure où l’explication est utile à l’œuvre : ni plus ni moins. Son génie, moins épique que celui de Thucydide, est plus réel encore : son exposé, si clair, a quelque chose de contenu, de discret et de mystérieux. On dirait qu’il garde volontairement quelque chose pour lui. La science européenne s’épuise à commenter les Commentaires ; on voudrait arracher au génie, le plus humain qui fut, le secret qu’il détenait et qu’il n’a pas dit, celui de la Destinée. C’est que César, homme d’Etat plus encore qu’écrivain, sachant si bien parler, a su aussi se taire.

Salluste, contemporain de César et de Cicéron, est le premier historien de métier. Non pas qu’il n’ait été mêlé, lui aussi, à la vie publique ; mais il en fut éloigné, soit par la concurrence des partis, soit par ses propres fautes ; car les apologistes l’ont mal disculpé d’avoir abusé des fonctions qu’il occupait en Afrique pour s’enrichir indûment. Dans sa retraite, volontaire ou non, il se résolut, dit-il lui-même au début du Catilina, à écrire les faits et gestes du peuple romain, par morceaux détachés, en s’attachant aux plus dignes de mémoire. On sent, ici, le parti pris d’auteur : il cherche des motifs et des cadres ; il faut reconnaître qu’il les traite et les remplit admirablement.

Son œuvre est en opposition déclarée avec celle de César, et cela est d’autant plus frappant que les sujets ne sont pas sans analogie : la conjuration de Catilina, c’est une scène des luttes intestines à Rome, comme la Guerre Civile de César ; et l’histoire de Jugurtha, c’est un épisode de la politique coloniale, comme la Guerre des Gaules. Mais autant l’œuvre de César, dépouillée de tout vain ornement, se signale par sa simplicité militaire, autant celle de Salluste vise à l’effet littéraire et esthétique. Salluste est un auteur. Le portrait célèbre de Catilina, tel qu’il l’a tracé, prouve à la fois la force et la limite de son talent : « Catilina était, né noble, vigoureux de corps et d’âme, mais d’un génie méchant et dépravé. Encore adolescent, il se rua aux discordes intestines ; meurtres, rapines, querelles, ce furent ses premiers exercices : il supportait la faim, le froid, la veille avec une constance incroyable ; fier, rusé, mobile, simulé et dissimulé, avide du bien des autres, prodigue du sien, il s’adonnait avec violence à toutes ses passions ; il ne manquait ni d’éloquence, ni de prudence ; mais son esprit déréglé n’aspirait qu’à des choses excessives, immodérées et trop hautes pour lui. L’exemple de Sylla lui donna une envie indicible d’être le maître dans la République ; tous les moyens lui furent bons, pourvu qu’ils le menassent à la royauté ; il y était poussé par une ambition croissante et sauvage, par le besoin et par la conscience même de son infamie. En plus, la corruption des mœurs publiques, les maux divers dont souffrait la République, et d’abord la luxure et l’avarice, le stimulaient. Son époque le portait ; car tout ce qui restait des vieilles traditions, soit à l’armée, soit dans la cité, le magnifique héritage romain s’était usé et épuisé peu à peu ; de cet admirable passé il ne restait plus que honte et décadence ! »

Voilà certes un grand écrivain. Quel portraitiste plus expressif, quel psychologue plus pénétrant, quel prosateur plus nombreux et plus énergique ? Nous n’aurions pas compris tout de Rome si nous n’avions pas Salluste. Même ce style voulu et tendu, cette acrimonie passionnée sous un voile d’impartialité, ces mots brefs et à l’emporte-pièce sont nécessaires pour nous faire pénétrer dans le repli le plus caché et non le moins actif du génie romain. On comprend, à lire Salluste, la, violence des guerres civiles et des inexpiables vengeances ; on comprend à quel amas de difficultés grandes et petites se heurta la conquête du monde. César, si facile et si coulant, rend tout coulant et facile. Salluste fait effort et donne la sensation de l’effort : rhéteur et non soldat, fonctionnaire aigri et non « ouvrier » joyeux de son œuvre.

Ces deux petits livres de Salluste, le Catilina et le Jugurtha, seront toujours des modèles pour l’homme de cabinet, ils feront réfléchir le penseur ; ils sont des types de l’histoire « à la lampe. » Salluste a imité Thucydide ; mais on sent l’imitation. Et puis, il y a autre chose : l’infériorité radicale de Salluste est moins dans le style que dans l’âme. L’histoire a, pour ceux qui l’écrivent, de ces sévérités : si Salluste eût été un plus honnête homme, il ne serait peut-être pas un meilleur écrivain, mais il eût été certainement un plus grand historien. :


Il fallait que la République romaine fût arrivée à la maturité, mais il fallait qu’elle fût encore grande et respectée pour qu’on pût faire, d’elle, un portrait en pied. Le peintre se présenta quand le modèle fut prêt, et ce fut Tite-Live.

Tite-Live naquit à Padoue l’an 59 avant J.-C. : il commença à écrire vers l’an 26 avant J.-C ; son histoire, qui remonte aux origines de Rome, s’arrête à la mort de Drusus, l’an 9 avant J.-C. Tite-Live mourut à Padoue où il s’était retiré, l’an 16 après J.-C.

Remarquez ces dates : elles appartiennent à l’époque où l’on cesse de compter par la fondation de Rome pour commencer à compter par la naissance du Christ ; c’est la coupure entre le monde antique et le monde moderne.

Tite-Live est le contemporain de César et le familier d’Auguste, le compagnon d’Horace et de Virgile, il voit Rome dans sa splendeur, il la connaît encore libre, mais il assiste à la ruine de la liberté et il devine la décadence.

Tite-Live n’est pas Romain, il est Italien, Cisalpin ; il est fils de ces peuples qui, après avoir combattu Rome, ont subi son joug, se sont habitués à leur servitude, l’ont aimée, ont été conquis par la grandeur plus que par la force, ont adhéré à l’unité, ont compris, enfin, qu’il n’y avait pas d’autre voie de salut, pour les nationalités secondaires, que de faire partie de ce grand corps.

Fiers d’une patrie qu’ils n’avaient pas faite, ces Romains de la dernière heure n’en furent que plus ardens, puisque leur dévouement résultait d’un choix. Virgile Mantouan, Tite-Live Padouan, répétaient à l’envi le : « Deus nobis hæc otia fecit. » Ils aimaient Rome, la paix romaine, l’ordre romain.

Tite-Live est parfaitement conscient de ce qu’il fait en écrivant l’histoire de la Cité ; il veut laisser au monde un grand exemple : comment Rome grandit et prospéra, comment elle déclina et pencha vers sa ruine. Jamais il n’y eut, sur la terre, une telle histoire, et cette histoire ne pouvait être écrite par un plus digne historien. Que serait, pour l’humanité, l’histoire romaine sans Tite-Live ? « Certes, dit-il, ou je suis trompé par l’intérêt de mon sujet, ou il est vrai que jamais il n’y eut une république plus noble, plus sainte, plus abondante en bonnes mœurs et en hautes leçons, capable de résister si longtemps à l’invasion des mauvaises passions, la luxure, l’avarice, ayant gardé, si tard, l’honneur de la pauvreté et de l’épargne, où moins on avait pt moins on voulait avoir. Plus tard, il est vrai, la richesse, le luxe, les plaisirs, les désordres, abaissèrent la République et la menacèrent de ruine... Eh bien, c’est donc dans cette histoire qu’on verra, à la fois, ce qu’une république doit rechercher et ce qu’elle doit craindre. »

Tite-Live écrit pour enseigner, pour servir d’avertissement et de leçon, non pas ad narrandum, mais ad probandum. Ce Padouan, qui vient de sa province, et qui en a gardé même l’accent (patavinitas), s’étonne de ce qu’il voit, de ce qu’il admire, plus que ne l’eût fait peut-être un Romain de pure race, né dans la ville ; il n’a aucun scepticisme, aucune ironie ; il est appliqué, sérieux, convaincu ; il a apporté, de ses origines, un souffle oratoire, une « abondance lactée, » une candeur et une honnêteté qui ne le quitteront pas ! il aborde allègrement cet énorme travail où il raconte, d’un seul et même souffle, toute l’histoire romaine.

Les légendes, les dieux, les rois, les augures, les miracles, les traits d’héroïsme, la rudesse des combats, la majesté des fêtes religieuses, les piétés et les impiétés, les grands dévouemens et les grands crimes, tout ce qui met en relief le nom romain, tout ce qui aboutit à la gloire de Rome, tout cela lui appartient et relève de lui.

Il entend que la postérité sache, par lui, non seulement ce qui s’est fait, mais ce qui s’est dit à Rome et sur Rome. Par là il ressemble plus à Hérodote qu’à Thucydide. Il n’a ni le haut jugement, ni la discrétion, ni la tenue de celui-ci ; il n’est pas un homme d’Etat, ni même à proprement parler un homme politique ; c’est un écrivain de métier et surtout un orateur. Son histoire est écrite, comme on dit, « de seconde main : » il compile et ne s’en cache pas : « J’ai suivi, écrit-il, tous les auteurs qui m’ont précédé. » Mais tout en empruntant, il choisit ; il choisit avec un sens de l’effet qui donne toujours à son récit un attrait et un caractère dramatique. On raconte qu’un citoyen de Gadès, en Espagne, fit le voyage de Rome uniquement pour le voir et, qu’après l’avoir vu, il s’en retourna... Dans Tite-Live, ce n’est pas tant à l’homme que fut adressé cet hommage qu’à l’œuvre, c’est-à-dire au sujet. L’historien était grand aux yeux du bon provincial, par le service qu’il avait rendu au monde en lui offrant une histoire si glorieuse pour l’humanité.

Tite-Live est le roi des narrateurs ; son exposé souple et limpide, attentif et ingénieux, ne laisse échapper aucun trait, aucun détail utile, intéressant ou seulement amusant. Ce qu’il montre, on le voit ; ce qu’il explique, on le comprend ; quand il décrit, « on y est. » Il a une pénétration naturelle qui donne à ses portraits une psychologie pleine de réalité et de vie. Tous ses personnages sont debout, allant et venant, agissant, naturels, — corps et âme. C’est cette volonté d’être vrai, et surtout d’être persuasif, captivant, qui assure à l’historien une sorte d’impartialité. Elle n’est pas, chez lui comme chez Thucydide, la volonté de voir les choses comme elles sont, mais uniquement le désir de les présenter sous leur aspect le plus attrayant pour les rendre plus émouvantes.

Tite-Live ne se laisse jamais détourner de son projet initial qui est de déduire, du drame romain, une leçon humaine. Le drame, c’est la lutte pour ou contre la liberté : voilà ce que Tite-Live nous rend sensible à nous-mêmes qui ne sommes pas l’enjeu du débat. Rome avait une horreur traditionnelle de la royauté, et, chose singulière, c’est ce sentiment qui la poussa vers l’Empire, c’est-à-dire vers un régime où la puissance absolue était confiée à une dictature par haine de l’hérédité. César, Auguste ne furent, d’abord, que les premiers des citoyens : ils occupèrent les magistratures de la République pour l’asservir et la détruisirent en la maintenant. Les origines de cet étonnant revers des choses, c’est toute l’œuvre de Tite-Live. Aussi, quoiqu’il fût le familier d’Auguste, étant de tendance aristocratique (comme la plupart des hommes qui écrivent l’histoire), il disait de César : « Qu’on ne sait lequel eût mieux valu qu’il eût ou n’eût pas existé. »

Tite-Live raconte ; il raconte bien ; il raconte impartialement, mais aussi, il veut convaincre, il veut persuader, il veut que l’histoire ait une sanction : c’est pourquoi le conteur aboutit à l’orateur, in historia orator, disait de lui l’antiquité. Quintilien fait un parallèle entre Salluste et Tite-Live. « L’histoire, dit-il, n’a pas péri avec la Grèce : je ne craindrai pas de comparer Salluste à Thucydide et Tite-Live à Hérodote, Celui-ci montre, dans ses récits, une grâce délicieuse et une transparente candeur, mais c’est surtout dans ses harangues que son éloquence dépasse tout ce que l’on peut dire, tant elles sont convenables aux circonstances et aux hommes. Les passions humaines, et surtout celles qui sont les plus douces, respirent dans son œuvre. S’il n’a pas l’admirable brièveté de Salluste, il se rachète par d’autres mérites : aussi Servilius Novianus dit-il, avec raison, que, si ces deux historiens ne sont pas semblables, ils sont égaux. »

Les anciens goûtaient, plus que nous encore, cette faculté de l’éloquence parce que l’éloquence était, chez eux, plus encore que chez nous, l’instrument de la vie publique. Savoir parler, c’était être capable d’agir : on arrivait par l’éloquence non seulement aux fonctions de la vie civile et aux magistratures, mais au gouvernement des provinces, aux hauts commandemens militaires. Aussi l’histoire qui enseignait la vie publique devait nécessairement enseigner l’éloquence. Tous les historiens anciens ont fait « parler » leurs personnages.

Les raisons, les argumens, les développemens que comportaient les affaires, il leur plaisait, il leur paraissait convenable de les mettre dans la bouche de ceux qui y avaient participé, qui avaient conseillé et pris les résolutions. Comme toute action était précédée d’une délibération, et que cette délibération avait été, pour ainsi dire, le nœud de l’affaire elle-même, on reproduisait un schéma de l’argumentation qui avait déterminé les actes.

Aujourd’hui, l’habitude de traiter les affaires par écrit s’est répandue : l’exposé se fait par des « rapports, » plus souvent peut-être encore que par des discours ; en outre, la sténographie a permis de recueillir textuellement les paroles prononcées dans les circonstances qui méritent l’attention de l’histoire. Une exigence documentaire plus rigoureuse a donc écarté le discours rédigé par l’historien : mais il n’était, en somme, qu’un résumé vivant des raisons qui avaient décidé d’une détermination publique. Est-il bien sûr que l’histoire n’ait pas perdu en délaissant ce mode bref et animé de poser les questions et d’en expliquer la solution ? En se refusant cette ressource, elle s’est appauvrie et refroidie. Le discours établissait, en quelque sorte, une conversation entre le personnage, l’écrivain et le lecteur ; il mettait la postérité de plain-pied sur la scène. Taine dit de ces harangues : « C’est, pour la raison, un plaisir pur et extrême que d’embrasser cette multitude d’idées, de passer aisément de l’une à l’autre, de sentir leur enchaînement, d’éprouver qu’elles sont toutes solides par elles-mêmes et affermies les unes par les autres, d’appuyer sur elles sans qu’elles enfoncent ni fléchissent, de comprendre que, toutes ensemble, elles forment un édifice destiné à porter une seule proposition. »

Ce sentiment de la force et de la vie que donne le discours, on ne le trouvera nulle part plus puissant que dans l’œuvre de Tite-Live. Orateur né, il s’abandonnait avec joie, avec effusion, à ces expansions où sa pensée prenait corps en quelque sorte, dans le passé qu’il exposait. Si le « discours latin » a été un des procédés d’éducation les plus efficaces qu’ait connus la civilisation moderne, c’est à l’éclat des discours de Tite-Live que ce résultat est dû. Par Tite-Live, nous entendons le langage et l’accent de l’antiquité. Les infinies nuances de la pensée et de l’action, si subtiles qu’elles seraient presque insaisissables, se réfléchissent dans ces écrits où elles ont été sauvées. Quel exposé, quel récit présenteraient un tel miroir de l’âme ? Tite-Live a été l’ « historien orateur, » oui ; et il faut l’accepter comme tel ; romain encore par là. Villemain dit avec force : « C’est l’éloquence même, aussi grande que celle qu’elle raconte, aussi grande que Rome. » Telle est en effet l’illustre beauté de l’œuvre de Tite-Live : comme il l’a voulu, il a persuadé ; il a imposé et il impose pour toujours, au monde, l’idéal antique, l’idéal romain. Peintre égal au portrait. Par cette intuition évocatrice, Tite-Live a été un des plus puissans éducateurs de l’humanité ; disons tout, en un mot : si Tite-Live n’eût pas écrit, nous, Français, nous n’aurions pas eu Corneille.


Montesquieu l’a observé avec sa profondeur ordinaire, Rome montra, dans sa décadence, le même caractère qui avait fait sa grandeur. La liberté une fois ruinée, et le pouvoir d’un seul homme établi, de même que les magistratures républicaines avaient été péremptoires, ce pouvoir fut violent et sans limite, comme la conquête romaine avait été sans mesure et sans frein : « Cette épouvantable tyrannie des empereurs venait de l’esprit général des Romains : comme ils tombèrent tout à coup sous un gouvernement arbitraire et qu’il n’y eut presque point d’intervalle, chez eux, entre commander et servir, ils ne furent point préparés à ce passage par des mœurs douces, l’humeur féroce resta ; les citoyens furent traités comme ils avaient traité eux-mêmes les peuples vaincus et furent gouvernés sur le même plan. Sylla entrant dans Rome ne fut pas un autre homme que Sylla entrant dans Athènes et exerça le même droit des gens... »

L’attitude du peuple romain lui-même est analysée de main de maître ; de telles leçons sont la raison d’être de l’histoire : « Le peuple de Rome, ce que l’on appelait plebs, ne haïssait pas les plus mauvais empereurs ; depuis qu’il n’avait plus l’empire et qu’il n’était plus occupé à la guerre, il était devenu le plus vil de tous les peuples : il regardait le commerce et les arts comme des choses propres aux seuls esclaves et la distribution de blé qu’il recevait lui faisait négliger les terres ; on l’avait accoutumé aux jeux et aux spectacles ; depuis qu’il n’eut plus de tribuns à écouter ni de magistrats à élire, ces choses, qu’on ne faisait que souffrir, lui devinrent nécessaires et son oisiveté lui en augmenta le goût ; or, Caligula, Néron, Commode, Caracalla étaient regrettés du peuple à cause de leur folie même ; car ils aimaient avec fureur ce que le peuple aimait et contribuaient de tout leur pouvoir et même de leur personne à ses plaisirs ; ils prodiguaient pour lui toutes les richesses de l’Empire et, quand elles étaient épuisées, le peuple voyait sans peine dépouiller toutes les grandes familles ; il jouissait des fruits de la tyrannie et il en jouissait purement, car il trouvait sa sécurité dans sa bassesse... »

Tel est le caractère de toutes les tyrannies, tel est le caractère de toutes les servitudes. Le peuple devient oisif et perd sa seule dignité : le travail ; il n’a plus de refuge que dans « sa bassesse. » Les chefs n’ont plus de frein à leurs passions, puisqu’ils aiment ce que le peuple corrompu aime, lui-même, « avec fureur. » Cet abaissement fatal des sociétés qui, selon le mot de Thucydide, ne sont plus dominées par la raison, la décomposition et la putréfaction soudaine de ce grand corps qu’avait été la République romaine, il fallait que ces faits extraordinaires fussent gravés dans la mémoire des hommes et devinssent une éternelle leçon pour l’avenir : et c’est pourquoi Tacite parut. Chateaubriand a évoqué cette nécessité historique en une phrase fameuse : « C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’Empire ; il croît, inconnu, auprès des cendres de Germanicus, et déjà l’intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. »

Tacite est le peintre de la décadence romaine ; il est cela et il n’est que cela : ces deux mots expliquent à la fois ses qualités et ses défauts. Ce n’est ni un homme d’Etat, quoiqu’il ait rempli des fonctions publiques, ni un orateur, quoiqu’il ait eu le don de l’éloquence, ni un conteur curieux et amusé : c’est un homme contraint, gêné, entravé dans son développement libre et dans sa carrière par le temps où il entra dans la vie, et qui ne pardonne pas à ce temps cette contrainte. Il avait l’âme des vieux Romains et ne savait qu’en faire ; son activité refoulée se retourne sur elle-même et se blesse elle-même. Quoiqu’il ait vécu, après le règne de Domitien, sous celui de Nerva et de Trajan, il ne guérit pas, il ne s’apaise pas, il ne prend pas confiance. Il constate seulement que « si la tyrannie peut apporter, parfois, des jours plus heureux, on ne peut se fier en elle, parce que le bien qui vient d’elle n’est jamais sûr ni durable. »

Tacite naquit vers 54 ou 56 après J.-C. Il ne commença à écrire qu’à l’âge de quarante-cinq ans, c’est-à-dire à peu près à la fin du premier siècle. Il avait débuté dans les affaires sous Vespasien, empereur dont la tyrannie brutale n’était pas sans grandeur : c’est alors qu’il avait été envoyé, probablement comme légat impérial, en Germanie : d’où ce livre qu’il écrivit sur les Germains et qui nous apporte le plus précieux témoignage que nous ait laissé l’antiquité sur une terre de tant d’avenir. Il revint à Rome après quatre ans d’éloignement. Domitien régnait. Ce jeune empereur, fou d’orgueil et d’arbitraire, qui ne voulait pas qu’on l’appelât autrement que « Seigneur » et « Dieu, » tenait l’aristocratie romaine dans une servitude affreuse ; elle vivait sous son regard soupçonneux, forcée, pour lui plaire, de se décimer elle-même. C’est ainsi que Tacite revit Rome. Il dut se cacher, dissimuler pour échapper à la surveillance mortelle du maître. Comme cet homme de la Révolution à qui on demandait ce qu’il avait fait pendant la Terreur il aurait pu répondre : « J’ai vécu ! »

Voyons se former ainsi, par le rude contact des choses, le caractère de l’historien : « Si, de cette manière, Tacite évita la mort, que de tristesses, que de hontes ne fut-il pas forcé de subir ! Un ancien préteur comme lui ne pouvait se dispenser d’aller au Sénat : Thraséas avait payé de sa vie le crime d’être resté chez lui le jour où l’on félicitait Néron d’avoir tué sa mère. Cet exemple avertissait Tacite de ne pas manquer aux séances. Il fut donc témoin des tragédies horribles qui s’y passèrent pendant trois ans. Ce n’est pas assez de dire qu’il en fut le témoin, il y joua sans doute aussi son rôle ; il prit sa part des flatteries ridicules dont on accablait le prince ; ce qui est plus triste encore, c’est qu’il condamna, sans protester, tous ceux dont on voulait se défaire : il le dit clairement à la fin d’Agricola : ... « Ces malheureux, qui se sentaient sous l’œil impitoyable du maître, perdaient toute mesure. De juges, ils se faisaient bourreaux. Ils portaient la main sur l’accusé et il fallait que l’Empereur intervînt pour les empêcher de le mettre en pièces. » Tacite ne pouvait se rappeler sans frémir ces scènes effroyables : « Nos ancêtres ont, dit-il, connu l’extrême liberté, nous avons connu l’extrême servitude[2]. »

Dans tous les temps, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Après la mort de Domitien, sous les Trajans, et « quand on se fut repris à vivre, » il y eut à la fois un grand soulagement dans les consciences et un vif besoin de réaction contre les malheurs et les hontes dont le souvenir seul accablait encore les honnêtes gens. Ceux qui avaient courbé la tête sentaient le besoin de la relever et de prendre une attitude devant l’histoire, cette « conscience de l’humanité. » Tacite résolut d’écrire ce qui avait été, pour lui, un si triste sujet de désolation, peut-être de remords, c’est-à-dire la vie publique romaine[3] depuis la mort d’Auguste jusqu’à l’avènement des Antonins : c’étaient les temps de la grande servitude. Tibère, Néron, Domitien, tels étaient ses héros. Du sujet qui s’était imposé à lui, sa manière résulta : ce fut la manière noire.

Cette « manière » a fait de lui, par la vigueur du trait, l’intensité du relief, la violence des partis pris, « le plus grand peintre de l’antiquité ; » — c’est le mot de Racine ; mais, tout de même, il y a « manière. » L’histoire est, pour Tacite, une galerie de portraits, une suite d’épisodes, une occasion de réflexions et de satires. Son génie mord comme un acide. Sous son burin les ombres s’épaississent ; ses cadres sont presque toujours ornés d’inscriptions sanglantes. Le mot, aigu et prompt, affiné et damasquiné comme un poignard, frappe et blesse. On l’a comparé à notre Saint-Simon ; il n’a ni l’abondance savoureuse, ni l’humour souvent plaisante de l’écrivain français : mais tous deux se rapprochent dans l’amertume.

Cette recherche du trait, cette véhémence et cette brutalité ont rendu suspectes la véracité historique de Tacite et son impartialité. Impartial, qui l’eût été en présence de tels spectacles ? L’indignation a dicté l’histoire de Tacite ; mais l’indignation même est un témoignage. Tacite a plutôt flatté la Rome impériale en l’illustrant de je ne sais quelle scélérate beauté.

Pour produire une impression plus forte, l’historien est-il autorisé à exagérer ses effets, à aiguiser son style, à violenter, en quelque sorte, la vérité pour lui arracher le cri de la vie ? On peut disserter à l’infini ; mais le pédantisme impuissant ne l’emportera pas sur la passion en quête de la Beauté.

Tacite aurait altéré la vérité qu’il importerait encore à l’avenir de savoir ce que pensaient les Romains de son temps et de son rang. Son humeur nous éveille et nous instruit. Les sentences admirables qu’il a semées dans ses livres, et qui ont nourri tant de grands esprits, les tableaux qu’il a peints, les jugemens qu’il a prononcés, sont immortels ; ils sont donc vrais d’une vérité supérieure, puisqu’elle frappe plus profondément l’humanité. Faux, ils ne toucheraient pas les âmes.

Un tel esprit, un cœur si honnête et si droit ne se trompent pas : Tacite a vu ces monstres qu’étaient les empereurs romains et il n’a pu trouver, pour les rendre, d’expressions assez poignantes dans le langage courant. La bête marchait devant lui : il l’a dépeinte par un cri d’horreur. Nul de ses contemporains, fustigés par lui, ne s’est inscrit en faux contre lui. Le silence du siècle est complice de sa passion. Ne chercherions-nous, dans son œuvre, qu’une opinion, un témoignage, une émotion, cela suffit. C’était un vieux Romain : ceux qui restaient fidèles à la grandeur républicaine discernaient mal les bienfaits de l’Empire, ils ne voyaient pas l’univers pacifié. Que leur importaient ces barbares ? Le sacrifice de la Cité au monde leur était déplorable, et la domination indéfiniment étendue leur semblait petite, si les vertus antiques périssaient. La vraie grandeur, pour eux, restait dans la conscience.

Tacite, avec tous ses défauts, ses affectations, son laconisme outré, ses conjectures inquiétantes, ses paroles exagérées (ingentia verba), fait vrai, parce qu’il est le plus pénétrant peut-être des écrivains antiques. Sa psychologie le sauve. Il arrache la pourpre impériale et découvre, au-dessous, le barbare brutal et pourri. Sa sévérité, qui n’est que la vengeance de l’histoire, emboîte le pas à de tels monstres et les fustige jusqu’au sang, pour que le châtiment ne soit pas plus lent que le crime : « Tibère se croit seul et sans témoin : Tacite est assis à ses côtés[4]. »


Tacite est le dernier des grands historiens de l’antiquité romaine. Après lui, la vie publique s’abaisse et l’histoire se rapetisse. Elle se perd au milieu de cette confusion féconde où les mœurs se transforment, où le christianisme se propage, où l’histoire moderne naît. Toutes les grandes époques ont eu leurs grands narrateurs, mais celle-ci, qui est un déplacement d’impondérables, une fluctuation d’infiniment petits, ne se raconte pas. Le plus beau des livres de ce temps, l’Evangile, est un mystère.

De cette évolution insensible et qui dure des siècles, les temps modernes naîtront et l’histoire des temps modernes apportera, à l’infini, de nouveaux témoignages et de nouvelles leçons. L’histoire s’adaptera aux exigences accrues de la pensée et de la découverte humaines. Sculptée gauchement aux chroniques du Moyen âge comme au portail des Églises, elle retrouve, à la Renaissance, la beauté des lignes et des ordres antiques, la noblesse et l’ampleur de la composition et du style ; elle devient abstraite et sentencieuse avec la philosophie du XVIIIe siècle ; le romantisme lui rend le goût du pittoresque et l’enthousiasme lyrique. A notre époque, enfin, elle offre le spectacle d’une activité prodigieuse, d’une impressionnabilité extrême, d’une mobilité désordonnée où l’on sent poindre l’anarchie. Ainsi, chaque âge se représente dans l’histoire qu’il écrit.

La puissante école historique du siècle où nous vivons laissera de hautes leçons et de nobles émotions aux âges futurs, si elle sait s’arrêter d’elle-même sur la pente, si elle évite le paradoxe et le fatras, si elle sait garder le goût et la mesure, éliminer les détails stériles et dégager les grandes lignes avec leurs prolongemens sur l’avenir. Tel est le principal devoir de la nouvelle histoire. Elle ne gardera son autorité sur les esprits que si elle reste noble, claire et pure, si elle sauve les contacts avec l’âme du peuple, si elle rompt avec le pédantisme orgueilleux, si elle suit humblement les traces de la vie, si la vérité qu’elle découvre et qu’elle exprime reste humaine, vivante, attrayante et belle. Qu’elle se méfie du mécanisme et du byzantinisme : de tous temps, les grandes civilisations et les grandes écoles ont péri par là.

Lourde responsabilité pour les historiens de l’avenir ! Leur sujet s’étend, leur travail s’accroît, les exigences se multiplient, les thèmes se développent et se dispersent, l’art s’allonge, et la vie reste courte. Ils ne trouveront le soutien et le réconfort que dans une conscience de plus en plus profonde de la grandeur de leur mission. Tout se complique autour d’eux ; mais l’unité de la pensée humaine s’affirme et, s’étendant sur toute la planète, leur fournit le moyen de travailler plus immédiatement et plus efficacement à leur tâche qui est l’apport constant de l’expérience à la plus grande amélioration de l’humanité.


GABRIEL HANOTAUX.

  1. Voyez la Revue des 15 septembre et 1er octobre.
  2. G. Boissier, Tacite.
  3. Il y a, comme on sait, deux parties distinctes dans l’œuvre de Tacite : les Histoires et les Annales. Il commença par les Histoires qui s’appliquent à l’époque plus voisine de lui et remonta ensuite par les Annales qui vont de la mort d’Auguste à celle de Néron.
  4. Nisard.