De l’Histoire et des historiens
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 305-326).
DE L’HISTOIRE
ET
DES HISTORIENS

I
DE L’HISTOIRE


I. — DÉFINITION DE L’HISTOIRE

Voltaire dit très simplement et très justement : « Les premiers fondemens de toute histoire sont les récits des pères aux enfans, transmis d’une génération à une autre. » L’histoire, en effet, est le sentiment de la continuité dans le corps social, de même que la vie est le sentiment de la continuité dans l’organisme individuel. L’homme n’existe que parce qu’il a conscience de son existence, et cette conscience est en lui, parce que, se souvenant constamment d’avoir été avant, il en conclut qu’il restera lui-même après : « Je me souviens, donc je suis. » De même, l’Humanité[1].

La mémoire est la faculté initiatrice de l’Intelligence ; or, l’Histoire étant la mémoire des sociétés, on peut dire qu’elle est la faculté initiatrice de la civilisation.

Sans elle, la société n’existerait pas, puisqu’elle n’aurait aucun souvenir de vie antérieure ni aucune prévision de vie postérieure. Dès que la société emmagasine des souvenirs, elle constitue son expérience et, par conséquent, détermine son propre progrès. L’histoire est donc l’agent principal de l’existence sociale ; elle la crée en l’observant. Par définition, l’historien est un voyant, voyant dans le passé et voyant dans l’avenir[2]. Ainsi se détermine sa fonction.

A-t-on réfléchi à ce que serait l’homme s’il n’avait pas l’histoire ? On l’a défini un « animal politique ; » il est, surtout, un « animal historique. » Relisons la page de Pascal : « L’homme est dans l’ignorance au premier âge de sa vie ; mais il s’instruit sans cesse dans son progrès ; car il tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais de celle de ses prédécesseurs, parce qu’il garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu’il s’est une fois acquises et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu’ils lui ont laissés. Et, comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement ; de sorte que les hommes sont aujourd’hui dans le même état où se trouveraient ces anciens philosophes s’ils pouvaient avoir vieilli jusqu’à présent en ajoutant aux connaissances qu’ils avaient celles que leurs études auraient pu leur faire acquérir à la faveur de tant de siècles. De là vient que, par une prérogative particulière, non seulement chacun des hommes s’avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que l’univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différens d’un particulier. De sorte que toute la suite des hommes doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. »

Voilà, décrit en une seule page, le progrès de l’esprit humain. Pourtant, à ce tableau, il manque quelque chose : ce sont les hésitations, les lenteurs, les difficultés inhérentes à ce progrès, à ce travail par accumulation. Dans une image extraordinairement raccourcie, Pascal représente l’humanité comme une seule et même personne vivante ; en fait, elle est composée de la série multiple et diverse des races et des générations, et ces races et ces générations, échelonnées et dispersées dans l’espace et dans le temps, ne sont jamais, entre elles, en une communication complète. La mémoire de l’humanité est constamment altérée, effacée, entrecoupée par la distance, par la mort, par les mille causes qui empêchent les rapports et brisent les liens.

Si l’humanité était un seul être vivant, sa mémoire, c’est-à-dire la conscience qu’elle a de sa propre existence, l’accompagnerait toujours : l’histoire se confondrait avec le souvenir. Mais, puisqu’elle meurt à chaque génération, le souvenir ne devient l’histoire que par l’effort des générations nouvelles. L’histoire est peut-être la plus puissante manifestation de l’énergie sociale et de la volonté qu’a l’homme de se survivre. L’histoire est une faculté humaine.

En reliant toutes les vies et toutes les expériences individuelles, elle fait de l’humanité un organisme. Par l’histoire, celle-ci est un corps en marche, soumis à une discipline, et qui, relevant et contrôlant sans cesse ses pas, rectifiant ses erreurs, critiquant ses guides, corrige l’instinct par la raison, domine la nature par le calcul et la prolonge par l’art. Ainsi, le progrès est en fonction de la tradition ; toute innovation a sa courbe, son « graphique, » son « dossier, » qui la prépare et qui la contient ; l’histoire c’est le souvenir, c’est l’expérience, c’est la réflexion. Les hommes périraient sans lendemain, comme les mouches d’automne, si les générations n’étaient enchaînées les unes aux autres par l’histoire.


L’histoire a créé l’écriture, ou, plus exactement, le signe. Le signe et l’écriture n’ont d’autre objet, en somme, que d’assurer l’homme, animal historique, contre la perte de l’histoire. Le jour où le pauvre être, à demi simiesque, qui avait tant de mal à trouver sa subsistance et à se retrouver lui-même dans le marécage originaire, s’avisa de faire, avec un caillou, une entaille sur un arbre pour marquer son chemin, le jour où il inscrivit ce repère sur les choses comme un adjuvant à sa mémoire et à celle de sa tribu, ce jour-là, ayant inventé le signe, il avait assuré la continuation des traditions et des techniques ; il avait paré, dans une certaine mesure, aux erreurs et aux régressions : la science humaine était fondée.

Qu’est-ce que la science, sinon un enregistrement, une mnémotechnie et une pédagogie ? La science est dans la nature comme la statue dans le marbre ; il s’agit de la découvrir, de définir ses contours et de la perpétuer. Tous les enfans du monde sont mis à apprendre et réciter, pendant de longues années, l’acquis des siècles antérieurs pour que l’humanité n’oublie pas ; car, si l’homme ne ramenait sans cesse la science à ses origines, il la perdrait. Comme les animaux, il revient sur ses brisées. Chaque enfant est, ainsi, une petite humanité récapitulant des milliers d’existences antérieures.

L’homme a multiplié, autant qu’il l’a pu, ces moyens de préservation, ces précautions contre l’oubli, ces gymnastiques pédagogiques et « classiques : » à tel point qu’il lui arrive souvent de confondre l’enseignement et la science : les professeurs ne se refusent pas le titre de savans. La science, qui explique la nature, se soutient et s’accroît parce qu’elle est conservée par l’histoire.

L’art, à son tour, n’est qu’un procédé, un instrument de l’histoire. C’est un moyen d’expression, un langage durable et universel, visant la pérennité. Que prétendent les architectes, peintres, sculpteurs, graveurs, musiciens, sinon traduire et transmettre à l’avenir les spectacles, les sentimens, les émotions dont ils ont joui ou souffert ? L’homme s’inscrit sur le présent pour devenir le passé d’un futur qu’il prévoit. Les arts sont la marque suprême de la civilisation parce qu’ils sont les témoins les plus émouvans de l’histoire. Je ne sais si les œuvres de Tite-Live, de Tacite, sont plus explicites que le Colisée et le Pont du Gard pour narrer la grandeur romaine ; je ne sais si la Somme de saint Thomas nous explique les aspirations religieuses du moyen âge mieux que la cathédrale de Chartres ou la cathédrale d’Amiens ; je ne sais si le Discours sur l’Histoire Universelle exprime mieux la majesté du siècle de Louis XIV que Versailles.

Les sciences, les arts, les techniques, toutes les productions de l’activité humaine se jettent dans l’histoire comme les fleuves dans la mer ; l’histoire subvient sans cesse à la mémoire trop courte et si vite lasse des individus et des générations.

Dans ce travail constant, pour que la pensée et la parole se prolongent, d’échos en échos, à travers les siècles, les hommes ont reconnu la puissance particulière du rythme. L’ingéniosité des trouveurs ou des créateurs (les poètes) a découvert, au point de jonction des corps et des âmes, cette étonnante application des lois de la nature physique à la nature intellectuelle, qui fait que la cadence capte l’âme et l’entraîne dans son mouvement ; le rythme, le nombre, l’harmonie, la poésie deviennent ainsi, à leur tour, des auxiliaires merveilleux de l’histoire.

Les Druides apprenaient aux enfans de longs poèmes pour assurer le souvenir des faits du passé. Que sont l’Iliade, l’Odyssée, les Travaux et les Jours, sinon des récits historiques ou des traditions techniques confiées à la cristallisation du vers ? L’Enéide de Virgile, la Pharsale de Lucain, l’Art poétique d’Horace sont aussi des œuvres techniques ou mnémotechniques ; le théâtre, tragique ou comique, est toujours une leçon, un enseignement ; toute pédagogie commence par la récitation des vers ; et, si la poésie, se dégageant de ces origines si noblement utiles, a ouvert les ailes à l’envolée lyrique, si, de concert avec sa sœur, la musique, elle emporte l’âme humaine jusqu’au rêve, jusqu’au ciel, elle ne peut oublier son point de départ ; elle n’est assurée de sa grandeur que lorsqu’elle devient classique, c’est-à-dire quand elle est digne d’être apprise aux enfans dans les classes.

La poésie et l’histoire sont les deux maîtresses des mœurs : elles formulent les règles de la conduite en leurs sentences ou en leurs exemples. La morale, si elle a des sanctions plus hautes, n’en est pas moins le résultat de l’expérience de l’humanité. Chercher le bien, fuir le mal, honorer ses parens, aimer son prochain, se dévouer pour sa patrie, faire aux autres ce que l’on voudrait qui vous fût fait à vous-même, ces préceptes sont nécessaires à l’existence de la société et à sa durée. Elle périrait s’ils n’étaient pas appliqués par la grande majorité de ses membres. Mais qui est-ce qui le dit et qui est-ce qui le prouve, si ce n’est l’Histoire ?

C’est elle qui fonde le pacte social sur le sacrifice. L’histoire est une morale ; elle est la maîtresse des princes et des peuples, elle travaille sans cesse à la distinction du bien et du mal ; elle passe au crible les actes des hommes et sépare l’ivraie du bon grain. Elle juge. Elle est le tribunal où siège la conscience des générations.

Rien que par le fait qu’il naît, l’individu accepte, de la société, l’abri, le secours, la protection ; il suce une dette inamortissable avec le lait ; il s’engage, ne le voulût-il pas. Le fils ne peut se dépouiller de ses ancêtres, ni le présent du passé ! Le nouveau venu est contraint de se soumettre aux lois, puisqu’il en réclame, avant de naître, le bénéfice. Il prend le pas de la troupe en marche ; il avance par elle, au milieu d’elle. L’hostilité de la nature, la brutalité des animaux et des hommes, toutes les forces adverses qui se ruent sur lui, la société s’est donné pour tâche de les écarter de son berceau. Elle veille sur son tendre sommeil ; et cette protection ne veut même pas être implorée ; le code qui la dicte est antérieur à chaque être naissant et lui survivra.

Donc, le monde où vous naissez vous tient ; lâchez-le, il ne vous lâchera pas ; l’homme est fonction de ses ancêtres ; il subit son propre angle facial ; sa personnalité consciente, sans doute libre, est liée à sa personnalité subconsciente qui ne l’est pas. Le révolté obéit encore, puisque, pour lutter contre la société, il lui emprunte les armes qu’il retourne contre elle.

Le poids de l’histoire pesé sur l’humanité présente et future et lui a tracé, d’avance, sa ligne de conduite : le devoir. Devoir veut dire dette. En remplissant le devoir, on ne fait que payer ce qu’on doit. C’est de l’équilibre de tous les devoirs que se fait le Droit. Mais, ce compte, cette balance des dettes, puisqu’elles viennent du passé, ne peut s’établir que par l’histoire.

Dans l’harmonie de l’univers, se conformant à l’ordre et aux lois qui le régissent, l’homme agit, veut et pense conformément à cet ordre et à ces lois. Sa volonté éphémère, étant fille de la volonté éternelle, s’efforce, sans cesse, de se rapprocher d’elle. Entre l’infini et le fini, entre le créateur et le créé, entre le divin, c’est-à-dire l’inconnu et l’intelligence, c’est-à-dire ce qui veut connaître, le contact se fait par la réflexion et par la foi.

L’homme a en lui le sentiment de l’infini, puisqu’il le nomme, et la notion d’une volonté créatrice, puisqu’il y pense. On ne saurait arracher à l’âme humaine une certaine idée de la série, de l’ordre, de la succession, de la causalité, se prolongeant, au-dessus de l’univers visible, jusqu’à une cause première.

Or, ce sentiment de la série résulte de l’expérience séculaire, affirmant le développement lié des faits et des choses. La pensée humaine n’a que ce point d’appui, le souvenir, pour s’élancer, du fini qui se transforme, vers l’infini qui demeure. L’histoire, fille du souvenir, n’est pas seulement une faculté utile et terrestre, c’est une faculté intuitive et céleste. La philosophie et la religion ne sont qu’une histoire idéalisée et purifiée. A la naissance de toute religion, il y a un livre, un témoignage : l’Écriture. La tradition enseigne à l’homme, non seulement le passé et le réel, mais le futur et l’au-delà.


Voilà donc ce qu’est l’histoire. Les faits, les techniques, les arts, les mœurs, les idées, les aspirations, les croyances, les lois, l’ordre, tout s’enregistre et se transmet en elle. L’homme vit en état d’histoire. Son geste se prolonge indéfiniment par l’histoire, comme la lumière et le son vibrent éternellement dans l’espace.


II. — L’HISTOIRE EST UN ART

Une faculté qui s’exerce, cause un plaisir. L’histoire ne serait pas, pour l’homme, une nécessité qu’elle lui serait une émotion, — émotion délicieuse et avidement recherchée.

Dans le récit que le père fait aux enfans, il y a un charme réciproque. Ce n’est pas pour « apprendre » que l’enfant demande, sans cesse, des « histoires, » c’est pour s’amuser. Il jouit du récit en tant que récit, et le narrateur est non moins heureux, si l’ « histoire » étant bien faite, bien agencée, expressive, produit une émotion.

L’histoire a donc une autre raison d’être que son utilité. Il y a l’histoire pour l’histoire, comme il y a l’art pour l’art. Et, cette constatation suffit pour établir que l’histoire est un art.

Comme tous les arts, l’histoire vise la Beauté. Elle essaye d’y atteindre par le récit animé des événemens, l’harmonie des proportions, la clarté des déductions, le rendu des personnages, l’illusion de la vie. La puissance d’expression est, là comme dans les autres arts, l’objectif suprême.

Un sculpteur taille le marbre, un peintre manie le crayon et le pinceau ; un architecte ordonne les matériaux et impose à la matière la lumière et le mouvement, le poète marque la cadence et le musicien combine les sons : — l’historien évoque des sentimens et des pensées par le rappel du passé et le prolongement des ombres.

Cicéron, dans un passage célèbre, donne l’esthétique de l’histoire : « Elle est, dit-il, le témoin des âges, le flambeau de la vérité, l’âme du souvenir, la maîtresse de la vie, la messagère du passé. » Pour remplir le vaste cadre qui est le sien, quelle variété, quelle abondance, quelle pénétration, quelle application ne lui faut-il pas ? Et quelle puissance créatrice ! Représenter la vie des sociétés et la vie des hommes, en évitant le double écueil de la sécheresse ou de la profusion, évoquer les événemens dans un raccourci tel que le nécessaire soit dit et rien que le nécessaire, déposer, dans le récit, l’émotion comme la lame se cache au fourreau, tel est le devoir de l’historien. Il a pour sujets éternels l’homme et la nature. Réaliste et idéaliste, il touche les deux cordes. La vérité et l’expression, mais, n’est-ce pas tout l’art ?

L’historien est un conteur. L’homme aime à se sentir bercé par des récits et des fables. Toute image de sa propre existence l’amuse, l’intéresse, le passionne. Assise autour du foyer, la famille retient son souffle, tandis que la mère-grand dit les légendes de la primitive humanité. Le Petit Chaperon ronge et l’Oiseau bleu, le Petit Poucet et la Belle au bois dormant meublent, de leurs images fantasques, le cerveau impressionnable de l’enfance ; Shéhérazade endort le sultan au narré adroitement interrompu des Mille et une Nuits ; les dames et seigneurs, rassemblés par Boccace, oublient les horreurs de la peste en écoutant le Décaméron. C’est peut-être parce qu’elle savait, mieux que nul autre, tisser la trame des contes légendaires que la « Grèce menteuse » a été l’éducatrice de l’humanité. Personne n’a dit comme notre La Fontaine le charme toujours nouveau des vieux récits :


Nous sommes tous d’Athène en ce point, et moi-même,
Au moment que je fais cette moralité,
Si Peau d’âne m’était conté,
J’y prendrais un plaisir extrême.


On affirme que les grandes épopées chevaleresques, celles qui ont fourni au moyen âge la noble littérature des Chansons de Geste, étaient récitées, par les trouvères, le long des routes interminables qui menaient les croyans aux pèlerinages et aux croisades. L’une soutenant l’autre, la légende et l’histoire marchaient ainsi de compagnie, l’imagination abrégeant la route de l’action. Que l’on chantât d’ « Olivier « et de « Roland « auprès de Godefroy de Bouillon et de Tancrède ; que Charlemagne à la barbe fleurie chevauchât près de Philippe-Auguste et de saint Louis, ces belles rencontres font le tissu (vivant de l’existence sociale. Les Grecs et les Romains marchaient ainsi avec nos armées révolutionnaires et, sur la terre d’Egypte, les quarante siècles des Pyramides contemplaient les soldats de Bonaparte.

Ni les contes bleus, ni les légendes épiques ne fatigueront jamais l’imagination des hommes. Pourtant, les générations modernes, à l’esprit plus complexe, ont des exigences plus réalistes. Elle veulent des contes, elles aussi ; mais des contes où elles puissent reconnaître une image plus immédiate de leur propre existence. D’où la vogue croissante et le caractère de plus en plus documentaire du « roman. »

Selon une observation de Bacon, » cet esprit d’indépendance, qui est une force et une dignité de la nature humaine, le porte à se soustraire au cours ordinaire des choses et à se créer un domaine imaginaire, où elle est plus libre et dispose à son gré des événemens. « Mais ce génie conteur par lequel l’intelligence humaine essaie, en quelque sorte, sa propre élasticité et tend la corde de sa puissance, ce génie conteur se sent plus fier de son œuvre, s’il sait la rattacher au câble solide des vraisemblances et des possibilités. La fiction se targue de la vérité ; le conteur veut passer pour un observateur. Ainsi le roman se rapproche de l’histoire.

Teinté de « réalisme, » il étonne le monde de ses prétentions et de sa prolificité ; il prétend présenter le tableau de toutes les passions, le décor de tous les spectacles, l’amalgame de toutes les possibilités humaines et extra-humaines ; il oublie son rôle d’amuseur. Il se fatigue et fatigue. S’il n’est ramené à ses origines, le roman périra après avoir encombré un siècle vain de son éphémère production. « Documenté « et » documentaire, » — s’il pouvait prendre ces qualificatifs au sérieux, — il n’aurait plus qu’à se perdre dans l’histoire.

L’histoire tient de la fable, de l’épopée, du roman, parce qu’elle est aussi œuvre de conteur : mais elle se distingue de ces « genres, » parce qu’elle s’appuie exclusivement sur la vérité. L’historien est un conteur, mais un conteur vrai. Cette condition de l’histoire fait d’elle une science, nous le verrons tout à l’heure ; mais au point de vue de l’art, nul idéal ne peut être plus noble : le Beau n’est-il pas « la splendeur du Vrai ? »

Ce mot fixe l’idéal de l’histoire ; il en expose aussi la difficulté. « Faire revivre, » c’est créer une seconde fois. Il ne suffit pas, en effet, d’une copie littérale pour donner l’impression de l’original. Celui qui noterait jour par jour, minute par minute, l’existence d’un grand personnage, n’aboutirait qu’au plus fastidieux des graphiques. L’image de la vie a d’autres proportions et d’autres saillies que la vie elle-même. Pour faire sentir ce relief, il faut une maîtrise, une autorité qui viennent de l’énergie et du caractère : qualités toutes viriles. Il faut savoir trancher et faire des sacrifices. L’histoire est, comme l’action, affaire aux mâles. Le peintre doit dominer le modèle pour le rendre. Savoir, d’abord, puis savoir exprimer, savoir choisir et savoir oublier, pour obtenir, dans le ramassé et le concis, l’hallucination de la vérité agissante, extraire de la mort les germes de la vie, telles sont les exigences de cet art supérieur où prétendent les historiens.


Thucydide raconte la guerre du Péloponèse. Les Athéniens viennent de décider l’expédition de Sicile, où va se jouer le sort de la République. La flotte qui doit transporter l’armée à Syracuse est prête ; l’ordre de l’embarquement est donné :

« Le jour venu, les Athéniens et ceux de leurs alliés qui se trouvaient dans la ville, descendirent au Pirée. Dès l’aurore, ils montèrent sur les vaisseaux prêts à prendre le large ; toute la population, citoyens ou étrangers, s’était massée sur le port. Les familles accompagnaient ceux qui partaient, fils, parens, amis. Tout en marchant, ils étaient partagés entre l’espoir du succès et la crainte de ne plus revoir ceux qu’une longue navigation allait séparer de la mère patrie. A cette heure des adieux, avec la perspective de lointains périls, le danger paraissait plus grand que quand on avait décidé l’expédition. Mais la variété, la grandeur du spectacle soutenaient, pourtant, l’enthousiasme. Spectacle, en effet, magnifique et surprenant : l’appareil des forces helléniques, tel que jamais une seule ville ne l’avait déployé sur mer, était puissant et dispendieux... La flotte avait été équipée à grands frais par les triérarques et par la cité. Le trésor public avait donné une drachme par matelot et avait fourni les vaisseaux dont soixante légers et quarante affectés au transport des hoplites. Les triérarques avaient pourvu ces bâtimens d’excellens équipages et accordaient aux hommes embarqués un surcroît de solde payé sur le trésor. Les navires étaient décorés de l’image des dieux et d’ornemens magnifiques ; chaque équipage eût voulu que son vaisseau fût le premier pour l’élégance et la rapidité. L’armée de terre avait été choisie parmi les troupes d’élite ; il y avait aussi une grande concurrence pour les armes et pour les vêtemens, et non moins d’émulation dans le zèle de chacun à remplir la fonction qui lui était assignée. On sentait bien qu’il s’agissait autant d’un étalage de forces et de puissance pour en imposer aux autres Hellènes que d’un armement nécessaire contre les ennemis. Les équipages étant à bord des vaisseaux, toutes les provisions embarquées, la trompette donna le signal du départ. Les prières furent dites, non pas sur chaque navire, en particulier, mais pour la flotte tout entière par la seule voix d’un héraut. Le vin fut versé dans les cratères ; chefs et soldats firent les libations dans des coupes d’or et d’argent. Aux prières de ceux qui partaient répondaient les prières de la foule sur le rivage ; citoyens et alliés, tous priaient ensemble. Après avoir chanté le Pœan et terminé les libations, on mit à la voile... »

Je ne sais s’il est possible de produire une émotion plus profonde avec des moyens plus simples. Rien n’est laissé au hasard, mais nulle recherche. L’autorité de l’homme d’Etat laisse percer à peine l’inquiétude du citoyen ; la netteté sobre du récit ne trahit, par aucun trait voulu, l’attendrissement latent de l’écrivain. Tant qu’il y aura une humanité, elle descendra sur le Pirée, elle sentira l’appréhension de cet inconnu d’une campagne qui commence ; elle partagera les passions dramatiques des Athéniens et de leurs alliés à la minute où le Pœan cesse, où la voile se gonfle pour emporter, vers Syracuse, la fortune de la cité.

S’il était nécessaire de démontrer que l’histoire est un art, ces pages suffiraient : l’imagination les orne, mais la réalité les soutient. Et c’est cette double inspiration, nécessaire à l’histoire, qui fait d’elle un art à la fois puissant et mystérieux. Il n’est pas accessible à tous. Pour le goûter pleinement, il faut, avec la maturité, l’attention et la réflexion. Aussi la gloire de l’historien est lente à venir ; les siècles seuls la consacrent. L’histoire, fille du temps, compte sur lui. Elle attend son heure et ne développe sa beauté que lentement. Clio est une muse voilée. Elle est la suprême compagne de l’esprit humain. L’homme fait, le vieillard se tournent vers elle ; ils trouvent, dans ses œuvres, les seules choses qui les satisfassent : la vérité et l’ordre.


III. — L’HISTOIRE EST UNE SCIENCE

Le récit vivant des faits du passé est l’objet de l’histoire ; mais pour les exposer, il faut les connaître ; la recherche et la critique des faits, l’aperception de l’ordre qui les range sous des lois, donnent à l’histoire le caractère d’une science. Comme la science, elle recourt à l’analyse d’abord, puis à la synthèse. L’esprit humain, dans sa faiblesse, ne peut prendre la vérité de front, la saisir entièrement et d’un seul coup. Il procède graduellement, comme on s’élève sur le flanc d’une montagne ; il ne la voit d’ensemble que de haut, en se retournant.

La connaissance des faits repose sur la critique des témoignages. Celui qui raconte les événemens auxquels il a assisté n’est pas un historien, c’est un annaliste, un mémorialiste. Précisément parce qu’il a vu les choses de trop près, il les altère en les décrivant ; il n’est pas de témoignage direct qui ne soit faussé par la passion ou simplement déformé par le manque de recul. L’histoire proprement dite a besoin de considérer l’enchaînement des faits pour exprimer la vérité elle-même : « L’historien, dit Fustel de Coulanges, doit étendre ses recherches sur un vaste espace de temps. Celui qui bornerait son étude à une seule époque s’exposerait, sur cette époque même, à de graves erreurs. Le siècle où une institution apparaît au grand jour, brillante, puissante, maîtresse, n’est presque jamais celui où elle s’est formée et où elle a pris sa force. Les causes auxquelles elle doit sa naissance, les circonstances où elle a puisé sa vigueur et sa sève, appartiennent souvent à un siècle fort antérieur. »

À l’origine de toute recherche historique, il y a nécessairement une enquête sur la réalité des faits, sur leur véritable sens et leur véritable portée. Cette enquête recourt aux divers procédés scientifiques auxiliaires de l’histoire : cet ensemble de procédés forme l’érudition.

L’érudition est la science de la documentation historique. La critique des documens est à la base de toute histoire, et c’est pourquoi il est arrivé qu’on a confondu cette recherche, si nécessaire et si laborieuse, avec l’histoire elle-même. Puisque l’histoire ne peut se passer du document, on a conclu que l’étude du document était toute l’histoire et qu’il suffisait d’un bon exposé critique pour faire œuvre d’historien, comme si, en juxtaposant des couleurs, on faisait œuvre de peintre.

L’érudition n’est pas l’histoire : elle n’en est ni le corps, ni l’âme ; tout au plus, le squelette. L’anatomie n’est pas l’histoire naturelle.

Dans ces derniers temps, l’accès aux dépôts d’archives a permis de renouveler les sources de l’histoire. Puisqu’on pouvait lire « la pièce » même où sont inscrites les délibérations des conseils, les résolutions des hommes d’Etat, les confidences intimes où l’amitié s’épanche, on s’est rué sur ce butin facile et on a fait, de l’étalage de ces « documens, » une « science » exclusive et jalouse.

Tous ceux qui ont participé à la vie publique, tous ceux qui ont réfléchi à la vie privée savent que ce qui est important dans l’une et dans l’autre, ne s’écrit pas. Il y a une « pensée de derrière la tête » qui, souvent., se connaît mal elle-même, ne se précise qu’au fur et à mesure qu’elle se réalise en action et dont une réserve instinctive ne livre que bien rarement l’expression. L’homme d’Etat sait que, s’il réussit, le succès parlera pour lui ; s’il échoue, il ne veut pas paraître s’être trompé. Donc, il n’y a guère à compter sur la rencontre hasardeuse du papier révélateur pour percer ce secret ultime ; il faut le deviner : c’est affaire au raisonnement, à l’intuition, à l’imagination, à l’expérience. Le fatras livresque y sert de peu. Le document détermine un point ou un moment ; il ne donne jamais la ligne, encore moins le dessin et le coloris. L’abus du document est une paresse qui ne justifie pas tant d’orgueil : pigritia insolens.

Une heure arrive où l’historien doit prendre son parti, écrire et juger. Cette heure, longtemps retardée, est la conclusion nécessaire de laborieuses recherches. L’homme ne demande pas à l’homme la science parfaite d’un Dieu ; il lui demande ce qu’une existence humaine peut fournir, loyalement, de travail et d’application. Au bout de l’histoire-science, l’art de l’histoire intervient et prend les choses en mains ; il apporte la lumière, le relief, l’éclat. Quand l’érudit a réuni les matériaux, l’artiste insuffle la vie. Ainsi l’histoire complète le conscient par l’inconscient : ut pictura poesis, ut poesis historia.


Précisément parce qu’on place très haut cet idéal de l’histoire, à savoir la recherche de la vérité jusqu’en son intime essence, il n’en est que plus facile de reconnaître l’importance des instrumens de précision destinés à fournir à l’historien des données exactes et positives.

La science de la documentation est la résultante de plusieurs sciences dont elle enregistre et totalise les travaux : la paléographie, la philologie, la critique des textes, la numismatique, l’archéologie, etc. Tout est document pour l’histoire ; rien n’est hors de son domaine.

On dit avec raison que la géographie et la chronologie sont les deux yeux de l’histoire. La naissance, le développement et la prospérité des sociétés humaines dépendent nécessairement de la nature du sol ; les relations entre les peuples tiennent surtout à leurs positions respectives sur la planète. L’histoire politique n’est rien autre chose qu’une « économique, » puisqu’elle est, en somme, le récit de la conquête de la terre pour la subsistance. « Qui terre a guerre a, » disait le vieux proverbe ; que n’ajoutait-il : « qui n’a terre a guerre. » Car le pauvre se bat pour envahir, si le riche se bat pour se défendre.

« L’histoire-bataille, » si gravement incriminée, reprend ainsi sa réelle importance. La guerre entre les nations parait barbare à ceux qui prêchent l’hostilité des classes : au fond, c’est la même chose. Chez l’homme, animal laboureur, la lutte pour la terre est un conflit de subsistance. Reculer la borne-frontière, c’est agrandir le champ. Il faudrait une amélioration prodigieuse des procédés économiques pour suspendre cette concurrence entre les peuples ; la lutte pour les salaires en est un incident et n’aura nullement pour effet d’y mettre fin.

La terre impose à l’homme son empreinte : connaître la géographie, c’est déterminer, par l’habitat, les dispositions physiologiques et psychologiques des races. Les études de « géographie humaine » ont pris, dans ces derniers temps, un grand essor : c’est qu’elles révèlent souvent les aspirations secrètes et les mouvemens obscurs des multitudes. Elles permettront de déterminer les motifs de ces déplacemens constans des peuples à la surface du globe, qui ont causé, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, les plus grandes révolutions de l’histoire.

Si Christophe Colomb s’embarqua sur les « blanches caravelles » et s’il doubla, par un trait de génie et d’audace, le champ livré par la planète à la civilisation, il y fut incité par la perspective d’un enrichissement privé et public ; la découverte des nouvelles Indes, avec un immense développement de la production de l’or et du commerce des épices, excitait ses ambitions, soutenait son courage et celui de ses associés :


Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines.


La chronologie n’est pas moins importante que la géographie : si l’une connaît des contacts, l’autre établit les séries et les filiations. Littré, exposant les idées d’Auguste Comte, développe avec force l’intérêt de la série en histoire : » L’histoire ou sociologie a pour instrument spécial la filiation, c’est-à-dire la production des états sociaux les uns par les autres. Il faut s’arrêter sur cette idée ; car elle est essentielle et sert à rectifier certains préjugés qui sont encore courans. Au XVIIIe siècle, — - et beaucoup de gens pensent comme le XVIIIe siècle, — on reconnaissait hautement la supériorité des temps modernes en lumière et en civilisation, et on s’en montrait très fier ; mais, en même temps, on admettait que les époques antécédentes avaient été plongées » dans la nuit de l’ignorance et de la barbarie, » et à cette condamnation générale de tout le passé humain on ne faisait d’exception que pour l’antiquité gréco-latine, à laquelle on se déclarait bénévolement inférieur dans la culture des lettres et dans la grandeur morale. Cela est inintelligible. Le progrès total ne se compose que de la somme des progrès partiels ; et si les choses s’étaient passées comme le prétendent les hommes du XVIIIe siècle, si tout ce qu’ils affectaient de regarder comme ténébreusement barbare l’avait été effectivement, leur civilisation comme la nôtre serait un effet sans cause ; mais la liaison de l’effet à la cause se retrouve dès qu’on admet et constate la filiation historique. Cette constatation est une des œuvres les plus méritoires du véritable historien. »

La vérification des dates est donc une des premières conditions de la véracité en histoire. Une des causes d’erreurs les plus fréquentes et les plus fâcheuses, c’est la transposition des sentimens d’une époque à l’autre ; mais il y a quelque chose de particulièrement déplaisant, c’est cette espèce de gauchissement des faits qui met l’histoire au service des passions contemporaines : l’allusion. Autant est grave et respectable la leçon empruntée aux événemens du passé, autant est mesquine et pénible la contorsion qui les ramène à la figure du présent.

Une bonne chronologie est indispensable pour établir les causes, et la détermination des causes est la donnée essentielle de la solution des problèmes historiques.

Il ne suffit pas de la précision dans les dates, il faut, en plus, une connaissance exacte de l’enchaînement résultant de la subordination chronologique des événemens. Une date, toute sèche et toute nue, n’apprend rien ; rapprochée d’autres dates, elle produit la lumière. Par exemple, la date de la mort de Jeanne d’Arc étant 1431, cette unique mention passe inaperçue ; mais, si on remarque le synchronisme de cette année avec celle de l’invention de l’Imprimerie, l’esprit est frappé par une telle coïncidence, et il est prêt à reconnaître un certain rapport entre la mission de Jeanne d’Arc et les idées qui agitaient le monde à la veille de la Renaissance.

Nous sommes amenés ainsi à envisager un des autres procédés de l’histoire, le rapprochement et la comparaison. En principe, les choses ne s’expliquent bien que si elles sont ramenées à une commune mesure. Si l’histoire est une science, elle doit s’appliquer à découvrir les rapports permanens des choses entre elles : c’est par là seulement qu’elle arriverait à dégager des lois. La comparaison est le procédé naturel du jugement. Tous les verdicts sont relatifs.

Le progrès de la civilisation se produit par une sorte de contagion des idées, des sentimens, des formes, dont la mode est un des plus puissans véhicules. A une certaine époque, par exemple, les diverses nations européennes se soumirent à une même conception architecturale qui s’est appelée l’art gothique et qu’on appellerait, plus justement l’art français. Qui considérerait isolément l’art gothique en Angleterre ou en Italie, croirait à un développement local du genre d’architecture ayant pour caractéristiques la voûte sur croisée d’ogive et l’arc en tiers point. Pas du tout ; la comparaison nous apprend que l’adaptation s’est faite par une rapide divulgation en Europe des procédés nés sur les bords de la Seine.

Qui étudierait la Renaissance française sans connaître la Renaissance italienne et, de même, qui prétendrait connaître la Renaissance italienne sans rechercher l’influence initiale du moyen âge français, commettrait des fautes analogues. Guizot, au début de son livre sur la Civilisation en France, fait un parallèle entre les quatre grandes nations européennes, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, la France : il faut relire ce morceau tout entier pour reconnaître les effets que l’esprit humain peut tirer du rapprochement et de la comparaison.

La civilisation est une co-pénétration constante des nations l’une par l’autre, et, pourtant, les individualités ethniques gardent chacune leurs physionomies propres. La raison de ces actions et de ces réactions, de cette plasticité des races humaines et de leur fixité, le maintien des espèces dans la promiscuité des familles, est un des problèmes les plus délicats et les plus profonds de l’histoire. Le territoire de la Gaule est un vase clos où la succession des invasions asiatiques, africaines, européennes ont laissé leurs dépôts depuis des siècles. Et malgré la diversité des origines et l’étonnante variété des apports, le type physiologique et psychologique change peu. Le Français d’aujourd’hui, disert, inquiet, bruyant, brave, prompt à l’espoir, prompt au découragement, est toujours le Gaulois décrit par César. La civilisation fleurit sur un rocher dont la composition reste la même. Quelles mensurations, quelles anthropologies, quelles ethnographies historiques et préhistoriques découvriront le secret de ces immobiles métamorphoses ?

Nous avons reconnu les attaches de l’histoire, pareilles à celles de la civilisation, avec le sol et avec les exigences vitales : mais, nous voici en présence de son principal sujet, c’est-à-dire l’âme. L’histoire de l’homme est une géographie, une économique ; mais elle est excellemment une psychologie : psychologie des individus, psychologie des foules, — et l’on sait, maintenant, comme ces deux psychologies s’opposent dans leur unité même.

L’histoire considère, dans le particulier, le général et, dans l’individu, le corps social. La recherche psychologique s’intéresse surtout aux âmes dont l’action a rayonné sur leur temps et sur l’avenir. L’individu historique, c’est, par excellence, le grand homme, le héros, le prophète, le saint, celui qui a saisi, prolongé, réalisé en son jugement, en sa volonté et en son œuvre, les aspirations de sa génération et de son temps pour leur donner un essor nouveau. Sans le héros, pas de progrès, pas d’histoire ; la vie de l’humanité stagnante ne mérite pas d’être narrée.

Le héros, c’est l’incarnation de la faculté qui distingue l’homme dans la nature : la liberté. Le surhomme est une individualité surhumainement libre. Il rompt le sommeil des époques endormies et détermine le mouvement qui s’appelle progrès : il sait ce qu’il veut et il veut. La carrière du grand homme est un des enseignemens les plus émouvans de l’histoire, par le drame qui l’anime toujours. Les foules ne se déshabitueront jamais de le faire souffrir, pas plus qu’elles ne se déshabitueront de le voir souffrir ; elles le détestent parce qu’il les fouaille, et elles le suivent parce qu’il les entraîne : mais lui ne doit pas se lasser de leur commander et de les aimer. Susciter les grandes âmes et les fortifier, les arracher à l’étreinte du siècle qui les étouffe, les lancer en avant quand elles hésitent, c’est un des plus nobles devoirs, une des plus belles récompenses de l’histoire.

Les âges de prospérité se désintéressent vite de la misère humaine ; ils la considèrent comme négligeable et méprisable : l’orgueil de la richesse et de l’intelligence sont sans pitié. Alors le « saint » surgit. Il réapprend l’honneur de la souffrance et la douceur de la pénurie intellectuelle : les saint Martin, les saint François d’Assise, ceux qui partagent leur manteau, ceux qui épousent la pauvreté, ceux qui prient avec les petits oiseaux, accomplissent, rien qu’en montrant leurs âmes simples, les révolutions psychologiques qui orientent les siècles nouveaux. : Ces saints sont des héros. Quand tout est veulerie, Jeanne d’Arc parait ; quand tout est désordre. Napoléon. Quand la matière s’est trop épaissie, l’esprit la fait éclater ; la paix alourdie réclame le souffle rafraîchissant de la guerre. Le grand homme prend le commandement, donne l’exemple et l’ordre ; tout change.

La vie du grand homme a pour sanction l’histoire ; car l’histoire la juge, la continue et la développe. Mais de quel mètre, de quel compas l’histoire mesurera-t-elle le grand homme ? Il faut donc qu’elle soit aussi grande, plus grande que lui ?... On voit bien que la science historique n’est pas semblable aux autres sciences ; elle dénombre l’innombrable, elle est sensible à l’ondulation des âmes ; toute vie vibre en elle ; elle touche au mystère du génie, de « l’intellect actif, » de l’intermédiaire, recevant et exécutant l’ordre de Dieu.

Les grandes âmes sont des âmes collectives dans ce sens qu’elles retentissent des mouvemens de la collectivité ; mais, les foules aussi ont une âme. Les générations anonymes qui se succèdent, la tête penchée sur le sillon, celles qui ne font que naître et mourir, entretenant, au hasard, leur propre vie et celle de l’espèce, travaillent, tout de même, à l’histoire : milliers d’infusoires élevant le fond des océans. Leur labeur, quoique inaperçu et ignoré, est constant et opérant. C’est quand les molécules innomées se sont transformées ou déplacées à l’intérieur du corps social que celui-ci entre dans les âges nouveaux. L’inconscient précède le conscient.

Qui dira la force de l’opinion, c’est-à-dire du sentiment des foules dans la vie de l’humanité ? On répète, depuis longtemps, que l’opinion est la reine du monde : en effet, les rois lui obéissent. L’opinion, c’est l’instinct du corps social prenant position avant tout raisonnement. L’opinion naît et vit partout à la fois, comme l’instinct de la défense est répandu sur le corps tout entier : il y a l’opinion des mères, l’opinion des pauvres, l’opinion des rues, l’opinion des salons, l’opinion des sages, l’opinion des fous ; pas une n’est négligeable ; tout compte et pèse. Les œuvres nationales sont des œuvres d’opinion. Les foules se portent en masse du côté où l’instinct de conservation et de développement les entraîne ; leur poids fait pencher la balance ; elles suivent le grand homme à la condition qu’il les conduise où elles veulent être menées. Or, la résultante de ces milliers de volontés individuelles, ignorantes, inconscientes, qui constituent l’opinion, c’est l’œuvre historique par excellence. Le plus souvent, les peuples s’élèvent ou se perdent d’eux-mêmes : ils poussent leurs chefs aux sommets ou aux abîmes. L’historien a pour tâche — combien difficile ! — de reconnaître l’opinion dans le passé et de la guider dans l’avenir.

L’histoire, et l’histoire seule, s’adresse à tout le monde et plaide, auprès du plus ignare des êtres, la cause de tous ; personne ne lui échappe ; elle dispose d’un langage diffus que tous entendent : c’est celui que le sentiment adresse à l’instinct. D’ailleurs, elle est partout : elle émane du sol, respire dans les pierres, flotte dans l’atmosphère ; elle transforme la honte en honneur, et la cohue en régiment ; c’est l’histoire qui, d’un haillon, fait un drapeau.

La psychologie des foules s’adressant à l’instinct est elle-même instinctive. Les époques, les règnes, les siècles, elle les juge et les baptise avant qu’ils soient achevés : ceux-ci sont appelés grands, ceux-là barbares, ceux-ci sont les sages, et ceux-là les fous ; ceux-ci sont à jamais déplorables et ceux-là à jamais enviables, parce que le sentiment des foules en décide ainsi, et l’histoire, quoi qu’elle en ait, subit ce jugement et tente, en vain, de le réviser. Voici, donc, que sa tâche se complique encore et que, dans cette complexité plus large, — large comme la vie, — elle risque de se perdre : elle quitte le sol et s’envole dans la légende.


Mais une attache suprême la retient : le sens profond et précis de son utilité. L’histoire sait, qu’étant la faculté humaine par excellence, elle est surtout une faculté d’action ; Aristote a dicté sa loi quand il a dit : « Ce qui importe, c’est non de savoir, mais d’agir. « L’histoire ne serait qu’un vain bruit de mots, si elle ne tendait sans cesse à l’action : telle est la véritable philosophie de l’histoire. La prétention de découvrir, dans l’évolution des choses humaines, des lois analogues à celles de la nature se heurte à l’objet même de l’étude, c’est-à-dire la liberté humaine : mais cette liberté peut être dirigée, conseillée, redressée, guidée, et là c’est de la philosophie.

Voilà l’histoire sur son véritable domaine. Ses lois sont d’ordre psychologique : l’âme humaine, — individus et foules, — en fait le sujet. Par l’histoire, l’homme apprend la beauté de son effort et la grandeur de son impuissance : car il recommence toujours une tâche qu’il n’achève jamais. La validité du travail et la tragique noblesse de l’insuccès, les justes hésitations de la raison entre l’optimisme et le pessimisme, sont les belles démonstrations de l’histoire. Elle expose à l’homme les causes de sa continuelle espérance parmi celles de son perpétuel découragement. L’homme ne peut savoir si le progrès se fait en ligne droite, en spirale ou en cercle, ce sont les solutions différentes et indifférentes d’un problème que les siècles n’ont pas éclairci : mais l’homme sait qu’il vit pour agir et qu’il doit agir bien. Ici, l’histoire trouve toute son efficacité et sa pleine autorité, puisqu’elle sonde la vie pour créer la vie.

Écrire l’histoire, c’est agir ; et c’est pourquoi il convient que l’historien soit homme d’action. Dans l’infinie multiplicité des faits du passé, l’homme d’action seul peut discerner ceux qui méritent d’être tirés du néant et confiés à la mémoire, c’est-à-dire l’utile et l’efficace. Sa vigilance avertie ne se trompe guère : d’un coup d’œil, il saisit les tenans et aboutissans : aux prémisses, il devine la conclusion. Prenons garde de confondre la leçon et l’enseignement, l’histoire écrite par les hommes d’Etat et l’histoire écrite par les professeurs. A celle-ci la mémoire et l’imagination suffisent : mais l’histoire, digne de ce nom, s’appuyant sur la pratique, requiert le bon sens, la raison et l’expérience : elle seule obtient l’autorité.

Échange de services : l’homme d’État qu’a formé l’histoire évite les erreurs signalées sur la carte du passé. L’historien pré- paré par les affaires publiques néglige les riens difficiles dont la curiosité intellectuelle s’amuse : son pas ferme va droit au but. Au carrefour des siècles qui s’achèvent et des siècles qui commencent, l’historien délibère et choisit : il indique la route à prendre et la route à éviter. Quand un homme s’est décidé à écrire l’histoire, il devient, si faible soit-il et si mince soit son sujet, l’instrument de la Destinée ; responsable de son récit et de son jugement, il répond aussi des suites. A la façon dont il expose les choses du passé, les choses de l’avenir iront bien ou mal, seront hâtées ou précipitées. Il est à la fois en queue et en tête du troupeau. L’histoire de la Grèce, l’histoire de Rome, l’histoire de la Révolution, l’histoire d’Alexandre, de César, de Napoléon, inspireront par lui, bien ou mal, les siècles futurs.

Le devoir de vérité est un grand devoir pour l’historien ; mais ce n’est pas le seul : insuffisant et terre à terre s’il ne s’achève par le devoir d’exemple, qui suppose l’émotion et la Beauté. Aussi, dans sa tâche si pénible, dans sa recherche d’une réalité qui le fuit toujours, l’historien perd le souffle, s’il n’est soutenu par un enthousiasme grave. La continuité de la conscience collective est sa perpétuelle obsession. Il a en vue à la fois l’Action qui touche la terre et l’Idée qui touche le ciel. Raconter l’homme à l’homme pour améliorer l’homme, tel est le devoir qu’il s’est tracé. Et que peut la science, alors ? L’histoire s’est appuyée sur elle d’abord ; mais, fille de l’action, l’histoire atteint des sommets que la science ne connaît pas. Retenons l’aveu de Claude Bernard : « L’homme peut plus qu’il ne sait. »

L’histoire expose les actes des hommes et les juge pour travailler au bonheur et à la grandeur de l’humanité, et ainsi, c’est elle qui crée, au-dessus et au delà des hommes, l’humanité. La plus minime des erreurs historiques altère le total : les fautes humaines intéressant l’humanité, sont des fautes d’ignorance, autrement dit des fautes d’histoire. « Si jeunesse savait, » dit le proverbe ; et chaque nouvelle génération est une jeunesse. L’histoire lui apporte les économies de l’expérience : ne pouvant faire davantage, elle fait du moins cela, et c’est ce qui engage sa responsabilité.

Vérité, choix, beauté, enthousiasme, conscience, responsabilité, telles sont les conditions suprêmes de l’histoire. Les grands événemens ont toujours fait naître les grands historiens, parce qu’il faut que l’humanité sache. Cette connexité nécessaire des grandes époques et des belles œuvres apparaît surtout dans l’étude de l’histoire ancienne, écrite par les historiens de l’antiquité. Leurs œuvres sont utiles et belles, parce qu’arrivant les premiers, ils ont rempli leur tâche avec simplicité. C’est par l’étude de ces modèles que je voudrais reconnaître, maintenant, la courbe magnifique de l’histoire agie s’insérant dans l’histoire écrite : vérité, choix, beauté, enthousiasme, conscience, responsabilité !


GABRIEL HANOTAUX.

  1. Michel Bréal donne la même origine étymologique au mot mens « l’Intelligence » et au mot memini, « je me souviens » : « Le mot qui présente la racine sous la forme la plus simple est memini… Cette racine men est du petit nombre de celles qui expriment une opération de l’esprit ; elle marque principalement les actes de la mémoire et ceux de l’imagination. De la racine men vient, sans doute, le nom de Minerva, » la Déesse de l’Intelligence. »
  2. « Histoire. Etym. lat. historia, du grec ἱστορία, dont le sens propre est information, recherche intelligente de la vérité. Ἵστωρ veut dire le savant, le témoin, et se rattache à εἶδον, signifiant savoir, voir, le même que le latin videre et le sanscrit vid. » (Littré.)