De l’Histoire des idées religieuses au XIXe siècle en Allemagne et en France

DE L'HISTOIRE
DES IDEES RELIGIEUSES
AU XIXe SIECLE

I. Etude d’histoire religieuse, par M. Ernest Renan ; 1 vol., Paris 1857. – II. Die Religion Jesu und ihre erste Enlwickelung nach dem gegenwaertigen Stande der Wissenschaft, von dr G.Volkmar ; 1 vol., Leipzig 1857. — III. Die Evangelienfrage in ihrem gegenwaertigen Stadium, von dr Ch. H. Weisse ; 1 vol., Leipzig 1856. — IV. Zur Geschichte der neuesten Theologie, von Kart Schwarz ; 1 vol., Leipzig 1856.



« La critique ne connaît pas le respect : elle juge les dieux et les hommes. Pour elle, il n’y a ni prestige ni mystère ; elle rompt tous les charmes, elle dérange tous les voiles. C’est la seule autorité sans contrôle, car elle n’est que la raison elle-même ; c’est l’homme spirituel de saint Paul, qui juge tout et n’est jugé par personne. » Ces lignes altières étaient tracées, il y a huit ans, par un jeune penseur qui s’attaquait, dès le premier jour, aux plus hauts problèmes de l’histoire religieuse. Ce n’était alors qu’un débutant inconnu, et il écrivait ce que je viens de citer dans un recueil qui allait mourir. Aujourd’hui l’obscur publiciste de 1849 a pris rang parmi les esprits les plus fins et les plus savans de ce temps-ci. Dans l’espace de huit années, il s’est fait une place éminente parmi ces philologues créateurs dont l’Allemagne est si riche, et l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres vient de l’appeler dans son sein pour consoler la science de la mort d’Eugène Burnouf. Ce contraste n’est pas le seul. Lorsque parut M. Ernest Renan (c’est de lui que je parle, on l’a reconnu sans peine), les premiers manifestes de son intelligence exhalaient une vive amertume. Il y avait dans sa pensée et dans son langage une verdeur singulièrement âpre, parfois même des traces de violence. Dès le lendemain de la révolution de février, irrité de voir l’église catholique s’associer aux émotions de ces jours orageux et jouer un rôle dans les fêtes et les cérémonies populaires, il dénonçait avec une vivacité extrême l’hypocrisie du libéralisme clérical. À propos des grands travaux de l’exégèse allemande, s’il rencontrait sur sa route un écrivain violent, un théologien échappé de l’église et déjà converti à une audacieuse démagogie, il le jugeait avec une sympathie inattendue. « M. Bruno Bauer, disait-il, est un des esprits les plus distingués de ce temps-ci. » S’il parlait du présent et de l’avenir du christianisme, il écrivait sans hésiter des phrases comme celle-ci : « Les temples matériels du Jésus réel s’écrouleront, les tabernacles où l’on croit tenir sa chair et son sang seront brisés ; déjà le toit est percé à jour, et l’eau du ciel vient mouiller la face du croyant agenouillé. » Aujourd’hui M. Ernest Renan affirme les principes les plus hardis avec une parfaite tranquillité d’âme. C’est là l’originalité de son talent. Jamais, je crois, on n’avait vu dans notre France des pensées si fortes, des critiques si tranchantes, si terribles, exprimées avec une grâce si lumineuse et si sereine.

Quel changement en si peu d’années ! L’amertume que j’ai signalée dans les premiers écrits de M. Renan atteste qu’il tenait encore par maintes attaches à la foi de sa jeunesse, qu’il se sentait intérieurement troublé, qu’il cherchait à se fortifier contre lui-même ; la violence du langage n’est souvent qu’une des formes du doute. Rien de pareil dans ses récens travaux. « Quand l’historien de Jésus, a-t-il dit, sera aussi libre dans ses appréciations que l’historien de Bouddha ou de Mahomet, il ne songera plus à injurier ceux qui ne pensent pas comme lui. » Ce temps semble venu pour M. Ernest Renan ; il a renoncé à la controverse, et il a le droit de se rendre ce témoignage dans la remarquable préface de son livre : « La polémique exige une stratégie à laquelle je suis étranger… Loin de regretter les avantages que je donne ainsi contre moi-même, je m’en réjouirai, si cela peut convaincre les théologiens que mes écrits sont d’un autre ordre que les leurs, qu’il n’y faut voir que de pures recherches d’érudition, attaquables comme telles, où l’on essaie parfois d’appliquer à la religion juive et à la religion chrétienne les principes de critique qu’on suit dans les autres branches de l’histoire et de la philologie. »

Est-ce à dire que M. Renan possède complètement cette sérénité impassible qui est à ses yeux l’idéal de la critique et la condition de la science ? Je ne le pense pas, et je l’en félicite. M. Renan parle trop du désintéressement de ses recherches pour qu’il soit bien sûr d’avoir réalisé son idéal. Je vois là un désir, une aspiration de sa pensée, plutôt qu’un résultat obtenu. Il n’est pas facile de se dégager ainsi de toute passion, quant on a pris goût à ces grands problèmes qui s’emparent de l’âme tout entière. L’ardeur même que déploie l’écrivain en appliquant toutes les forces de son esprit à la critique des opinions religieuses est déjà une sorte de passion, et cette passion forme un singulier contraste avec l’indifférence ou la sérénité qu’il affecte. Je crois remarquer deux choses chez M. Renan : il est religieux, et il veut qu’on le croie dégagé de toute idée religieuse. De là quelques contradictions, de là aussi le bien et le mal qu’un esprit impartial, si je ne m’abuse, doit signaler dans ces savantes études. Le mal, c’est une certaine ironie qu’on voudrait ne pas rencontrer en pareille matière, et qui se produit sous maintes formes, — ironie aristocratique quand M. Renan réserve les religions pour la foule ignorante, ironie philosophique quand il déclare les erreurs du monde si plaisantes qu’il se garderait bien, dit-il, d’y vouloir rien changer, ironie un peu pédantesque quand il oppose au sentiment chrétien des objections de philologue, des contre-sens commis par les traducteurs de la Vulgate, comme si le christianisme était renfermé dans un texte immobile, et ne se développait pas de siècle en siècle dans la conscience de l’homme ! Le bien, c’est la haute place que M. Ernest Renan accorde à l’élément religieux dans l’histoire du genre humain. Il a compris mieux que personne que la religion est vraie dans son essence et peut compter sur une destinée immortelle, puisqu’elle est une partie intégrante de notre nature, un invincible besoin de la conscience. Il a montré que le génie de toute religion sérieuse consiste à enfermer l’infini dans des formes limitées, et bien qu’il voie là une tentative sublime et impossible, il n’en conclut pas moins que la religion, mieux que l’art et la philosophie, réalise son objet, qui est d’élever l’âme au-dessus des choses terrestres. M. Renan, il est aisé de le voir à ces diverses tendances de son esprit, n’est donc pas aussi complètement affranchi qu’il voudrait le faire croire de ces émotions intérieures sans lesquelles l’étude des idées religieuses ne paraît guère possible. Quant aux contradictions de ses écrits, elles confirment encore le jugement que je viens de porter. Je ne parle pas des contradictions apparentes : un esprit si fin, si délicat, qui veut embrasser tous les aspects d’une question, qui en veut analyser tous les élémens et saisir toutes les nuances, doit arriver souvent à des résultats dont le désaccord nous frappe ; mais, si ce désaccord est dans la nature même des choses, comment l’imputer à l’observateur qui le recueille ? Je parle des contradictions qui sont dans la pensée de l’écrivain. Il affirme que toute religion positive est impossible, il se présente à nous comme un esprit dégagé de toutes les croyances révélées, il va jusqu’à dire qu’il est de mauvais goût en France de s’occuper de questions religieuses, et cette religion impossible, ces études qui ne sauraient le satisfaire et que le bon goût condamne, il ne peut en détacher son intelligence. Non, je ne me trompais pas ; M. Renan ne possède point cette force de négation et de dédain qu’on serait tenté de lui attribuer d’après quelques-uns de ses écrits. Lorsque Goethe rencontrait une croix dans la campagne, il en détournait ses regards comme on les détourne d’une funèbre image. Voilà le type de cette impassibilité, ou, si l’on veut, de cet esprit critique où M. Renan voit l’idéal de la science. Tout autre est l’auteur des Études d’histoire religieuse. De quelque sujet qu’il s’occupe, qu’il commente les travaux d’Averrhoès ou les travaux des lettrés syriens au XIIe siècle, qu’il écrive une fantaisie philosophique sur l’exposition universelle de l’industrie, ou qu’il trace l’histoire des langues sémitiques, la croix l’attire, si je puis ainsi parler, et toute question, histoire ou philologie, choses passées ou présentes, se transforme aussitôt pour lui en une question religieuse.

La passion religieuse unie à la passion du savoir, l’esprit destructeur de la critique dans une âme altérée de l’infini, un grave tourment intérieur, subi longtemps, surmonté peut-être aujourd’hui, ou du moins dissimulé avec grâce sous le voile d’une ironie décente, tels sont les traits distinctifs de M. Ernest Renan. Dans un temps où la vie de l’âme ne joue qu’un rôle médiocre, il faut une confiance courageuse pour exposer ainsi aux regards de tous le secret travail de sa conscience. À quelles sottes méprises, à quels jugemens grossiers n’expose-t-on pas ce qu’il y a en nous de plus intime et de plus cher ! Je sais plus d’une âme occupée aussi de cette œuvre intérieure, mais qui ne s’y livre qu’en silence. M. Renan est soutenu dans sa tâche par l’exemple de cette science germanique à laquelle l’ont initié maintes affinités naturelles, et dont il est parmi nous le plus ingénieux interprète. Il est soutenu surtout par la souplesse de son talent. On voit qu’il prend plaisir à se jouer au milieu des difficultés. C’est un artiste, un virtuose ; il connaît toutes les notes de ce clavier si sonore et si riche qu’on appelle la conscience religieuse. Il y a une quinzaine d’années, un écrivain dont le souvenir me revient naturellement à l’esprit à propos de M. Ernest Renan s’était signalé aussi à ses débuts par des méditations neuves et fortes sur l’histoire des idées religieuses : je parle de M. Adolphe Lèbre, enlevé si jeune à la philosophie[1]. M. Lèbre était un protestant de nos Cévennes du midi, qui, transplanté dès son enfance dans la cité de Calvin, avait achevé l’éducation de sa pensée à Paris et en Allemagne. L’union de l’exégèse germanique et du spiritualisme français tentait cette rare intelligence ; mais il souffrait de ces difficultés que M. Renan brave aujourd’hui d’une humeur si alerte, et (quand la mort le frappa dans la fleur de sa maturité, il n’avait pu surmonter la tristesse de son âme. L’esprit de M. Adolphe Lèbre est comme l’ébauche de l’esprit de M. Ernest Renan. Même préoccupation de l’histoire religieuse du genre humain, même attention accordée aux audacieux efforts de l’Allemagne. Seulement M. Lèbre était calviniste, et même à travers ses hésitations et ses recherches il lui restait quelque chose de la rigueur chrétienne. M. Renan a été élevé au sein du catholicisme, et de là cette aisance, cette liberté facile avec laquelle il a passé de la foi à la critique. M. Lèbre suivait les progrès de la théologie allemande avec une sympathie mêlée d’inquiétude. M. Renan s’associe sans crainte à ses confrères d’outre-Rhin, et s’il se sépare d’eux en plusieurs occasions, c’est par des motifs de science, jamais par des scrupules de foi. M. Lèbre discutait encore les résultats proclamés par les écoles de Halle ou de Tubingue ; M. Renan les traduit en français, et en les traduisant il les complète. Cette traduction de la pensée allemande par l’esprit français est proprement ce qui fait l’importance des études de M. Renan. Il y a là un épisode très digne d’attention dans l’histoire des idées religieuses au XIXe siècle.

Je voudrais marquer ces rapports de la France et de l’Allemagne. Je voudrais indiquer d’une façon précise ce que M. Ernest Renan doit à la science germanique, ce qu’il y a ajouté de son fonds, comment il a complété ses émules ou redresse ses maîtres.


I

Dans le travail commun des nations européennes, la France semble destinée, sur bien des points, à profiter des travaux de l’Allemagne et à les rectifier. L’Allemagne est aujourd’hui le pays de la science. Nulle part on n’a vu un dévouement plus actif aux œuvres de la pensée, des recherches plus laborieuses et plus hardies, un plus grand nombre de systèmes, de constructions métaphysiques, c’est-à-dire de réponses aux mystérieuses énigmes que nous propose le monde. De Kant à Hegel, de Hegel à M. Strauss, de M. Strauss aux récens historiens de la pensée religieuse, cette fécondité ne s’interrompt pas. Malheureusement l’audace de la science allemande exclut trop souvent la précision et la justesse. Les inventeurs ne savent guère s’arrêter à temps ; saisis par leur idée, ils ne s’appartiennent plus ; Ils la poussent ou la suivent jusqu’au bout, et une impérieuse logique les conduit à l’absurde. C’est alors que l’esprit de la France peut intervenir utilement. Moins fécond dans l’ordre métaphysique, moins exercé aux subtiles et profondes analyses, l’esprit français a plus d’étendue parce qu’il comprend mieux la réalité. Il a beau s’attacher à une idée abstraite, à une idée dominante et maîtresse : cette idée ne l’absorbe pas tellement qu’il n’aperçoive d’une vue claire des idées corrélatives ou opposées. Il sait que l’unité absolue n’existe pas dans les choses de ce monde et que la vérité accessible à l’homme réside presque toujours dans l’harmonie des contraires. Les systèmes excessifs où un principe unique est développé à outrance n’ont jamais réussi dans la patrie de Descartes. Nous ne séparons pas la psychologie de la métaphysique ; l’observation des choses réelles nous soutient dans la contemplation de l’invisible. Aussi, lorsque l’Allemagne a produit quelque système où un principe vrai, mais, exclusif, est développé au détriment d’autres vérités non moins certaines, si un penseur éminent de notre France cherche à s’approprier ce système, il le corrige, il le redresse, pour ainsi dire, sans efforts, et par cela seul qu’il veut le traduire à des intelligences françaises.

Notre histoire littéraire, depuis cinquante ans, confirme ce principe par d’éclatans exemples. Hegel, qui est à coup sûr un des plus puissans esprits du XIXe siècle, a fini par aboutir à un effrayant nihilisme, et la dernière école qui s’est autorisée de son nom n’a que trop bien mis à nu le danger de sa dialectique. Chez nous, l’inspiration du philosophe de Berlin a produit ce qu’il y a peut-être de plus beau dans le mouvement intellectuel de notre âge. Cette histoire philosophique de l’esprit humain, notre meilleur titre devant l’avenir, l’histoire des systèmes, l’histoire des littératures, l’histoire des arts, tout cela nous a été suggéré par Hegel. Dans l’exposition grandiose de sa logique, dans ses étonnantes leçons sur la religion, sur le droit, sur l’esthétique, sur l’histoire de la philosophie et la philosophie de l’histoire, Hegel a établi avec une autorité souveraine la loi du mouvement continu. Seulement ce mouvement était fatal, la liberté y disparaissait, et le monde n’était plus que le théâtre où l’esprit infini, sous la figure des humains, c’est-à-dire sous des formes sans cesse brisées et renouvelées sans cesse, accomplissait son éternel labeur. Qu’a fait le génie de la France ? Il s’est emparé de ces doctrines de Hegel et les a corrigées en se les appropriant ; il a pris l’idée du mouvement et il a sauvé l’idée de la liberté humaine. Si l’on veut retrouver l’inspiration première des plus beaux travaux historiques de la restauration et de la période qui a suivi, il est impossible de ne pas remonter jusqu’à Hegel ; mais il est impossible aussi de ne pas remarquer combien les fautes de Hegel sont effacées chez les maîtres qui transformaient ses, doctrines à notre usage.

Je ne prétends pas nier (à Dieu ne plaise !) l’originalité des maîtres qui ont renouvelé en France les études historiques. Pour nous, qui voyons déjà ces choses à distance, le mouvement littéraire qu’ils ont servi d’une manière si brillante se rattache à Hegel, sans qu’ils se » soient rendu compte eux-mêmes de cette filiation de leurs idées. Uni exemple célèbre expliquera ma pensée. Un grand naturaliste genevois qui a longtemps appartenu à notre pays, M. de Candolle, établit en 1813 une loi de l’organisation végétale qui avait été démontrée par Goethe en 1790. M. de Candolle connaissait-il l’ouvrage de Goethe sur la métamorphose des plantes ? Non, cela est certain. Il était arrivé de son côté, par sa méthode, par des observations originales, au même résultat que le poète de Weimar ; mais saura-t-on jamais, M. de Candolle savait-il lui-même, si un mot, une phrase, une idée vaguement jetée dans un livre ou dans une conversation n’avait pas éveillé chez lui le désir des recherches qu’il accomplit ? Les idées font vite leur chemin dans une société aussi active que la nôtre ; il y a des transmissions qui s’opèrent on ne sait comment, et dont les agens même ne se doutent pas. On dirait cette poussière invisible qui s’envole sur l’aile des vents, et qui va, d’un pays à un autre, féconder une plante ou un arbre. Je ne conteste donc pas la puissance inventive de ceux qui transformaient chez nous, il y a trente ans, le sentiment du passé et fondaient la grande critique. Nous devons le dire néanmoins : nos maîtres, qu’ils l’aient su ou non, obéissaient à un courant d’idées dont la source, avait jailli en Allemagne. La meilleure part de leur gloire, c’est le changement qu’ils ont fait subir, d’une manière spontanée et vraiment originale, à ces doctrines qu’une inspiration inconnue leur apportait. Hegel, après avoir introduit le mouvement dans l’histoire, avait fini par détruire la liberté de l’individu. Chez M. Guizot comme chez M. Cousin, chez M. Villemain comme chez M. Augustin Thierry, l’idée du développement continu des siècles apparaît sous maintes formes : mais ce n’est plus un acteur unique, comme chez Hegel, qui accomplit le drame du monde, ce n’est plus l’esprit absolu de la logique hégélienne qui remplit de ses aventures le développement des âges ; l’homme est là avec son droit d’agir et sa responsabilité morale. Nous avons gagné le sentiment de cet être collectif appelé l’humanité, nous n’avons pas perdu la conscience de l’homme individuel.

Ces rectifications de la pensée allemande par les écrivains de la France étaient toutes spontanées ; celles de M. Renan sont volontaires et réfléchies. Avant lui, la science française du XIXe siècle s’était surtout occupée de l’histoire des systèmes philosophiques, des institutions sociales et des écoles littéraires ; l’histoire des religions était restée dans l’ombre. M. Renan a étudié avec une curiosité avide toutes les parties de ce grand travail. « Quel moment, s’écrie-t-il, dans l’histoire de l’esprit humain que celui où Kant, Fichte, Herder, étaient chrétiens, où Klopstock traçait l’idéal du Christ moderne, où s’élevait ce merveilleux édifice de l’exégèse biblique, chef-d’œuvre de critique pénétrante et de rationalisme élevé ! » J’ai déjà dit que l’esprit de M. Renan était religieux par-dessus tout ; les paroles que je viens de citer nous montrent avec quelles préoccupations il a étudié la critique allemande. L’histoire des religions dédaignée jusque-là, ou du moins laissée de côté par des gens qu’elle effrayait, fut précisément ce qui l’attira tout d’abord. Où en était cette science quand M. Renan l’interrogea ? Quelles ressources pouvait-il y puiser ? quels amendemens y devait-il faire ?

Je n’ai pas la prétention de raconter en quelques pages la marche de l’exégèse allemande depuis le jour où Reimarus écrivait les Fragmens d’un inconnu, et Lessing l’Education du genre humain. Il faudrait pour cela tout un livre. Marquons seulement le point où la critique était arrivée après un demi-siècle de labeurs. Or, à force de méditations et de recherches, les maîtres de la théologie en étaient venus à proclamer que toutes les religions sont sorties.du cœur de l’homme et n’expriment que ses aspirations vers l’infini, aspirations naturellement bien différentes selon les contrées et les siècles. On croit qu’elles nous révèlent les cieux, elles nous révèlent seulement l’état de notre âme. Tels sont les principes qui dominent la théologie germanique depuis le manifeste de Lessing. Elle les accepta instinctivement tout d’abord, comme on le voit dans Herder ; puis elle leur donna bientôt une adhésion réfléchie, et les proclama avec une éclatante audace. Quel moment, dirai-je à mon tour, que celui où de telles hardiesses se conciliaient avec le plus pur sentiment religieux ! Quel moment que celui où Schleiermacher, cette belle âme si hardie et si pieuse, n’avait pas encore frayé la route au docteur Strauss ! Ce ne fut, ce ne pouvait être qu’un moment. Une fois les religions considérées comme des œuvres exclusivement subjectives, il ne restait plus qu’à appliquer le principe ; la mission de Jésus traitée de mythe, l’idée du genre humain et l’idée de Dieu confondues, le culte de l’humanité substitué par quelques-uns à l’adoration du Créateur, ce culte même repoussé comme une hypocrisie, et le droit divin de l’individu proclamé d’une voix sauvage, voilà les principaux épisodes de cette histoire. M. Renan veut rectifier la marche de la théologie allemande, qui, selon lui, s’est détournée de sa voie en substituant la violence à la hardiesse, l’inspiration de la haine à l’esprit de la critique. Hegel avait montré que tous les grands systèmes de philosophie s’engendrent les uns les autres ; des esprits présomptueux ont tiré de là d’étranges conséquences, et le mérite des systèmes n’était plus pour eux qu’une simple question de date. Ces mots neuere Philosophie, neueste Philosophie (philosophie plus nouvelle, philosophie la plus nouvelle), étaient arborés comme un drapeau de victoire. On avait parlé le dernier, n’était-on pas le véritable représentant de la science ? M. Renan se place au milieu du mouvement de l’Allemagne, et il en repousse les conséquences dernières comme une usurpation. « Admettre, dit-il, avant tout examen, que tel esprit léger et superficiel qui se présente pour recueillir l’héritage d’un homme de génie lui est préférable par cela seul qu’il vient après lui, c’est faire la partie trop belle à la médiocrité. Et voilà pourtant la faute que commet souvent l’Allemagne. Après l’apparition d’une grande œuvre de philosophie ou de science, on est sûr d’y voir éclore tout un essaim de critiques, qui prétendent la dépasser, et ne font souvent que la fausser ou en prendre le contre-pied. » Pour ceux qui ont suivi le travail des idées allemandes depuis le commencement de ce siècle, le principal intérêt de la tentative de M. Renan est précisément dans cette pensée. C’est par là que la publication de ce recueil d’études est un incident théologique qui ne saurait passer inaperçu au-delà du Rhin.

M. Renan écarte les vains systèmes des derniers temps, et il se replace au point où il croit que la science a fait fausse route. Emprunter le sentiment religieux à Schleiermacher, à cette école si chrétienne d’intention, si pieusement spiritualiste, mais si indéterminée dans ses formules, et unir cette inspiration à la netteté de l’esprit critique, tel est le désir qui l’anime. Le sentiment religieux s’est bien vite effacé chez tous ceux qui ont suivi la route ouverte par M. Strauss ; M. Renan veut maintenir ce sentiment religieux sans rejeter les résultats acquis par l’exégèse. Tandis que l’auteur de la Vie de Jésus, attristé, dit-on, du bruit qu’il avait fait, semblait renoncer à son rôle de théologien, tandis qu’il cherchait un refuge dans l’histoire littéraire, écrivant la Vie de Schubart, la Vie de Nicodemus Frischlin et surtout la douloureuse Biographie de Christian Maerklin, les écoles grossières avec lesquelles on le confondait injustement continuaient leur sabbat, et peut-être n’était-ce pas là l’un des moindres motifs de sa tristesse. M. Ernest Renan reprend la tache abandonnée par M. Strauss, ce qui ne veut pas dire qu’il lui ressemble. L’auteur des Études d’histoire religieuse a son originalité très distincte, et quelles que soient ses sympathies pour le biographe de Christian Maerklin, quelques affinités même qu’il y ait entre eux, il s’éloigne de lui sur des points décisifs. Je dis seulement que M. Strauss a renoncé à ses recherches, et que M. Ernest Renan poursuit les siennes dans une voie analogue ; ce point commun établi, que de différences les séparent ! M. Strauss est triste ; M. Renan connaît les joies de la science. M. Strauss est découragé ; M. Renan est plein de confiance et d’ardeur. Je crois savoir d’où viennent ces différences : M. Renan, je l’ai déjà dit, unit à l’amour de la critique un profond sentiment de la vie religieuse de l’âme, tandis que M. Strauss n’a plus d’autre soutien qu’un stoïcisme moral, très noble et très élevé sans doute, mais sans espérance possible d’une destinée supérieure. — Chez M. Strauss, le travail de la libre recherche semble fini, ou du moins le célèbre écrivain, s’il ne change pas complètement de direction, sait qu’il n’a plus rien d’essentiel à trouver. Il pourra faire encore, comme il le fait depuis dix ans, de précieuses études de détail ; mais il, a été jusqu’au bout de son système : la route qu’il suit ne lui réserve plus ni découvertes ni surprises. M. Renan au contraire est en marche et ne sait pas encore où il arrivera.

Quel est donc en définitive le système de M. Strauss ? Le panthéisme. En vain a-t-il essayé de s’en débarrasser (dans la Vie de Schubart par exemple) ; il n’a pu y réussir. M. Renan est spiritualiste ; il croit à la vie de l’âme, à sa destinée immortelle, à ses rapports avec l’esprit incompréhensible, avec l’être des êtres que nous appelons Dieu, et de là l’intérêt que présentent ses méditations philosophiques. Il a parlé quelque part en termes excellens de « ces natures qui réservent à l’histoire des secrets inattendus, natures flexibles et riches qui, supérieures à leur action, à leur destinée, à leurs opinions mêmes, ne se sont livrées au monde qu’à demi, et ont toujours gardé un côté mystérieux par lequel elles ont communiqué librement avec l’infini. » On pourrait appliquer ces paroles à l’auteur des Études d’histoire religieuse. Voilà comment M. Ernest Renan a essayé de rectifier la science allemande. Il a rouvert les sources du sentiment religieux, sans lequel l’exégèse ne peut être qu’une science morte ; il a repris l’œuvre de la critique en y joignant, avec la netteté de la méthode, l’élévation du spiritualisme français. Tel est du moins le but qu’il s’est proposé. A-t-il réussi à l’atteindre ? C’est la question à laquelle nous devons tâcher de répondre.

Si, j’essaie de résumer en peu de mots les résultats auxquels M. Renan est parvenu, c’est-à-dire l’état actuel de sa pensée, qui sera peut-être gravement modifié dans une phase ultérieure de son intelligence, voici la formule qui me paraît la plus exacte.

L’esprit humain parcourt deux périodes absolument distinctes, l’une, où la spontanéité domine, l’autre où la réflexion prend le dessus. Nous sommes désormais trop éloignés de l’époque où toutes nos facultés s’exerçaient spontanément pour nous rendre un compte rigoureux des richesses primitives de notre nature. À qui veut se replacer pour ainsi dire dans les conditions de cette existence naïvement épanouie, à qui veut l’interroger de près et en marquer tous les caractères, il faut une extrême délicatesse d’analyse. La psychologie doit renoncer ici à ses habitudes modernes, ou plutôt elle doit se compléter par des études nouvelles. Aux données abstraites que fournit l’étude de l’âme, il faut joindre des études réelles, concrètes, l’étude des langues par exemple, l’histoire de leurs origines et de leurs transformations successives. Les langues que parlèrent nos aïeux ayant été le premier produit de nos facultés, l’histoire de leur naissance, s’il est possible d’en retrouver les traces, nous donnera des indications lumineuses sur cet âge de spontanéité, sur cette période naïvement féconde, instinctivement créatrice, pendant laquelle tant d’autres choses ont été mises au jour. M. Guillaume de Humboldt, dans son Introduction à la langue kawi[2], introduction qui est tout un livre et qui n’a pas été inutile aux rapides progrès de la philologie comparée, avait fait le premier cette distinction fondamentale de la période d’instinct et de la période de réflexion en matière de linguistique. M. Renan s’est inspiré plusieurs fois des idées de M. Guillaume de Humboldt ; il leur a donné une forme plus claire, plus précise, et surtout il a eu le mérite de les appliquer à l’histoire des religions. Or, si dégagé des habitudes de la pensée moderne et instruit par l’histoire des langues primitives, un esprit fin, pénétrant, habitué aux délicates analyses, se reporte à l’époque où l’instinct n’avait pas encore fait place à la réflexion, il comprend ou du moins il devine sans peine tout ce qu’il y avait d’énergie créatrice dans ces facultés primordiales de notre être. À peine entré dans la vie, attaché encore pour ainsi dire au sein maternel de la nature, l’homme sent, il parle, il adore, et ses sentimens, ses paroles, son adoration sont autant de créations merveilleuses. Les langues, comme les religions, sont des symboles créés par les instincts du genre humain. Les langues se déforment, se décomposent, et donnent naissance à de nouvelles langues, à des langues de seconde formation. Depuis que la réflexion a remplacé l’instinct, a-t-on jamais vu naître une seule langue de formation première ? A-t-on vu une seule famille d’hommes produire une langue qui ne fût pas composée d’élémens antérieurs ? Non, cette puissance n’a été donnée qu’aux instincts primitifs de l’homme. Il en a été de même, selon M. Renan, pour les symboles religieux. Toutes les religions assurément ne remontent pas aux origines du monde, mais les élémens dont toutes les religions se composent ont été fournis une première fois au genre humain dans cette période de spontanéité où s’épanouissaient naïvement les puissances de notre âme. Cette force de création religieuse existe encore chez les âmes simples, dans les classes où l’instinct domine, chez les peuples plus rapprochés de la nature et moins façonnés à la réflexion ; c’est de la que sortent ces légendes par lesquelles est transfigurée l’histoire, légendes guerrières qui sacrent les héros, légendes mystiques qui font les saints et les dieux. Toutes les religions, selon M. Renan, sont donc nées du cœur de l’homme. M. Renan emprunte cette idée à l’Allemagne ; toutefois, bien loin d’en faire un instrument de polémique comme M. Strauss, bien loin surtout de maudire, de bafouer, comme MM. Bruno Bauer et Feuerbach, cette illusion dont l’homme est dupe, et qui l’amène à s’incliner avec terreur devant ses propres pensées, il y voit au contraire le plus beau titre de noblesse du genre humain. C’est là le triomphe du spiritualisme. Captif dans les liens du fini, l’homme veut briser sa chaîne, il aspire vers l’idéal, il veut contempler l’infini, et pour cela il le réalise à sa manière, il lui donne une forme qui est la religion. Merveilleux essor de l’âme ! Les successeurs de M. Strauss nous disent : « Vous êtes dupes ; vous vous adorez vous-mêmes. Ces dieux devant qui s’est courbée l’humanité, c’était ce qu’il y avait de meilleur en elle, c’étaient ses plus belles pensées, ses conceptions les plus pures, auxquelles elle attribuait une existence distincte, qu’elle paraît d’une forme objective, et qu’elle appelait tour à tour Brahma, Bouddha, Jupiter, Jehovah, Jésus-Christ. Cessez de faire ainsi deux parts de votre être, reprenez votre bien, et sachez que vous êtes Dieu. L’humanisme, voilà la vraie religion : Homo homini Deus. » Tel est le langage des derniers disciples de l’exégèse allemande. La pensée de M. Renan est absolument le contraire de celle-là. Cet invincible effort par lequel le genre humain s’élève à la conception et au culte du parfait est à ses yeux « la meilleure preuve de l’esprit divin qui est en nous, et qui répond par ses aspirations à un idéal transcendant. » Cet idéal existe ; il existe si bien que nos pensées les plus hautes, les religions les plus parfaites et les plus pures, n’en sont que des symboles incomplets. On voit quel abîme existe entre M. Ernest Renan et les hommes qui, sous le nom d’humanisme, prétendent avoir atteint le dernier terme et trouvé la formule définitive de l’exégèse allemande. Il substitue à une critique violente, haineuse, une critique intelligente et sympathique. Il ne croit pas aux religions établies, mais il aime cette aspiration de l’âme qui fait que l’homme cherche et cherchera toujours à établir des religions. Il refuse de s’incliner devant le symbole, non pas certes parce que le symbole lui rappelle Dieu, et que Dieu pour lui, comme pour les jeunes hégéliens, n’est que le spectre de la conscience humaine, mais au contraire parce que ce symbole ne lui parle pas suffisamment de la majesté divine, parce qu’il l’abaisse et la défigure. On pourrait lui appliquer ce distique de Schiller que Louis Tieck appliquait à Novalis : « Quelle religion je professe ? Aucune de celles que tu me nommes. — Pourquoi aucune ? — Par religion. »

J’ai exposé, je crois, avec une scrupuleuse exactitude la pensée fondamentale de M. Ernest Renan. Avant de lui soumettre mes objections, je veux entrer dans le détail de son système. Quand on a affaire à un esprit si précis et si net, les généralités ne suffisent pas. M. Renan s’est occupé dans son livre des religions de l’antiquité, de l’histoire du peuple d’Israël, des historiens critiques de Jésus-Christ, des origines de l’islamisme, du génie de Calvin, de l’unitarisme prêché aux États-Unis par Channing, enfin de M. Feuerbach et de la nouvelle école hégélienne. Il y a ici trois grands sujets qui dominent tous les autres : l’histoire des religions antiques, — l’histoire des Juifs, — l’histoire du Christ. Je le suivrai dans ces divers domaines, signalant sans passion ce qui me paraît la vérité ou l’erreur, marquant du moins mes dissentimens et indiquant les lacunes.

S’il est un point de l’histoire religieuse où les doctrines de M. Renan paraissent manifestement applicables, c’est l’histoire religieuse de l’antiquité. La grande philologie de nos jours, je veux dire la philologie éclairée par la philosophie et l’histoire, et qui à son tour éclaire et complète ces deux sciences, a retrouvé le sens de ces primitifs symboles, perdu depuis tant de milliers d’années. On l’a dit avec raison, nous connaissons l’antiquité mieux que l’antiquité ne s’est connue elle-même. Ici encore c’est l’Allemagne qui est l’initiatrice. Depuis que Heyne a ouvert des voies nouvelles à la philologie, depuis que son ami Herder a éveillé chez les Allemands le goût des choses primitives, combien de travaux ont paru qui ont éclairé pour nous les secrets les plus délicats de la vie religieuse et morale des Hellènes ! M. Renan expose avec une clarté parfaite ces laborieux efforts de l’Allemagne : il glorifie la grande manière philosophique et poétique de Frédéric Creuzer ; il apprécie en maître le monument élevé par l’illustre savant à l’entrée d’une route qu’il a ouverte et qu’il ne devait pas parcourir tout entière. L’inspiration de M. Creuzer est profonde, son explication du paganisme est un hommage rendu à l’humanité tout entière ; mais la Symbolique est un ouvrage confus. Le savant, enivré de son système, ne tient pas assez compte de la transformation des âges ; il assimile les commencemens et les dernières périodes de l’hellénisme. En un mot, comme tous les systèmes qui se recommandent par l’abondance et l’élévation des idées plutôt que par la précision des détails, le système de M. Creuzer devait provoquer des contradictions ardentes. Deux écoles surtout l’ont combattu : l’école de M. Lobeck, qui nie absolument l’inspiration religieuse des dogmes païens ; l’école de M. Ottfried Müller, qui, admettant cette inspiration, la revendique pour la Grèce et ne veut pas que le génie hellénique doive rien à l’Orient. Les idées de M. Lobeck sont à peu près abandonnées aujourd’hui ; les héritiers d’Ottfried Müller sont nombreux et puissans. La France aussi a pris part au débat. Le savant traducteur de la Symbolique, M. Guigniaut, a interrogé, discuté, jugé ces diverses écoles, et M. Renan, avec sa manière à la fois large et ingénieuse, allemande par la science, française par la pensée et le style, résume en quelques pages ces deux grands ordres de travaux : — d’un côté le travail de la conscience religieuse chez les nations antiques, de l’autre le travail de l’érudition moderne, qui en a retrouvé l’histoire.

Ce tableau est fait de main d’ouvrier, comme dit La Bruyère. J’y signalerai seulement une grave lacune. M. Renan a fort bien montré que l’auteur de la Symbolique, en accordant trop de confiance aux interprétations alexandrines, en assimilant trop volontiers la religion grecque aux religions orientales, avait provoqué la réaction de l’hellénisme pur, représentée par Ottfried Müller. Or la lutte des systèmes ne se termine pas là. Une des pensées fondamentales de Greuzer, le rapport de la Grèce avec l’Orient, est reprise en ce moment et développée à un point de vue nouveau par une école très hardie. Le chef de cette école est M. Maximilien Roeth, helléniste et orientaliste consommé, chercheur original, audacieux, ennemi des routes battues, et qui déjà entraîne à sa suite de jeunes esprits vaillamment armés. Le principal ouvrage de M. Roeth, l’Histoire de notre philosophie occidentale, a été un événement dans la littérature allemande. Il a mis en jeu les passions les plus vives, il a excité des transports d’admiration et de colère. Tandis que les disciples d’Ottfried Müller, maîtres des journaux scientifiques, exprimaient leur dédain pour les novateurs, des esprits indépendans et très compétens dans la question (M. Fallmerayer entre autres, l’un des plus fins connaisseurs de la Grèce et de l’Orient) témoignaient de cordiales sympathies à M. Roeth. Un jeune savant, privutdocent à l’université de Heidelberg, où professe aussi M. Roeth, M. le docteur Julius Braun, accomplissait de longs et périlleux voyages pour vérifier sur les lieux mêmes les conjectures de son maître. Il parcourait l’Égypte, la Nubie, la Palestine, et ce que M. Roeth avait entrepris pour les rapports philosophiques de la Grèce et de l’Égypte, il essayait de le faire pour l’architecture et la statuaire.

L’Histoire de l’art de M. Julius Braun, embrassant l’Égypte et la vallée de l’Euphrate, l’Asie-Mineure et le monde hellénique, l’Étrurie et Rome, montrera la Grèce à son rang dans le vaste développement de la civilisation antique, sans lui attribuer, comme Ottfried Müller, une indépendance absolue, une originalité créatrice, démenties, suivant l’école de M. Roeth, par ’incontestables documens. Le premier volume, publié il y a un an à peine, reétrace sous la forme d’un voyage l’Égypte, la Mésopotamie, la Palestine, Memphis et Thèbes, Babylone et Ninive, Persépolis et Suse, Tyr et Jérusalem. C’est une peinture brillante, rapide, pleine de faits, pleine d’idées, où l’on voit apparaître, bien avant la naissance du génie hellénique, la vie grandiose de l’Orient. Quand les deux autres volumes seront publiés, quand la pensée de l’auteur, un peu enfouie sous les détails, se dégagera avec plus de précision, l’Histoire de l’art, qui a déjà préoccupé le monde savant, donnera une importance nouvelle au mouvement d’études inauguré par M. Roeth. Quelque opinion qu’on se fasse des théories de M. Braun, il sera impossible aux hellénistes purs de dédaigner de tels livres. J’aurais voulu que M. Ernest Renan ne passât pas sous silence une école très contestable sans doute en bien des points, mais qui, par sa passion du vrai, par l’ardeur conquérante de sa critique, mérite ses sympathies. L’Histoire de notre philosophie occidentale de M. Maximilien Roeth, l’Histoire de l’art de M. Julius Braun, appartiennent au mouvement religieux du XIXe siècle. C’est dans les religions de l’antiquité que MM. Roeth et Braun cherchent leurs argumens et leurs preuves. Le sujet revient donc de droit à M. Ernest Renan, et personne mieux que lui ne peut juger cette école, qui n’a pas encore été appréciée en Allemagne avec l’impartialité scientifique. M. Roeth et ses amis sont traités de révolutionnaires par les disciples d’Ottfried Müller ; ce n’est pas là ce qui leur attirera les dédains de M. Ernest Renan. Sincère admirateur du génie hellénique, il connaît les richesses de l’Orient. Que MM. Roeth et Braun ne se plaignent plus des préjugés, des passions qui cherchent à les étouffer en Allemagne : ils ont en France un juge, c’est l’auteur des Études d’histoire religieuse, l’historien d’Averrhoès et des langues sémitiques.

Les découvertes de M. Roeth dérangeront peut-être les opinions de M. Renan sur la situation présente des écoles philologiques en Allemagne ; ce qui ne pourra être modifié dans cette belle étude, ce qui brillera toujours de la lumière du vrai, c’est l’explication si délicate des symboles religieux de la Grèce. Quand M. Renan fait une loi au mythographe de se reporter à l’époque où le premier aspect du monde enivra les premiers humains, il donne l’exemple en même temps que le précepte. Retrouver les impressions de l’homme primitif, c’est un grand art chez un esprit si réfléchi. M. Renan possède cet art et y excelle. Son explication du mythe de Glaucus est un petit chef-d’œuvre. Quel sentiment de la poésie de la mer et des formes religieuses qui en sont nées ! Toutes les idées de M. Renan sur la génération des symboles et des cultes sont ici parfaitement applicables. C’est bien du cœur de l’homme que sont sorties les religions antiques, et les élémens que les races primitives mettaient en œuvre pour satisfaire leur besoin d’idéal étaient empruntés à ce merveilleux univers, considéré par elles comme un trésor de vie. Le flot qui se joue au soleil, mais qui plus souvent gémit et gronde, est devenu le pauvre Glaucus, comme les beaux oiseaux des lacs de l’Inde se sont transformés en Vichnou. Glaucus est un personnage insipide chez les poètes païens qui ne comprennent plus leur religion ; c’est une figure touchante quand on la voit naître et grandir chez les pauvres habitans des côtes. Les pères de l’église, qui se moquent avec tant de verve et triomphent si aisément de l’absurdité des dieux païens (c’est une remarque très fine de M. Renan), obéissent à la même inspiration que Voltaire, lorsque le grand railleur du xviiie siècle ne voit que matière à bouffonneries dans les plus touchantes créations de la foi du moyen âge.

Les principes de M. Renan s’appliquent-ils avec une autorité aussi légitime à l’histoire des traditions hébraïques ? Ici la question devient plus brûlante. Nous touchons à des choses que bien des esprits considèrent, à tort selon moi, comme indissolublement liées aux intérêts de la foi chrétienne. Il faut pourtant bien s’enhardir à regarder en face les résultats de la critique. C’est une mauvaise manière de se défendre que de fermer les yeux ou de se réfugier dans les nuages. Il faut surtout s’accoutumer à cette idée, que la destruction d’un faux argument sur lequel la foi s’appuyait ne peut faire tort à une religion solidement assise dans le cœur de l’homme. Au commencement du XVIIe siècle, on croyait la foi intéressée à ce que les découvertes de Galilée fussent déclarées inexactes, et certains esprits, au lieu d’accepter vaillamment les conquêtes de la science, condamnèrent l’astronome florentin au nom d’une croyance aveugle. Si la philologie moderne a rectifié pièces en main l’histoire du peuple d’Israël, la foi qui s’alarmerait d’une vérité de détail démontrée par la critique serait une foi bien pusillanime. Les vues émises par M. Renan dans son étude sur les traditions hébraïques sont neuves de ce côté-ci du Rhin ; il y a longtemps qu’elles ont cours en Allemagne et qu’elles n’y déconcertent plus les âmes sérieusement chrétiennes. Je ne dis pas cela pour diminuer le mérite de M. Renan, car il a su renouveler son sujet avec des idées qui lui sont propres ; je veux montrer que cette histoire du peuple d’Israël, dont tant d’esprits parmi nous ont été scandalisés mal à propos, non-seulement est une légitime conquête de la critique, mais ne doit causer aucun trouble à une foi religieuse philosophiquement établie. J’ai causé souvent avec des théologiens catholiques de l’Allemagne du midi, et je me disais, en les quittant, qu’ils seraient eux-mêmes bien scandalisés de la pusillanimité des esprits religieux dans notre France. Au fond, de quoi s’agit-il ici ? M. Renan est-il un disciple de Voltaire ? Les révélations qu’il fait au nom d’une philologie exacte sur les différentes phases du peuple d’Israël, sur le caractère de David, sur le rôle des prophètes, sur le mélange des idées persanes et des traditions juives, ressemblent-elles aux bouffonnes invectives des philosophes du XVIIIe siècle contre le peuple de Dieu ? Le grand caractère de la race juive est-il méconnu ? Jamais peut-être ce caractère n’a été mis en relief avec plus d’originalité et de force. Qu’importe que certaines figures, certains événemens de l’histoire hébraïque reçoivent de l’étude des textes une atteinte assez grave ? Qu’importent David et Salomon ? À travers les déviations signalées par la critique, le génie monothéiste d’Israël va grandissant toujours. Qu’on l’appelle comme on voudra, révélation, inspiration, il y a là le souffle de Dieu. Je ne crois pas que personne ait suivi ce souffle divin avec plus de sympathie que M. Renan. La sévérité de la science et l’ardeur de l’enthousiasme se développent ensemble dans ces belles pages. M. Renan est si bien associé d’esprit et de cœur à l’œuvre d’Israël, que, dans le conflit des deux idées qui luttent au sein du judaïsme, dans la lutte de l’idée étroitement religieuse et de l’idée plus libérale, plus humaine, il est pour la première contre la seconde, il est pour les prophètes contre les rois, pour les Juifs contre les Samaritains, pour les Macchabées contre le parti helléniste, pour les pharisiens contre les sadducéens. Le devoir d’Israël, selon M. Renan, était de résister à toutes les séductions des peuples profanes, de garder le principe de l’unité de Dieu, dont il avait le dépôt, d’espérer obstinément ce Messie dont il portait la pensée au fond de son cœur, et que ses prophètes, dans la sainte exaltation de l’exil, avaient annoncé en d’immortels cantiques. N’avais-je pas raison de dire que M. Renan, bien loin d’altérer le sens de la tradition juive, l’avait marqué avec plus de force que jamais ? La polémique antichrétienne bafouait ce petit peuple juif auquel on attribuait si étrangement une place immense dans les annales du monde. La critique désintéressée de M. Ernest Renan a prouvé que cette place est immense en effet, qu’Israël a donné à la race indo-européenne des idées religieuses que cette race n’eût peut-être jamais conçues, qu’il a été la tige sur laquelle s’est greffée la foi du genre humain, et qu’enfin cette prophétie de Zacharie s’était vérifiée à la lettre : « En ce temps-là, dix hommes s’attacheront au pan de l’habit d’un Juif en lui disant : Nous irons avec vous, car nous avons entendu dire que le Seigneur est avec vous ! »

L’étude sur les historiens critiques de Jésus ne présente pas, il s’en faut bien, la même précision de pensée, la même sûreté d’appréciation. M. Renan l’a composée dans une période de son développement intellectuel qu’il a bien fait de traverser rapidement. Il ne possédait pas alors ce calme, cette finesse, cet art élégant et magistral qui distinguent aujourd’hui ses travaux, et quoiqu’il en ait modifié bien des pages, on voit trop clairement encore que c’est là une œuvre de sa première manière. Avant d’en venir au fond même du sujet, je ferai tout d’abord quelques reproches à M. Renan sur ce qu’on peut appeler la partie extérieure de son étude. Il me semble que M. Renan ne rend pas pleine justice aux écrivains qui l’ont précédé. Il expose fort bien l’irrésistible mouvement d’idées qui a entraîné l’Allemagne à la critique audacieuse du texte évangélique. De Wolff au docteur Strauss, des études critiques sur Homère aux études critiques sur Jésus-Christ, il suit cette curiosité ardente, ces efforts de pénétration et de sagacité, qui tendent uniquement au vrai sans se préoccuper du scandale. Il montre parfaitement que l’explication, irrévérencieuse en apparence, d’Homère et de son œuvre a été faite par des hommes dévoués à l’antiquité, comme la critique de l’Évangile a été entreprise par des théologiens. Tout ce tableau est excellent ; mais pourquoi dire que, de tous les penseurs de l’Allemagne, M. Strauss est le plus mal apprécié en France, qu’il n’y est connu que par les injures de ses adversaires, qu’on l’a accusé d’avoir nié l’existence du Christ, et que c’est en des termes aussi absurdes qu’on a résumé la Vie de Jésus ? Je ne connais en France qu’un seul écrivain, — je dis un seul écrivain digne d’occuper M. Renan, — qui ait résumé et discuté l’ouvrage de M. Strauss : c’est M. Edgar Quinet. Le travail de M. Quinet, ceux qui l’ont lu ici même ne l’ont pas oublié[3], est une des réfutations les plus solides qu’ait provoquées la théologie hégélienne. Tandis que la plupart des hommes à qui appartenait cette discussion ignoraient le livre de M. Strauss, évitaient d’en parler, ou ne s’en occupaient que pour déclamer contre la nébuleuse Allemagne, un philosophe, au nom de l’histoire, au nom du sentiment chrétien, au nom de la conscience morale de l’homme, repoussait les subtilités du mythologue et maintenait la personnalité de Jésus. M. Quinet n’examinait pas la question en érudit, il la jugeait en penseur. M. Renan, sans être tout à fait d’accord avec l’auteur de la Vie de Jésus, adopte plusieurs des principes qu’il a posés. Je ne crois pas cependant qu’il ait ébranlé par aucun argument nouveau les objections de M. Quinet. Il convenait en tout cas de tenir compte d’un tel travail. Pour moi, bien que le critique français diffère sur plus d’un point du théologien allemand, c’est encore à M. Quinet que je demanderai mes argumens contre le brillant émule de M. Strauss.

Le système de M. Renan, tel que je l’exposais tout à l’heure, peut-il expliquer légitimement l’origine du christianisme ? Les hésitations de l’auteur ou du moins les détours un peu embarrassés de son exposition pourraient faire croire qu’il n’est pas très sûr lui-même de son droit. Tantôt il reproche à M. Strauss d’avoir méconnu l’importance du rôle personnel de Jésus, tantôt il reproduit sous une autre forme la pensée qu’il vient de réfuter. Ici il glorifie la personne de celui qui a donné à l’humanité la plus parfaite image du divin maître ; là il semble dire que Jésus est surtout un type idéal longtemps rêvé par Israël, le fruit d’une gestation qui a duré plusieurs siècles. Quand il parle du Christ, le mot divin revient sans cesse ; il l’appelle le sublime et vraiment divin fondateur de la foi chrétienne ; il dit qu’il est réellement le fils de Dieu et le fils de l’homme, Dieu dans l’homme, et cependant il est bien certain que M. Renan a pris la plume pour prouver que la croyance à la divinité de Jésus est une illusion de la conscience religieuse de l’humanité. Pourquoi ces détours, ces circonlocutions ? Est-ce manque de franchise ou de courage ? Non certes ; M. Renan est un esprit franc, une âme courageuse. Ces incertitudes de rédaction tiennent à la nature même du sujet. Chaque fois que M. Renan s’approche de cette sainte figure, adorée par l’élite du genre humain, tout armé qu’il est de sa critique, il subit la divine influence à laquelle nulle âme religieuse ne peut se soustraire. Il la subit quand il écrit tant de pages pleines de tendresse et de piété sur l’auguste patient du Calvaire ; il la subit encore quand, se raidissant pour résister au charme, il s’attache obstinément à ce principe : « le surnaturel n’existe pas. »

M. Renan a compris que ses idées sur la spontanéité religieuse n’étaient guère applicables à l’époque où le médiateur a paru. Bien qu’il s’agisse ici d’un peuple à part, bien que ce peuple manifestement privilégié, et qui avait eu plus que nul autre le sentiment religieux, eût défendu ses traditions avec un soin jaloux, bien qu’il se fût gardé de tout contact avec les races étrangères et que l’hellénisme n’eût pas pénétré d’une manière sensible chez les dépositaires de sa foi, peut-on dire qu’après une vie déjà si longue, six siècles après David et Salomon, la conscience religieuse ait pu conserver encore cette vigueur créatrice qui n’appartient qu’aux premiers jours du monde ? M. Renan ne craint pas de l’affirmer. On voit trop cependant qu’il emploie ici cet argument pour le besoin de sa cause. Il sent bien lui-même que c’est la partie la plus vulnérable de son plan d’attaque, il tâche de se fortifier dans la tranchée qu’il a ouverte ; il revient à plusieurs reprises sur ces créations de la spontanéité religieuse et sur la possibilité de ces créations au temps où a vécu Jésus-Christ. Il semble répondre aux objections de sa propre pensée ; on dirait qu’il veut se convaincre lui-même. L’argumentation est ingénieuse ; je doute cependant qu’elle puisse satisfaire un esprit vraiment philosophique. M. Renan décrit en termes excellens l’âge des miracles psychologiques, la fière originalité des créations spontanées de la conscience, cet état de féconde et naïve liberté où les facultés de l’âme, dédaignant nos pénibles combinaisons, atteignaient leur objet sans se regarder elles-mêmes. Tout cela est très juste, très profondément compris, et partout où ces idées sont de mise, elles jettent un jour lumineux sur l’histoire religieuse ; mais, lorsque M. E. Renan veut trouver ces phénomènes de l’humanité primitive dans le peuple qui a vu et entendu Jésus-Christ, son argumentation est démentie à la fois par la philosophie et par l’histoire. Elle l’est d’abord par la philosophie. Quel est en effet le caractère de la spontanéité dans l’âme de l’homme ? C’est l’unité. Toutes nos facultés sont unies entre elles et s’exercent simultanément. Sensibilité, intelligence, volonté, toutes ces forces, qui se diviseront plus tard et suivront un développement inégal, sont en jeu à la fois, au même titre, au même degré, et sans se regarder elles-mêmes, comme dit M. Renan, sans avoir conscience de leur action, elles atteignent leur but dans un merveilleux élan. Ce qui est vrai de la spontanéité individuelle est vrai aussi, de la spontanéité des races. Pour que les phénomènes de la spontanéité (création de langues, créations religieuses, etc.) puissent se produire au sein d’une génération, il faut que cette génération soit une, qu’une même inspiration l’anime, que des tendances diverses, des aptitudes contraires, des divisions en un mot n’aient pas encore éclaté au sein de la simplicité première. Ce n’est là qu’une période bien fugitive dans les destinées du genre humain. Une période ? Non, un jour plutôt, une heure, une heure anté-historique, pourrait-on dire, et c’est pour cela que la formation des langues primitives, comme celle des premières religions humaines, est antérieure aux plus anciens renseignemens de l’histoire.

Quoi ! cet idéal de Jésus, ce sublime idéal de sainteté, serait sorti des rêves du genre humain dans un âge de réflexion et d’analyse ! Il se serait trouvé une foule d’hommes assez confondus dans un même sentiment pour concevoir cette beauté morale et en revêtir un personnage réel ! Où est-il ce peuple ? qu’il paraisse ! C’est lui-même qui est ici la merveille. Je ne dis pas seulement : Quel essor de l’âme, quelle sublimité d’aspirations religieuses chez ceux qui ont pu créer un pareil type ! Je dis surtout : Quelle unité de pensées ! quelle spontanéité d’impressions ! Cette condition primitive de l’homme, cet état antérieur à l’histoire, et que nous ne pouvions nous figurer que par nos conjectures, le voilà sous nos yeux. N’êtes-vous pas curieux d’étudier à votre aise ce grand phénomène historique ? Je m’approche, j’interroge ces hommes qui, dans les soixante premières années de notre ère, auraient formé spontanément ce type du Christ… Que vois-je ? « Le mélange le plus confus que l’histoire ait jamais laissé paraître, un chaos d’Hébreux, de Grecs, d’Égyptiens, de Romains, de grammairiens d’Alexandrie, de scribes de Jérusalem, d’esséniens, de sadducéens, de thérapeutes, d’adorateurs de Jéhovah, de Mithra, de Sérapis ! » C’est M. Quinet, ou plutôt c’est l’histoire elle-même qui peint ainsi le monde d’où est sorti le christianisme. L’éloquent écrivain ajoute : « Dirons-nous que cette vague multitude, oubliant les différences d’origine, de croyances, d’institutions, s’est soudainement réunie en un seul esprit pour inventer le même idéal, pour créer de rien et rendre palpable à tout le genre humain le caractère qui tranche le mieux avec tout le passé, et dans lequel on découvre l’unité la plus manifeste ? On avouera au moins que voilà le plus étrange miracle dont jamais on ait entendu parler, et que l’eau changée en vin n’est rien auprès de celui-là. »

Ce sont là de simples objections historiques au système de l’auteur ; faut-il le suivre maintenant sur le terrain de la pure théologie ? Une chose qui prouve bien l’inspiration virilement religieuse de M. Renan, c’est la franchise avec laquelle il ose regarder en face le dogme de la divinité du Christ. Dans notre France, on évite les questions de cet ordre, et cette circonspection ne cache le plus souvent qu’une profonde indifférence. M. Renan est plus sincère, il veut adorer Jésus-Christ ou expliquer les motifs pour lesquels il lui refuse son adoration ; ses témérités, en un mot, sont bien autrement religieuses que le respect superficiel du plus grand nombre. Pour moi, sans contester les droits de la libre recherche, sans méconnaître en aucune manière les intentions de M. Renan, je me bornerai à dire que ses argumens ne m’ont pas convaincu. Qu’on se rassure, je laisse aux théologiens de profession, catholiques ou protestans, le soin de discuter ces matières ; je demande seulement à faire quelques objections au nom du bon sens, et comme M. Renan s’est placé sur le terrain de la philosophie et de l’histoire, c’est à l’histoire et à la philosophie que je les emprunte.

Quel est le principal argument de M. Renan ? Le voici : « Il n’y a pas de surnaturel. Depuis qu’il y a de l’être, tout ce qui s’est passé dans le monde des phénomènes a été le développement régulier des lois de l’être, lois qui ne constituent qu’un seul ordre de gouvernement, la nature, soit physique, soit morale. Qui dit au-dessus ou en dehors des lois de la nature dans l’ordre des faits dit une contradiction, comme qui dirait surdivin dans l’ordre des substances. » C’est ma faute sans doute, mais j’ai beau réfléchir, cette objection ne présente à mon esprit que des idées peu précises. Si l’auteur parle seulement des faits qui violent des lois connues, des lois scientifiquement établies de la nature des êtres, il énonce une vérité trop vraie ; s’il parle de toutes ces lois ensemble, il affirme ce que nul de nous n’a le droit d’affirmer. Les lois de l’être ! les lois de la nature ! Eh ! qui donc les connaît toutes ? Nous vivons au sein même du mystère : n’en sommes-nous pas encore à nous demander ce que c’est que le temps et l’espace ? Bien plus, il y a dans l’ordre matériel des phénomènes dont nous ne pouvons douter et que [nous n’expliquerons jamais ; il nous manque pour cela des facultés spéciales. Combien plus y en a-t-il encore dans l’ordre moral, dans le domaine des lois métaphysiques ? Il est naturel assurément qu’il y ait un Dieu : cela est conforme aux lois de l’être, la raison le veut, la nature le prouve, et cependant qu’est-ce que Dieu ? qui peut se le représenter ? qui peut comprendre ces deux termes, absolument exigés par la raison et absolument contradictoires pour cette raison bornée : un être personnel et infini ? Ce Dieu sensible à notre cœur, comme le dit admirablement Pascal, nous devons renoncer ici-bas à le voir des yeux de l’esprit. Eh bien ! ce qui est vrai de Dieu dans son éternité est également vrai de Dieu apparaissant dans le temps. Quoi ! nous ignorons ce que c’est que le temps et l’éternité ; nous cherchons encore si ce sont des choses distinctes ou des aspects différens d’une même pensée, et nous osons dire à priori que le Dieu de l’éternité n’a pu paraître dans le temps sans violer les lois de la nature, de cette nature qui est lui-même et que nous ne connaissons pas !

J’entends une objection grave. — Prenez garde, me dit-on, cette théorie des choses incompréhensibles et certaines ouvre la porte au mysticisme. Les argumens dont vous venez de vous servir seront invoqués par tous les visionnaires. — L’objection ne m’arrête pas. Ce que j’ai dit ne saurait s’appliquer à des rêves, mais à des faits établis. La première condition de la science, c’est la vérification des faits. Seulement il arrive trop souvent que la science, trouvant sur son chemin un fait dont elle ne peut rendre compte, le déclare faux, impossible, ou le dénature et le détruit par ses explications. C’est à cette tendance de la critique que j’oppose cette simple réflexion : il y a maintes choses certaines qui sont incompréhensibles pour nous ici-bas ; mais encore une fois, pour que cette objection porte, il faut qu’il s’agisse effectivement de faits réels. La venue du Christ, son, enseignement, son action, le mouvement qu’il a imprimé au monde, sont-ce des faits ? Tout le problème est là.


II

L’Allemagne en ce moment même pose la question de cette manière. Il y a, dans ces grandes écoles de l’exégèse, beaucoup de théologiens qui ne cherchent plus à discuter, à expliquer, mais seulement à exposer les faits : ce sont souvent les hommes les plus hardis. Après avoir traversé résolument ces amas de ruines faites par la critique, ils se sont demandé ce qui demeurait encore debout, et plus d’un parmi eux a été surpris de voir qu’il restait quelque chose d’inexplicable, par conséquent d’inaccessible aux coups de la critique, inconcussum quid, et ce quelque chose, c’est le rôle du Christ, l’action qu’il a exercée sur le monde. Je suis très frappé de ce résultat inattendu des travaux de l’exégèse allemande. M. Strauss avait essayé de substituer le Christ hégélien, ou, en d’autres termes, l’humanité elle-même au Christ historique. Cette théorie, qui violait l’histoire en lui imposant de vive force une théorie préconçue, est rejetée désormais, et M. Renan lui-même l’a réfutée avec vigueur. Or, tandis que M. Renan reprochait à M. Strauss d’avoir méconnu le rôle personnel de Jésus, plusieurs théologiens allemands allaient bien plus loin que lui, et, appuyés sur les travaux mêmes de l’exégèse, ils disaient en parlant de la venue du Christ : Il y a là un grand fait, un fait unique, un personnage auquel on ne peut rien comparer, — et s’ils n’osaient pas encore écrire le mot divinité, ce mot était visible cependant à chaque page de leur livre. Tel est du moins l’effet qu’a produit sur moi un très curieux ouvrage qui attire en ce moment l’attention de l’Allemagne. Cet ouvrage, dû à un théologien déjà célèbre, à un professeur de dogme à l’université de Zurich, M. Volkmar, porte ce titre : La Religion de Jésus et son premier développement, d’après l’état actuel de la science.

Pour quiconque ne connaît point le travail de la théologie allemande sur les textes évangéliques, ce livre serait rempli de scandales. Ceux qui savent quels problèmes ont été soulevés par cette science audacieuse trouveront chez M. Volkmar bien des consolations. Ce qui m’intéresse surtout, ce sont les symptômes que j’y découvre. M. Volkmar, comme M. Renan, écrit dans un style clair, dégagé de l’appareil scientifique, et il veut être compris par la foule. Ce livre même n’est que le résumé de leçons faites avec beaucoup de succès devant un auditoire populaire. Ne sont-ce pas là des conditions propices ? Le savant qui ne cherche le vrai que dans les livres achète souvent une vérité de détail au prix de la réalité vivante ; l’homme qui parle à la foule sent en face de lui des âmes qu’il est tenu de respecter, et de ces communications qui se forment entre l’auditoire et celui qui l’enseigne jaillissent souvent des lumières refusées à l’étude opiniâtre. Certes le théologien de Zurich enseigne à ses auditeurs des choses qui ont dû leur sembler étranges. Il enseigne que les plus anciens documens de la foi chrétienne sont les épîtres de saint Paul, que le rôle de saint Paul au milieu des gentils scandalisait les chrétiens judaïsans, que d’ardentes polémiques s’engagèrent, et que saint Jean, chef du parti opposé à saint Paul, résuma les colères et les invectives des chrétiens de Judée dans un manifeste sublime. L’Apocalypse, le second en date des monumens chrétiens selon M. Volkmar, est dirigé sans doute contre Néron, persécuteur des disciples de Jésus ; mais il est surtout dirigé contre l’apôtre sans mission qui enlevait à la Judée la possession exclusive du Messie pour faire participer les infidèles au privilège divin. C’est alors qu’un paulinien, voulant défendre l’interprétation si large, si chrétienne donnée par son maître à l’enseignement du Messie, rassembla les traditions relatives à la personne du Christ dans le premier des évangiles, celui qui porte le nom de saint Marc. L’intention de l’auteur est visible dès le premier verset : Initium evangelit Jesu-Christi filii Dei. Les chrétiens judaïsans disaient toujours : Jésus-Christ, fils de David, fils des rois d’Israël, annoncé par les prophètes d’Israël. Le paulinien qui répondait à l’Apocalypse mettait à la première ligne de son récit ces mots décisifs : Jésus-Christ, fils de Dieu, et par là il marquait le vrai caractère de la doctrine du Messie. Le fils de Dieu ne pouvait être revendiqué par une seule race, il appartenait à l’humanité tout entière, et le rôle de saint Paul était justifié.

Cet évangile primitif, attribué à saint Marc, mais qui, selon la critique allemande, a été composé à Rome en latin et probablement après la mort de cet apôtre, est étudié par M. Volkmar avec une attention précise et une admiration enthousiaste. Quand l’esprit du théologien philologue s’acharne à de pareilles recherches, l’exercice de la critique peut nuire au sentiment religieux ; ici les travaux d’exégèse ont été accomplis par d’autres : M. Volkmar se borne à les coordonner. Rien ne l’empêche plus de sentir le caractère unique, la sublimité incomparable de ce premier évangile. « Dans quelle littérature, s’écrie-t-il, trouvera-t-on un tel livre, un livre qui soit si complètement né des profondeurs de l’esprit, et en même temps si simple, si vrai, si réel ? » La critique la plus résolue, la piété la plus tendre se développent donc ensemble dans cette exposition des premiers monumens chrétiens. Voilà l’intérêt inattendu que présente le travail de M. Volkmar. Il semble que le divin caractère de l’enseignement du Christ éclate malgré lui dans ses recherches. Il a beau accepter sur bien des points les résultats extrêmes d’une exégèse hostile, ces résultats se transforment entre ses mains et proclament, quoi qu’il fasse, la divinité du Messie. Après saint Marc, qui a répondu à l’Apocalypse et rétabli contre le christianisme judaïsant le christianisme universel de saint Paul, un autre paulinien continue, sous le nom de saint Luc, cette prédication sublime. Un chrétien judaïsant prend la parole à son tour sous le nom de saint Matthieu ; la lutte se complique, chaque parti a son évangile, jusqu’au jour où un esprit conciliateur s’efforce de terminer ce conflit en donnant toutefois la victoire à la pensée de saint Paul. Ainsi est né le dernier, le plus complet, le plus beau des évangiles, l’évangile du Logos, où le spiritualisme hellénique s’associe aux divins enseignemens sortis de la Judée, et celui qui l’a inscrit sous le nom de saint Jean a manifesté par là l’intention de pacifier les âmes en réunissant dans une même pensée les deux chefs des écoles adverses, les deux grands noms du christianisme primitif. Si on a pu signaler des différences, des contradictions même chez les évangélistes, toutes ces contradictions s’évanouissent, selon M. Volkmar, devant l’histoire de ce développement intérieur.

Je n’ai pas à discuter ces conjectures ; c’est aux philologues, aux orientalistes, aux théologiens de profession, d’examiner ces résultats de la critique. Si je voulais, non pas juger M. Volkmar, mais marquer seulement la place qu’il occupe dans l’histoire des idées religieuses au XIXe siècle, un volume n’y suffirait pas. Il y a aujourd’hui, en dehors des théologiens qui prennent au pied de la lettre le récit de l’Évangile, deux grandes écoles théologiques, — l’école de Tubingue, dont l’illustre chef est M. Ferdinand Christian Baur, et l’école de Goettingue, représentée par le poétique et belliqueux M. Ewald. M. Baur et M. Ewald sont des pasteurs, des professeurs de théologie, et ils enseignent dans les deux universités où se recrute la plus grande partie du clergé luthérien ; qu’on se figure ces hommes austères, dévoués à la foi et à la science, courbés toute leur vie sur le texte de l’Évangile pour en donner aux ministres de Jésus-Christ une explication qui défie le scepticisme. M. Baur est le créateur de la véritable critique des livres saints, et, quelques erreurs qu’il ait pu commettre, sa science, sa bonne foi, la pénétration de son génie, cette ardente passion du vrai qui le soutient depuis plus de trente ans au milieu des plus effrayans labeurs, lui assurent une place immortelle dans le mouvement philosophique et religieux de notre âge. M. Strauss disait : « La légende de Jésus est sortie de l’imagination religieuse de l’humanité. » Quand, comment, à quelle occasion, par qui avait été créée cette légende extraordinaire ? M. Strauss ne l’expliquait point, ou du moins il se contentait de ces formules hégéliennes : « le développement de l’esprit infini, la conscience théologique du genre humain. » Tout cela était bien vague. M. Baur, sorti aussi du mouvement hégélien, mais esprit indépendant, original, avide de notions précises, se donna la tâche de chercher entre les mains de quels personnages et sous quelles influences s’était formée la tradition évangélique. Le sens de l’histoire, qui manque presque complètement à M. Strauss, entra tout à coup dans la théologie hégélienne, et y produisit un mouvement inattendu. L’érudition la plus minutieuse remplaça les sentences à priori ; on interrogea dans ses moindres détails la vie des premiers siècles chrétiens, la littérature hébraïque et talmudique vint expliquer les paroles des pères, les évangiles apocryphes furent comparés aux textes canoniques, et la prétention de cette enquête, qui se poursuit encore, fut d’établir que tel évangile avait été composé dans telle circonstance, pour tel dessein, contre tels ou tels adversaires, en un mot de marquer le caractère particulier, la forme périssable imprimés par l’esprit de l’homme à des vérités éternelles.

Un des grands résultats des recherches de M. Baur, c’est l’histoire développée de l’opposition de saint Pierre et de saint Paul, du christianisme judaïsant et du christianisme universel. Lorsque M. Albert de Broglie, dans l’introduction de son histoire de Constantin, peint à larges traits la physionomie des trois grands apôtres du Christ, saint Pierre, saint Paul et saint Jean, il se rencontre sur plusieurs points (et ce n’est pas là un médiocre éloge) avec le théologien de Tubingue. Seulement, chez M. Albert de Broglie, ce n’est là qu’une indication rapide ; chez M. Baur, c’est l’histoire de deux siècles, car l’antagonisme de saint Pierre et de saint Paul, des pétriniens et des pauliniens, c’est-à-dire du christianisme juif et du christianisme des gentils, se prolonge, selon lui, jusque vers la fin du IIe siècle de notre ère. Chacun des évangiles, s’il faut l’en croire, évangiles canoniques ou évangiles apocryphes, a été un des événemens de cette longue lutte que l’école de Tubingue s’est attachée à retrouver avec des efforts inouis de patience et de sagacité. Je dis l’école de Tubingue ; il s’en faut bien en effet que M. Baur soit seul : autour du maître se groupe toute une phalange de vaillans esprits, de pionniers infatigables, MM. Zeller, Schwegler, Ritschl, Planck, Schnitzer, Georgii, Koestlin, Volkmar, Heiligenfeld, qui ont cherché la vérité dans la même voie, tantôt confirmant les découvertes de leur chef, tantôt jetant à bas sans hésiter ses constructions historiques. C’est ainsi que M. Volkmar, pour le dire en passant, est en opposition directe avec M. Baur, quand il fait de l’évangile de saint Marc l’évangile typique sur lequel se sont formés les autres. M. Baur, d’accord ici avec les canons, tient l’évangile de saint Matthieu pour le premier en date. La plus grande liberté, comme on voit, règne dans l’école de Tubingue ; ce ne sont pas des philosophes qui jurent sur la parole du maître, ce sont des théologiens érudits qui prétendent chercher dans les évangiles, dansées actes des apôtres, dans les épîtres de saint Paul, de saint Pierre, de saint Barnabé, dans tous les documens sacrés ou apocryphes, l’histoire des premiers siècles de notre ère, comme Niebuhr et Mommsen ont retrouvé sous les narrations de Tite-Live une partie de l’histoire primitive de Rome[4].

Ce sentiment historique éveillé au sein de la théologie allemande par l’influence de M. Baur était-il assez dégagé de toute théorie préconçue pour servir efficacement la science ? M. Baur et ses disciples n’étaient-ils pas décidés d’avance à voir dans les Évangiles des écrits de circonstance, des œuvres de polémique ? Cette critique de tendance (c’est le nom que se donnait ou se laissait donner l’école de Tubingue) ne devait-elle pas être nécessairement amenée à défigurer les faits ? Il y eut un théologien qui conçut ces objections ; c’était un esprit ardent, qui unissait à une profonde érudition hébraïque et sacrée le sentiment le plus vif des époques religieuses de l’humanité. Les conjectures altières et le ton dogmatique des écrivains de Tubingue l’avaient blessé à la fois comme érudit et comme chrétien ; il protesta, et dans un journal créé tout exprès pour ce dessein, dans maintes dissertations de détail, au milieu même d’ouvrages profondément médités et qui resteront des monumens, il ouvrit contre M. Baur et son école une polémique violente qui passionne en ce moment même toute l’Allemagne théologique. J’ai nommé M. Ewald, l’auteur de cette Histoire du Peuple d’Israël si bien appréciée par M. Renan, et qui a publié plus récemment une Histoire de Jésus et de son temps digne aussi de l’attention la plus sérieuse.

Lorsqu’il sera possible d’écrire l’histoire de l’école de Tubingue, lorsque cette vaillante phalange, aura terminé ses fouilles et sera tombée d’accord sur quelques conclusions certaines, ces deux figures si originales, M. Baur et M. Ewald, malgré l’ardente opposition qui les divise, occuperont une place également belle dans ce mémorable épisode de notre histoire philosophique. Je n’ai pas la prétention d’apprécier en quelques pages un mouvement si considérable ; je veux montrer seulement le progrès que la théologie allemande a su accomplir depuis M. Strauss. La critique a renoncé aux formules préconçues ; elle s’appuie sur l’histoire, sur l’histoire étudiée dans ses plus petits détails, et ce sentiment historique est devenu tellement vif que, si l’école de Tubingue y est infidèle en quelque point, l’école de Goettingue en pousse un cri d’indignation. Je veux signaler surtout un résultat fondamental : toutes ces investigations de la critique la plus hardie qui fut jamais ont abouti à remettre en pleine lumière l’originalité exceptionnelle du rôle qui appartient au Christ. M. Baur comme M. Ewald, et, au-dessous d’eux, M. Volkmar, M. Schwegler, M. Zeller, M. Heiligenfeld, tous enfin, tous ces esprits si résolus sont constamment ramenés à ce point : un personnage a paru dans l’histoire, qui a enseigné une doctrine, sans précédens, qui a produit des œuvres sans aucune analogie dans le passé, auquel enfin on ne peut comparer aucun des personnages de notre race. En vain a-t-on essayé de le confronter avec Bouddha, avec les prophètes hébreux, avec Socrate, avec les saints du moyen âge ; plus on j’examine à cette lumière, plus on le voit grandir et dépasser la mesure de l’humanité. « Croyez-moi, disait Napoléon à Sainte-Hélène, je me connais en hommes, et je vous déclare que Jésus-Christ est plus qu’un homme, » Napoléon sans doute est une médiocre autorité en des questions qui exigent les plus délicates finesses de la vie morale ; n’est-il pas curieux cependant que ce jugement de l’homme d’action soit si exactement conforme aux conclusions de la critique la plus subtile et la plus audacieuse ? Les théologiens allemands (je ne parle pas, bien entendu, des protestans orthodoxes) n’osent point affirmer sans réserves la divinité de Jésus-Christ ; ils déclarent du moins, selon l’expression de Napoléon, que Jésus-Christ est plus qu’un homme. Rien de plus instructif, à mon avis, que ces efforts de l’exégèse germanique pour échapper à la notion de Jésus considéré comme fils de Dieu. Que d’explications qui n’expliquent rien ! que de commentaires mille fois plus difficiles à comprendre que le simple texte orthodoxe ! Celui-ci, M. Ch. Hermann Weisse, philosophe éclairé, âme loyale et pieuse, nous propose de croire que Jésus-Christ était Dieu, mais que ce Dieu habitait depuis longtemps au sein de l’humanité, et qu’il n’a fait que se révéler un jour sous une forme visible, au lieu de sortir de l’éternité pour s’incarner dans le temps, comme le veut la croyance établie[5]. Celui-là, M. Dorner, voit dans le Christ un de ces types dont les choses d’ici-bas, selon la théorie de Platon, ne sont que la copie imparfaite, le type, l’idée première de l’homme ; c’est ainsi que Jésus, sans être Dieu, est cependant bien supérieur à tous les individus de l’espèce humaine, puisqu’il est lui-même le type absolu de l’espèce, et qu’il en comprend dans sa nature toutes les perfections possibles. Suivant un troisième, Jésus est homme, mais par la pureté de son cœur, par la sainteté de sa vie et de sa mort, il a mérité que Dieu se penchât vers lui et lui communiquât à lui seul son incommunicable nature ; Jésus est né homme et devenu Dieu ! Un autre enfin voit dans la venue du Christ une seconde création, un second fiat lux supérieur au premier, de telle sorte que les mystères, les miracles, les dérogations aux lois éternelles de l’univers échappent nécessairement à nos recherches, comme l’établissement de ces lois elles-mêmes est soustrait aux investigations de la science. Chacun apporte ainsi son système, chacun combine ses expédiens ; mais peu importent les explications proposées : ce qui frappera ici tout lecteur attentif, c’est le besoin de ces explications, quelles qu’elles puissent être ; ce sont tant d’efforts pour comprendre le rôle exceptionnel de Jésus, et par conséquent la reconnaissance implicite ou avouée de la place qui lui appartient au-dessus de l’humanité.

Je regrette que M. Ernest Renan n’ait pas cru devoir apprécier dans son étude sur les historiens de Jésus le mouvement si remarquable accompli depuis le docteur Strauss[6] ; il y aurait rencontré d’assez graves objections contre quelques-uns des argumens qu’il emploie. Après une exposition du rôle de Jésus humainement expliqué, M. Renan, comme si une secrète incertitude le faisait hésiter encore, se retranche dans l’argument que voici, comme dans une forteresse imprenable : « On me proposerait une analyse définitive de Jésus au-delà de laquelle il n’y aurait plus rien à chercher, que je la récuserais ; sa clarté même serait la meilleure preuve de son insuffisance ! L’essentiel ici n’est pas de tout expliquer, mais de se convaincre qu’avec plus de renseignemens tout serait explicable. » Si M. Renan avait suivi de plus près les travaux théologiques de l’Allemagne dans ces dernières années, il y aurait vu la même manière de raisonner employée dans un sens tout contraire par les écrivains qui sont forcés de reconnaître dans Jésus-Christ une nature supérieure à l’homme. Presque tous semblent dire : Point d’explications ! maintenons le fait, le fait de la venue du Christ, de sa prédication, de son action sur le monde, fait unique dans l’histoire, et inexplicable à la raison bien plus par sa nature même que par l’absence de renseignemens.

Au reste, ce sont là des matières sur lesquelles il est difficile, je ne dis pas de s’accorder, mais seulement de se comprendre, quand on ne part pas des mêmes principes. « Le sens critique, dit M. Renan, ne s’inocule pas en une heure ; celui qui ne l’a point cultivé par une longue éducation scientifique et intellectuelle trouvera toujours des raisonnemens préjudiciels à opposer aux plus délicates inductions. Élever et cultiver les esprits, vulgariser les grands résultats des sciences naturelles et philologiques, tel est le moyen de faire comprendre et accepter les idées nouvelles de la critique. À ceux qui n’ont point la préparation nécessaire, ces idées ne peuvent paraître que de fausses et dangereuses subtilités. » Rien de mieux ; mais s’il est vrai qu’il faut une préparation spéciale pour être initié à la critique, il en faut une bien plus spéciale encore pour toucher à de hautes et mystérieuses questions comme la divinité de Jésus ; cette culture toute spéciale et absolument nécessaire, c’est la vie spirituelle et religieuse. Ici surtout s’applique la profonde conception des trois ordres si magnifiquement exposée par Pascal, ordre de chair, ordre d’esprit, ordre de charité. Toutes ces objections contre la divinité du Christ sont empruntées à l’ordre d’esprit ; mais, dit Pascal, « la distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité. » Les grands de chair ont leur empire, visible aux yeux du corps ; les grands d’esprit ont le leur, visible aux yeux de l’esprit ; « les saints sont vus de Dieu et des anges, et non des corps ni des esprits curieux. » La critique nouvelle aura beau faire, jamais elle n’appliquera utilement à l’ordre du cœur les principes empruntés à l’ordre de la pensée. Les œuvres des princes de la science peuvent être discutées par la science : le royaume du Christ est d’un autre ordre. Citons encore Pascal : « Jésus-Christ, sans bien et sans aucune production en dehors de science, est dans son ordre de sainteté. Il n’a point donné d’invention, il n’a point régné ; mais il a été humble, patient, saint, saint, saint à Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché. Oh ! qu’il est venu en grande pompe et en une prodigieuse magnificence, aux yeux du cœur et qui voient la sagesse ! »

Pour peu qu’on médite ces sublimes paroles, on y voit une objection fondamentale contre l’histoire des idées religieuses. Comment comprendre la foi, si on ne la possède pas ? Et si la foi est entière, que deviennent la finesse et la liberté de la critique ? Telle est, hélas ! l’infirmité de la nature humaine : la foi toute seule ne peut juger, la critique toute seule ne peut comprendre. L’idéal serait de réunir en soi la foi et la critique ; cet idéal, je le sais bien, est impossible à atteindre ici-bas, mais ce n’est pas une raison pour renoncer à le poursuivre, et ceux qui tentent l’accord de ces deux forces sont récompensés par des jouissances inconnues à l’esprit étroit des fanatiques. Ce qui fait la vivante beauté de la théologie allemande, ce n’est pas seulement sa hardiesse, si bien appréciée de M. Renan, c’est l’effort que font ses principaux chefs pour réaliser cette merveilleuse harmonie. Où trouverait-on ailleurs des hommes tels que Schleiermacher, Baur, Ewald, Bunsen, intelligences hardies jusqu’à la témérité, cœurs pieux toujours dévoués au Christ ? Et dans quelle autre littérature verrait-on un théologien comme M. Volkmar terminer l’exposition la plus hardie de l’histoire évangélique par ces confiantes paroles : « Toutes nos fêtes chrétiennes, toutes nos cérémonies et nos sacremens, Noël, le vendredi saint, Pâques, la sainte communion, le service divin, tout cela sera goûté par nous plus vivement à mesure que nous serons plus intimement unis à Dieu en Jésus-Christ ? Pour cela, il faut avoir une conscience religieuse toujours plus claire, et c’est ce qu’a voulu produire cette loyale étude sur les origines premières de l’Évangile. Quelques changemens qui puissent se faire dans l’église et dans le christianisme, une chose restera toujours à travers tout et au-dessus de tout : c’est le fondement de notre foi, Jésus-Christ toujours le même, hier et aujourd’hui, et dans l’éternité. »

Ainsi, tandis que M. Renan rectifiait sur des points essentiels les théories de M. Strauss, l’Allemagne, avec sa fécondité théologique, renouvelait tout le domaine de la science. La critique a le droit d’être exigeante avec un esprit aussi riche que M. Renan, et j’ose lui reprocher de n’avoir pas donné le tableau exact de ces grandes controverses. S’il n’a voulu que développer sa propre pensée sur la personne et le rôle de Jésus-Christ, il a écrit une œuvre ingénieuse, pleine d’excellens détails, bien que placée, à mon avis, sous le coup de nombreuses objections ; s’il a prétendu faire connaître les historiens critiques de Jésus, son tableau, qui eût suffi il y a vingt ans, n’est plus tout à fait exact aujourd’hui. Après les travaux de l’école de Tubingue et la polémique qu’ils ont suscitée, après des hommes tels que M. Baur et M. Ewald, il n’est plus possible de s’en tenir à M. Strauss.

J’ai examiné avec l’attention qu’elles méritent les idées fondamentales du livre de M. Ernest Renan ; je n’ai pas besoin de m’arrêter longtemps aux chapitres qui sont comme l’application de son système. C’est une série d’études très fines sur l’Imitation de Jésus-Christ, sur les Lettres de Calvin, sur Channing et l’unitarisme aux États-Unis, sur les saints du moyen âge, sur les transformations de l’idée du diable à travers les siècles. On y remarquera surtout, avec la science de l’érudit, les exquises délicatesses de l’artiste. J’aurais bien encore çà et là des réserves à faire. À propos de l’Imitation, M. Renan n’exagère-t-il pas le dédain aristocratique de son moine italien, dont il a tracé d’ailleurs le gracieux profil en peintre consommé ? En lui attribuant tant de finesse, ne méconnaît-il pas chez lui la science de la douleur ? A-t-il bien entendu le son de cette âme profonde, ce que M. de Sacy appelle si bien le gémissement même de l’humanité ? Est-ce bien d’ailleurs à un Italien qu’il faut accorder l’honneur d’avoir écrit ce beau livre, et l’auteur de l’Imitation, après tant de recherches infructueuses, ne doit-il pas rester caché à jamais, caché comme l’âme du juste, caché comme le Dieu qu’il a si tendrement aimé, comme ce Dieu qui est à la fois le Dieu des catholiques, des protestans, des philosophes, et dont aucune langue humaine ne sait le vrai nom ? Cette conclusion, qui est celle des maîtres les plus autorisés, me paraît plus conforme aux exigences de l’art que l’élégante peinture du moine de M. Renan.

On a reproché aussi au savant critique d’avoir diminué la valeur de Channing ; mais cela tient, chez lui, à un goût de l’originalité et du grand christianisme que je n’aurais garde de blâmer. Sans décourager les âmes religieuses de nos jours, il est bon de conserver dans toute sa hauteur l’idéal chrétien que les siècles passés se sont efforcés d’atteindre. Ces rapports du présent et du passé, les différences du protestantisme et du catholicisme, les destinées particulières des races, les affinités secrètes des peuples de sang latin et de religion romaine avec la philosophie du XVIIIe siècle, tous ces sujets, si hardiment mis en lumière, sont traités par M. Renan avec une richesse et une nouveauté d’aperçus qui déconcertent parfois le lecteur, mais qui le plus souvent provoquent et fécondent ses méditations. C’est en de telles occasions que triomphent la finesse, la sagacité, l’art supérieur du critique, comme on l’a vu tout récemment encore ici, dans l’excellente étude sur Lamennais. Les grandes figures religieuses, malgré le fanatisme qu’elles ont pu ressentir ou inspirer, font partie des plus glorieux titres du genre humain ; le devoir de la critique est de les considérer telles qu’elles furent. Une des meilleures pages que M. Renan ait écrites, c’est le chapitre sur Calvin ; il convenait d’apprécier si impartialement le réformateur de Genève au moment où des protestans timorés, croyant honorer leur chef, essaient d’adoucir cette âme sombre et lui enlèvent la terrible originalité de sa foi.

Bien loin de blâmer chez M. Ernest Renan ce sentiment si vif des grands caractères religieux du passé, je souhaite qu’il veille avec soin sur ce foyer d’inspirations. Le goût de l’aristocratie intellectuelle et morale, qu’on lui a reproché à tort, est une préparation indispensable aux travaux qui sont le but de sa vie. M. Renan a l’ambition de donner à la France une histoire de l’établissement de la religion chrétienne ; si l’érudition, le labeur opiniâtre, la sagacité pénétrante, la connaissance des langues sémitiques, l’étude des lettres sacrées et profanes, suffisaient pour une telle tâche, M. Ernest Renan serait armé de toutes pièces. Ce ne sont pas là cependant les seuls gages que son œuvre exige de lui : la sympathie et le respect n’y sont pas moins nécessaires que la critique, et, à défaut d’une foi positive, l’historien du christianisme doit être pénétré au moins de ce qu’il y a de plus délicat et de plus tendre dans le sentiment religieux. M. Renan comprend toute la grandeur de cette faculté divine qui rattache l’homme aux choses éternelles : qu’il développe en son âme ce sens de l’infini, le succès de son entreprise est à cette condition. Je lui conseille aussi de se défier de l’ironie ; c’est une arme qui blesse ceux qui s’en servent le mieux. Qu’il prenne garde surtout à la perpétuelle préoccupation de la finesse ; si les esprits violens et grossiers ne voient qu’un seul côté des choses, les intelligences subtiles, à force de chercher les nuances, courent le risque de ne rien saisir avec vigueur. Ces distinctions, ces divisions, cette alliance si impartiale des contraires, finissent par ne laisser dans l’esprit qu’une sceptique indifférence. C’est alors que l’art vient au secours de l’écrivain, et que le théologien, comme on l’a dit, se transforme en un virtuose. M. Renan appartient à ce petit groupe d’hommes d’élite qui cherchent la vérité avant le succès ; plus l’artiste est brillant chez lui, plus le théologien doit se défier de l’artiste.

Ces conseils prouvent la haute estime et, si je l’ose dire, l’affectueuse sollicitude que m’inspire le talent de M. Ernest Renan ; ils prouvent aussi ma foi dans les immortelles destinées du christianisme. Je ne suis pas de ceux qui ont peur de la science ; je me fie à la Providence divine comme à la destinée humaine, et quels que puissent être les résultats de la critique, je suis assuré d’avance qu’il n’en peut rien sortir de funeste aux intérêts les plus sacrés de la conscience. Cette histoire des idées religieuses, qui sera un des titres du XIXe siècle, réveillera au fond des âmes le sentiment de l’infini. Quand M. Renan a débuté dans cette voie, il était poussé par une inspiration hostile ; à chaque pas qu’il y a fait, il a conçu de la religion un idéal plus élevé, et il en est venu à proclamer qu’elle est le sublime et indispensable couronnement de la vie morale. Un développement analogue a eu lieu en Allemagne. M. Strauss, imposant à l’histoire des théories préconçues, faisait violence à la réalité ; M. Baur et M. Ewald ont interrogé les faits avec une curiosité avide, et tous deux, par des méthodes diverses, ont pieusement dégagé des ombres de la légende la figure surhumaine de Jésus. Laissons donc la critique accomplir son œuvre. La religion est aussi indestructible que la philosophie, et il n’est pas plus permis à la raison d’opprimer la foi qu’il n’est possible à la foi d’opprimer la raison. Il n’y a dans ces matières qu’une seule chose condamnable, l’impiété ; gardez-vous seulement de vous méprendre sur la signification de ce mot. La foi peut être impie comme la raison. Une foi mécanique et servile au lieu d’être vivante et libre, une raison indifférente et vulgairement moqueuse au lieu d’être passionnée pour le vrai, ce sont des impiétés de même nature. M. Renan l’a très bien dit, et ses paroles, si on les médite, seront la justification de ses hardiesses devant les cœurs chrétiens : « Rien de plus défectueux que les habitudes de langage qui confondent avec l’irréligion le refus d’adhésion à telle ou telle croyance se donnant pour révélée. L’homme qui prend la vie au sérieux et emploie son activité à la poursuite d’une fin généreuse, voilà l’homme religieux ; l’homme frivole, superficiel, sans haute moralité, voilà l’impie. »


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez dans la Revue les belles études de M. Lèbre : Du Génie des Religions (15 avril 1842) ; des Études égyptiennes en France (15 juillet 1843) ; de la Crise de la philosophie allemande (1er janvier 1843) ; Tendances nouvelles en Russie et en Pologne (15 décembre 1843).
  2. Le kawi est une langue née dans l’Ile de Java, et qui présente des rapports manifestes avec le sanskrit, Ce n’est pas une langue inculte et populaire comme les autres idiomes polynésiens, c’est une langue poétique et savante. M. Guillaume de Humboldt s’était attaché avec ardeur à l’étude du kawi, croyant y découvrir le point de jonction entre les langues de la Polynésie et les idiomes de l’Inde.
  3. Voyez la Revue des Deux Mondes du 1er décembre 1838.
  4. Au milieu de tant de travaux sur la période qui a suivi la venue du Christ, on négligeait la période immédiatement antérieure ; ne faut-il pas cependant, avant de rien conclure, savoir exactement quelle était la situation du monde au moment où Jésus commença sa prédication ? Le plus grand théologien catholique de l’Allemagne, M. Doellinger, vient de combler cette lacune. M. Doellinger n’est pas un érudit de seconde main, comme le sont si souvent ses confrères ; sa science est puisée aux sources, c’est le digne adversaire des Baur, des Ewald, et le livre qu’il vient de publier sous ce titre : Paganisme et Judaïsme, introduction à l’histoire du christianisme (1 vol. Ratisbonne 1857), est déjà salué avec une sympathique estime par la critique protestante la plus sévère.
  5. Voyez le savant ouvrage de M. Ch. Hermann Weisse, l’Histoire évangélique au point de vue critique et philosophique (die evangelische Geschichte kritisch und philosophisch bearbeitet. Leipzig, 2 vol., 1838-1856). Ce livre, d’où l’art est trop absent, est une des plus loyales enquêtes qu’ait accomplies la théologie allemande.
  6. Le tableau de ce mouvement vient d’être tracé d’une main vive par un habile théologien, M. Charles Schwarz, à qui l’on doit déjà une belle étude sur le christianisme de Lessing. L’école de Tubingue surtout y est étudiée avec soin et appréciée avec justesse ; mais M. Ewald n’y occupe pas la place qu’il mérite. On trouvera des renseignemens plus complets sur les travaux spécialement consacrés aux Évangiles dans l’intéressant ouvrage de M. Weisse, die Evanyelien frage. Pourquoi M. Weisse, esprit si droit, si consciencieux, ne donne-t-il pas une forme plus nette à sa pensée ? Il devrait se proposer pour modèle l’excellent style de M. Schwarz.