De l’État actuel de l’opinion publique sur la Révolution de 1789

De l’État actuel de l’opinion publique sur la Révolution de 1789
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 9 (p. 557-575).

DE L'ETAT


DE L'OPINION PUBLIQUE


SUR LA REVOLUTION DE 1789.




Etudes sur le Gouvernement représentatif, par M. De Carné[1]





J’ai toujours porté quelque envie aux hommes qui ont adopté et qui professent des opinions extrêmes. Dans des temps d’incertitude comme les nôtres, rien, ce semble, ne doit être si commode : rien n’épargne autant de doutes et de scrupules. Quand on a le bonheur de posséder, soit en philosophie, soit en politique, un système bien absolu dont ont suit sans sourciller toutes les conséquences, quand on se croit parfaitement certain de tenir la vérité tout entière sans restriction comme sans mélange ; quand, par suite, on est amené à se persuader que toute autre manière de voir ne peut provenir que d’une incorrigible extravagance ou d’un mensonge intéressé, on doit puiser dans cette satisfaction de soi-même et ce dédain d’autrui un très grand repos d’esprit. Des gens ainsi faits ont trouvé le moyen de se placer véritablement au-dessus des coups du sort comme des angoisses de la conscience. Tout événement les confirme dans leur sentiment, aussi bien le triomphe que l’échec de leur parti. Ils tiennent toujours au service de tous les faits une interprétation toute prête. Quand la fortune des révolutions leur est contraire, elle n’est à leurs yeux qu’un hasard aveugle et souvent complaisant pour l’intrigue et l’ambition ; mais vient-elle à leur être favorable, ils y voient sans hésiter l’inexorable justice de la main divine ou l’irrésistible force de la vérité. Aucune déception ne les décourage, aucun argument ne les ébranle ; ils n’ont nul besoin de savoir comment les choses se passent pour en parler. Sûrs qu’il n’y a nul bien à trouver chez leurs adversaires, il leur semble parfaitement inutile de s’enquérir de ce qu’on y dit et ce qu’on y pense. L’étude de l’histoire en particulier est pour eux aussi courte que simple, car il n’y a pour eux ni problèmes à résoudre ni inconséquences à concilier. Tout est bien d’un certain côté ; tout est nécessairement mal d’un certain autre. Ce qui embarrasse ou afflige les esprits moins sûrs d’eux-mêmes, ces ombres funestes qui déparent souvent les plus nobles causes, ces passions et ces vices que la corruption humaine enrôle à la défense même de la vérité, rien de tout cela ne les touche ni ne les arrête. De la part de leurs amis, la cruauté n’est jamais que justice ; venant de leurs adversaires, la défense légitime est fanatisme ou persécution. Tout cela vous est débité habituellement d’un ton doux et railleur, sans hésitation, mais sans colère, avec le calme de la force, car on s’irrite peu quand on n’est pas du tout ébranlé. On a fait autrefois un petit traité de salon sur le bonheur des sots : sans comparaison, j’en ferais un volontiers sur le bonheur dont jouissent des esprits étroits et absolus dans une société sceptique.

Après cette nature d’esprit privilégiée, celle qui me paraît préférable pour le bien-être, c’est une disposition directement contraire. N’avoir qu’une seule idée dans la tête et qu’un seul sentiment dans le cœur, c’est le meilleur assurément ; si l’on ne peut pas y parvenir, ce qu’on a de mieux à faire, c’est de prendre toutes les idées et tous les sentimens à la fois ou successivement. Pour éviter des ennuis en ce monde, si l’on ne peut être très étroit, il faut être très large ; si l’on ne peut être très raide, il faut être très souple. Comprendre et admettre à peu près tout, se placer complaisamment au point de vue de tous les partis, avec une intelligence indulgente et au besoin admirative, trouver une raison d’être à tous les faits, une explication à tous les actes, voire à tous les crimes, n’avoir nulle conviction personnelle, se passionner momentanément pour celles des gens avec qui on vit, ou des héros dont on raconte l’histoire, comme une vague s’empreint de toutes les couleurs du ciel, c’est une manière moins digne, moins hautaine, mais encore assez commode, de traverser nos jours de doutes et de découragemens. Et si l’on y joint un certain art de pressentir les retours du sentiment public, de deviner l’opinion qui sera de mode demain pour faire à temps quelques pas au-devant d’elle et tourner sa voile du côté du vent qui vient, ce tour d’esprit-là bien ménagé peut présenter encore autant de profit que d’agrément.

Mais la condition laborieuse et ingrate par excellence, celle qui serait véritablement un métier de dupe, si l’on ne considérait que les avantages et les jouissances qu’elle rapporte, c’est l’entreprise de se former d’abord à soi-même une conviction consciencieuse et de l’élargir ensuite, sans l’ébranler, par l’étude des opinions différentes. Malheureux entre tous, ceux qui pensent que dans les conflits humains toutes les vérités ne se donnent pas rendez-vous d’un seul côté, mais qu’elles errent par le monde, chaque parti dans les discordes civiles et morales en ayant emporté avec lui quelque lambeau ! Malheureux surtout s’ils se mettent en tête d’essayer de réunir ces vérités dispersées et de trouver le point élevé où viennent aboutir leurs divergences ! La prétention de demeurer croyant sans devenir intolérant, d’avoir une opinion fixe qui ne soit pourtant pas exclusive, de joindre à la fermeté des sentimens quelque mesure dans leur expression, de garder l’esprit assez ouvert pour y laisser entrer les idées d’autrui, pas assez cependant pour laisser échapper les siennes propres, — une telle prétention, des plus nobles et des plus généreuses assurément, est aussi des plus périlleuses pour le repos de ceux qui s’appliquent à la réaliser. On est à peu près sûr, par ce moyen-là, de mécontenter presque tout le monde, ceux qui ne croient à rien, parce qu’on impose à leur incertitude le fardeau d’une conviction, — ceux qui ne doutent de rien, parce qu’on oppose à leur emportement la gêne d’une restriction quelconque. On paraît aux uns dogmatique et tranchant, aux autres mou, timide, et suspect de faiblesse intéressée pour l’erreur. Contre cette double sentence, on ne peut appeler qu’au tribunal de sa conscience, qu’on n’arrive pas à satisfaire complètement, ou d’un avenir qui ne viendra peut-être jamais.

Tel est pourtant le péril qu’a résolument bravé l’auteur distingué des Etudes sur le gouvernement représentatif, et pour que rien ne manquât à son courage, il a abordé directement le grand signe de contradiction de nos jours, la révolution de 1789. Je ne crois pas en effet qu’il y ait de sujet au monde sur lequel l’exagération et la déclamation, qui est sa fidèle compagne, se soient dans tous les sens plus largement donné carrière. J’admire M. de Carné de ne s’être pas laissé trop effrayer du nuage de poussière qu’on soulève dès qu’on met le pied sur ce terrain battu depuis tant d’années par les hommes violens de tous les partis. Depuis la révolution satanique de M. de Maistre jusqu’à l’évangile révolutionnaire de M. Bûchez, de M. de Bonald à M. Louis Blanc, que d’anathèmes et d’apothéoses se sont succédé, plus semblables encore par l’emphase de la forme que différens par la contrariété du fond ! Et aussi il faut avouer que jamais matière plus abondante ne fut préparée pour faire éclater la diversité des jugemens humains. Les sophistes grecs, qui se faisaient fort de plaider les deux côtés de chaque question avec le même feu d’éloquence et la même valeur de raisons, qu’auraient-ils dit si un aussi riche sujet de contrastes et de parallèles leur était tombé en partage ! Les désordres de l’ancien régime en regard des massacres de septembre, le bon plaisir de la cour et le despotisme de la hache ou du sabre, les maux de la décadence monarchique et ceux de l’instabilité révolutionnaire, les avantages de la tradition et le bienfait des réformes, — tous ces contrastes que la révolution de 89 met en présence et en opposition semblent faits pour fournir des alimens à d’interminables joutes d’éloquence et de logique. La Providence même parait avoir goût à prolonger cette lutte, car elle ne se hâte guère de prononcer entre les concurrens, et nous fait terriblement attendre son jugement. M. de Carné, sans avoir la prétention de le devancer, a eu le courage de rentrer dans cette arène confuse. En passant en revue, dans une série d’études dont nos lecteurs n’ont assurément pas perdu le souvenir[2], la suite de nos tentatives et de nos déceptions politiques depuis 1789, il a entrepris de faire, à chaque époque et pour chaque parti, le compte rigoureux du bien et du mal. Il n’écrit ni pour ni contre cette mystérieuse révolution, qu’il compare lui-même, au début de son livre, au sphinx de la Grèce, dont la nature à double sexe n’était guère moins énigmatique que les problèmes qu’il proposait. Il se refuse absolument à donner nulle part une appréciation générale et positive sur la révolution française prise en masse. Il est aussi sobre d’anathèmes que d’enthousiasme. « Il n’est pas vrai, dit-il, que la révolution française soit maudite du ciel, pas plus qu’il n’est vrai qu’elle ait porté à la terre un Evangile nouveau… Distinguer les idées et les dates au lieu de les confondre, signaler le bien à côté du mal et le mal à côté du bien, faire pour la crise ouverte depuis soixante ans la part de l’inspiration chrétienne dans sa fécondité, et du rationalisme dans son impuissance, c’est là une œuvre difficile et délicate ; mais je l’ai estimée tellement utile en ces temps-ci, que je n’ai pas hésité à l’entreprendre ou tout au moins à l’ébaucher. » Tel est le programme du livre de M. de Carné, également éloigné, comme on le voit, des partis-pris systématiques de certains historiens de la l’évolution française, des complaisances molles et banales de certains autres. On voit aussi par là combien il soulève de questions délicates et combien il affronte de contradictions passionnées.

Jamais plan ne fut plus fidèlement rempli. À chacune des phases de la révolution, dans l’étude particulière qu’il y consacre, M. de Carné applique le même jugement également ferme et large, il a sur les actes de tous les hommes, sur la conduite de tous les partis qui ont pris part à ces grandes luttes, une opinion très arrêtée, tantôt sympathique, tantôt sévère, mais sans que ni la sévérité ni la sympathie fassent jamais tort à la justice. Avec un sens moral très droit et très fin, M. Louis de Carné distingue toujours où fut, dans chaque crise, la cause bonne et vraiment nationale qui changea si souvent de parti et de défenseurs. Il l’embrasse très chaleureusement partout où il l’a reconnue, mais sans dissimuler ni les fautes qui l’ont compromise, ni l’excuse qu’on peut plaider en faveur de ceux qui l’ont combattue. On voit que s’il eût siégé à la constituante, à la législative ou dans les assemblées passionnées de la restauration, il se fût montré partout ce que nous l’avons connu dans sa courte carrière politique, soldat fidèle, mais censeur éclairé de son propre parti, adversaire juste autant que courageux. C’est ce double caractère de modération et de fermeté qui fait la véritable originalité de son livre et nous permet de suivre avec confiance les appréciations qu’il nous soumet. Même quand on ne les partage pas toutes complètement, il y a toujours plaisir à les étudier. Il y a plaisir à s’entretenir avec un homme qui est assez convaincu de ce qu’il dit pour avoir droit qu’on l’écoute, et pas assez enfermé dans son propre jugement pour ne pas écouter à son tour la réponse.

La révolution française est donc aux yeux de M. de Carné le mélange du bien et du mal par excellence, et il essaie de séparer ces divers élémens : tâche délicate s’il en fut jamais, car le choc des événemens les a assez longtemps secoués, le feu des révolutions les a tenus assez longtemps ensemble dans son creuset pour en faire un composé chimique à peu près indissoluble. C’est tout de suite, c’est dès l’ouverture même des états-généraux que M. de Carné se met en devoir d’appliquer ce procédé d’analyse. Il est assez évident qu’il n’a pas un goût très vif pour l’esprit général qui anima ce grand mouvement. Ce qu’il y avait de rêveur et d’abstrait dans l’esprit d’un constituant, cette manière idéale et philosophique d’envisager les sociétés humaines, ce dessein de faire un gouvernement tiré au cordeau d’après un plan imaginaire, tout cela déplaît fort au sens pratique de M. de Carné comme à son attachement traditionnel pour les souvenirs de la France. Cependant cette répugnance ne va point jusqu’à lui faire condamner en bloc toute l’œuvre de la constituante. Au contraire, par un procédé qui le sépare très nettement des théories contre-révolutionnaires, il se met en devoir de montrer combien ces législateurs arrogans de la constituante, qui pensaient décider du monde à leur gré et renouveler la face entière de la société, obéissaient sans le savoir et aveuglément aux nécessités héréditaires de leur situation, et suivaient comme au fil de l’eau la pente générale de notre histoire. Dans une première étude intitulée Origines historiques de la révolution, M. de Carné nous fait voir après MM. Thierry et Guizot combien, depuis les premiers successeurs d’Hugues Capet, tout marche dans nos annales non assurément vers aucune liberté politique, mais vers l’égalité civile et la prépondérance du tiers-état, dont le mouvement de 1789 ne fut que le couronnement. Une fois de plus, avec lui, nous voyons combien Sieyès se trompait quand il s’écriait la veille des états-généraux que le tiers-état n’était rien : il était tout au contraire, même avant de s’être donné la peine de le vouloir. La royauté lui avait abandonné tout l’exercice du pouvoir immense dont les événemens et les siècles l’avaient investie. Ainsi la constituante croyait commencer une révolution : elle l’achevait ; elle croyait proclamer des idées : elle consommait un fait ; orgueilleuse de son origine populaire, elle croyait n’avoir pas d’ancêtres : sans le savoir, comme les héros de tragédie, elle était du sang royal, et tandis que, en véritable élève de Rousseau, elle ne voulait suivre que l’école de la nature, elle ne faisait, au fond, que répéter les leçons de Louis XI, de Richelieu et de Louis XIV.

Voilà ce que M. de Carné nous rappelle très bien et ce qui réconcilie, dans une certaine mesure, un admirateur sincère de la royauté comme lui avec les actes de la constituante. On pourrait peut-être pousser le rapprochement plus loin encore et remarquer, — tout en faisant ! a part des grandes différences qui séparent l’œuvre lente des siècles des décisions précipitées d’une assemblée populaire, — que la constituante mérita dans sa courte carrière des reproches et des éloges à peu près analogues à ceux qu’on peut faire aux plus grands de nos rois. Ceci n’est point un aussi grand paradoxe qu’on le croirait, et c’est du livre même de M. de Carné que j’en voudrais tirer la preuve. C’est M. de Carné qui fait observer en effet avec sagacité, mais non sans surprise, combien les réformes de la constituante en matière de droit civil diffèrent de ses brusques et stériles tentatives en matière de droit politique. En droit politique, la constituante n’a rien fait : il n’est rien sorti des combinaisons chimériques par lesquelles elle croyait mettre à néant toutes les expériences du passé et défier tous les dangers de l’avenir. Il ne reste pas même de matériaux de ses constructions, car sur ce sol qu’elle a rasé, elle ne dressa qu’un château de cartes. Il en est tout autrement en matière de droit civil. Presque toutes les institutions civiles de la constituante demeurent encore ; nous vivons sur elles : l’émancipation du travail, la liberté de l’industrie, la régulière distribution de l’impôt, la législation des successions et des testamens, toutes ces bases fondamentales de notre société civile ont été posées par la constituante. C’est dans les actes de cette assemblée que le code Napoléon a puisé toutes ses inspirations. Des réformes civiles faites à cette époque est sortie la société française du XIXe siècle avec ses qualités et ses défauts, son grand esprit de justice et d’humanité, son facile et brillant développement de prospérité matérielle et aussi la mollesse de caractère et la mobilité d’idées qu’on lui reproche si amèrement et qu’elle a payées si cher. En matière de droit civil, quelque opinion qu’on puisse avoir de ce qu’a fait la constituante, on ne peut disconvenir qu’elle a été féconde, qu’elle a produit des résultats durables. M. de Carné remarque même que dans cette opération de réformes civiles, « souvent cette assemblée, qui pour accomplir ses expériences politiques ne reculait ni devant la ruine ni devant le sang versé, se montra réservée, timide, procéda par transaction, tenant, compte des faits comme de l’histoire… »

D’où vient cette différence ? Ne serait-ce pas qu’en matière civile la constituante avait des exemples à suivre, une route frayée en partie, dont la direction du moins était déterminée, tandis qu’en matière de droit politique elle était aussi bien dépourvue de modèles que de principes ? Si la constituante n’a rien fait en politique, ne serait-ce pas parce qu’en ce genre elle n’a rien trouvé ? La royauté, qui l’avait convoquée, se présentait devant elle surannée, affaiblie, donnant volontiers sa démission d’elle-même, reconnaissant sa propre impuissance ; mais elle se présentait cependant comme le seul débris d’un droit public qui n’avait jamais été régulier, qu’elle avait contribué plus que personne à détruire, et qu’elle n’avait pas même essayé de remplacer. Quand il s’agit de réunir les états-généraux, on s’aperçut pour la première fois d’un fait que les rois avaient toujours dissimulé a eux-mêmes et à leurs sujets, c’est qu’il n’y avait aucune espèce d’ordre politique en France. À la place de la noblesse déchue par ses propres fautes, de toute représentation nationale supprimée, des libertés municipales étouffées, des assemblées provinciales réduites à une existence nominale, la royauté n’avait rien mis. En matière politique, quand les gens de 89 se mirent à l’œuvre pour donner une constitution à la France, ils n’avaient devant eux que le néant, et comme la création n’appartient qu’à Dieu, cela les excuse un peu de n’avoir produit que des chimères. Le droit civil de la France au contraire, en 1789, avait une consistance véritable. Il vivait pour ainsi dire de sa propre vie, de cette vie qui se manifeste surtout par la croissance et le développement. Entre les sages édits délibérés dans les conseils des rois et la jurisprudence élevée des parlemens, le droit civil avait marché d’époque en époque à pas lents, mais continus, dans la voie de l’égalité et de la justice. Les plus mauvais, les plus oisifs, les plus despotiques souverains avaient agi en ce sens, ou laissé agir en leur nom les dépositaires de leur pouvoir administratif et judiciaire. Les ordonnances d’Orléans, de Blois et de Moulins avaient réglé la plupart des relations civiles des Français avec la sagesse de l’Hôpital, bien qu’au nom des Valois fainéans. Du sein de sa cour fastueuse, Louis XIV, servi par Colbert, avait préparé l’affranchissement du travail et l’ennoblissement de l’industrie. Louis XVI, avec Necker et Turgot, venait de donner à ce mouvement, dont la vitesse s’accélérait avec la durée, un élan plus précipité encore. La constituante n’avait qu’à le suivre, et les gens de loi, les magistrats qu’elle contenait dans son sein la guidaient aisément dans cette voie qui leur était connue. Cela revient à dire que, malgré ses hautes prétentions, la constituante, comme tout autre, fit très bien le métier qu’elle avait appris et très mal celui qu’elle croyait avoir inventé. Elle ressembla beaucoup plus qu’elle ne croyait aux souverains, ses devanciers. Grande leçon, ce semble, pour tout le monde ! Les nations sont comme les familles : les enfans n’y doivent jamais mépriser leurs pères, parce qu’ils leur ressemblent toujours ; les pères ne doivent pas trop accuser leurs enfans, parce qu’ils sont responsables de leur éducation. Qui que nous soyons, admirateurs ou détracteurs du passé ou du présent, nous pouvons, ce semble, faire notre profit de cette instruction domestique.

M. de Carné, nous l’avons dit, a très bien démêlé cette différence originaire de l’action politique et civile de la première de nos assemblées révolutionnaires. Cette remarque a même chez lui tout le mérite d’une découverte, car nous n’avons pas souvenir de l’avoir vue nulle part mise en lumière avec tant de finesse et de précision. Peut-être en a-t-il moins nettement Indiqué la cause, et peut-être aussi, s’il avait suivi un peu plus loin ce filon, en aurait-il tiré encore de plus abondantes instructions. Il y aurait, nous le croyons, trouvé le moyen d’expliquer l’étrange combinaison de force et de faiblesse, d’efficacité et d’impuissance, de stérilité et de fécondité que présente à un observateur désintéressé tout le cours de la révolution française. Il y faut toujours distinguer la révolution politique, qui jusqu’ici n’a rien produit, et la révolution civile, qui s’est assise pour jamais sur le sol de France, et qui gagne peu à peu toute la surface du monde. Suivant qu’on se place à l’un ou à l’autre de ces points de vue, le spectacle tout entier change. De l’un, on n’aperçoit que ruines entassées sur ruines, constitutions sur constitutions, dynasties sur dynasties, monarchies sur républiques, un mélange douloureux de faiblesse et de violence, du sang, des trésors et des larmes prodigués en pure perte. De l’autre, on doit, sinon admirer, du moins reconnaître des conquêtes sérieuses et durables, un progrès irrésistible et continu, des efforts couronnés de succès, des principes portant toutes leurs conséquences. Civilement, la révolution de 1789 a fait une œuvre dont on ne peut contester l’efficacité ; politiquement, elle n’est jusqu’ici qu’une grande espérance trompée.

L’auteur des Etudes sur le gouvernement représentatif n’aurait sans doute pas puisé dans cet ordre d’idées plus de talent qu’il n’en a déployé pour peindre la suite de nos grandes scènes révolutionnaires, pour caractériser les tergiversations égoïstes, la défense héroïque de la gironde, et la prétendue politique de la montagne. Dans ces époques de sanglante mêlée, il n’y a guère de distinction à faire : il n’y a qu’une commune malédiction à porter ; mais aussitôt que les eaux se calment et que le tourbillon s’apaise, il semble qu’on voit reparaître assez nettement et qu’on suit les ondes diverses des deux courans que M. de Carné nous a fait apercevoir à leur source.

Nous disions tout à l’heure que la constituante avait, sans s’en douter, suivi la trace des rois de France, qu’elle détestait. Osons dire que Napoléon, qui s’en doutait moins encore, suivit la trace de la constituante, qu’il méprisait. Comme nos rois, comme les gens de la constituante, Napoléon fut un très éminent législateur civil, mais un très impuissant ou très dédaigneux législateur politique. Du règne de Napoléon comme de celui de la constituante, il est demeuré beaucoup d’œuvres civiles et très peu d’institutions politiques. C’est ce que nous espérions que M. de Carné nous ferait voir, et ce serait, suivant nous, la meilleure explication d’un fait singulier qu’il remarque, et dont il donne une interprétation qui ne nous satisfait pas complètement. M. de Carné distingue dans le règne de Napoléon deux époques différentes et comme contradictoires. Dans l’une, suivant lui, Napoléon se montre à la France comme l’exécuteur habile et ferme des promesses de 89 : il établit un gouvernement qui a la prétention de se fonder sur l’équilibre des pouvoirs publics, de garantir les droits du citoyen, et d’assurer ses intérêts par un juste mélange de pouvoir et de liberté. Dans l’autre, il foule aux pieds ces mêmes promesses, il réduit à néant les garanties qu’il avait lui-même données, il abuse de ses propres droits et méconnaît ceux d’autrui, il précipite sa chute en ébranlant lui-même les fondemens de son pouvoir. C’est ainsi que M. de Carné explique que le même homme, salué en 1800 comme le libérateur de la France, ait fini par être à charge à la nation qu’il commandait ; voilà pourquoi, suivant lui, après avoir été accueilli par l’Europe comme le restaurateur de l’ordre public des sociétés, Napoléon finit par peser sur elle comme son perturbateur juré. M. de Carné développe avec grand soin ces deux phases de la domination impériale ; il y consacre deux chapitres, dont les titres même sont destinés à faire contraste, le premier intitulé le Consulat et la reconstitution de l’ordre social ; le second, l’Empire et la perturbation de l’ordre européen, et il s’applique à constater que dans la première de ces périodes, tous les documens officiels, toutes les proclamations du souverain, tous les rapports faits au nom des corps de l’état, tendent unanimement à l’établissement d’une liberté politique modérée qui contraste avec le régime des lois par décret, des contributions et des réquisitions à volonté, dont l’empire, à une autre époque, a donné le spectacle et laissé le souvenir.

Avec quelque habileté que cette opposition soit développée par M. de Carné, il nous est impossible de partager ses vues en ce point : nous ne serons point si sévères que lui pour la bonne foi de Napoléon. Nous ne l’accuserons d’avoir manqué à aucune de ses promesses, parce que, suivant nous, il n’en avait fait aucune à la France, qui n’avait pas songé à lui en demander. Nous ne croyons pas que, même un seul jour, le premier consul ait pensé à créer dans notre pays un véritable système de liberté politique, ni que quelqu’un autour de lui se soit mépris sur sa pensée. Le mot de Sieyès sortant du premier conseil après le 18 brumaire !: « Messieurs, nous avons un maître ! » ce mot, nous en sommes convaincu, fit très rapidement le tour de la France, et n’y rencontra ni malentendu ni résistance. Quelques discours d’apparat, où le nom de liberté politique était encore prononcé, quelques protestations officielles, quelques apparences sauvées, quelques ménagemens pris pour une délicatesse tout extérieure que l’habitude des révolutions n’avait pas encore complètement émoussée, ne changèrent rien au fond des choses, et ne trompèrent même pas l’opinion publique. Napoléon ne songea pas à fonder un pouvoir législatif rival du pouvoir souverain, ni à armer les citoyens d’un moyen légal de résistance à l’autorité suprême. Persuadé, non sans cause, que la société, sortie des crises révolutionnaires, était avant tout affamée d’ordre et de pouvoir, et naturellement beaucoup plus disposé à satisfaire ce besoin qu’aucun autre, il aurait cru manquer à sa mission, s’il avait aliéné la moindre part de l’autorité qu’un coup d’état et de génie lui avait fait tomber en partage. D’ailleurs son tour d’esprit, dédaigneux pour la théorie, le détournait de se perdre dans les combinaisons, toujours un peu abstraites, qui cherchent l’équilibre du pouvoir et de la liberté. Ses institutions politiques ne furent conçues qu’en vue d’un seul but, celui de laisser passer sa propre volonté sans obstacle. On peut donc dire très librement, et sans manquer de respect à son génie, qu’aucune d’elles ne fut de sa part une œuvre sérieuse. Il n’entendit pas que personne prit au sérieux ni les élections sur une double liste de notabilités, ni les garanties de la liberté individuelle et de la liberté de la presse confiées à des commissions, ni ces deux assemblées, dont l’une devait toujours parler et l’autre toujours se taire. Personne n’était obligé, sous son règne, à prendre pour de véritables corps ces ombres diaphanes au travers desquelles passaient les rayons d’une seule lumière. Il déploya même plusieurs fois à leur égard, et sans avoir à se plaindre de leur indocilité, un luxe d’arbitraire qui ne pouvait avoir d’autre but que de les maintenir dans un juste sentiment de leur néant. Napoléon ouvrant ses chambres donnait un spectacle de parade. Où il était véritablement sérieux, c’était assis dans son conseil d’état, organisant par des lois où la prudence le dispute au génie toutes les parties de l’administration civile, accommodant par de sages transactions les vieilles coutumes et les droits nouveaux, rendant la liberté à la religion sans gêner la liberté de conscience, ressuscitant les cours de justice, rallumant le flambeau éteint de l’instruction littéraire, enfin reprenant en tout genre, dans l’ordre civil, les traditions interrompues de la royauté et l’œuvre ébauchée par la constituante.

La nation de son côté, il faut le dire, ne lui demandait pas autre chose. Retrouver les bienfaits civils de la révolution française, menacés par le désordre qui l’avait suivie, c’était toute son ambition. De droits et d’institutions politiques, elle n’avait garde d’en réclamer. Probablement, si on les eût offerts, elle les eût regardés comme une charge plutôt que comme un don. Qu’une main ferme lui assurât la liberté de conscience, poursuivie naguère par les tribunaux révolutionnaires, — la liberté de propriété, étouffée sous les réquisitions, les confiscations et les banqueroutes, — la liberté d’industrie, singulièrement gênée par une guerre de principes et de propagande avec toute l’Europe, — la liberté de locomotion même, fort troublée par le dangereux état des routes et le brigandage organisé, — toutes les libertés de la vie privée en un mot, — c’était tout ce que demandait le peuple français de 1800, et il ne marchandait nullement le pouvoir à celui qui les lui assurait ; à ce prix, il faisait très gracieusement le sacrifice de toute institution politique. Pourvu qu’il jouît au coin de son foyer de toutes ces réalités bourgeoises, il consentait de grand cœur, pour tout le reste, à se contenter d’apparences. Il se prêtait sans difficulté à toutes les illusions, et entra gaiement dans la plaisanterie de tous les simulacres d’institutions politiques dont le premier consul lui fit don.

Il n’y a donc pas lieu, nous le pensons, à distinguer, comme M. de Carné, dans la période napoléonienne une époque de liberté et une époque d’oppression, des espérances de gouvernement représentatif aboutissant à des effets réels de pouvoir absolu. Tout est plus conséquent et plus uni dans cette grande époque. Napoléon ne fut jamais un souverain constitutionnel placé à la tête d’institutions politiques ; il fut un dictateur choisi pour la plus grande gloire militaire et la plus grande prospérité civile du pays. Comment donc expliquer le retour d’opinion qu’on remarque entre les deux époques extrêmes de son règne, — la popularité de ses premières années, la sourde et silencieuse impopularité des dernières, — le soulagement de la nation quand il apparut, et sa fatigue quand il tomba ? La plus simple des interprétations serait sans doute d’attribuer tout ce changement à l’inconstance naturelle de la nation française ; mais il en est une plus profonde et non moins aisée à saisir. Il arriva à la France, au commencement du XIXe siècle, ce qui a été souvent le sort des nations, lorsque, toutes préoccupées de leurs libertés civiles, elles négligent la précaution ou prennent le dégoût des libertés politiques : c’est de voir rapidement menacer leurs biens mêmes, dont la préoccupation exclusive lui a fait tout sacrifier. Les libertés civiles sont des libertés désarmées dont les institutions politiques sont les défenses naturelles et nécessaires. Quand elles laissent tomber les fortifications qui les couvrent, les libertés civiles restent à la discrétion du bon sens, toujours facile à troubler, des fantaisies, toujours promptes à s’égarer, d’un seul homme. À l’époque dont nous parlons, ce fut celui-là même sur qui la nation s’était reposée pour consacrer et défendre tous les droits civils fondés par la révolution qui finit par les compromettre tous ; ce fut l’auteur du concordat qui jeta en prison des évêques pour avoir voulu rester fidèles à la suprématie du saint-siège ; ce fut le protecteur du commerce qui l’enserra dans le cercle de fer du blocus continental ; ce fut le législateur du code civil qui rêva je ne sais quelle reconstruction de l’empire féodal de Charlemagne ; ce fut le pacificateur d’Amiens qui attira la coalition tout entière dans la capitale. Une fois de plus alors, comme aux derniers jours de l’ancien régime, le défaut d’une institution politique quelconque se révéla, et ce furent les intérêts civils eux-mêmes qui en sentirent le plus amèrement le besoin, qui en exprimèrent le plus hautement le regret, tant il est vrai que dans ce train de guerre, qui fait la vie des sociétés humaines, toute possession, pour durer, doit tenir un peu de la conquête, et que l’on ne peut jouir que de ce que l’on sait défendre. Les intérêts civils sont des troupeaux timides qui ne demandent qu’à brouter l’herbe paisiblement, et à aller se désaltérant dans le courant de l’onde ; mais, pour contenter ce vœu modeste, il est prudent de ne pas congédier tous les chiens de garde.

C’est ce qui explique aussi pourquoi, aussitôt que l’empereur se fut éloigné de nos côtes, un si vif, un si universel désir de garanties politiques se manifesta d’un bout à l’autre de la France. Il semble à certains théoriciens du pouvoir absolu que Louis XVIII, en donnant la charte, se passa une fantaisie d’anglomane parfaitement gratuite, qu’il défendit ensuite par vanité d’auteur. Combien de fois n’avons-nous pas entendu dire, surtout dans ces derniers temps, que la restauration ne serait jamais tombée sans ses velléités constitutionnelles, et si elle avait eu le bon sens de se coucher, comme on l’a dit, dans le lit de l’empire ! M. de Carné ne partage pas et ne laisse pas à ses lecteurs de telles illusions. Nulle part nous n’avons vu mieux dépeints le désir, disons mieux, l’impérieuse passion de libertés et d’institutions politiques qui s’empara de la France à la fin de l’empire. Malgré la malheureuse et trop célèbre forme de l’octroi royal, la charte ne fut rien moins que donnée par Louis XVIII. Elle n’était pas seulement réclamée, comme on le prétend, par un petit nombre d’esprits élevés et d’hommes éloquens, amoureux des discussions de tribune ; c’était la masse générale des intérêts civils du pays, instruite par une terrible expérience, qui réclamait le droit et le moyen de se défendre contre le pouvoir absolu. Le commerce fatigué de rencontrer partout la barrière d’inimitiés qui environnait la France, les mères lassées de mettre des fils au monde pour les voir enlevés à seize ans du toit domestique et livrés en proie au canon, les gens échappés des champs de bataille, revenus des extrémités de l’Europe, qui ne se souciaient pas d’y retourner, la propriété accablée par les décimes de guerre et les impôts extraordinaires, toutes ces voix, s’élevant de la chaumière, du comptoir et du château, demandaient à trouver dans de véritables corps politiques des organes indépendans de leurs désirs légitimes. Pour la première fois dans notre histoire le pouvoir royal se mit à l’œuvre pour donner à la France les institutions qui lui avaient toujours manqué. Louis XVIII gardera l’honneur d’avoir seul, parmi tous nos souverains, entrepris cette tâche de législateur politique avec une grande sincérité et un suffisant degré d’habileté et de prudence. La charte ne fut pas seulement un des nombreux incidens de notre révolution, si abondante en tableaux divers. Elle fut et elle demeure à peu près l’unique tentative sérieuse qui ait été faite dans l’histoire de France pour constituer politiquement notre patrie. Les trente années qu’elle a duré sont les seules pendant lesquelles les rapports des sujets et des souverains aient été fondés sur une règle fixe et où chacun ait pu savoir à qui et dans quelle mesure il devait résister ou obéir. Si la chute de ce régime a prouvé combien la légalité avait encore peu de racines sur notre sol, les bienfaits qui se sont développés à son abri, la gloire nouvelle qui en était sortie pour l’esprit français, l’héritage même de prospérité matérielle qui nous en est resté, font voir cependant que la partie valait au moins la peine d’être jouée.

Analyser par quelles causes diverses cette entreprise, soutenue cette fois par tant de talens et d’efforts, est encore venue, au bout de trente années, s’engloutir dans un abîme, ce serait refaire le livre entier de M. de Carné. Il ne faut pas moins que les détails heureusement choisis dans lesquels il entre sur les deux phases de notre gouvernement représentatif pour en faire juger avec impartialité les torts et les mérites différens. Toute appréciation superficielle sur ces sujets délicats froisserait inutilement des susceptibilités encore très vives. Attaché par un dévouement héréditaire au gouvernement de la restauration, M. de Carné condamne librement ses fautes : peu favorable à l’événement qui fonda le gouvernement de juillet, il sait aussi en reconnaître les mérites. Nous n’acceptons pas sans restriction le partage qu’il fait de l’éloge et du blâme. M. de Carné est par exemple beaucoup trop incliné, pour notre goût, à considérer la monarchie de juillet comme le pis-aller d’une nation en révolution, comme un temps d’arrêt où elle s’arrêta, faute de mieux, étant déchue de la monarchie et ne voulant pas tomber en république. Ce jugement, qui pourrait paraître un peu dédaigneux, manquerait à la fois, suivant nous, de vérité historique et morale. Les hommes qui se dévouèrent à la monarchie de juillet n’y furent pas portés seulement par un sentiment négatif et timide. Ils ne s’en contentaient pas de peur de pire. Une passion plus active et plus généreuse fit la garde au milieu des dangers publics autour du berceau de cette royauté : c’était l’amour de la loi et la haine de l’arbitraire. Incarnée dans la personne d’un grand ministre, qui la poussa jusqu’à l’héroïsme et mourut à la peine en défendant la loi, cette noble passion pourrait fournir encore dans l’exil une épitaphe au tombeau du roi qui gouverna dix-huit ans au milieu des balles de l’assassinat et de l’émeute, sans porter une seule fois atteinte ni à la vie, ni à la liberté, ni à la fortune d’un seul Français. De tous les sentimens que le temps efface ou que le souffle des révolutions éteint, celui-ci est encore le seul qui survive dans beaucoup des cœurs qu’il a fait battre. M. de Carné, si digne de le comprendre, aurait peut-être pu l’apprécier plus chaleureusement.

À part ces critiques de détails, nous nous associons de bon cœur à la pensée principale de M. de Carné : c’est qu’après tout les deux monarchies constitutionnelles, malgré leurs différences extérieures et le mal qu’elles ont dit l’une de l’autre, se proposèrent le même but et succombèrent dans la même tâche. Comme lui aussi, sous les mêmes réserves et avec les mêmes scrupules, nous voulons espérer encore que l’entreprise n’est pas manquée pour jamais, et que, sous une forme aujourd’hui difficile à prévoir, la France est destinée à posséder enfin quelque jour des institutions politiques dignes de confiance et capables de durée. Rien sans doute n’est mieux fait pour préparer un tel résultat que d’interroger comme M. de Carné toutes les instructions de l’expérience et d’en tirer des leçons morales pour tous les partis ; mais ce qui nous confirme surtout dans cette espérance, c’est qu’il nous est impossible de prendre l’état actuel de la révolution française par le monde comme le dernier mot de la Providence sur ce grand et obscur événement. Elle nous réserve sans doute, quand nous l’aurons mieux méritée, quelque autre explication du mystère où il lui plaît encore de nous laisser. Pour le moment, en effet, le problème est plus difficile à résoudre que jamais, et la catastrophe de 1848, comme les conséquences qu’elle a traînées à sa suite, le posent devant les regards dans une désespérante singularité.

D’une part en effet, comme révolution sociale, 1789 a décidément gain de cause. Ce qu’on est convenu d’appeler les principes de 89 (bien qu’ils ne soient au fond que le dernier terme de tout le développement civil de la France) gagne un peu de terrain chaque jour dans le monde. Le nouvel état de société que nos rois avaient préparé et que la révolution française a solennellement inauguré, les nouvelles relations qu’elle a établies entre les hommes, les nouvelles règles de justice et d’égalité qu’elle a proclamées, tout cela fait, comme on l’a dit (et bien qu’on l’ait dit plus d’une fois avec trop d’emphase), le tour du globe. C’est une pente irrésistible, et comme il arrive aux changemens qui sont dans la force même des choses, tout les sert également, l’ordre et les révolutions, les jours de paix et les jours de guerre, les gouvernemens qui leur résistent comme les gouvernemens qui les secondent. Pendant les années heureuses du dernier règne, l’exemple d’une société libre et florissante, prospérant paisiblement à l’ombre des principes de 1789, faisait en leur faveur, jusque dans les esprits les plus obstinés, une propagande sourde et cachée, dont la censure et la police des gouvernemens absolus ne pouvaient suspendre les effets. Quand l’orage de 1848 s’est élevé, ce travail, qui fermentait, a éclaté au grand jour. Toutes les nations de l’Europe à la fois ont demandé sur un ton impérieux à jouir des effets civils de la révolution française : la destruction des derniers débris des privilèges féodaux, la distribution des emplois au mérite, l’égalité des impôts et des juridictions, l’oubli de toute différence de naissance ou de culte entre les citoyens. Compromises par les violences imprudentes de ceux qui les réclamaient, ces conquêtes n’ont pourtant pu être toutes emportées dans la violence de réaction qui les a suivies. Ni en Allemagne, ni en Italie, la réaction de 1849 n’a été une contre-révolution complète. Partout dans les institutions civiles la trace du passage d’une révolution est restée. La politique autrichienne, par exemple, qui semblait vouée au culte de l’ancien régime, voit aujourd’hui à sa tête un ministre sorti des rangs de la bourgeoisie, étranger à tous les instincts de la classe élégante et guerrière qui environnait jusqu’ici le trône de Marie-Thérèse, et qui entraîne la politique de son pays dans des voies nouvelles de régularité et de centralisation, en même temps qu’il rompt le faisceau diplomatique de la sainte-alliance contre-révolutionnaire. La Prusse, malgré les goûts historiques et chevaleresques de son souverain, s’est vue obligée de renoncer à ses essais de libertés féodales un peu puérils pour entrer tout simplement dans le patron taillé par la révolution de 1789. L’Angleterre elle-même se rapproche de ce modèle commun. Sous l’influence générale, on voit se relâcher à la fois ses mœurs et ses préjugés ; elle commence à préférer dans ses institutions la régularité logique à la tradition, et la vérité abstraite aux meilleures coutumes. En France même, où il semblait n’y avoir plus rien à gagner, le progrès des effets civils de la révolution est pourtant encore très sensible. Le suffrage universel, dont l’importance politique diminue avec celle des élections parlementaires, ne demeure plus dans nos lois que comme le symbole et le dernier terme de l’égalité civile. Une extrême activité industrielle répandant l’aisance dans les derniers rangs fait subir à la richesse mobilière le même partage démocratique et populaire que la terre avait déjà supporté après le grand bouleversement de 92. Tout en Europe porte donc aujourd’hui plus que jamais l’empreinte de ; la révolution de 1789. Ce progrès s’accomplit sous toutes les formes, se déguise sous toutes les apparences, même les plus frivoles. Dans les cours même, là où le faste monarchique a été conservé ou ressuscité, il a pris le caractère des temps nouveaux. L’égalité règne sous l’étiquette. Aucun privilège de naissance ne ferme l’entrée des palais. Ce n’est plus le temps où un maître des cérémonies arrêtait un ministre bourgeois, parce que son costume n’était pas conforme à l’ordonnance. Non, aujourd’hui tous les souliers peuvent porter des boucles et tout habit noir peut prendre autant de galon qu’il lui convient.

Mais si les effets civils de la révolution sont aujourd’hui plus puissans et plus répandus que jamais, en revanche on ne peut se dissimuler que sa considération politique et morale ne soit extrêmement affaiblie depuis les événemens de 1848. On se demande assez généralement, avec un doute légitime en apparence, quelle est la forme politique qui convient à une société organisée sur le modèle civil de 1789. Est-ce la liberté constitutionnelle ? Il n’est pas de mode de l’affirmer ni même de l’espérer. Est-ce la démocratie républicaine ? De tous les gouvernemens qui se sont succédé depuis soixante ans, aucun n’a eu une existence plus agitée et plus courte que la république, aucun n’a laissé derrière lui une mémoire chargée de souvenirs plus pénibles. Est-ce le pouvoir absolu ? Cela serait triste à confesser, et il n’y a que les plus résolus qui ne répugnent pas à faire un tel aveu. Osons le dire, bien qu’il en coûte, l’idée que la révolution de 89 a rendu les peuples incapables d’une forme politique régulière et durable, — qu’elle a moins été une révolution unique que le commencement d’une série d’agitations successives et interminables, — l’idée qu’en interrompant les traditions sans assurer la liberté, elle a rendu difficiles à la fois la dignité dans la soumission et la sécurité dans l’indépendance, — cette idée-là est aujourd’hui très accréditée. La variété de nos expériences et l’uniformité de nos malheurs ont fait naître cette opinion chez presque tous nos voisins et chez beaucoup de nos concitoyens. En jouissant des bienfaits civils, on ne se promet rien, on craint tout même des effets politiques de la révolution.

La révolution française présente ainsi un double aspect, et chacun, suivant ses goûts, la tournure de son esprit, ses intérêts ou ses préférences, s’attache à regarder l’une ou l’autre face. Les peuples, par exemple, en général goûtent beaucoup tout ce qui vient de la révolution et qui lui ressemble ; car les peuples, composés d’hommes qui l’ont leurs affaires privées avant de songer à la chose publique, sont surtout sensibles aux libertés et aux intérêts civils. Partout où il y a une conscience troublée par l’inquisition d’une religion d’état, partout où une ambition est contrariée dans son cours légitime par une exclusion ou un privilège de caste et de naissance, partout où une fortune particulière est lésée par un déni de justice ou une inégalité de contributions, on tourne les yeux vers les principes de 1789 vers l’événement qui les a fait prévaloir et vers la nation qui les représente. Le simple public, presque partout, est donc assez favorable à la révolution française ; mais les gouvernemens et les hommes d’état, dont le métier est d’être politiques avant tout, tous ceux qui portent le poids de la responsabilité politique dans chaque pays, la considèrent avec effroi comme une source intarissable d’agitations et de désordres. Elle ne fut jamais en très bonne odeur auprès de ceux qui font surtout cas de la stabilité du pouvoir. Depuis 1848, les amis mêmes de la liberté ont cessé de fonder sur elle beaucoup d’espoir. Ils l’ont vue trop de fois, depuis soixante ans, commencer par abuser de tous les droits, sans prudence, pour les sacrifier tous ensuite sans réserve. D’ailleurs les amis de la liberté estiment avant tout la dignité morale du caractère, et ils savent à quelles épreuves les fréquens changemens politiques incitent la première des vertus civiques. C’est ainsi que la révolution française, enviée et redoutée, semble, à chaque nouvelle secousse, perdre autant d’estime qu’elle gagne de puissance. Triomphante dans le monde des faits, elle est mise en suspicion dans la région des sentimens moraux et des idées élevées. Encore une victoire triste et terne comme celles qu’elle a remportées depuis 1848, elle aurait désarmé tous ses adversaires, mais découragé ses meilleurs amis.

Il y a dans cette contradiction singulière du jugement public matière à réflexions pour tout le monde. On y trouve surtout la justification du point de vue modéré, alternativement sévère et favorable pour tous les partis, auquel M. de Carné s’est placé. Quand on parle d’un événement qui se montre sous des faces aussi différentes, tous les jugemens exclusifs sont décidément absurdes. Il est impossible à un esprit religieux ou même simplement sensé de supposer qu’une révolution qui s’avance ainsi, foulant aux pieds toutes les résistances, manifestement prédestinée a étendre son influence sur le monde entier, ne contienne en soi aucun élément de bien et de justice, et puisse être enveloppée tout entière dans un aveugle anathème. M. de Maistre lui-même revivrait aujourd’hui, qu’en voyant le chemin qu’a fait la révolution française, il hésiterait, j’en suis sûr, à en faire hommage au démon, car ce serait imputer à la Providence une trop longue et trop complète abdication. Le mal, comme l’Océan, a ses digues en ce monde : la main de Dieu ne permet pas qu’il déborde tout à fait. Si la révolution française avait été le mal pur et sans mélange, Dieu n’attendrait pas si longtemps pour arrêter ses ravages ; ses vagues seraient déjà rentrées dans leur lit. D’autre part, s’endormir dans une admiration béate pour les résultats matériels et civils de la révolution française, et fermer les yeux aux dangers politiques de toute espèce qu’elle traîne partout à sa suite, ce serait s’aveugler de propos délibéré et s’exposer à de cruels réveils. Peut-on oublier que la capitale des principes de 1789 était hier encore le théâtre de la plus effroyable et plus étrange lutte civile dont l’histoire fasse mention, et que la terre entr’ouverte y montrait à découvert, ébranlés et tremblans, les fondemens de toute morale et de toute société humaine ? N’y pensons plus, j’y consens ; ce ne sont là que des périls, le courage suffit pour les braver. Mais oublierons-nous aussi le trouble des consciences, le désordre moral, la perte de dignité et d’honneur qui sont les fruits inévitables de l’instabilité politique dégénérée en habitude ? Dirons-nous que pourvu qu’un pays conserve de certains biens civils, comme l’égalité par exemple, pourvu que les mœurs y soient douces, l’administration régulière, la justice équitable, l’impôt proportionnellement réparti, les changemens de gouvernement n’importent pas, et que ce ne sont là que des détails malheureux dont il ne faut pas trop s’occuper, s’ils n’empêchent pas les honnêtes gens de faire leurs affaires ou leur chemin ? Dirons-nous en un mot que, pourvu que tous les Français, sans distinction, aient le droit de prétendre aux emplois publics, il n’importe pas au nom de quels principes politiques ils les exercent, ni quelle main ils doivent baiser pour les obtenir ? Prenons garde à cette morale pratique et commode qui va tout droit à retrancher l’honneur du nombre des vertus des peuples modernes. Que doit dire donc, dans cette alternative, un historien impartialement dévoué au service de la vérité ? Rien d’absolu, rien d’extrême, rien même de trop décisif ; — dans la révolution française, comme dans l’histoire en général, louer le bien, reconnaître le mal, et tendre toutes les forces de son esprit pour découvrir quelque moyen de conserver l’un en conjurant l’autre ; — que si l’on trouve le secret de la Providence trop difficile à pénétrer, savoir attendre et ne pas se presser de conclure pour elle. Devant ce tableau inachevé, dont un voile couvre la moitié et auquel l’auteur assurément s’est réservé de retoucher, il est permis de suspendre son jugement. Aux esprits que ces problèmes préoccupent, soit qu’ils s’efforcent encore, soit qu’ils aient désespéré de deviner le mot de l’énigme, nous recommandons le livre de M. de Carné comme le plus utile des conseils ou la plus intéressante des lectures.


ALBERT DE BROGLIE.

  1. 2 vol. in-8o, librairie Didier, quai des Augustins, 35.
  2. Voyez la série sur la Bourgeoisie et la Révolution française, dans les livraisons du 15 février, 15 mai, 15 juin, 15 novembre 1850, 1er janvier 1851, 15 mai et 1er juin 1852, 15 mars et 1er mai 1853.