De l’Epopée des Bohêmes

DE


L’ÉPOPÉE DES BOHÊMES

Ce paraît être véritablement une des conditions de l’histoire de la pensée humaine qu’à mesure qu’elle marche vers l’avenir, son passé se dévoile de plus en plus à elle. Il semble que les années et les siècles, en s’amoncelant derrière elle, devraient achever d’enfouir peu à peu tout ce qu’elle a depuis long-temps oublié sur son chemin. Et tout au contraire, voilà que des regrets, des pensées, des souvenirs, des impressions perdues qu’on croyait tout-à-fait effacées, se mettent de loin à loin à éclater de nouveau et à gronder dans son sein. Est-ce donc que l’âme de l’humanité est aussi vaste que la voûte du ciel, puisqu’à mesure qu’elle approche, triste et sombre, de son couchant, de l’autre côté vient à reparaître la lueur de ses premières étoiles ! Non-seulement ses souvenirs se réveillent, mais une foule de monumens de son premier âge surgissent, on ne sait comment, à une autre extrémité de sa vie. Chaque secousse donnée à l’histoire contemporaine renverse aussi une des barrières de l’histoire du passé. Les révolutions religieuses du quinzième siècle ont en quelque sorte reflué jusque dans l’antiquité grecque et romaine, dont elles ont fondé et créé la science. Le mouvement de notre époque politique, en portant son flot plus avant, a en même temps élargi le passé, et dévoilé par de là l’antiquité classique, le monde de l’Asie. On pourrait dire qu’au bruit de notre époque tous les morts se sont réveillés : l’Orient primitif, qui restait étendu et enfoui sous ses sables, s’est pris à secouer la tête dans l’Égypte et dans l’Inde, et à regarder de son séant la civilisation de bruit et de fanfares qui l’avait arraché au sommeil. Autour de nous, pendant que les peuples d’Europe étaient mêlés dans la lutte pour ce qu’il y a de plus réel et de plus présent, que chacun y engageait son dernier jour, leurs origines s’éclairaient et se recomposaient d’elles-mêmes. Une fois ils trouvaient les poèmes ossianiques et galliques, une autre fois c’était l’épopée des Allemands, qui était restée cachée jusqu’alors dans les environs du monastère de Saint-Gall. Hier, c’étaient les chants païens des Eddas, que le Danemarck et la Suède remettaient en lumière. Aujourd’hui ce sont les Slaves qui découvrent à leur tour les monumens de l’époque qu’ils ont passée à errer avec les cerfs et les cygnes du Danube.

Un mystère plane encore sur cette race slave. Son histoire ressemble à ses chants populaires : c’est toujours un cavalier sur un cheval effaré, qui s’en va par un chemin inconnu, qui ne laisse ni traces sur le sol, ni ombre derrière lui, qui disparaît sitôt qu’on le regarde. Après les invasions germaniques, cette race de Sarmates et de Scythes accourt ainsi au galop dans l’histoire, pour arriver à temps au grand rendez-vous du moyen âge. Mobile comme le sol d’alluvion sur lequel elle s’agite, on ne sait où elle va ni où la retrouver. Quand la race germanique eut sauvé l’Europe des invasions des Sarrasins du côté de l’Espagne, la race slave repoussa à son tour à Olmütz la dernière invasion de l’Orient, sous les fils de Dschemgis-khan. Ces deux races adossées l’une à l’autre, comme l’aigle à deux têtes, déchiquetèrent, chacune à sa manière, le côté de l’Orient qui vint les attaquer. Après cette lutte, qui donna à la race son unité, toutes les tribus se débandèrent. L’une d’elles, véritable aventurière, s’insinua plus avant au cœur de l’Allemagne. C’est la Bohême à laquelle appartiennent spécialement les chants dont nous allons parler. Égarée dans sa route, cherchant fortune à l’étranger avec ses sorcières, ses enchanteurs, ses bateleurs, ses villes des morts, sa langue vive et résonnante, son origine équivoque ; heureuse, joyeuse avec son ciel de Prague, avec ses flots de l’Elbe, cette petite nation isolée est elle-même dans l’histoire une folâtre Bohémienne au milieu du cercle grave des tribus germaniques dont elle est entourée.

Mais cet isolement fut cause qu’elle cultiva mieux qu’aucune autre tout ce qui pouvait lui rappeler son origine. Séparée par l’histoire politique des populations auxquelles elle était alliée par le sang, elle chercha au moins à se rattacher de nouveau, par l’imagination et la religion du passé, à la souche commune dont elle avait été violemment rejetée. Ce qui a été recueilli de plus profond et de plus indigène sur la race slave, est dû à la Bohême. C’est là que la science des origines est devenue une exaltation de patriotisme. D’ailleurs le hasard s’en est surtout mêlé. Il y a quelques années, en 1818, un homme[1], en montant dans la tourelle de l’église de Koeniginhof, découvrit par hasard, sous des piliers écroulés, un rouleau de feuilles de parchemin. L’écriture de ces manuscrits était en lettres latines du xiie siècle, et les lignes se suivaient sans interruption comme dans un ouvrage en prose. En les examinant au jour, il se trouva que ces manuscrits étaient des fragmens de poèmes des temps primitifs de la Bohême. La même année, ils furent publiés, et ils excitèrent un enthousiasme pareil à celui qu’avaient fait naître, à divers intervalles, les romances du Cid, le Heldenbuch ou livre des héros des Allemands, les chants russes de Wolodimer et l’Ossian gallique.

Ces fragmens sont de deux sortes, les uns lyriques, les autres épiques. Ce qui distingue les premiers de la plupart des chants slaves, c’est que plusieurs remontent à l’époque païenne. Il faut avouer que c’est une chose merveilleuse en lisant ces poèmes, de songer qu’une pensée, une plainte, un désir, un soupir échappé dans les langueurs de la vie primitive, à l’on ne sait quel descendant d’un Sarmate, en paissant ses troupeaux de chevaux sur le Danube, a eu en elle plus de durée et de vie que les révolutions des religions et des empires. Ce n’est donc pas de l’eau seulement que les larmes de l’homme, puisqu’une larme tombée ainsi, des yeux d’un pâtre sur l’herbe des Carpathes, laisse après des siècles sur la terre une empreinte éternelle. Ces chants n’ont pas la vivacité et les chutes redoublées de la ballade d’Écosse. Ils ne bondissent pas comme elle en cascades, de gradins en gradins sur la montagne. Ils auraient plutôt quelque analogie avec le chant populaire de l’Allemagne, si doux, si serein, qui se dit en rêvant, à demi-voix, dans les bateaux de pélerins, en tournant le rouet dans les châteaux des seigneurs, en veillant dans la nuit de Noël, en levant ses filets le soir le long des îles du Rhin. Mais leur repos est le repos des forêts primitives, toujours mêlé d’une horreur secrète. L’eau est dormante, le feuillage est assoupi, le cerf marche tranquillement dans les forêts, le cygne a plié son cou sous son aile ; mais dans le fond du bois l’ennemi est caché avec ses flèches, avec son cheval noir. C’est en effet le caractère de ces chants, qu’avec une douceur infinie, ils finissent presque tous par la mort, une mort résignée, facile, inévitable, la mort d’un oiseau devenu vieux, qui s’accroupit dans l’herbe, d’une feuille qui se fane, d’une branche qui tombe sans fracas dans la forêt. Je citerai deux de ces chants, le premier traduit par Goethe, le second beaucoup plus sévère et le plus ancien du recueil.

« Un soupir du vent sort du bois ; il se hâte vers une jeune fille ; il se hâte vers le ruisseau ;

» Elle puise l’eau dans un seau aux cercles de fer ! le flot apporte à la jeune fille un bouquet,

» Un bouquet odorant de violette et de roses. La jeune fille se penche pour cueillir le bouquet. Malheur ! voilà qu’elle tombe dans l’eau glacée.

» Toi, fleur odorante, si je savais qui t’a semée dans une terre légère, je donnerais volontiers mon anneau d’or,

» Charmant bouquet, si je savais qui t’a lié avec une écorce nouvelle, je donnerais volontiers l’aiguille de mes cheveux.

» Toi, beau bouquet, si je savais qui t’a jeté dans le ruisseau glacé, je donnerais volontiers la guirlande de ma tête. »

LE CERF.

« Un cerf erre à travers monts et forêts, il bondit tout à l’entour dans le pays, il erre çà et là à travers monts et vallées, il porte au loin sa belle ramure. Avec sa riche ramure il entre dans les broussailles, il s’élance dans les bois en sauts rapides.

» Voyez ! Un jeune homme erre à travers la montagne, il s’élance à de rudes combats à travers la vallée, il élève ses orgueilleuses armes ; avec ses orgueilleuses armes, il brise une foule d’ennemis.

» Loin d’ici, jeune homme de la montagne ! À l’improviste l’ennemi sauvage s’élance contre lui ; contre lui à l’improviste ils roulent leurs yeux sinistres qui étincellent de colère ; ils lui frappent la poitrine de leurs furieuses haches d’armes, et les bois tremblans murmurent de tremblans gémissemens ; que son âme s’en aille, sa douce âme de jeune homme !

» À travers son beau cou penché, elle s’enfuit ; à travers son cou pur, sur ses lèvres rosées.

» Voyez ! Il est étendu là ; avec son sang chaud son âme dégoutte aussi ; le sol boit avidement le sang chaud. Chaque jeune fille en est triste, bien triste au cœur.

» Dans la terre froide le jeune homme repose ; le chêne croît sur lui depuis la racine jusqu’au rameau ; ses branches s’étendent au loin.

» Et le cerf erre avec son épaisse ramure, il s’élance en sauts rapides, il relève son cou svelte vers le feuillage.

» De toute la forêt, des essaims d’éperviers affamés viennent sur le chêne les ailes étendues ; tous ils glapissent tout haut sur le chêne ; le jeune homme est tombé, il est tombé par la colère de l’ennemi : autour du jeune homme, chaque fille va pleurer. »

Les fragmens épiques appartiennent à des époques différentes, autant par leur forme que par les sujets sur lesquels ils reposent. Dans la plupart on retrouve les traditions nationales que l’ancien chroniqueur bohémien, Cosmas, a recueillies, avant l’an 1125, de la bouche des vieillards. Il y a entre eux tout un intervalle de plus de six siècles, d’où il résulte qu’ils sont, en quelque manière, un abrégé poétique de la destinée entière de la Bohême. Les deux premiers racontent les luttes de la race slave contre les Thuringiens après son arrivée sur les bords de l’Elbe, plus de deux cents ans avant sa conversion au christianisme. Son culte des oiseaux de proie et des arbres plane encore sur tout le sujet ; et ce qui l’anime contre ses ennemis, c’est le sacrilége des tribus qui ont coupé les chênes sacrés des forêts et dispersé les éperviers. Il y en a un autre qui raconte les guerres intérieures des Bohémiens avec la Pologne, dans le onzième siècle, et la reprise de Prague par Jaromir ; un autre est un chant de détresse du treizième siècle, pendant la fatale tutelle du margrave de Brandebourg, un cri de douleur et de colère pendant l’oppression saxonne. Enfin les débris de l’épopée bohémienne se groupent autour des souvenirs de l’invasion mongole des fils de Dschemgis-Khan, au treizième siècle, comme l’épopée germanique s’était déjà formée autour de la figure et des compagnons d’Attila. L’époque du poème est l’invasion de Batu, fils de Tschutschi, sur le Volga, avec cinq cent mille Mongols. Les Russes, épuisés déjà par les Livoniens, sont vaincus et deviennent tributaires. Le palatin de Hongrie est renversé en 1241, et s’enfuit à toute bride. C’était le moment où la discorde des Guelfes et des Gibelins affaiblissait le plus l’Occident. La Bohème, avec son roi Wenzel, sauva l’Europe. Dans ce poème, la tradition populaire produit un effet d’art d’une extrême beauté. L’arrivée des hordes mongoles est précédée par le voyage d’une jeune fille d’un Khan, belle comme la lune elle-même ; elle a appris qu’il y a un pays vers le soir et elle est venue le visiter. C’est elle qui sera cause de la guerre, comme Hélène. Mais le repos et l’innocence de ce début contrastent d’une manière admirable avec les massacres qui vont suivre, quand le vainqueur apportera avec lui, sur sa selle, la peau de son ennemi. La jeune fille est tuée sur le chemin. Le Khan appelle à lui ses hommes ; il consulte les bâtons brisés des magiciens ; il marche contre l’Occident ; Kief et Novogorod sont en son pouvoir ; tout succombe devant lui ; une dernière bataille s’engage sous Olmütz.

« Malheur ! un bruit s’élève, un effroyable gémissement. Malheur ! déjà les chrétiens sont en fuite ; après eux les Tartares accourent avec des cris sauvages.

» Ah ! Jaroslaw s’élance, l’aigle ! Un rude acier entoure la poitrine du fort ; sous l’acier bondissent l’héroïsme et la valeur, sous le casque étincelle l’œil ardent du chef ; l’héroïsme étincelle dans son regard de feu. Dévoré de fureur, comme le lion irrité quand il voit le sang chaud nouvellement versé, quand, blessé d’une flèche, il bondit sur le chasseur, ainsi il bondit sur les Tartares.

» Après lui les Bohémiens comme une nuée de grêle. Il s’élance avec rage sur le fils de Kublay, un terrible combat commence. Ils bondissent avec leurs épées l’un sur l’autre. Toutes deux se brisent en éclat. Jaroslaw, sur son cheval baigné dans le sang, fouille avec son épée le fils de Kublay, il lui partage les épaules et la poitrine, et le cadavre tombe à ses pieds. Sur lui les arcs et les carquois retentissent.

» Le peuple sauvage des Tartares s’en épouvante ; il jette loin de lui ses javelots longs de six pieds, et il court, et il se hâte tant qu’il peut du côté d’où le soleil se lève brillant. Et le Hana fut délivré de la colère des Tartares. »

Ainsi ces poèmes nationaux touchent, d’un côté, avec l’histoire de la Bohême, aux premiers temps de l’histoire d’Allemagne, et atteignent, de l’autre, les hauteurs de la Mongolie et les révolutions tartares. Ils enferment, sous une forme idéale, les principaux événemens qui ont marqué la vie de ce peuple, et ils ne sont rien autre qu’un chant toujours prolongé d’une génération à une autre génération dans le sein d’une même tribu. Autant qu’aucune poésie, ils ont l’empreinte du temps et du climat d’où ils sortent. Ce n’est pas le vers homérique, large et tranquille comme le marbre dans sa couche, qui se balance comme la mer de Pylos dans sa rade, qui rejaillit comme un rayon doré sur l’acropole de Corinthe. Ce n’est pas le Shanameh qui s’étend sans fin comme un conte sous la tente dans les nuits de l’Asie, qui bondit comme un cimeterre nu dans la main d’un delhi ; ce n’est pas le Ramayuna qui s’épanouit nonchalamment dans le calice du lotus, qui s’égare dans les forêts des palmites, au loin, sous les savannes de Cachemire. Ce ne sont pas les Nibelungen qui s’écoulent lentement comme les flots du Rhin à Worms, qui s’amoncèlent pesamment comme les nuages sur les sommets de la forêt Noire, qui retentissent tristement comme le sol sous un cheval caparaçonné. Ce ne sont pas les poèmes d’Artus qui soupirent à tous les vents comme un bouleau sur les tours d’un vieux château de Bretagne, qui replient leurs anneaux comme un serpent sur les pierres druidiques de Jarnac ou d’Irlande. Les poèmes bohémiens ne ressemblent à aucun de ces poèmes. Ils s’en séparent d’abord par leur rapidité fougueuse. Échevelés comme les cavales des Sarmates et des Scythes, ils courent, ils courent sans savoir où. De brèves paroles, dont le vent emporte la moitié, des appels aux armes, puis des paysages, des forêts, des montagnes, puis une action, qui passent et qu’on a vus à peine, feraient croire que ces poèmes ont été composés en poursuivant son ennemi à perdre haleine, à travers les steppes. Le mécanisme des plus anciens contribue encore à augmenter cet effet. Les strophes sont composées dans le trochée de cinq pieds analogue à l’iambe de Shakspeare. Mais pour peu que l’action gagne de vitesse, la mesure se raccourcit arbitrairement et s’enfuit sans frein avec elle. Dans un de ces poèmes, deux frères, devant une assemblée royale, viennent exposer leurs droits à l’héritage d’un chef de tribu. Tous les autres sont des chants de guerre, et représentent ainsi à merveille l’existence si long-temps débattue des Slaves. Il faut qu’ils aient été inspirés bien près des événemens, et presque sur le champ de bataille, car ils les suivent avec une angoisse qui s’efface toujours à distance. La fable ne s’y est encore que peu ou point mêlée à l’action, et ils tirent toute leur beauté de leur réalité présente et passionnée, du bruit des haches, des hennissemens des chevaux, des flancs de la montagne, des détours du sentier. Tout haletans, ils font encore partie des événemens, soit qu’en effet le temps ait manqué pour y ajouter un autre drame que celui de l’histoire, soit plutôt que ce soit le génie même de la race slave de s’éprendre seulement de la partie la plus réelle de l’univers, et de lui subordonner l’idéal jusque dans sa fantaisie. Dans leur course vagabonde, ils font le lien des traditions épiques de l’Europe avec la poésie des Tartares et de la Mongolie[2], de la même manière qu’en Allemagne et en France les épopées d’Artus et les poèmes carlovingiens rattachent par un autre anneau la poésie de l’Occident à la poésie de l’Arabie et de la Perse. Jusqu’à leur découverte, ce lien était rompu ; et, tout incomplets qu’ils sont, ils achèvent néanmoins de clore le rideau de cette grande tente de poésie, sous laquelle s’endort l’Europe primitive pour y voir en songe, comme le Richard iii de Shakspeare, ses destinées du lendemain.

Nous traduisons ici le premier de ces chants :

« De la Forêt-Noire s’élance un rocher, sur le rocher gravit le fort Zaboj ; il regarde les clairières de tous côtés, toutes les clairières frémissent autour de lui, et il soupire, comme quand les colombes pleurent. Long-temps il s’assied, long-temps il couve sa douleur ; et il se dresse en sursaut, semblable au cerf. Au loin, à travers le bois, à travers les sentiers nus, il court d’un homme à un autre homme, il court d’un héros à un autre héros dans tout le pays : à tous il dit en secret de courtes paroles, il s’incline en face des dieux, il se hâte vers d’autres.

» Et un jour se passe, il s’en passe un second ; et comme la lune paraît à la troisième nuit, les hommes s’assemblent dans la Forêt-Noire. Là, Zaboj les conduit dans la vallée, les conduit dans la forêt profonde, jusqu’au dernier creux de la vallée. Au loin au-dessous d’eux, au loin se place Zaboj ; il prend son éclatante Guzla.

» Hommes, frères de cœur aux regards de flamme ! je vous chante un chant, je vous le chante du dernier creux de la vallée ; c’est du cœur qu’il part, c’est bien du fond du cœur courbé sous la douleur.

» Allez aux aïeux de vos pères, laissez derrière vous dans la terre d’héritage les enfans orphelins, laissez les femmes orphelines, et qu’à personne il ne soit dit : Frère, dis-leur des paroles de père.

» Et puis vient l’étranger avec violence dans la terre d’héritage, et, avec la langue de l’étranger, ici règne l’étranger ; et ce qui est la coutume dans la terre de l’étranger, du matin jusqu’au soir, c’est ce qui fait la loi aux enfans comme aux femmes : une seule compagne doit nous suivre depuis Wesna jusqu’à Morana[3].

» Du fond des bois ils chassent les éperviers, et devant les dieux, tels que les étrangers les adorent, il faut nous prosterner, leur apporter leurs offrandes. Il ne faut plus frapper nos fronts devant les dieux, leur apporter leur nourriture à l’approche du soir, là où notre père apportait leur nourriture aux dieux, où il allait pour chanter leurs louanges. Oui, ils ont abattu tous les arbres, ils ont brisé et effeuillé tous les dieux.

» Zaboj, tu as chanté, chanté du cœur au cœur, du fond de la douleur ; chante ton chant comme Lumir, qui, par des paroles et par des chants, ébranle le Wysehrad[4] et toutes les contrées d’alentour. Ainsi toi, tu m’ébranles moi et tous nos frères. Oui, les dieux aiment le vaillant chantre. Chante, car c’est à toi qu’il a été donné de chanter du fond du cœur contre notre ennemi.

» Zaboj lance aux Slaves un regard ardent de flamme, et trouble leur cœur en continuant de chanter :

» Deux enfans, dont la voix vient à peine de prendre l’accent de l’homme, sont sortis du bois. Là, avec le glaive et la hache d’armes, ils exercent leurs bras ; là ils se tiennent en secret ; de là ils reviennent dans la joie, et quand leurs bras se sont raidis à la manière des hommes, quand leur esprit s’est aguerri à la manière des hommes contre leurs ennemis, quand les autres frères aussi sont devenus grands, ah ! tous ont fondu sur l’ennemi, et leur colère a été la tempête du ciel, et au pays est revenue, est revenue sa gloire passée. »

» Ah ! tous se sont élancés vers Zaboj, ils l’ont pressé dans leurs bras vigoureux, et du cœur au cœur ils ont étendu leurs mains, et un mot va prudemment de l’un à l’autre, et la nuit se retire devant le matin ; et ils sortent un à un de la vallée, au loin le long des arbres, au loin de tous les côtés du bois.

» Un jour s’est passé, il s’en passe un second ; après le troisième jour, comme la nuit descend obscure, Zaboj entre au bois, après Zaboj une troupe de guerriers ; Slawoj entre au bois, après Slawoj une troupe de guerriers : tous pleins de foi dans leur guide, tous dans le cœur un murmure contre le roi, tous contre lui, avec des armes aiguisées.

» Allons donc, frères Slaves ! là sur la montagne bleue qui regarde de tous les côtés ; c’est là que nous pressons nos pas ! là sur la montagne, où le soleil se lève. Voyez là, quelle sombre forêt ! C’est là que nous tendons les mains ! Toi, gravis de ce côté à grands sauts de renard ; c’est là aussi que je gravis pour m’arrêter.

» Ah ! frère Zaboj, comme nos armes vont retentir terribles du haut de la montagne ! Laisse-nous d’ici nous précipiter sur les bandes d’assassins du roi.

» Ah ! frère Slawoj ! veux-tu détruire le dragon ? marche-lui sur la tête. Tu y réussiras ; et sa tête, c’est ici qu’elle est.

» Et voilà que la troupe se partage dans la forêt ; elle se partage à droite, puis à gauche ; elle avance ici à l’ordre de Zaboj, là à la parole du fougueux Slawoj, là sur la montagne bleue, au fond de la forêt.

» Le soleil paraît pour la cinquième fois, et les mains des héros s’atteignent, et avec des sauts de renard, ils s’élancent sur l’armée du roi.

» Toute son armée périra, toute son armée, d’une seule fois. Ludiek, tu n’es qu’un esclave, un esclave des esclaves. Dis à ton frère jumeau que sa parole puissante ne vaut, pour nous, pas plus que la fumée.

« Et Ludiek frissonne ; il appelle l’armée d’un cri soudain. Tout à l’entour le ciel brille de son reflet, et dans l’éclat du soleil brille le rayon de l’armée du roi. Tous les pieds sont prêts pour la course, toutes les mains pour l’attaque à la voix de Ludiek.

» Allons, frère Slawoj ; c’est là, cours en sauts de renard : je leur présente le front en face. »

» En avant s’élance Zaboj, en avant, pareil à une nuée de grêle ; et à côté s’élance Slawoj, pareil à une nuée de grêle.

» Frères, voyez, ce sont eux qui ont brisé nos dieux ; ils ont renversé nos arbres et chassé les éperviers de la forêt. Les dieux nous promettent la victoire.

» Voyez, un sourire sauvage échappé à Ludiek quand d’innombrables meurtriers marchent contre Zaboj. Zaboj s’élance contre Ludiek avec des yeux brillans de flamme ; la tempête pousse le chêne contre le chêne, qui se brise au bord de la forêt. Zaboj se précipite sur Ludiek, loin en avant du reste de l’armée.

« Voyez, Ludiek se lève avec son épée frémissante, et son bouclier couvert d’une triple peau. Zaboj brandit sa hache d’armes. Ludiek s’élance de côté. La hache rencontre un arbre, et l’arbre tombe sur les guerriers ; trente d’entre eux s’en vont rejoindre leurs pères.

» Ludiek frémit. Ah ! toi, loup des forêts ; toi, dragon sauvage, lutte contre moi avec l’épée.

» Et Zaboj s’élance à son épée. Il frappe un coup sur le bouclier. Ludiek a saisi son épée ; mais l’épée a glissé sur le bouclier de cuir. Tous deux s’enflamment à un horrible combat ; ils se fouillent tous deux avec le glaive, ils couvrent la terre de sang, et avec le sang les étincelles jaillissent autour d’eux dans un meurtre sauvage.

» Le soleil a marché vers le milieu du jour, le milieu du jour s’approche déjà du soir ; et le combat durait encore, et ni ici, ni là, on n’avait pas encore vaincu. Si bien avait lutté Zaboj, si bien avait lutté Slawoj.

» Va à Bjes, toi lâche ! que veux-tu boire notre sang ? Zaboj saisit sa hache d’armes. Ludieck s’élance de côté. Zaboj brandit sa hache d’armes dans l’air ; il la lance sur l’ennemi ; la hache poursuit l’ennemi, et le bouclier se brise, et le bouclier aussi se brise par derrière, et la poitrine de Ludieck se brise. Sous la hache furieuse, l’âme a tressailli, car la hache a atteint l’âme ; elle rebondit dans l’armée à plus de vingt pas.

» Un cri d’alarme est sorti de la bouche de l’ennemi ; la joie éclate dans la bouche des guerriers ; elle retentit dans la bouche des guerriers de Zaboj ; elle rayonne dans des regards d’allégresse.

» Frères, ah ! les dieux nous ont donné la victoire ! De notre bande que les uns se partagent à droite, de notre bande que les autres se partagent à gauche. Amenez des chevaux de toutes les vallées, que les chevaux hennissent tout autour dans le bois !

» Ah ! frère Zaboj, ah ! toi brave lion ! ne lâche pas l’ennemi dans la tempête.

» Ah ! Zaboj reprend son bouclier, dans une main son épée, dans l’autre sa hache. Ainsi il court à travers les sentiers contre l’ennemi, et les oppresseurs rugissent ; et il faut que les oppresseurs cèdent. Tras[5] les chasse du champ de bataille ; un cri d’effroi les saisit tout haut à la gorge.

» Que les chevaux hennissent à l’entour dans le bois ! Allons ! à cheval, à cheval ! Après l’ennemi, à cheval ! À travers tous les sentiers. Chevaux rapides emportez-nous, emportez-nous contre eux, selon notre colère.

» Les bataillons se pressent sur des chevaux rapides ; crinières sur crinières, ils chassent devant eux leurs oppresseurs. Coups sur coups, ils sont haletans de colère, et les plaines s’en ébranlent, et s’ébranlent montagnes et forêts ; à droite et puis à gauche, tout s’enfuit devant eux.

» Voyez ! Un fleuve sauvage gronde ; les vagues roulent sur les vagues ! L’une sur l’autre aussi la foule roule sur la foule ; tout se précipite à travers le bruit du fleuve. Le flot a dévoré un grand nombre d’étrangers. Il porte ceux du pays de l’autre côté ; il les porte sur l’autre bord.

À travers les clairières, au loin, au large, à l’entour ; au loin la bande sauvage étend ses larges cercles, seule elle s’élance à toutes ailes ; la foule des guerriers de Zaboj se précipite au large, à l’entour, à travers la plaine ils s’élancent furieux sur leurs oppresseurs, Ils les renversent, ils les foulent aux pieds avec leurs chevaux ; furieux après le lever de la lune, furieux sous le soleil brûlant du jour, et puis furieux encore dans la nuit ténébreuse, et puis après la nuit, dans la brume du matin.

« Voyez, un fleuve sauvage gronde, les vagues roulent sur les vagues, l’une sur l’autre, la foule roule sur la foule, tout se précipite à travers le bruit du fleuve. Le flot dévore un grand nombre d’étrangers ; il porte ceux du pays de l’autre côté, il les porte sur l’autre bord.

» Là, sur la montagne grise ! là nous attend notre vengeance.

» Vois, frère Zaboj ! nous ne sommes plus loin de la montagne. Vois les troupeaux d’ennemis, comme ils fuient honteusement !

» Rentrons dans les clairières, toi ici, moi là ; que tout ce qui est au roi périsse !

» Les vents murmurent à travers le pays, la foule murmure à travers le pays ; à travers le pays, à droite et puis à gauche, en rangs amoncelés, la foule marche avec des cris de joie,

» Frères, voyez, la montagne s’obscurcit ! Ah ! les dieux nous ont donné la victoire ! des troupeaux d’âmes flottent là et là, d’arbre en arbre. La peur tremble devant leurs ailes ténébreuses. Il n’y a que les hiboux qui n’ont pas peur. Là-haut sur la montagne, enterrez les cadavres ; portez aux dieux une offrande à leur gré ; aux dieux, aux sauveurs, portez-leur une riche abondance d’offrandes ; chantez pour eux les chants qu’ils aiment ; consacrez-leur la dépouille des ennemis tombés. »


Edgar Quinet
  1. M. Hanka.
  2. Voyez à ce sujet l’importante publication qu’un savant orientaliste, M. J. Mohl, vient de faire de la traduction des chants populaires de la Chine, par le père Lacharme, Confusii Chi-King sive liber Carminum
  3. Wesna, déesse de la jeunesse. Morana, déesse de la mort.
  4. Ancienne demeure des rois de Bohême.
  5. Tras, le dieu de l’épouvante.