De l’Enseignement secondaire en Europe

DE
L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE
EN EUROPE

I. De l’Enseignement secondaire en Angleterre et en Écosse, rapport adressé à M. le ministre de l’instruction publique par MM. Demogeot et Montucci ; Paris 1868. — II. Schools Inquiry Commission. — Report on burgh schools, by D. R. Fearon. — Report on the System of education in France, Italy, Germany and Switzerland, by M. Arnold. London 1868.

Il y a soixante-quinze ans, un décret de la convention nationale ferma les vieilles écoles, abolit les privilèges séculaires des étudians, et confisqua les biens de mainmorte des anciens collèges au profit de l’état. Depuis cette époque, les questions d’enseignement public n’ont cessé d’être soumises à la discussion. Toutefois les débats auxquels le sujet donnait lieu ont porté plutôt sur les programmes des études que sur l’organisation même du corps enseignant. Créée par l’empereur Napoléon Ier avec la jouissance d’un monopole absolu et les attributs d’une personne civile, l’Université de France fut d’abord une corporation plus stable et plus indépendante du gouvernement que ne l’est un ministère; elle avait alors le droit de posséder. Quand son chef suprême, le grand-maître de l’Université, devint sous la restauration l’un des ministres de la couronne, le public ne s’en émut pas plus que de lui voir enlever dix ans plus tard, par une ordonnance royale, son budget spécial et ses propriétés. La suppression du monopole d’enseignement, consommée par la loi du 15 mars 1850, fat le seul acte public que l’on ait demandé avec instance et combattu avec ardeur. Pour le reste, l’Université a subi la loi du siècle; elle a courbé la tête sous le niveau régulateur du pouvoir central sans se plaindre, ou du moins sans se faire écouter. Elle n’est plus aujourd’hui qu’une administration publique, et ne retient aucun des privilèges d’une corporation.

Tandis que le silence se faisait sur l’organisation intérieure de l’instruction publique, les programmes de l’enseignement devenaient au contraire l’objet de vives controverses. Presque exclusivement littéraires sous l’ancien régime, plus scientifiques sous l’influence des idées positives de la révolution, les études redevinrent classiques avec le premier empire, et restèrent telles sous la restauration. Les besoins du temps ont agrandi plus ou moins la part faite aux sciences. Après des essais malheureux connus sous le nom de bifurcation des études, la lutte entre les lettres et les sciences est-elle terminée par l’introduction récente d’un enseignement secondaire spécial ? Il y a lieu de l’espérer plutôt que de l’affirmer, car l’expérience ne parle en pareille matière qu’après une épreuve prolongée.

En somme, quoique les principes aient quelquefois varié, l’ensemble de l’instruction publique en France se présente aujourd’hui sous une forme simple. Chacun sait quelles sont ses doctrines; avec la moindre étude, on connaît à fond ses règlemens. Un même esprit préside à l’exécution des lois qui la régissent; une même volonté anime ce grand corps depuis la plus modeste école de village jusqu’aux chaires de l’enseignement le plus élevé. En est-il de même chez les autres nations de l’Europe? C’est un sujet qui mérite d’être examiné, car nul de nous n’est assez infatué des institutions françaises pour se persuader que nous ayons mieux réussi que les peuples qui nous entourent. Il serait aussi ridicule d’avoir cette confiance extrême en nos méthodes que de les dénigrer de parti-pris. D’ailleurs le moment est favorable pour une telle recherche. Par suite de diverses circonstances, des travaux remarquables sur le sujet qui nous occupe viennent d’être publiés en France et en Angleterre. Ce sont des rapports qui, pour être officiels, n’en ont pas moins un cachet d’originalité saisissante. Deux professeurs français, MM. Demogeot et Montucci, ont été chargés par le ministre de l’instruction publique d’examiner l’état de l’enseignement secondaire en Angleterre et en Écosse. Le travail collectif de MM. Demogeot et Montucci n’est pas, comme tant d’œuvres de même origine, la compilation sèche et prolixe des faits qu’ils ont observés. Sans s’écarter plus qu’il ne convient à des délégués du cadre d’un rapport administratif, ils apprécient les faits en même temps qu’ils les exposent. Sous la forme souvent pittoresque et animée d’un récit, ils ont eu le talent de tout dire et de tout comprendre. On serait tenté de leur adresser un seul reproche. L’un d’eux appartenait à l’enseignement littéraire et l’autre à l’enseignement scientifique. Ils personnifiaient donc à eux deux la lutte présente entre les deux enseignemens. Le premier a-t-il entraîné les convictions de son collègue, ou le second était-il plus littéraire que ne l’est d’ordinaire un professeur de sciences ? On ne saurait dire ; mais l’impression qui reste après la lecture de ce rapport est une tendance à maintenir intacte l’ancienne instruction classique contre les exigences impérieuses des professions industrielles, qui réclament un programme d’études mieux approprié aux besoins de la société moderne.

La mission de MM. Demogeot et Montucci, si intéressans qu’en soient les résultats, n’était justifiée que par le désir bien naturel de savoir comment nos voisins d’outre-Manche comprennent l’enseignement secondaire ; elle ne se liait pas à un projet d’innovation prochaine. En Angleterre au contraire, le régime scolaire des principaux établissemens d’instruction publique a été mis en question depuis quelques années ; on a prétendu que les grandes écoles, dont la réputation était demeurée jusqu’ici à l’abri de toute attaque, sacrifiaient les jeunes intelligences des générations nouvelles au culte suranné de l’antiquité classique, qu’elles avaient même perdu la vertu de former des hommes lettrés, qu’il s’y perpétuait des abus odieux, vestiges des mœurs barbares du moyen âge. Dotées presque toutes de propriétés mainmortables, on soutenait que leurs ressources avaient été détournées par une pente insensible de l’affectation charitable qui était dans les intentions des fondateurs. Plusieurs commissions que le gouvernement anglais institua pour vérifier jusqu’à quel point ces allégations étaient exactes révélèrent en effet l’urgente nécessité d’introduire d’importantes réformes dans le système d’éducation. Pour savoir ce qu’il fallait mettre à la place de ce qui existe, il n’y avait rien de mieux à faire que d’examiner ce qui se pratique à l’étranger. Aussi l’une de ces commissions délégua-t-elle à M. Matthew Arnold la mission de parcourir les divers états de l’Europe continentale et d’étudier en France, en Italie, en Suisse et en Allemagne les institutions d’enseignement. Le rapport de M. Arnold embrasse un champ plus vaste que celui de MM. Demogeot et Montucci ; il se distingue également par l’élégance de la forme, la finesse de l’observation, la largeur et l’originalité des conclusions. Nous avons peu de chose à apprendre de lui sur ce qui se passe chez nous ; mais nous enregistrons avec fierté les éloges qu’il donne en maintes occasions à l’Université de France. La partie de son travail qui concerne l’Allemagne expose avec une netteté que nous n’avons pas trouvée ailleurs la complication un peu confuse des écoles prussiennes, auxquelles nous pourrions du reste emprunter plus d’une réforme utile. En résumé, c’est une œuvre dont la lecture est facile et profitable. Ce n’est pas le seul travail intéressant qu’aient provoqué les commissions anglaises; un autre délégué, M. Fearon, a exposé avec talent l’organisation scolaire de l’Ecosse, qui était, paraît-il, peu connue en Angleterre même, malgré la proximité et le lien politique qui unit les deux royaumes. MM. Arnold et Fearon, aussi bien que MM. Demogeot et Montucci, ont le culte des humanités. Ils voient d’un œil jaloux la part toujours plus large que les sciences prennent dans les écoles aux dépens des lettres. Il ne faut pas leur demander de résoudre la question si controversée entre l’enseignement littéraire et l’enseignement scientifique. Du reste, la question est si grave que nous oserons à peine en dire quelques mots en terminant.


I.

La Grande-Bretagne admet la liberté d’enseignement la plus absolue. L’état ne possède aucun établissement d’instruction secondaire et n’exerce même aucun contrôle sur ceux qui ont été créés sans son concours[1]. L’éducation nationale est avant tout, comme les autres institutions du pays, le produit de l’initiative individuelle. L’instruction primaire pour les classes pauvres, qui est d’origine moderne, a souvent besoin de l’aide du gouvernement : celui-ci se réserve en échange un droit de surveillance sur les écoles subventionnées; mais l’instruction des classes aisées peut se passer des secours du budget; elle est en droit, suivant les habitudes anglaises, de ne rien accorder à l’état, à qui elle ne demande rien. La fondation des collèges où se donne l’enseignement secondaire est due soit à des legs charitables remontant à une date souvent fort reculée, soit à des associations religieuses, soit même à des compagnies financières constituées en vue de l’intérêt public; enfin, ce qui offre moins de garanties aux familles, ces établissemens peuvent être des entreprises particulières qui songent plus au gain qu’aux besoins moraux des élèves. En général, plus ces écoles sont anciennes, et plus elles s’attachent avec ferveur au vieil enseignement classique; elles s’appellent encore écoles de grammaire. Les institutions modernes au contraire ont été fondées pour satisfaire les tendances professionnelles et industrielles.

L’enseignement des écoles ne comprenait au moyen âge que les lettres grecques et latines; les sciences existaient à peine, la langue nationale était considérée avec dédain. Telles étaient les études des écoles de grammaire il y a quatre ou cinq siècles, telles elles sont encore de notre temps, sauf de bien légers changemens. Au premier rang dans cette catégorie, tant par le nombre des élèves que par l’importance des ressources et la réputation, se place le collège d’Eton, qui fut fondé par Henry VI en 1440. C’est au pied du palais de Windsor, à 36 kilomètres de Londres, que s’élèvent les splendides bâtimens de cette institution fameuse. Les Anglais répugnent en principe à mettre au sein des villes leurs établissemens d’instruction publique. Eton ne fut au début qu’un modeste externat destiné à instruire gratuitement les enfans du voisinage. Depuis longtemps, la mode l’a pris en faveur, et l’on voit figurer sur le livre d’or de ses élèves les noms les plus aristocratiques de l’Angleterre, Robert Walpole, Pitt, Fox, le marquis de Wellesley, lord Derby, et le chef actuel du gouvernement, M. Gladstone. A la tête se trouvent un provost et sept fellows, qui composent à proprement parler le collège. Non pas que ces personnages prennent une part active à l’enseignement; ce sont des ecclésiastiques, anciens professeurs, revêtus d’un haut grade universitaire; ils administrent la fortune de l’établissement, et prélèvent à leur profit personnel la meilleure part des revenus. Ces emplois sont de douces retraites et de fructueuses sinécures. Un tel cénacle de vieillards ne contribue pas médiocrement à repousser des études toute innovation moderne. Anciens élèves de l’école, se recrutant par l’élection, ils ne conçoivent rien de plus parfait que la routine à laquelle ils ont été attachés depuis leur enfance.

Sous la surveillance imposante de ce conseil, la direction de l’école appartient à celui que nous appellerions le principal (head master). Loin d’être absorbé, comme le sont les proviseurs de nos lycées français, par la besogne administrative, le principal n’a guère que des fonctions pédagogiques; il est d’usage qu’il soit lui-même professeur de la plus haute classe, ce qui ne l’empêche pas d’inspecter les études des classes inférieures. Les professeurs jouissent d’une indépendance extrême dans leur chaire. Il n’y a pas de programmes d’études, il y a seulement des traditions dont il n’est pas permis de s’écarter. Le principal, qui nomme les professeurs, peut aussi les révoquer; mais les révocations sont très rares, car les choix sont faits avec sagesse, et d’ailleurs les Anglais ont, personne ne l’ignore, un profond respect pour les droits acquis, A défaut d’une école normale supérieure ou d’une institution du même genre, on s’assujettit à recruter le corps enseignant parmi des gradués d’Oxford ou de Cambridge qui aient eux-mêmes passé par Eton avant de se rendre à l’université. Ils arrivent jeunes encore, munis d’une instruction classique supérieure, mais un peu novices en matière d’enseignement; ils acquièrent l’habileté professionnelle par l’exemple de leurs collègues plus anciens et par leur propre expérience. Au surplus, le professorat est une carrière si largement rémunérée qu’elle attire les hommes d’élite. Tant en émolumens réguliers qu’en bénéfices accessoires, un professeur des études classiques à Eton arrive à se faire 40,000 fr. de revenu; le principal reçoit 120,000 fr. par an, et l’on cite en d’autres écoles publiques des traitemens encore plus considérables.

Voyons maintenant ce que sont les élèves de ce magnifique établissement. Il y a d’abord les boursiers, les écoliers du roi (king’s scholars). C’est pour eux que le collège a été créé jadis; mais ils n’y occupent plus depuis longtemps qu’une place secondaire. Ils logent dans un bâtiment séparé, portent un costume particulier, vivent à part, même aux heures de récréation, ne jouent qu’entre eux, et travaillent, dit-on, avec une application particulière. Les autres élèves sont à vrai dire des externes, quoique dans des conditions bien différentes de ceux de nos lycées français. L’école anglaise est un hameau ; au centre s’élève l’édifice qui contient les salles de classe, tout autour se groupent la chapelle, la bibliothèque, ouverte toute la journée, la maison du principal, le logis des boursiers, les habitations des professeurs. Ceux-ci sont autorisés presque tous à tenir pension; les uns n’ont que 5 élèves, d’autres en ont 40 ou 50, qu’ils logent, nourrissent, surveillent et dirigent pendant toute la durée du séjour à l’école. L’enfant admis dans la maison d’un professeur, qui devient dès lors son tuteur et son répétiteur, y retrouve la vie de famille, les soins affectueux du toit paternel. Il vit à une table commune avec la femme et les enfans du maître. Chaque pensionnaire a sa cellule, où il dort la nuit et travaille seul le jour; il y reçoit ses camarades, s’il lui plaît. La liberté d’aller et de venir est complète, car nulle porte n’est fermée. Sauf aux heures rigoureusement fixes des repas, des classes et des répétitions, les élèves sortent à leur gré, jouent quand il leur convient, travaillent aux momens qu’ils choisissent. L’un des défauts de cette organisation scolaire est de coûter si cher que le collège d’Eton n’est accessible qu’aux enfans des familles opulentes. Tout compris, la dépense de l’année dépasse 5,000 francs par élève. Les boursiers eux-mêmes ont à payer pour diverses causes une somme de 1,200 francs par an au moins.

Ainsi les écoliers d’Eton ne se recrutent que dans les classes supérieures de la société britannique. Ces jeunes gens viennent-ils là pour travailler et faire ce qu’on est convenu d’appeler de fortes études? Quelques-uns sans doute; mais il faut avouer que la plupart s’en soucient peu. Les parens d’ailleurs n’attachent quelquefois à l’instruction qu’une médiocre importance. Ils envoient leurs enfans à Eton pour y recevoir l’éducation d’un gentleman, ce qui est le résultat le moins contestable d’un tel régime, pour y faire de belles connaissances qui seront utiles dans la vie, pour former le caractère, l’esprit et le corps aux traditions de la bonne compagnie. Les boursiers seuls soutiennent l’honneur de l’école aux universités et dans les concours. A défaut d’une haute culture intellectuelle, ce petit monde qui déjà s’initie à l’existence un peu frivole de la haute société se livre avec passion aux exercices athlétiques. Les amusemens sédentaires des salons, les jeux de cartes en particulier, sont sévèrement interdits; mais la paume, le ballon, le canotage, par-dessus tout le cricket, sont encouragés par les maîtres, et absorbent plusieurs heures de la journée. Que l’on ne croie pas que ces amusemens soient une récréation facultative; la règle et l’usage font un devoir à tout élève de s’y livrer assidûment. Deux ou trois jours par semaine, les études s’arrêtent à midi : le reste de la journée appartient aux exercices du corps. Une fois l’an, les principales écoles de l’Angleterre se donnent rendez-vous en champ clos sur la pelouse du cricket ou aux régates de la Tamise, et les jeunes vainqueurs de ces luttes solennelles sont les héros du moment, autant et plus enviés peut-être que les lauréats des luttes académiques.

On se sera déjà dit qu’au sein de cette société enfantine il faut une discipline d’autant plus sévère que les élèves jouissent de plus de liberté. Il convient de faire observer d’abord que l’on se tromperait à juger les mœurs des écoles anglaises d’après le tempérament de nos enfans. Les jeunes recrues d’Eton n’arrivent pas à l’école sans avoir déjà le respect inné de la règle, qui est l’un des traits caractéristiques de la nation. Ils passent sans transition de la maison paternelle chez le tuteur, qui continue les usages de la famille en y ajoutant seulement à l’occasion une nuance de fermeté. Cependant la surveillance doit apparaître quelque part. Ce sont les élèves qui se surveillent eux-mêmes; les plus âgés ont autorité sur les jeunes. Les moniteurs, comme on les appelle, sont les élèves de la classe la plus élevée, les disciples immédiats du principal, qui en général est homme à les pénétrer de son esprit. Cette autorité éphémère conférée à quelques groupes de pensionnaires n’a rien de pénible ou de blessant pour leurs camarades, car les inférieurs de cette année seront les chefs dans un an ou deux. Ce qui nous étonne un peu, c’est que le système monitorial soit efficace, ou, s’il est efficace, c’est qu’il ne dégénère pas en une tyrannie d’autant plus vexatoire qu’elle s’exerce sans mesure et souvent sans contrôle.

Un grave abus, le fagging, dont la dernière commission d’enquête a révélé la regrettable persistance, est une conséquence naturelle de ce régime de liberté. Tout élève des classes inférieures est serviteur (fag) d’un élève plus ancien. Le fag fait les commissions de son maître, porte ses livres en classe, brosse ses habits, et, ce qui est plus cruel, reste encore un serviteur très humble sur la pelouse des jeux pendant les heures de récréation. A la moindre infraction au petit code de politesse écolière que l’usage a consacré, le malheureux fag est battu sans miséricorde. C’est l’abus des droits de l’ancienneté plutôt que le triomphe de la force brutale, ce n’en est pas moins une sujétion abominable à notre avis; mais les maîtres ne sont-ils pas cause en partie des mauvais traitemens que les aînés exercent sur leurs jeunes condisciples? Chez nous, on réprouve les châtimens corporels, parce qu’on les considère comme dégradans; en Angleterre, on en conserve l’usage avec une sorte de vénération. Les meilleurs pédagogues soutenaient, il n’y a pas longtemps, que le fouet est le châtiment le plus équitable que l’on puisse infliger. Par prudence, on en est venu à réserver au principal le monopole de cette brutale correction. Il paraît certain que l’usage s’en perdra bientôt grâce au progrès des mœurs publiques.

Comme régime intérieur, on vient de voir ce qu’est la plus célèbre école de la Grande-Bretagne; nous allons dire quels résultats on obtient par un tel mode d’éducation. Rappelons d’abord que les études conservent avec une fidélité désespérante les formes surannées du moyen âge. L’enseignement a pris pour point de départ les principes que voici : d’abord que l’éducation doit être générale et non professionnelle, en second lieu que la littérature, et non la science, en doit être la base, et enfin que le meilleur instrument d’une éducation littéraire, c’est la littérature grecque et la littérature latine. Le grec et le latin sont donc le fond de l’enseignement, c’est la seule partie des études que professeurs et élèves traitent avec honneur; encore ces langues sont-elles enseignées par des méthodes imparfaites. Les langues vivantes, la langue nationale elle-même, sont abandonnées au hasard des études libres et volontaires. L’écolier apprend à Eton à faire des vers ïambiques grecs et latins, il y traduit au pas de course presque toutes les grandes œuvres de l’antiquité; personne ne lui parle de Shakspeare et de Byron. S’étonnera-t-on que les mathématiques n’aient été admises qu’en 1851 dans le cours régulier et obligatoire de l’enseignement? Encore n’est-ce que tout récemment que les professeurs de sciences ont obtenu d’être assimilés à leurs collègues des lettres. On leur refusait le droit de porter la robe. Ce n’est peut-être qu’un détail; dans un pays qui tient tant à la forme, ce détail est significatif. Au reste, l’enseignement scientifique, tel qu’on le comprend dans ce vénérable établissement, n’a rien qui puisse effaroucher les traditions classiques. L’arithmétique se borne à de monotones exercices de calcul, la géométrie s’incarne avec respect dans le vieux texte d’Euclide, que l’élève apprend par cœur de façon à faire honneur à sa mémoire plutôt qu’à développer son intelligence. Changer un mot à la traduction admise du géomètre grec ou modifier la forme de la figure à laquelle s’applique la démonstration, ce serait une faute aux yeux du professeur. Les sciences physiques sont encore plus mal partagées. En guise de récréation, on en donne le spectacle aux élèves chaque jeudi. Un professeur arrive de Londres tout exprès pour faire à ceux des élèves qui en veulent payer les frais une conférence tantôt sur l’optique, tantôt sur l’électricité. Les expériences jouent un grand rôle dans ces sortes de représentations de physique amusante; mais, si l’on cherche quel profit les écoliers d’Eton peuvent tirer d’un enseignement scientifique de ce genre, il faut bien avouer que les secrets de la nature leur restent inconnus. Autant vaudrait leur mettre entre les mains des livres de science illustrés.

Si nous ajoutons que les universités continuent sur une échelle un peu plus haute la routine obstinée des écoles secondaires, on s’étonnera d’apprendre que les hommes les plus recommandables de la Grande-Bretagne se contentent de cet enseignement. Cependant les jeunes gens qui sortent de là vers l’âge de dix-huit ou dix-neuf ans ne sont même pas mûrs pour les études universitaires; la première année de séjour à Oxford ou à Cambridge se passe à combler les lacunes de l’enseignement secondaire. L’élève sortant d’Eton sait à peine le latin, très peu de grec; il a appris par cœur son livre d’arithmétique, quelques théorèmes d’Euclide, et voilà tout. Il n’est pas en état de se faire admettre aux grandes écoles du gouvernement, Woolwich ou Sandhurst, ni de subir l’examen qui ouvre l’accès à certains services publics. Par contraste, il a reçu la meilleure éducation qui se puisse concevoir. L’obéissance à la loi, la loyauté, le respect de soi-même, se sont affermis en lui. C’est encore un enfant; l’exercice assidu des jeux athlétiques et l’habitude de jouir de la liberté dans un milieu restreint en ont fait un homme. L’école a été pour lui, sinon un temps d’études sévères, du moins l’apprentissage de la vie.

Harrow est, comme Eton, une école aristocratique. Elle compte au nombre de ses anciens élèves Sheridan, Byron, Robert Peel, lord Palmerston. Située à 13 kilomètres de Londres, dans les conditions les plus favorables à la santé et à l’agrément, elle fut fondée en 1571 par un petit propriétaire du village qui consacra une partie de sa fortune à la création d’une école gratuite pour les enfans de sa paroisse et à l’entretien des routes conduisant à Londres. Six fidéi-commissaires administrent cette dotation, encore affectée aux deux usages que le donateur lui avait assignés. Seulement l’école gratuite est devenue un établissement d’instruction secondaire que fréquentent les enfans des meilleures familles de la Grande-Bretagne. Comme les fidéi-commissaires sont des hommes du monde qui s’entendent peu aux questions scolaires, le principal est ici maître presque absolu de l’école. La tradition universitaire n’en est guère moins observée. Sous tous les rapports, Harrow est à peu de chose près l’image d’Eton. Même répartition des élèves entre les pensions des professeurs, même liberté d’allures, même passion pour les amusemens corporels, et aussi même et sainte horreur pour les innovations dans le plan d’études. Toutefois l’enseignement des mathématiques y est moins négligé.

L’école de Rugby, qui remonte au temps d’Elisabeth, reçut en dotation vers 1567, de Lawrence Sheriff, épicier, une terre de huit arpens située dans le voisinage de Londres et dont le produit annuel s’élevait alors à 8 livres. L’école tire aujourd’hui de ce terrain et de diverses autres propriétés de moindre valeur un revenu de 140,000 francs, dont un vingtième est consacré, aux termes des statuts, à l’entretien de douze vieillards pauvres. On trouve à chaque pas en Angleterre des exemples de ces associations bizarres entre des bonnes œuvres de natures diverses. De modeste école de province, le collège de Rugby est devenu une institution opulente où se rendent surtout les enfans des riches familles bourgeoises. On y compte 500 élèves; c’est aussi à quelques unités près le chiffre d’Harrow, tandis qu’Eton en a près du double. La dépense annuelle d’un élève, quoique moins élevée qu’à Eton, n’est pas cependant inférieure à 3,000 francs. Par respect pour la volonté du fondateur, les enfans de la ville sont exonérés des frais d’études; aussi nombre de familles peu favorisées de la fortune viennent-elles s’établir à Rugby pour assurer à leurs enfans une éducation à bon marché. Ce collège eut le bonheur d’être géré de 1828 à 1842 par un principal, le docteur Thomas Arnold, qui a opéré une véritable réforme dans le régime intérieur des principales écoles anglaises. Jusque-là les écoliers abusaient outre mesure, paraît-il, de la liberté d’allures qui leur était laissée. Turbulens et indisciplinés, les plus forts exerçaient leur tyrannie aux dépens des plus faibles, et les études se ressentaient sans doute de cet état d’indocilité. Plutôt que de soumettre les élèves au régime étroit d’un lycée français, Arnold entreprit de les réformer les uns par les autres. Professeur de la classe supérieure, de plus chapelain de l’établissement, il les fit rentrer dans le devoir par la persuasion et par la force de son caractère, il parvint à moraliser cette jeunesse turbulente sans avoir besoin d’autres intermédiaires que les plus grands de ses propres pupilles. Rugby n’est pas seulement aujourd’hui l’une des écoles où la discipline est le mieux réglée, les études y sont aussi sagement progressives. La littérature classique reste au premier rang; mais l’enseignement des mathématiques, de la physique, des langues vivantes et du dessin, quoique encore trop restreint, s’élargit de jour en jour. Il y existe un laboratoire et des cours de sciences naturelles qui sont obligatoires, grave infraction aux programmes des autres écoles.

Outre les trois grands établissemens d’Eton, Harrow et Rugby, dont il vient d’être question, il existe encore bon nombre d’institutions du même genre qui, faute d’avoir gagné la faveur des familles, sont restées au second rang par le nombre des élèves sinon par la force des études. Le chapitre de Westminster, dont le revenu territorial s’élève à 60,000 livres sterling, est obligé par ses statuts à entretenir 40 boursiers et 2 professeurs. C’est le noyau d’une école qui se cache à l’ombre de la vieille cathédrale. Soit que le séjour de Londres déplaise aux familles, soit que Westminster s’attache avec trop de persistance à l’enseignement suranné du moyen âge ou qu’on trouve la discipline intérieure de l’école trop rude, le nombre des élèves va sans cesse en diminuant. A Londres, les externats conviennent mieux aux habitudes de la population; les principales écoles n’ont pas d’élèves internes. Il en est ainsi, par exemple, de Saint-Paul. Au XVIe siècle, le Dr Colet, doyen de Saint-Paul et ami d’Érasme, fonda près de cette cathédrale une école libre dont les élèves devaient être au nombre de 153, en mémoire de la pêche miraculeuse des apôtres, et il en confia la gestion à la corporation des merciers. Les honorables membres de cette corporation se sont bien gardés de changer quoi que ce soit aux prescriptions du fondateur. Il y a encore 153 élèves, pas un de plus; seulement, comme la fondation consistait en terres et que le revenu s’en est prodigieusement accru, — il dépasse 200,000 francs, — les merciers ont la prétention de s’approprier l’excédant. Saint-Paul ressemble plus à une institution particulière qu’à une école publique. L’admission y est très recherchée, car, outre la gratuité complète du cours d’instruction, les élèves sont à peu près certains d’obtenir en sortant une bourse pour l’université; de plus les professeurs sont excellens, étant tous des gradués d’Oxford et de Cambridge; néanmoins les études sont loin d’être brillantes, parce que les jeunes enfans, au lieu d’être admis au concours, comme cela se passe en d’autres écoles, sont nommés par les administrateurs de la corporation, qui usent de cette faculté pour caser à tour de rôle leurs protégés. Nous devons signaler ici un trait caractéristique de l’organisation scolaire de la Grande-Bretagne : il-y a beaucoup de bourses, tant dans les écoles qu’aux universités; mais il ne faudrait pas s’imaginer qu’elles sont dévolues, comme en notre pays, à des enfans de familles besoigneuses. Ou bien elles sont distribuées par faveur, ou bien elles sont mises au concours; dans l’un et l’autre cas, les riches peuvent les obtenir aussi bien que les pauvres. Dès le jeune âge, l’enfant apprend à gagner de l’argent par son travail.

Les écoles de grammaire, dont on peut apprécier par ce qui précède l’esprit et les méthodes, sont nombreuses en Angleterre; plusieurs possèdent de riches dotations, et elles sont soutenues par l’influence toute-puissante de la tradition. On s’accorde cependant à dire qu’elles déclinent. Le programme des études ne répond plus aux besoins du jour, c’est leur grand vice. Il est même permis de croire que l’enseignement si obstinément classique qu’elles distribuent ne se serait pas maintenu jusqu’à ce jour, si cet enseignement avait été plus tôt mis en demeure de s’affirmer dans un examen final. De l’autre côté de la Manche, l’instruction secondaire n’a pas de sanction. Que l’élève ait parcouru le cercle complet des études ou qu’il soit sorti de l’école avant le temps, qu’il ait étudié la littérature grecque avec passion ou qu’il n’ait eu d’ardeur que pour le noble jeu du cricket, rien ne le constate. C’est un élève d’Eton, de Harrow, de Rugby ou de toute autre école de grammaire; voilà son seul titre. Il n’y a pas, comme en France, l’épreuve du baccalauréat. Les universités confèrent des grades, il est vrai; mais elles les réservent pour leurs étudians immatriculés, et n’admettent pas les étrangers à leurs luttes académiques[2].

Les Anglais s’étaient laissé dire jusqu’en ces derniers temps qu’il importe bien moins de meubler de souvenirs utiles la tête d’un enfant que de donner à son esprit une trempe virile et vigoureuse, et que l’étude des langues mortes est le meilleur moyen de développer l’intelligence. De l’avis de leurs docteurs, l’éducation et l’instruction par excellence étaient le fruit des études grecques et latines. La vie commune des écoles, le culte de l’antiquité classique, le goût des jeux athlétiques, telles étaient les trois conditions nécessaires et suffisantes pour former un gentleman accompli, un bon citoyen, un homme utile. Dans un moment critique, au plus fort de la guerre de Crimée, ils furent contraints de reconnaître que leurs officiers, si braves sur le champ de bataille, péchaient par défaut d’instruction technique. L’armée anglaise possède trois écoles militaires, — l’académie royale de Woolwich, qui prépare au génie et à l’artillerie, le collège de Sandhurst pour l’infanterie et la cavalerie, et une école d’état-major dont le siège est aussi à Sandhurst. Avant 1855, on était admis à Woolwich par faveur, et l’examen, peu sérieux au surplus, que l’on avait à subir n’intervenait qu’après l’admission; depuis quelques années, on n’entre plus dans ces trois écoles que par voie de concours. Classés par ordre de mérite à l’entrée, les élèves le sont encore au moment de la sortie. Les premiers inscrits sur la liste obtiennent à titre gratuit une commission dans l’armée; les derniers n’ont que le droit d’en acheter une. Ainsi les jeunes officiers qui acquièrent leur grade à prix d’argent sont dès le début rangés moins haut que leurs camarades qui l’ont obtenu par concours, bon moyen de discréditer une ancienne et déplorable coutume que l’on n’ose supprimer d’un seul coup. D’ailleurs l’examen requis de tous ceux qui prétendent à une lieutenance, soit qu’ils la gagnent au concours, soit qu’ils l’achètent, n’a rien d’effrayant; le programme est assez élastique pour ne rebuter aucun jeune homme d’une intelligence moyenne. Les élémens des mathématiques sont obligatoires pour tous; comme complément, les uns demandent à être interrogés sur les langues anciennes, d’autres présentent les langues vivantes, l’histoire, les sciences naturelles, voire le sanscrit et l’hindoustani. Le candidat doit prouver qu’il possède un esprit cultivé plutôt que des connaissances spéciales.

Le gouvernement a de même placé un concours ou tout au moins un examen à l’entrée de toutes les carrières dont il dispose, les douanes, les postes, les ministères, le service civil de l’Inde; les épreuves d’entrée dans ces diverses administrations sont réglées à peu près comme celles de l’admission à Woolwich et à Sandhurst. Rien ne nous semble plus naturel qu’un tel mode de recrutement ; en Angleterre, c’est une innovation de date récente. Les universités elles-mêmes, malgré leur attachement invétéré à l’enseignement classique, se sont décidées à encourager les études mixtes qui conduisent aux emplois publics. Elles ont institué à cet effet ce qu’elles ont appelé des examens locaux, qui portent sur certaines matières obligatoires, la grammaire, l’arithmétique, la géographie, et sur d’autres facultatives, les langues mortes et vivantes, les mathématiques, les sciences physiques, le dessin. Ces examens et les certificats qui en sont le résultat deviennent pour les enfans des classes moyennes ce que les grades universitaires sont pour les enfans des familles riches.

L’instruction variée que le gouvernement exige pour ses services militaires et civils, et que les universités constatent par les examens locaux, les enfans iront-ils l’acquérir dans les écoles de grammaire, qui relèguent les mathématiques au dernier plan, et d’où les sciences physiques sont presque absentes? Les écoles anciennes n’ont aucun souci de préparer des candidats pour ces divers genres d’épreuves ; elles ont des élèves autant qu’il leur en faut ; la faveur publique continue à les accompagner dans le cercle étroit de l’instruction classique; les prévôts, agrégés et principaux, par qui elles sont gouvernées, se considèrent comme responsables du maintien des vieilles traditions scolaires. Par conviction aussi bien que par respect pour des usages séculaires, ils refusent de s’en écarter. Cela étant, il a bien fallu qu’il se créât ailleurs des écoles modernes mieux appropriées à l’enseignement professionnel que l’état réclame aussi bien que les négocians et les industriels.

Parmi les établissemens qui sont venus combler cette lacune, l’école de Marlborough mérite d’être citée à part, non-seulement parce que les études y sont fort bien organisées, mais surtout parce qu’elle est l’œuvre d’une assez singulière association. Des ecclésiastiques anglicans, — ils sont presque tous mariés, comme l’on sait, — voyaient avec regret leurs enfans souvent exclus des bonnes écoles de grammaire, d’abord parce que l’éducation s’y paie à trop haut prix, en second lieu parce qu’elles ne préparent pas directement à l’exercice d’une profession. Quelques-uns s’entendirent, il y a vingt-cinq ans, pour fonder une école préparatoire aux services civils et militaires qui fût gérée dans de meilleures conditions économiques sans rien sacrifier des avantages pédagogiques que procurent les anciennes institutions. Le siège du nouvel établissement fut placé à Marlborough, petite ville de 3,000 âmes, à trente lieues de Londres, dans un pays où le terrain n’est pas cher et où la vie est à bon marché. L’organisation eut un caractère franchement ecclésiastique. L’évêque du diocèse, l’archevêque de Cantorbéry et l’évêque de Londres furent les principaux dignitaires. Tout évêque du royaume-uni put acquérir, par une contribution de 100 livres une fois payée, le droit de présenter un élève et de le remplacer à sa sortie. En outre, chaque personne qui faisait un don de 20 livres obtenait le titre de donateur avec le privilège de faire admettre une fois seulement un élève. En dehors de ces présentations par un sociétaire, aucun enfant ne devait être admis. Il y a maintenant environ 500 élèves à Marlborough ; les fils de laïques paient 1,700 fr. par an, les fils d’ecclésiastiques un quart en moins. Les professeurs sont nombreux et fort instruits; mais, n’ayant pas les traitemens splendides d’Eton ou de Rugby, ils n’en ont pas non plus la fixité, et quittent volontiers l’école lorsqu’un emploi plus lucratif leur est offert. L’enseignement, classique pour ceux qui se destinent à la carrière universitaire, est moderne pour les autres. On y prépare avec succès aux examens de Woolwich. Du reste les enfans jouissent d’une extrême liberté, comme leurs camarades des vieilles institutions scolaires. Ce n’est plus l’organisation séculaire d’Eton, ce n’est pas non plus le système étroit des lycées français.

Le collège de Cheltenham est aussi une école d’actionnaires (proprietary school). L’association qui le gère se divise en actions transmissibles comme toute autre valeur, sous la seule réserve qu’elles ne peuvent appartenir qu’à des membres de l’église anglicane. Chaque action confère le droit de présenter un enfant. Il y a plus de 600 élèves : 400 environ logent autour de l’école dans les pensions tenues par les professeurs; les autres demeurent en ville chez leurs parens. Dans le petit collège (juvenile department), où l’on ne peut rester que jusqu’à l’âge de treize ans, il n’y a qu’un seul genre d’enseignement. Ensuite les études se partagent en deux divisions, l’une classique, l’autre moderne. Voilà, comme à Marlborough, une bifurcation placée à peu près à l’âge où on l’avait voulu introduire en France il y a plusieurs années. Cela ne réussit pas mal; mais il est à considérer que rien ne ressemble moins à nos lycées que cette école privée où nul enfant n’est admis sans être patronné par l’un des actionnaires.

Au-dessous de ces collèges de propriétaires se rangent les innombrables institutions privées qui sont seulement l’œuvre d’une spéculation individuelle. Chaque ville, chaque bourg, a sa petite pension, dont le chef, assisté quelquefois d’un sous-maître, réunit une vingtaine d’élèves de dix à quinze ans. L’enseignement y est tarifé; on paie tant pour la grammaire, tant pour l’arithmétique, tant pour le latin ou le français. Assez souvent les deux sexes y sont réunis. Quand le maître est clergyman ou possède quelque grade universitaire, il a grand soin d’en faire étalage, car c’est une puissante recommandation. En raison de l’absolue liberté qui prévaut en Angleterre, cette fonction si honorable de maître d’école tombe quelquefois en des mains bien indignes. Il ne faut ni brevet de capacité, ni autorisation administrative pour ouvrir une école; cette profession est souvent le refuge de malheureux qui ont essayé sans succès d’autres métiers. Le romancier populaire Dickens a donné dans Nicolas Nickleby le tableau de ce que peut être, ou du moins de ce qu’était autrefois le régime scolaire des petites villes de province.

Depuis la fastueuse Eton, où la noblesse du royaume envoie ses rejetons, jusqu’à l’humble pension de village qui reçoit les enfans de la petite bourgeoisie, l’échelle est complète; il y a des écoles pour tous les goûts. Depuis le principal de Harrow, qui jouit d’un traitement annuel de 150,000 francs, jusqu’au pauvre pédagogue d’un comté rural qui meurt de faim avec ses élèves, il y en a de tous les prix. Partout on enseigne plus ou moins le latin, l’histoire, les mathématiques, en un mot toutes les matières que nous avons coutume de comprendre sous le terme générique d’enseignement secondaire. Chaque père de famille choisit suivant ses ressources. La liberté est complète, absolue. Quel en est le résultat? Nous ne sommes guère capables, avec nos idées françaises de règle, d’organisation de discipline, d’apprécier les bons et les mauvais côtés d’un tel régime. Laissons la parole aux Anglais; ils sont plus que nous en état d’apprécier ce qui leur manque. Or voici le jugement que les commissions royales d’enquête ont porté sur les écoles secondaires de l’Angleterre et les modifications qu’elles proposent d’y introduire. « Si un jeune homme, disent les commissaires de la reine, après quatre ou cinq ans passés dans une école, la quittant à dix-neuf ans, n’est pas capable d’expliquer un morceau facile de latin et de grec sans l’aide d’un dictionnaire, ou d’écrire le latin grammaticalement, ne sachant presque rien de la géographie et de l’histoire de son pays, ignorant toute langue moderne excepté la sienne, à peine en état d’écrire l’anglais correctement, de faire une simple opération d’arithmétique, de démontrer une proposition facile d’Euclide, tout à fait étranger aux lois qui gouvernent le monde physique, avec des yeux et une main non exercés au dessin, une oreille fermée à la musique, un esprit peu cultivé et sans aucun goût pour la lecture et l’observation, son éducation intellectuelle doit être regardée comme manquée, quand même il n’y aurait rien à blâmer dans ses principes, dans son caractère et dans ses mœurs. Nous sommes loin de prétendre que ce portrait représente le résultat ordinaire de l’instruction donnée dans les écoles publiques; mais, si nous en jugeons par les témoignages que nous avons recueillis et par les observations que tout le monde peut faire chaque jour, nous pouvons dire que la classe de jeunes gens à laquelle convient ce portrait est beaucoup plus nombreuse qu’elle ne devrait l’être. »

Les Anglais font encore finement remarquer que cette éducation manquée est surtout le partage de jeunes gens riches ou de bonne famille, dont les principales écoles publiques sont remplies, tandis que les enfans des classes moyennes reçoivent dans des écoles spéciales une instruction mieux appropriée aux temps modernes, si bien que l’élite de la nation reste seule étrangère aux progrès des sciences et de l’industrie. De ce que l’aristocratie et le clergé s’abstiennent des études utiles d’où découle la richesse publique, il est à craindre que le respect des classes moyennes pour les classes supérieures n’aille sans cesse en diminuant. Ce que l’on reproche le plus aux écoles publiques, — il faut entendre par là celles qui sont pourvues de dotations, — c’est l’étroitesse de leurs programmes classiques et les formes surannées de leur enseignement. Si ces écoles n’étaient pas favorisées, il n’y aurait aucun reproche à leur faire, puisqu’il serait juste qu’elles aient alors toute liberté d’action ; mais les amples revenus des legs dont elles disposent font obstacle à ce que des institutions plus modernes s’établissent sur le même terrain. Il importe donc de commencer par réformer les écoles publiques, tâche délicate, car cela ne peut se faire souvent qu’en abrogeant les prescriptions imposées par le fondateur. Dans ces collèges de professeurs émérites, d’ecclésiastiques vénérables, tous d’un âge avancé, qui président à l’enseignement et qui sont les plus opiniâtres champions des vieilles études, on se propose d’introduire des gens du monde, intelligens sans doute, mais assez étrangers au métier pour n’en pas avoir les préjugés. On veut encore créer des conseils provinciaux qui seraient investis d’une haute surveillance sur les écoles d’un district et les tiendraient sous le coup d’inspections périodiques, mettre au centre du gouvernement une autorité plus élevée qui donnerait de l’unité au système entier de l’instruction publique; mais que l’on ne s’y trompe pas, les Anglais n’entendent pas pour cela supprimer la liberté de l’enseignement, dont ils ont cependant constaté les abus. Leur sentiment à cet égard se décèle lorsqu’il s’agit de régler les droits des professeurs. Ils veulent bien reconnaître le grand mérite des professeurs français, et ils avouent sans trop de peine que la supériorité de notre corps enseignant est due à l’influence exercée sur tous par l’école normale supérieure. Croit-on qu’ils vont demander la création d’un établissement analogue? Ils s’en abstiennent par plusieurs motifs qu’il serait trop long d’énumérer ici, mais dont le principal est assez curieux : l’état serait seul assez riche pour entretenir une école normale, des entreprises rivales ne pourraient lutter contre lui; il n’y aurait donc plus de place, disent-ils, pour la variété des aptitudes, le libre jeu des opinions, l’originalité des méthodes, auxquelles l’Angleterre doit une bonne partie de sa grandeur et de sa prospérité.


II.

Bien que réunie à l’Angleterre par un lien politique depuis deux siècles et demi, l’Écosse conserve encore dans ses mœurs et ses institutions un caractère éminemment national. Chose bizarre, elle est restée, malgré l’éloignement, plus latine que saxonne. L’Écossais est intelligent, frugal, économe, il aime le travail. Dans quelque pays qu’il se rende, — et il émigré volontiers, — quelque profession qu’il embrasse, il réussit sans peine. Aussi cette vieille contrée se maintient-elle à un rang honorable dans l’ordre des nations civilisées, quoique son climat soit rude et que son sol montagneux soit peu fertile. La population écossaise ne connaît guère l’ivresse des entreprises aventureuses et des opulences subites ; les habitudes de la société sont encore patriarcales. Pour emprunter à M. Fearon une expression heureuse, la richesse ne s’est pas développée plus vite que la civilisation. Sauf peut-être à Glasgow et dans quelques autres villes de haut commerce, on ne rencontre pas de ces ignorans parvenus, si nombreux en Angleterre, qui, partis d’un rang infime, arrivent par un coup de fortune à marcher de pair avec les familles des classes élevées. En Angleterre, l’homme qui possède 100,000 francs de revenu ne veut pas fréquenter celui qui n’en a que 10,000, et celui-ci regarde avec mépris l’individu qui ne possède rien. Le négociant rougirait de voir ses enfans élevés dans la même école que les enfans de son commis. Les Écossais ne sont pas si dédaigneux et craignent moins de se compromettre ; les classes sont plus mêlées, l’éducation est plus généralement répandue et estimée, parce que le succès est moins souvent l’effet du hasard.

Toutefois il convient de faire une restriction : si d’une part il y a mélange fraternel dans les écoles écossaises entre les enfans des ouvriers et ceux des classes moyennes de la société, il faut reconnaître d’autre part que les familles nobles, les grands propriétaires terriens et les principaux industriels envoient de préférence leurs fils en Angleterre. Ces jeunes gens reçoivent l’instruction secondaire à Eton, à Rugby ou à Harrow, l’instruction supérieure à Oxford ou à Cambridge. Ce n’est pas que les établissemens d’instruction de leur pays natal soient indignes de recevoir une jeunesse riche et intelligente : ils ont souvent possédé, surtout pour la philosophie et les sciences exactes, des professeurs dont la renommée était européenne; mais le niveau des études paraît s’être abaissé par l’effet de diverses circonstances. Peut-être la facilité des communications y a-t-elle puissamment contribué. De plus les enfans de l’Écosse ont, paraît-il, un accent désagréable que l’on considère comme un cachet provincial. Les parens sont bien aises de faire disparaître dès le jeune âge par un séjour prolongé en Angleterre ce léger défaut qui rend un peu ridicules les jeunes gens destinés à vivre plus tard dans la haute société. De cette absence systématique des enfans de bonne famille, il est résulté qu’un bien petit nombre des enfans que contiennent les écoles ont le loisir d’y prolonger leur séjour jusqu’à l’âge de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, terme habituel des études universitaire?. Les exigences d’une vie modeste décident les jeunes gens à abréger le cours de l’enseignement général pour commencer plus tôt l’apprentissage d’une profession. Il est passé maintenant dans les habitudes que l’instruction secondaire se termine vers quinze ou seize ans, et que l’instruction supérieure proprement dite, qu’il appartient aux universités de dispenser, se continue jusqu’à dix-neuf ans au plus.

L’Écosse a le droit d’être fière de l’ancienneté de ses écoles, car on en cite plusieurs qui existaient avant l’an 1200, et il paraît certain qu’au XVIe siècle il y avait un grand nombre d’écoles de grammaire dans ce pays si éloigné du centre intellectuel de l’Europe. On cite même un document de cette époque qui imposait l’enseignement obligatoire aux fils des propriétaires fonciers, prescription prématurée qui resta sans doute à l’état de lettre morte en ces temps reculés, puisque l’on a tant de peine à la faire exécuter aujourd’hui chez les peuples qui l’ont sanctionnée. La création d’un système général d’enseignement populaire fut l’œuvre de la réforme religieuse, qui eut en Écosse un caractère spécial de rigidité. Chaque paroisse fut contrainte, par une loi qui remonte à plus de deux siècles, d’avoir une école ; puis il se forma peu à peu des écoles plus importantes que l’on appela collèges ou académies, et des universités qui sont encore au nombre de cinq, nombre excessif pour un si petit territoire.

On ne doit pas s’attendre à trouver dans les écoles paroissiales de ce pays l’image de ce que les écoles primaires sont en d’autres contrées, chez nous par exemple. Les paroisses pourvoient avec libéralité aux besoins de l’instruction publique; l’instituteur atteint sans peine, avec les rétributions scolaires et d’autres petits profits, un traitement supérieur à 2,000 francs. Dans un pays où la vie est à bon marché, où la frugalité est une habitude, ce serait déjà une petite fortune ; des legs considérables dont les écoles ont été gratifiées en beaucoup d’endroits améliorent encore la position des maîtres élémentaires. Ainsi le legs Milne assure un supplément de traitement de 500 francs par an aux instituteurs du comté d’Aberdeen, à la condition que chacun d’eux donne l’instruction gratuite à 25 élèves. Le legs Dick, dont le capital atteint presque 3 millions de francs, se partage entre les écoles des trois comtés de Moray, Banff et Aberdeen. Le donateur, M. James Dick, qui mourut en 1828, consacra presque la totalité de sa fortune à l’amélioration de l’instruction populaire, afin d’élever graduellement le niveau littéraire des maîtres et des élèves. Les personnes qui administrent cet important capital chargent un inspecteur de visiter les écoles paroissiales des trois comtés au moins une fois en deux ans. Nous avons trouvé en Angleterre des écoles capricieusement dotées, grâce à d’antiques fondations dont le temps a multiplié la valeur. Voici en Écosse des allocations plus régulières. Dans l’un et l’autre pays, l’individu vient en aide à l’état. Que pourrait-on citer d’analogue en France? Quels bienfaiteurs songeraient à doter richement des écoles soumises à la règle uniforme d’un pouvoir unique et centralisé? L’influence heureuse de ces ressources supplémentaires n’a pas été longtemps à se faire sentir. Les administrateurs du legs Dick soumettant les instituteurs à des épreuves sévères avant de leur accorder une part des opulentes allocations dont ils disposent, les maîtres sont presque tous maintenant des hommes d’un mérite reconnu, des gradués des universités. Confinés dans des villages ou des bourgs, ces instituteurs instruits et bien payés ne se contentent pas de la tâche ingrate d’apprendre à lire ou à écrire aux petits paysans; ils recherchent les vocations, cultivent les dispositions naturelles de leurs élèves, et donnent une éducation plus relevée à ceux qui en sont dignes. Le latin, le grec et les mathématiques sont enseignés même au village. L’école paroissiale prépare à l’université. De pauvres enfans qui n’ont ni bas ni souliers traduisent Virgile et Homère ou résolvent des équations du second degré. Qu’une bourse, si peu importante qu’elle soit, vienne à leur échoir, ils se rendent à l’une des universités écossaises où l’on vit à bon marché, car les étudians ne connaissent pas les fastueuses distractions d’Oxford et de Cambridge : partis du point le plus bas, ils parcourent sans obstacle le cycle entier de l’enseignement classique. Est-ce un mal, comme MM. Demogeot et Montucci voudraient nous le persuader? Ces deux savans professeurs redoutent que le jeune homme soustrait à l’existence monotone de son village par ces études délicates ne soit plus qu’un être déclassé, honteux de son obscure origine, mécontent de la société, qui lui a ouvert à moitié la porte sans prendre soin d’assurer son avenir. Devenu supérieur au milieu dans lequel il est né, le jeune campagnard ne voudra plus conduire la charrue. Ce n’est pas les Géorgiques à la main, nous dit-on, qu’on laboure la terre. Ces craintes seraient tout au plus de mise en France, où le paysan ambitieux émigré de son village à la ville la plus voisine. Dans les îles britanniques, l’homme qui ne se croit pas à sa place va au Canada, aux Indes ou en Australie. Il y fait fortune, s’il est en réalité instruit et intelligent; puis sur le retour de l’âge il revient au pays natal. Il sert d’exemple et de stimulant à la jeune génération qui le suit.

On le voit, il n’y a pas en Écosse une ligne de démarcation bien tranchée entre l’instruction primaire et l’enseignement secondaire. Cependant les principales villes possèdent des établissemens scolaires qui, sous le nom d’écoles urbaines (burgh schools) ou d’académies, donnent aux langues anciennes plus de développement que les écoles paroissiales. Par malheur, ces écoles urbaines, qui dépendent en général de l’administration locale, ont souvent dépéri par la faute des municipalités. Il y a trente ans, avant qu’une loi n’y eût remédié, la gestion des communes écossaises était si défectueuse que plusieurs municipalités furent déclarées en faillite. Ce n’est pas au reste que les écoles secondaires aient été moins bien pourvues que celles des campagnes par de généreux bienfaiteurs. Un ecclésiastique, le Dr Andrew Bell, qui avait amassé une grande fortune à Madras, laissa en 1830 3 millions de francs pour la création assez bizarre d’écoles secondaires basées sur le principe de l’enseignement mutuel. Le capitaine Mackintosh, de la marine marchande de l’Inde, légua en 1809 un capital de 10,000 livres sterling à l’académie royale d’Inverness pour l’éducation gratuite des enfans de toutes les familles portant le nom générique de Mackintosh. Cette générosité avait été mal calculée. Il ne se présente jamais qu’un petit nombre d’ayant-droit, si bien que les fidéi-commissaires du legs sont réduits à joindre chaque année une part du revenu au capital.

Ce n’est pas dans les écoles fondées, comme celles du Dr Bell, sur un principe exclusif, qu’il convient d’examiner ce qu’est l’enseignement secondaire en Écosse; ce n’est pas non plus dans les petits établissemens que des municipalités obérées soutiennent avec peine, moins encore dans les innombrables écoles privées, parfois excellentes, mais souvent peu honorables, qui pullulent au-delà de même qu’en-deçà de la Tweed. Il vaut mieux s’adresser aux grandes écoles de villes telles qu’Edimbourg, Glasgow ou Aberdeen. Les établissemens scolaires de ces dernières sont aussi des institutions purement municipales; mais ils appartiennent à des villes opulentes. En outre, ils ont été mis par une réorganisation récente au niveau des progrès du siècle. En général, les écoles dont les méthodes d’enseignement ont été récemment modifiées se décorent du nom d’académies ; cependant on n’y voit pas plus qu’ailleurs une ligne de démarcation entre l’instruction primaire et l’instruction secondaire. Écoles paroissiales, académies ou universités, toutes se font concurrence.

L’organisation même des études en est un peu la cause. Il n’y a pas en Écosse un programme commun à tous les élèves. On enseigne les langues mortes et vivantes, les mathématiques, les sciences naturelles, le dessin. Chaque matière d’enseignement est tarifée ; les parens ont liberté entière de faire apprendre à leurs enfans ce qui leur convient. Celui-ci se contente du latin, un autre se borne aux mathématiques. L’instruction religieuse elle-même n’est pas obligatoire ; le plus souvent elle est conforme aux principes de l’église presbytérienne. Les enfans d’une autre croyance qui s’abstiennent d’y prendre part ne font qu’user d’une liberté commune à tous les élèves de l’école. L’avantage principal de ce système d’éducation est que chaque père de famille a la latitude de réduire autant qu’il lui convient la rétribution scolaire. Comme d’ailleurs toutes les écoles sont des externats et que les élèves trop éloignés du toit paternel sont libres de se loger en ville suivant leurs moyens, les familles qui jouissent d’un revenu médiocre peuvent aussi bien que les plus riches procurer à leurs enfans le bénéfice d’un enseignement secondaire plus ou moins prolongé. Ce système permet aussi de réunir dans les mêmes classes les jeunes filles et les jeunes garçons. Ce n’est pas un des moins étonnans caractères de l’instruction publique en Écosse que le mélange des deux sexes dans toutes les écoles.

On doit comprendre par ce qui précède que ce qu’il y a de plus remarquable dans le régime scolaire de ce pays est le manque absolu d’organisation. La liberté prévaut partout. Nous avons des lois, des décrets ou des arrêtés ministériels soigneusement élaborés qui interdisent la confusion des sexes, qui règlent les conditions de l’internat, qui limitent la compétence des maîtres et dressent des programmes obligatoires. Le maître de pension le plus honorable et le professeur le plus autorisé sont obligés de se tenir sur le lit de Procruste des prescriptions universitaires. Il n’y a rien de semblable en Écosse. On ne s’en trouve pas plus mal, puisque les jeunes Écossais se distinguent, nous l’avons déjà dit, par la solidité et la trempe de leur éducation ; mais c’est qu’il y a au dehors des écoles une force singulière qui contre-balance les vices du système. Cette force, c’est l’intérêt extraordinaire que les parens prennent à l’éducation de leurs enfans. Non-seulement le père de famille est lui-même instruit et sait apprécier au juste quelle dose d’instruction convient à son fils, non-seulement il paie sans hésitation le prix quelquefois élevé de la rétribution scolaire, mais encore, ce qui vaut mieux, il a le souci de suivre jour par jour les progrès du jeune élève, de lui demander compte de ce qu’il fait, de l’encourager ou le réprimander à propos. Quelques partisans d’une liberté absolue envieront peut-être ce système d’éducation et rêveront de le transplanter ailleurs. Ce qu’il faut envier plutôt, c’est l’esprit national, qui est cause qu’un tel système peut durer sans inconvénient.

La liberté d’enseignement que possèdent les habitans des îles britanniques se retrouve naturellement chez les Anglais des États-Unis, sauf les modifications dues aux habitudes sociales des Américains. Ici l’instruction secondaire est négligée; au contraire l’instruction primaire est très répandue; on a même essayé, quoique sans succès, de la rendre obligatoire. Tous les enfans, pauvres et riches, garçons et filles, sont élevés ensemble. L’état n’exerce aucun contrôle sur les écoles, qui ne dépendent que du pouvoir municipal. Les professeurs sont peu instruits; fermes sans sévérité, patiens sans faiblesse, ils entendent la discipline à merveille; puis ils sont énergiques, ce qui est la qualité favorite des Américains. Leurs classes sont vivantes, on ne s’y endort jamais, rapporte non sans quelque admiration l’un des commissaires de l’enquête anglaise. Ce genre d’éducation ne produit pas des savans, mais c’est une préparation directe à la vie que chaque citoyen de l’Union doit mener par la suite. Les écoles publiques de l’Allemagne ont été guidées par le même principe dans une voie bien différente.


III.

Les écoles allemandes furent régénérées, il y a trois cents ans, par les réformateurs religieux, car les partisans de Luther étaient en général des hommes instruits et lettrés. En Prusse au moins, les écoles reçurent, au commencement de notre siècle, une nouvelle vie à la faveur du grand et patriotique mouvement qui modifia de 1806 à 1812 l’organisation civile et militaire du royaume. Il existait déjà, depuis le règne de Frédéric le Grand, un conseil supérieur de l’éducation. Sous la direction suprême de ministres habiles, — l’un d’eux fut Guillaume de Humboldt, qui était à la fois un savant illustre et un homme politique, — l’instruction publique suivit les progrès du temps. On ne doit pas s’étonner que les écoles de la Prusse se soient débarrassées des traditions du moyen âge. Il y a plutôt lieu d’admirer qu’elles aient échappé à l’influence prépondérante du gouvernement central; elles sont encore aujourd’hui soumises dans une juste mesure à l’action dirigeante de conseils provinciaux. Il n’est pas moins remarquable que les programmes des études aient fait une large place aux sciences modernes tout en restant fidèles au culte des humanités.

Ce que l’on appelle ailleurs l’enseignement secondaire se donne dans l’Allemagne du nord en des établissemens de diverses catégories, suivant l’âge des élèves et la nature des études qu’ils veulent suivre. Les enfans débutent aux écoles préparatoires (Vorschulen), où ils restent jusqu’à dix ans; s’ils subissent avec succès à cet âge un examen qui porte sur les matières d’enseignement des premières années, ils sont admis dans une école plus élevée, soit au gymnase, soit à l’école réelle. Les gymnases sont l’équivalent de nos lycées français, à cela près que les classes inférieures manquent. Les études y sont réglées sur un plan uniforme pour tout le royaume de Prusse en vertu d’arrêtés ministériels; mais il n’y a pas, comme en France, d’étroits programmes. Le professeur se meut à l’aise dans le cadre que le règlement lui trace. Seulement on ne tolérerait pas qu’il donnât à son enseignement un caractère pratique ou professionnel. On a jugé avec raison que les études de l’adolescence doivent avoir pour but de développer les facultés naturelles du jeune homme plutôt que de le préparer à l’exercice d’une profession. A côté des gymnases, qui conduisent aux universités et par conséquent aux professions, comme le droit ou la médecine, pour lesquelles une instruction supérieure est requise, les écoles réelles (Realschulen) reçoivent ceux dont l’éducation doit se terminer plus vite. Le nom seul de ces dernières institutions, de création assez récente, dit assez bien le but qu’elles se proposent. Sans renoncer à cultiver l’intelligence par des études d’une portée générale, on veut que les élèves acquièrent des notions utiles, qu’ils pénètrent dans la réalité des choses. On avait essayé d’introduire ce mode d’enseignement dans plusieurs écoles de l’Allemagne du nord, il y a près de cent ans; mais il ne répondait pas alors à un besoin bien senti. L’accroissement tout moderne du commerce et de l’industrie en a mieux fait apprécier le bienfait. Les écoles réelles qui existaient en 1859 ont reçu à cette époque une organisation uniforme en même temps que l’état en rendait la création plus facile dans les villes qui n’en possédaient pas. Le programme des études n’y est point exclusivement scientifique, et le latin s’y maintient à une place honorable jusqu’à la fin des classes; les mathématiques et les sciences naturelles ont la plus large part, l’instruction religieuse n’est pas négligée, et les langues étrangères, le français notamment, sont cultivées avec soin. Avec une population de 18 millions d’habitans, la Prusse possédait en 1863 255 établissemens publics d’instruction secondaire fréquentés par 66,000 élèves. C’est à peu près autant que la France en compte dans ses lycées et ses collèges, tandis que l’Angleterre en pourrait enregistrer à peine 16,000, tant dans les écoles publiques que dans les écoles privées de diverses catégories. On voit par là que la Prusse est, de ces trois états, celui qui possède les plus florissantes écoles secondaires. Il vaut la peine de rechercher à quelle cause ce succès est dû. L’enseignement officiel ne jouit cependant d’aucun privilège ; il a même le désavantage de ne s’adresser qu’à des élèves externes. Tous les jeunes gens qui fréquentent les écoles du gouvernement vivent dans leur famille ou sont logés dans des pensions particulières. Les écoles privées au contraire logent, nourrissent et instruisent tout à la fois. Pourquoi ces dernières n’ont-elles pas prospéré sous un régime de libre compétition? Il faut l’attribuer d’abord assurément à l’excellence des études, au mérite des professeurs[3], à l’heureuse distribution des programmes des établissemens publics. On peut encore en chercher la raison dans l’indifférence politique et religieuse de l’état à leur égard, dans les prérogatives réservées à l’autorité provinciale, prérogatives qui compensent les abus d’une centralisation trop absorbante; mais la cause principale qui maintient l’enseignement public à un niveau élevé se découvre dans la nature des examens auxquels est soumis l’élève qui veut, après avoir terminé ses études secondaires, être admis aux universités ou dans les diverses écoles spéciales. Nous allons retrouver là, sous une forme plus sévère, l’équivalent du baccalauréat français.

Nous l’avons dit, le gymnase mène à l’université, l’école réelle prépare aux professions industrielles. Pendant longtemps, l’étudiant qui voulait se faire immatriculer n’avait qu’à se présenter pour la forme devant le doyen de la faculté dont il désirait suivre les leçons. L’ examen d’admission était aussi superficiel qu’en Angleterre. Il arrivait alors que les jeunes gens, admis à des cours pour lesquels ils n’étaient pas préparés, prolongeaient sans fruit leur séjour à l’université. Ceci était d’autant plus regrettable que les étudians jouissent, entre autres privilèges, de l’adoucissement du service militaire. On prescrivit plus tard des épreuves d’immatriculation plus rigoureuses; mais elles étaient subies devant les professeurs des facultés, qui ont grand intérêt à n’écarter personne, parce que leurs émolumens s’augmentent des rétributions scolaires. Enfin, par une réforme qui date de 1834, le certificat de fin d’études dut être délivré par une commission qui se compose en majorité de professeurs du gymnase. Seulement, à la différence de ce qui se passe en d’autres contrées, ce n’est pas le savoir plus ou moins étendu de l’élève que l’on juge; l’examen n’est pas un inventaire, les Allemands se sont dit que le but à atteindre est non pas de garnir la mémoire de faits mal digérés, mais de développer l’esprit par un enseignement sain et suffisamment prolongé. Nous dirons encore cette fois que ces idées ne sont pas neuves. Les mêmes principes sont professés en d’autres pays. Cependant on a peut-être réussi en Prusse mieux qu’ailleurs à les faire passer dans la pratique des choses. Ainsi le candidat vient-il d’une école publique, il faut qu’il y ait passé deux ans dans les classes les plus élevées; se présente-t-il comme élève d’une école privée, il doit justifier de l’emploi de son temps pendant les années antérieures. L’examen est dirigé en toutes choses de façon à constater que le candidat a été soumis à un système d’éducation de bon aloi pendant plusieurs années.

Visitons maintenant, comme exemple, quelques écoles prussiennes. A Berlin, elles sont nombreuses. Il y a huit gymnases, et deux d’entre eux se sont annexé des écoles réelles; il y a en outre quatre écoles réelles indépendantes et une école municipale supérieure. Ces divers établissemens recevaient en 1863 une population scolaire de 7,000 enfans, sans comprendre les Vorschulen ou écoles préparatoires. Encore le public se plaint-il qu’il n’y ait pas assez de place. « Dans toute la Prusse, dit M. Arnold, on entend la même plainte : les écoles secondaires ne suffisent pas au flux incessant des élèves qui viennent y chercher les bienfaits de l’éducation. L’état augmente ses dotations, les municipalités s’imposent de nouveaux sacrifices, et cependant il y a toujours plus d’élèves que de places vacantes, quoique la rétribution scolaire ait été augmentée. » L’établissement d’instruction secondaire le plus remarquable à Berlin est le gymnase de Frédéric-Guillaume. On y trouve réunies, outre le gymnase proprement dit, une école réelle, une école préparatoire et une école de filles, avec un total de 2,200 élèves des deux sexes. Cette institution a cela de particulier qu’elle couvre presque ses dépenses avec le produit des rétributions scolaires qu’elle perçoit; elle ne possède en rentes qu’un revenu insignifiant, et ne demande à l’état qu’une faible subvention. Elle fut fondée il y a cent ans par un ministre protestant; en 1809, en un moment de grandes réformes, elle se mit sous le contrôle de l’état de même que les autres écoles secondaires de Berlin. Au reste, quoique protestante par son origine, elle reçoit des catholiques et même des juifs. Il n’y a, de même que dans les autres écoles publiques, que des élèves externes. Le prix des études ne s’élève qu’à 98 francs par an, et encore y a-t-il un élève sur dix exempté du paiement de cette modique rétribution. Les études classiques sont cultivées avec succès au gymnase de Frédéric-Guillaume. On en jugera par ce fait que le professeur de la classe la plus élevée parle latin à ses élèves, et que ceux-ci lui répondent dans la même langue. On convient toutefois que l’usage habituel d’une langue étrangère, surtout d’une langue morte, est plus favorable à l’exercice de la mémoire qu’à la culture du goût et de l’esprit.

La plus fameuse des écoles de l’Allemagne du nord n’est pas à Berlin, elle est à Pforta, dans la Prusse saxonne; c’était autrefois une abbaye cistercienne qui, sécularisée à l’époque de la réforme, fut transformée quelques années plus tard en école protestante; les riches revenus de l’ancienne abbaye sont administrés aujourd’hui par l’autorité provinciale, ils dépassent 200,000 francs par an. Cette institution, qui avait possédé jusqu’en 1815 les vieux privilèges féodaux, à tel point qu’elle conservait le droit de justice au civil et au criminel, exhibe encore certains vestiges des traditions du moyen âge : chaque jour avant le dîner, les élèves entonnent un hymne latin dans le réfectoire. On y compte 205 enfants, presque tous boursiers, qui n’ont à payer, pour prix de la nourriture, du logement et de l’instruction qu’ils reçoivent, qu’une rétribution fort minime. Les places vacantes sont distribuées partie par le gouvernement prussien, partie par les corps municipaux de différentes villes et partie par le gouvernement saxon.» Les candidats désignés doivent avoir douze ans au moins ; nul n’est admis sans un examen assez sérieux. Aussi les études classiques de cet établissement sont-elles renommées dans toute l’Allemagne. Il est d’usage que les élèves aient un jour par semaine sans leçons ni classes; ce n’est pas une journée de repos, mais ils ont la liberté d’étudier ce jour-là ce qui leur plaît. Cet encouragement donné au travail individuel des jeunes écoliers témoigne beaucoup en faveur de leur application et de leur caractère, car une telle liberté ne serait souvent chez nous, on ne le sait que trop, qu’un encouragement à la paresse. Située au milieu des bois et des prairies, l’école de Pforta possède, aussi bien que les écoles de l’Angleterre, de vastes champs de récréation, seulement on n’y retrouve pas les jeux favoris de la jeunesse anglaise. Le cricket et le canotage sont remplacés par la gymnastique; cet exercice, qui est plutôt un travail qu’un délassement, convient mieux que les jeux de fantaisie à des enfans studieux dont les courtes récréations doivent être consacrées à des distractions hygiéniques. En somme, cette institution, partie du même point que celles d’Eton et de Harrow, montre assez bien comment les Allemands s’y sont pris pour déraciner les défauts que les Anglais ont laissés se perpétuer dans leurs écoles publiques. Ajoutons encore que le corps enseignant n’a pas, comme en Angleterre, absorbé la meilleure partie des revenus scolaires. Il n’y a pas dans toute la Prusse un seul professeur de l’enseignement secondaire dont le traitement atteigne 9,000 francs; le recteur de Pforta, qui a le poste le plus envié, reçoit 7,500 francs par an, plus la jouissance gratuite d’une maison. Sans avoir les fastueux traitemens de leurs confrères des îles britanniques, les professeurs allemands vivent heureux et contens; ils n’en sont pas moins capables ni moins dévoués à leur tâche, et, à défaut d’un salaire élevé, ils sont peut-être récompensés par plus de considération. Dans un pays qui n’est pas corrompu, la considération a sa valeur tout comme l’argent, nous dit avec justesse M. Arnold. En résumé les Allemands du nord sont fiers de leur organisation d’enseignement, et ils ont raison. Des gymnases qui donnent une instruction scientifique développée avec mesure et des écoles réelles d’où la culture classique n’est pas exclue se partagent sans jalousie les faveurs du public et les encouragemens de l’état. Des écoles de plusieurs catégories répondent aux besoins variés des diverses portions de la société. Les classes sont bien remplies, les professeurs ont acquis une réputation méritée. Veut-on avoir le secret de cette prospérité? Il nous suffira de répéter ce que nous disions plus haut de l’Ecosse : les pères de familles sont eux-mêmes instruits; ils apprécient la valeur d’une éducation distinguée, et savent juger quelle sorte d’instruction convient à leurs fils.


IV.

De l’Allemagne, passons en Suisse. Nul pays au monde n’est plus largement doué sous le rapport scolaire. Prenons pour exemple Zurich, qui est peut-être en avance sur les autres cantons de la confédération, sans toutefois les dépasser de beaucoup. Sur un territoire et avec une population dont un département français serait l’équivalent, il existe une université, une école polytechnique, une école vétérinaire, une école d’agriculture, deux grandes écoles classiques, deux grandes écoles réelles, une école normale, 57 établissemens d’instruction secondaire et 365 écoles primaires. Il est digne de remarque en outre que plusieurs de ces écoles sont estimées à l’égal des meilleures de l’Europe. Il est encore à noter que tous ces établissemens, depuis le plus humble jusqu’au plus élevé, sont réunis par le lien d’une organisation commune. Au début se trouve l’école primaire, que chaque enfant doit fréquenter. L’instruction est obligatoire en effet de sept à treize ans. Le père de famille est libre de faire donner à ses enfans une éducation particulière; mais il doit justifier alors qu’ils reçoivent une instruction d’égale valeur, et il paie néanmoins la rétribution scolaire. Les programmes de ce premier enseignement sont larges; ils comprennent les élémens de la géométrie et de la physique, l’histoire et la géographie, le chant et le dessin. Les écoles publiques ont si bonne réputation que l’on y trouve toutes les classes de la société confondues. Au sortir de là, les enfans pauvres sont encore assujettis à suivre pendant trois ans des cours hebdomadaires de musique et d’instruction secondaire. Les autres passent ces trois ans à l’école élémentaire supérieure, qui donne presque une instruction secondaire, ou bien ils vont à l’école industrielle, qui prépare à l’exercice de certaines professions, ou encore au gymnase, qui conduit à l’université. L’école industrielle prépare aussi au Polytechnicum, où tous les cantons de la Suisse recrutent leurs ingénieurs et leurs professeurs de sciences appliquées. A chaque degré de cette échelle ascendante d’institutions scolaires correspond un comité ou un conseil d’éducation dans lequel les parens, l’autorité locale et le corps enseignant sont représentés. Les maîtres, bien payés quoique sans excès, jouissent d’une influence considérable.

L’école industrielle est calquée, à peu d’exceptions près, sur le modèle des Realschulen de la Prusse, sauf que le latin et le grec sont entièrement mis de côté. Le français, — on est ici dans la Suisse allemande, — l’anglais et l’italien entrent dans le cours normal des études. Le plus gros reproche que l’on puisse faire à cet établissement, c’est que les professeurs se laissent trop aller à spécialiser leur enseignement. Ils forment des mécaniciens, des chimistes, des commerçans; mais ils ne s’occupent guère de former des hommes. Il en est de même au gymnase, où, chose étrange, le grec n’est pas obligatoire : ici, il n’y a ni vers ni thèmes latins, à peine une version par semaine. Lettres et sciences sont cultivées pour l’utilité pratique que l’élève en retirera dans l’avenir plutôt qu’en vue d’une éducation libérale. « L’esprit qui règne à Zurich, dit M. Arnold, ainsi que dans les cantons les plus avancés de la Suisse allemande, est un esprit d’industrialisme intelligent, mais pas encore assez intelligent pour s’affranchir de la vulgarité. A Lausanne et à Genève, l’usage de la langue française et les traditions d’une vie intellectuelle plus raffinée ont introduit d’autres élémens; cependant, même dans ces villes, le mouvement des trente dernières années a eu pour effet de développer l’industrialisme de la Suisse allemande. » En somme, l’éducation que reçoivent les jeunes Suisses rappelle assez bien celle des jeunes Écossais, elle produit plutôt un peuple éclairé que des esprits d’élite. Déjà la Suisse manque de professeurs pour le haut enseignement; elle est obligée de les emprunter à l’Allemagne. Encore, si bien payés qu’ils soient à l’université et au Polytechnicum, ces professeurs ne font pas long séjour à Zurich, parce que le milieu n’est pas favorable aux spéculations désintéressées de la science et aux calmes études de la littérature. En un mot, l’instruction supérieure est presque absente. Toutefois, dans la sphère modeste où il se maintient, ce petit pays donne un grand exemple : l’enseignement est libre, l’ouverture d’une école privée n’est assujettie qu’à des mesures d’ordre peu sévères; cependant tout le monde va aux écoles publiques, et les écoles privées qui subsistent ne reçoivent guère que des enfans étrangers qu’attire une ancienne réputation plus ou moins usurpée. C’est à coup sûr une grande présomption de sagesse en faveur des organisateurs de l’enseignement officiel que cette préférence accordée aux écoles publiques dans une contrée où chacun est instruit et sait raisonner.

Quand ce ne serait que par respect pour d’antiques traditions, il serait injuste de laisser de côté l’Italie dans une revue de l’enseignement secondaire en Europe. Si Paris fut le centre du grand mouvement universitaire des XIe et XIIe siècles, si Paris eut toujours la prééminence pour la théologie, que l’on considérait alors comme la plus noble des études, l’Italie a eu des universités avant la France, car on prétend que l’université de Pavie a été fondée par Charlemagne. Bologne fut célèbre au moyen âge par ses écoles de droit canon et de droit civil; il y avait 12,000 étudians dans cette ville. Salerne acquit une égale réputation par l’enseignement de la médecine. Il paraîtrait que l’influence du clergé catholique contribua par la suite des temps, comme en Angleterre le respect pour des usages archaïques, à écarter de l’enseignement public les réformes que le progrès des idées rendait indispensables. M. Arnold en convient : il n’y a rien, dit-il, qui ressemble plus à Eton ou à Harrow qu’une école romaine. — En fait d’instruction, ne pas avancer, c’est décroître : seulement la décadence est apparue plus vite en Italie qu’en Angleterre. Les universités italiennes, si florissantes quelques siècles auparavant, en arrivèrent à être considérées bien moins comme des centres d’instruction que comme des corporations aptes à conférer des diplômes, et, conséquence nécessaire, les examens ne furent plus qu’une cérémonie d’apparat. Il y a eu un temps où Oxford et Cambridge conféraient des titres aux candidats sur leur bonne mine; à Naples, on vit mieux encore : la noble famille d’Avellino possédait le privilège de conférer le grade de docteur en droit ou en médecine et de percevoir en argent les droits de diplôme. Les XVIIe et XVIIIe siècles furent au-delà des Alpes une époque de torpeur pour les arts et la littérature. Les sciences continuèrent, il est vrai, à briller d’un vif éclat avec Galilée, Torricelli, Spallanzani, Galvani et Volta. M. Arnold, en fervent disciple des lettres anciennes, ne manque pas de faire observer à ce propos que ceci est une preuve de l’impuissance de la culture scientifique à maintenir le niveau intellectuel d’une nation, puisque les Italiens, de leur aveu, sont encore plongés au bout de cette période d’indifférence littéraire dans une atmosphère peu favorable aux hautes études.

Nous admettrons plus volontiers avec M. Arnold que le grand mérite de la révolution de 1789 fut de débarrasser l’Europe des vestiges du moyen âge, et que la renaissance scolaire en Italie date de l’occupation française. Enclin par nature, peut-être aussi par calcul, à favoriser les études scientifiques, Napoléon régénéra les écoles italiennes. En même temps qu’il créait à Pise une école normale sur le modèle de celle de Paris et qu’il reconstituait le collège médical de Naples sur des bases sérieuses, son frère le roi Joseph convertissait les couvens en écoles, et fondait des lycées dans les provinces à moitié barbares de l’Italie méridionale. Quoique enrayées par la réaction des années qui suivirent 1815, ces premières réformes donnèrent naissance à un courant d’idées progressives que l’on s’efforce de développer aujourd’hui avec plus de bonne volonté, hélas ! que de succès.

Nous avons trouvé l’instruction secondaire florissante en Écosse, et surtout en Prusse et en Suisse, où l’instruction primaire est universelle, moins développée dans l’Angleterre, qui néglige les écoles du premier âge. On sait aussi que la population des lycées et collèges de France s’est accrue à proportion des progrès que l’instruction faisait dans les classes pauvres. S’étonnera-t-on qu’en Italie, où les trois quarts des adultes ne savent ni lire ni écrire, les études élevées soient dans un déplorable état d’abandon? L’ancien gouvernement des Deux-Siciles s’opposait même à la fondation d’écoles primaires; il n’y en avait que quatre à Naples avant l’annexion. Les écoles publiques d’enseignement secondaire étaient inconnues. Les établissemens tenus par des moines n’enseignaient qu’un peu de latin, et négligeaient le grec aussi bien que les langues étrangères, l’histoire et les sciences exactes. Lorsqu’un édifice doit être reconstruit en entier, c’est par la base qu’il faut commencer. Il convient donc à l’Italie de diriger d’abord tous ses efforts vers l’enseignement élémentaire. Pour ne pas nous écarter de notre sujet, nous dirons seulement ce qu’elle fait eu faveur de l’instruction secondaire. La loi Casati, promulguée en 1859, est une imitation un peu trop servile des institutions scolaires de la France; elle prescrivit des programmes et des épreuves d’examen, tant pour constater le mérite des professeurs que pour vérifier les progrès des élèves; elle organisa un état-major administratif secondé de conseils consultatifs où l’élément local est représenté. Enfin cette loi établit une hiérarchie entre les divers établissemens d’instruction. Il y eut des gymnases et des lycées, les premiers fréquentés par les élèves des classes élémentaires et de la division de grammaire, les seconds comparables aux classes supérieures de nos lycées français. Parallèlement à ces deux catégories d’écoles qui donnent la culture classique, les écoles techniques reçoivent les enfans qui recherchent l’enseignement plus modeste des sciences utiles. Le plan d’ensemble de cette organisation scolaire est bon; mais dans la réalité on n’a pas été capable de le suivre avec constance. Le nombre des lycées, des gymnases et des écoles techniques s’est accru outre mesure; il y en avait en 1865 plus de 200 pour moins de 25,000 élèves. Le corps enseignant est trop nombreux, mal rétribué, et partant peu instruit. Le niveau moyen des études est si faible que les examinateurs sont souvent forcés d’être trop indulgens, d’où il résulte que les diplômes sont illusoires. La grande université de Naples, que fréquentent 5,000 étudians, n’exige encore aucun certificat d’aptitude des jeunes gens qui suivent les cours. On attribuera ces défauts, si l’on veut, à la mollesse native du peuple italien; mais il nous paraît plus juste de les mettre à la charge du régime d’études déplorable que la loi Casati a eu la prétention de réformer.

On vient de voir quels principes président à l’instruction secondaire chez les peuples les plus avancés en civilisation. Nous avons trouvé les Anglais trop classiques dans leurs grandes écoles publiques, trop libres dans les méthodes d’enseignement, trop indépendans dans l’organisation scolaire. Les Écossais, enclins à déprimer le niveau supérieur des études, sont dotés par compensation d’un système d’enseignement primaire très efficace. Les Américains du nord sacrifient aux connaissances utiles la haute culture intellectuelle. Les Suisses s’abandonnent aux tendances industrielles, ce qui est d’autant plus fâcheux que l’organisation de leurs écoles du premier degré est parfaite; l’Italie ne peut montrer que de louables efforts de réforme. L’Allemagne du nord triomphe par la bonne tenue de ses écoles et par un partage judicieux entre les études littéraires et les études scientifiques. Enfin la France marche du même pas que l’Allemagne, si ce n’est peut-être que l’influence du pouvoir central l’emporte trop souvent sur celle des autorités locales et des pères de famille; mais c’est sans doute matière à éloges que nous ayons su nous maintenir, avec un naturel moins studieux, au même rang que nos voisins d’outre-Rhin.

En définitive, on reconnaîtra qu’à l’étranger comme en France, abstraction faite des querelles politiques et religieuses auxquelles l’éducation publique ne devrait jamais être mêlée, la question la plus discutée partout en matière d’instruction secondaire est d’établir un accord équitable entre les lettres et les sciences. D’une part on nous affirme que les lettres sont indispensables pour maintenir la supériorité morale des hautes classes de la société, d’un autre côté la suprématie industrielle et commerciale d’une nation dépend sans contredit de la diffusion des connaissances scientifiques. Il paraît incontestable aussi que la culture littéraire exclusive ne donne pas aux jeunes gens la précision de raisonnement dont ils auront besoin dans les affaires de la vie. A dire vrai, la cause de l’enseignement scientifique n’a plus besoin d’être défendue; même en Angleterre, les sciences s’imposent dans les écoles de tout rang par l’irréfutable motif de l’utilité. On discuterait moins à ce sujet, si l’on avait soin de faire la distinction qu’il convient d’établir entre l’éducation et l’instruction. L’instruction se compose de ce que l’enfant apprend; nul doute qu’elle ne doive s’occuper surtout des choses utiles. L’éducation a un but plus élevé, qui est de former des hommes, de tremper les caractères, d’aiguiser l’esprit. L’éducation est le produit de deux facteurs, le savoir et l’intelligence, qui ne sont pas indépendans l’un de l’autre, mais qui ne marchent pas toujours du même pas. La vertu spéciale des humanités est de maintenir ces deux facteurs dans un juste rapport, et c’est un service signalé qu’elles nous rendent, car, s’il est regrettable quelquefois que l’instruction fasse défaut aux gens intelligens, il est dangereux ou tout au moins superflu qu’un homme ait plus de savoir que d’intelligence, ce qui est le défaut trop fréquent d’un enseignement mal dirigé.


H. BLERZY.

  1. On en vit une preuve bien remarquable en 1862, lorsque la première commission royale commença ses travaux d’enquête. Elle eut tout d’abord l’idée de se rendre compte de l’état de l’enseignement en soumettant les élèves à des examens écrits. Les neuf principales écoles de l’Angleterre refusèrent de se prêter à cette épreuve, ou montrèrent tant de répugnance à l’accepter que les commissaires de la reine n’osèrent ni insister ni passer outre.
  2. Certains collèges d’Oxford et de Cambridge font passer un examen d’admission à l’étudiant qui se présente pour être immatriculé, mais c’est l’exception. Ceux qui ont une clientèle assurée agissent ainsi ; ceux qui n’ont pas la vogue acceptent au contraire tous les candidats sans épreuve préalable. En réalité, l’entrée aux universités anglaises n’est précédée d’aucun examen.
  3. Les Prussiens ne contestent pas les services que notre École normale supérieure rend à l’instruction. Ils ont plusieurs établissemens du même genre d’où sortent chaque année des jeunes gens voués à l’enseignement; mais ils aiment autant les candidats qui, après avoir achevé avec succès le cours des études universitaires, ont suivi pendant un an au moins les leçons d’un professeur émérite. Les jeunes maîtres recrutés de cette façon sont d’aussi bons pédagogues, disent-ils, et ils ont plus d’initiative. En Prusse, de même qu’en Angleterre, on ne veut voir dans notre École normale supérieure qu’un séminaire de hautes études.