De l’Enrichissement des marchandises et des services - Causes et effets

De l’Enrichissement des marchandises et des services - Causes et effets
Revue des Deux Mondes3e période, tome 60 (p. 512-551).
DE L’ENCHÉRISSEMEINT
DES MARCHANDISES
ET DES SERVICES

CAUSES ET EFFETS.

La cherté progressive des marchandises et des services, c’est-à-dire l’obligation pour chacun de fournir en numéraire une somme de plus en plus forte pour arriver à la satisfaction de ses besoins ou de ses désirs, est un fait général, permanent, dont on se plaint toujours et partout, et auquel on se résigne comme à une fatalité irrémédiable. Cette plus-value incessante réagit sur toutes les existences d’une manière plus ou moins supportable, mais il arrive des jours de fièvre où les prix, s’élevant par une poussée soudaine, faussent le niveau habituel des consommations et des salaires, introduisent ou augmentent la gêne dans le plus grand nombre des familles, et par le mécontentement qu’ils propagent, menacent de devenir un embarras politique, sinon un danger. Nous traversons une crise de cette nature, et on peut s’attendre à ce que l’inévitable baisse, après une hausse insoutenable, amène des jours difficiles. Le mal est-il donc sans remède ? Le mouvement des prix dans les échanges et dans le travail, si grande que soit son influence sur le sort des peuples, n’a jamais été expliqué scientifiquement. On l’attribue vaguement à l’affluence des métaux précieux, à la multiplication des papiers de banque faisant office de monnaie, à un accroissement général de la richesse. Ces motifs, vraisemblables à première vue, ne soutiennent pas l’analyse économique ; ils ne suffiraient pas à expliquer l’enchérissement de toutes choses qui s’est produit dans un courant d’environ sept années, des derniers mois de 1874 à la fin de 1881. Si une étude aussi importante a été négligée, c’est peut-être qu’en temps ordinaires la progression, quoique ininterrompue, n’est pas assez prononcée, assez malfaisante pour qu’on s’applique à en rechercher les causes : mais la crise dont nous souffrons encore a mis le problème à l’ordre du jour; l’évidence des faits en a facilité l’étude, et de même que, dans les expériences scientifiques, on se sert d’appareils pour grossir les objets et en pénétrer les mystères, l’exagération des prix en ces derniers temps a grossi le phénomène à tel point que sa raison d’être n’échappe plus à l’observation. On en peut saisir la loi, et c’est ce que je vais essayer de faire.


I.

Il importe de rappeler au début de cette étude une loi économique trop souvent méconnue : c’est que la réunion des revenus individuels dans une nation est nécessairement égale à la valeur totale, ou, pour mieux dire, au prix mercantile des produits matériels livrés aux échanges.

Si, d’une part, il était possible d’évaluer, d’additionner les revenus de tous les habitans d’un pays depuis les plus grands capitalistes jusqu’aux mendians qui n’ont pour vivre d’autre ressource que l’aumône, et, d’autre part, si l’on parvenait à totaliser les prix définitifs, les prix payés par les derniers acheteurs de tous les produits matériels vendus et consommés, les chiffres de ces deux additions devraient se balancer.

Pour affermir cet énoncé à l’état d’axiome, il est nécessaire d’élucider la question du revenu, qui est restée assez confuse dans les idées du public. On parvient difficilement à s’entendre, parce que l’on confond souvent la valeur d’utilité avec le coût mercantile des produits, le prix de revient avec le chiffre de la vente. Dans les premières estimations du revenu national, on se conformait par réminiscence aux théories des anciens physiocrates, on ne tenait compte que de ce qu’ils appelaient alors le revenu net des propriétaires fonciers et des industriels. Plus tard, on a évalué la richesse collective du pays en relevant pour les grandes productions les prix des principales marchandises, d’après les statistiques officielles qui procèdent par des généralités et inscrivent seulement les cours des matières premières. Il est résulté de ces diverses méthodes des estimations tellement arbitraires, tellement divergentes, tellement invraisemblables le plus souvent, que leur impossibilité saute aux yeux.

Pour revenir à la réalité, il faut d’abord établir bien nettement la notion du revenu. On me pardonnera les détails un peu arides dans lesquels je vais entrer : ils sont indispensables pour éclairer le problème que j’agite.

L’obscurité en ces matières provient de ce que l’on confond habituellement dans le langage commun la rente et le revenu. La rente est une redevance que l’on touche sans travail, le revenu est l’ensemble des ressources dont chacun dispose pour vivre. Qui dit revenu, dit moyen de consommation, pouvoir d’achat: tout le monde consommant et achetant plus ou moins, il s’ensuit que tout individu isolé ou toute famille a un revenu petit ou grand. Le revenu de l’industriel est ce qui lui reste pour ses besoins personnels après paiement de tous ses frais. Le revenu du fonctionnaire ou du commis est son traitement, celui de l’ouvrier est son salaire. Des employés de diverses catégories, commis de commerce, ouvriers des champs, domestiques, soldats, sont nourris : la nourriture est une consommation qui fait partie de leur solde et qui doit être évaluée dans leur revenu. Le mendiant lui-même a pour moyen de consommation, c’est-à-dire pour revenu, ce que la charité lui donne.

Grands ou petits, les revenus de toute nature, sans aucune exception, aboutissent directement ou par voie détournée à un achat et à la consommation d’une production matérielle, d’un objet échangeable. Analysez l’emploi d’une fortune quelle qu’elle soit. Un capitaliste réalise 100,000 francs de revenu ; une partie est employée pour ses besoins personnels et ceux de sa famille : c’est la consommation directe. Une autre partie de son avoir est consacrée à rémunérer des services immatériels : c’est la consommation indirecte ; il a payé des médecins, des professeurs, des artistes, il a fait des libéralités à des amis: ceux-ci, à leur tour, donnent satisfaction à leurs besoins en achetant et en consommant des objets matériels, et ils livrent à d’autres, pour solder divers services, des sommes qui entrent dans la composition des revenus de ceux-ci. Descendez d’échelon en échelon, en continuant cette analyse, et vous verrez que la fortune du riche se désagrège pour ainsi dire, et par les paiemens qu’il a faits pour solder des utilités ou des jouissances, les 100,000 francs de son actif ont servi de proche en proche à des consommations d’objets matériels provenant de l’agriculture ou de l’industrie. Il n’y a pas même d’exception pour les sommes qui sont prélevées sur les revenus pour être économisées. Les économies individuelles, sources de la richesse nationale, ne sont pas amoncelées en espèces monétaires : elles donnent lieu à des placemens qui aboutissent toujours à des emplois commerciaux, c’est-à-dire à des achats de produits consommables.

Quoique n’étant pas des marchandises échangeables, il faut encore classer au nombre des produits qui se paient avec les revenus les loyers d’habitation et les transports : ce sont, à tout prendre, des consommations réelles puisqu’une maison se détruit par l’usage qu’en font les locataires, puisque les transports exigent un matériel qu’il faut renouveler, et que, d’ailleurs, bâtimens et transports concourent à la production matérielle.

Revenu et dépense sont donc synonymes, puisque la portion du revenu que le possesseur ne dépense pas personnellement et dont il fait économie est transmise à d’autres par une sorte de délégation et fournit à ceux-ci les moyens d’acheter et de consommer les objets matériels nécessaires pour le soutien de leur existence.

Il en est ainsi jusqu’à épuisement des produits matériels mis en vente et échangés contre l’ensemble des revenus individuels. Il ressort de là, je le répète, que s’il était possible d’additionner, d’une part, la production en tout genre d’un pays, estimée au prix vénal et définitif de chaque chose, et, d’autre part, le revenu, autrement dit la puissance d’achat de chaque individu, les deux additions arriveraient à s’équilibrer dans un même total.

Mais, dira-ton, production et revenu sont des puissances variables. Le revenu nominal d’un pays, évalué en monnaie, peut s’abaisser ou s’élever suivant la prospérité plus ou moins grande de la phase qu’on traverse : de même, la production subit des influences qui font varier en plus ou en moins les objets mis à la disposition des acheteurs. Comment s’établira l’équilibre entre ces deux élémens?

Ici intervient la grande loi, la loi souveraine de l’offre et de la demande. Quand la somme nominale des revenus ayant pouvoir monétaire augmente, quand il n’y a pas en même temps augmentation effective des produits matériels offerts à la consommation, les prix de toutes choses, marchandises et services, s’élèvent : la progression des prix correspond à l’accroissement du pouvoir d’achat. Si la production effective des articles de consommation et d’usage augmente, tandis que le chiffre total des revenus est stationnaire ou s’amoindrit, ce qui n’est pas impossible, mais qu’on voit rarement, les prix de toutes choses décroissent proportionnellement.

Si la capitalisation d’où découlent les revenus est tellement intelligente et tellement sincère qu’elle détermine une augmentation des produits correspondant au développement des ressources individuelles, si le revenu collectif est la rémunération légitime d’une activité féconde, l’équilibre se maintient, les prix ne varient pas.

Ces faits constituent un axiome qui n’a pas été suffisamment éclairé par les théoriciens de l’économie politique, et cependant les conséquences de cet axiome sont d’une portée considérable à plusieurs points de vue[1].

La question à l’étude en ce moment, celle de l’enchérissement de toutes choses, exige que l’on totalise par un chiffre la force du revenu national, c’est-à-dire la puissance d’achat avec laquelle la nation, prise dans son ensemble, aborde les élémens innombrables de ses consommations. Il n’y a pas malheureusement de constatation officielle, de renseignemens précis et authentiques pour servir à l’établissement exact de ce chiffre, et d’ailleurs les deux élémens du calcul, les ressources collectives et la quantité effective des produits, sont par leur nature mobiles et variables. Ils se modifient d’année en année; il faut donc procéder par des approximations appliquées à une période restreinte; mais, dans le domaine illimité des conjectures, on peut trouver une méthode qui approche autant que possible de la vérité.

Le dénombrement de 1876, qui ne paraît pas avoir été beaucoup modifié par celui de 1881[2], a donné lieu à une publication officielle où la population est classée par professions. Ce document énumère, en séparant les deux sexes, les propriétaires et chefs d’industrie, les commis, employés et ouvriers, hommes de peine et domestiques, avec la famille à leur charge. J’ai subdivisé ces groupes en catégories assez nombreuses pour que les estimations partielles laissent peu de place à l’erreur. Par exemple, dans le domaine agricole, j’ai compté à part la propriété très grande, grande, moyenne, petite, en tenant compte du produit industriel et de la rente foncière; puis les fermiers et métayers, propriétaires d’une partie de leur culture ou non propriétaires, les paysans possesseurs d’un coin de terre et travaillant à façon pour autrui. Quant aux salariés de l’agriculture, il a fallu distribuer par groupes, hommes ou femmes ; les ouvriers spéciaux, les simples manœuvres ou domestiques, et, pour ceux qui sont nourris, évaluer le coût des alimens, qui entre dans leurs soldes. L’industrie et le commerce comportaient des subdivisions encore plus subtiles : il y a la grande industrie avec ateliers, le haut et le petit commerce, en distinguant surtout, au regard des salaires, Paris et les villes plus ou moins grandes des départemens et en admettant de nombreuses catégories selon les localités. Les professions libérales, fonctionnaires, instituteurs, avocats, médecins, savans et artistes, professions où le revenu varie de l’opulence à la pauvreté, admettaient naturellement d’assez nombreuses classifications, A chacune des catégories que je viens d’énoncer j’ai rattaché par approximation les consommateurs improductifs qui, vivant ordinairement à la charge du chef de famille, entrent ainsi en partage de son revenu. Enfin, pour correspondre au dénombrement général de la population, il restait à noter les non valeurs et les déclassés, qui ont pour revenu ce qu’on leur donne ou ce qu’ils dérobent.

De cette décomposition du corps social il est résulté à mes yeux un total de 370 groupes que j’ai examinés successivement, en attribuant à chacun d’eux un chiffre de revenu exprimant le pouvoir d’achat qu’il peut appliquer à ses besoins ou à ses jouissances. Ce sont là, je le répète, des évaluations approximatives, la réalité absolue n’étant pas possible avec des élémens qui sont dans un état perpétuel de mobilité ; mais on reconnaîtra que ces conjectures, éclairées par les données de l’expérience et par les renseignemens divers que l’on peut recueillir, n’ont rien d’invraisemblable, que d’ailleurs, dans un aussi grand nombre d’évaluations, l’exagération sur un point est corrigée par une insuffisance d’autre part, et qu’en définitive s’établit un équilibre exprimant le fait réel.

De ces recherches et de ces calculs il résulte qu’en 1881, — je précise la date, — la population française, à ne considérer que les ressources provenant de son activité intelligente, a déployé un pouvoir d’achat dont je trouve le total entre 31 et 32 milliards de francs (chiffre trouvé 31,624,637,000), mais ce chiffre ne représente pas la totalité du revenu; il exprime seulement la somme produite par le labeur national. Il y a une autre source de revenu qui s’épand et qui est recueilli sans labeur : c’est, comme on dit aujourd’hui, l’intérêt des valeurs mobilières, le dividende, la rente provenant des capitaux placés à divers titres. Ici la précision n’est pas encore possible, mais on a du moins pour s’éclairer quelques points lumineux. Les valeurs d’état non soumises à l’impôt, rentes, pensions, dotations, caisses d’épargne, annuités diverses, répondent à partager 1 milliard 235 millions. L’impôt de 3 pour 100 sur le revenu des valeurs mobilières correspond à une rente de 1 milliard 1/2, produite par les emprunts des villes, les actions et obligations de chemins de fer, les banques, les sociétés industrielles d’origine française ou étrangère; avec l’appoint des petites commandites qui échappent aux recherches, on arriverait probablement pour ces deux catégories de rentes à un total de 3 milliards. C’est à peu près le revenu qu’une statistique récente attribue à l’empire britannique pour ses valeurs mobilières, si l’on en retranche environ 700 millions de rentes extérieures sur fonds d’état et 250 millions de dividendes industriels que l’Angleterre tire des pays étrangers, ressources qui manquent presque complètement à la France[3]. La propriété bâtie exigeait une estimation à part. Or, si l’on tient compte du gonflement anormal des loyers pendant les trois années dernières, on peut sans exagération porter son revenu actuel à 2 milliards 1/2. Quant à la rente financière du sol cultivable, elle a été évaluée dans l’ensemble des revenus de l’industrie française.

En réunissant ces données diverses, on obtient un total dépassant 37 milliards de francs exactement : 37 milliards 125 millions), chiffre qui exprime nominalement, j’appuie sur ce mot, la somme que la nation française a pu consacrer en 1880 et en 1881 à ses besoins, à ses jouissances, à ses économies.

Arrivé à ce point, il est difficile de ne pas s’y arrêter un instant pour examiner par aperçu comment ces ressources collectives sont employées.

A la date de ces études, la population totale, en augmentation bien lente sur le dénombrement de 1876, dépassait déjà 37 millions d’à peu près 200,000. Il est assez remarquable que, vers la même époque, le revenu nominal de la nation se suit chiffré également un peu au-dessus de 37 milliards. Cela paraîtrait indiquer un contingent moyen de 1,000 francs par tête; ce n’est pas même 2 fr. 75 par jour. Que l’on réfléchisse un instant et qu’on cherche, non pas seulement parmi les riches, mais dans les conditions modestes, le nombre des individus dont la dépense quotidienne dépasse 2 fr. 75 ! l’excédent étant pris sur la masse, les petites existences subissent un amoindrissement qui descend jusqu’à l’invraisemblance ; il était même beaucoup plus marqué autrefois. Cette fatalité n’est pas particulière à la France ; elle existe bien plus cruelle encore dans presque toutes les sociétés humaines.

Pour obtenir un aperçu de la situation plus rapproché de la vérité, j’ai supposé deux catégories : d’un côté, les patrons plus ou moins capitalistes, c’est-à-dire ceux qui, travaillant comme les autres et souvent plus que les autres, possèdent un avoir qui leur assure une certaine indépendance; de l’autre côté, les salariés, ceux qui ont pour unique ressource leur travail et doivent attendre, pour travailler, l’initiative d’autrui. A chacun de ces deux groupes je rattache les personnes improductives, les non-valeurs à leur charge. Or les deux groupes se séparent en nombres à peu près égaux : 18,550,000 du côté des patrons et environ 100,000 de plus du côté des salariés. Dans le partagé des revenus, je trouve pour le patronat 24 milliards 436 millions : c’est un contingent de 1,317 francs par tête, soit 3 fr. 61 par jour. L’autre groupe, celui des salariés, ne recueille que 12 milliards 687 millions, soit par année 682 francs, 1 fr. 87 par jour. Mais ici se placent quelques remarques importantes: en admettant que le nombre des individus dont se compose un ménage est de 4, ce qui est le fait ordinaire, le revenu est de 5,268 francs par ménage dans la première catégorie et de 2,728 francs dans la seconde, et, comme, dans les têtes comptées, font nombre pour plus d’un tiers les enfans au-dessous de quinze ans et les vieillards au-dessus de soixante ans, dont la dépense est minime, la part des adultes profite de la différence. On aurait tort d’ailleurs de chercher dans ces moyennes une vue exacte des choses. En réalité, on trouverait parmi ceux qu’on a classés au rang des patrons, parce qu’ils possèdent un petit capital, des gens qui sont beaucoup plus à plaindre que certains salariés; il y a en très grand nombre des paysans propriétaires qui sont obligés pour vivre de travailler à la journée dans le champ du voisin plus riche : il y a des petits fabricans, ces petits boutiquiers dont l’existence commerciale est un problème ; il y a dans ce qu’on appelle les professions libérales des misères noblement subies, quoique bien douloureuses. Dans l’autre catégorie, au contraire, celle des salariés, que l’on désigne ainsi parce qu’ils travaillent à prix débattu et sous le commandement d’autrui, on trouvera certains commis de banque ou de commerce, tel clerc d’étude, des ouvriers d’élite dont les traitemens et les salaires dépassent souvent les ressources d’un chef de bureau dans un ministère ou d’un capitaine dans l’armée. Ajoutons que, dans la catégorie des capitalistes, les bouches inutiles à la charge du chef de famille sont plus nombreuses que parmi les salariés. La conclusion qui ressort de tout cela, c’est que, dans l’état actuel de la société française, il y a exceptionnellement, aux deux extrémités, des opulences choquantes et des misères invraisemblables, quoique trop réelles, mais que, dans la généralité, les classes se rapprochent et les ressources pour l’existence tendent de plus en plus à s’équilibrer.

Il a été dit que le chiffre du revenu collectif, autrement dit la somme des pouvoirs d’achat, est un chiffre mobile et qu’il se balance nécessairement avec le total de la production utilisée par le public consommateur. Ceux qui se rappellent les anciennes évaluations du revenu national que l’on arrêtait à des chiffres très bas (et moi-même, dans une étude déjà bien ancienne, je suis tombé dans cette erreur), ceux-là auront peine à comprendre que la production actuelle puisse s’équilibrer avec un revenu porté à plus de 37 milliards. Il n’est pas inutile de répéter qu’il s’agit dans ce calcul de la valeur des produits échangeables arrivés au dernier terme de leur consommation. Par exemple, au lieu de chiffrer l’hectolitre de blé en consultant la mercuriale, comme on l’a fait ordinairement, il faut considérer que ce même blé, réduit en farine, transformé en pain, en pâtisserie, vendu en détail, fournit un revenu bien supérieur au coût du marché primitif. Un courtier achète chez le propriétaire, dans un département lointain, cent belles poires qu’il paie 10 francs; à la halle de Paris, il les revend le double, et le fruitier les débite à raison de 0 fr. 50 pour la table des gens riches; voilà un revenu de 50 francs qui se partage entre le propriétaire et tous les intermédiaires. Il faut 1/2 kilo de café, qui coûte 3 francs, et 1/2 kilo de sucre, qui coûte environ 0 fr. 60, avec un peu de charbon pour faire 32 demi-tasses, qui, avec les gratifications ordinaires, sont débitées à raison de 0 fr. 50, ce qui procure 16 francs de revenu. Avec la dépense d’une vingtaine de francs pour sa toile et ses couleurs, un artiste crée une valeur qui augmentera de 20,000 francs son pouvoir d’achat. Il en est de même pour les objets de luxe ou de pure fantaisie, qui ont atteint en ces derniers temps des prix insensés. C’est ainsi que l’industrie et le commerce grossissent dans une proportion incalculable le chiffre qui fera nombre dans le calcul définitif des revenus et qu’on arrive sans invraisemblance à ce total de 37 milliards.

On me pardonnera, je l’espère, les détails assez minutieux dans lesquels j’ai dû entrer ; c’était une sorte de préface indispensable pour aborder scientifiquement le problème économique que j’ai pris à tâche d’examiner : celui de l’enchérissement des denrées, des marchandises et des services.

II.

L’élévation des prix, autrement dit l’amoindrissement des valeurs monétaires, semble un fait naturel dans l’ordre commercial : on le constate en tout temps et en tout pays. Ordinairement la progression est lente et à peine sensible, mais elle se manifeste quelquefois par de brusques secousses qui occasionnent des souffrances particulières ou des embarras publics : c’est ce qui arrive aujourd’hui. Le mal dont on se plaint a-t-il pour cause une surabondance de monnaie métallique? Non; le métal monnayé, instrument des échanges, facilite la distribution des revenus particuliers, mais il n’augmente le revenu national qu’au moment où il est introduit à l’état de marchandise importée et dans la mesure de sa valeur commerciale ; c’est une très faible addition à l’énorme total du revenu collectif qui règle le niveau des prix, — et d’ailleurs les autorités les plus compétentes sont d’accord pour déclarer que le stock du métal monnayé a été plus faible en ces dernières années qu’il y a vingt ans[4]. La frappe de l’argent a été suspendue, et l’or s’est écoulé au point de donner parfois des inquiétudes.

La monnaie fiduciaire, les billets de banque sont, pour la plus grande partie, la représentation des matières précieuses retirées de la circulation pour former l’encaisse. Les billets en excédent de l’encaisse correspondent à des escomptes commerciaux, c’est-à-dire à la mobilisation de marchandises déjà existantes, réelles, échangeables. Il en est de même des lettres de change, qui supposent une création industrielle antérieure, des chèques dont la provision existe chez le banquier qui les paie. Le Crédit foncier, — dont les titres, en mobilisant les immeubles, provoquent et fécondent le travail le plus utile au pays, l’agriculture, — et généralement les valeurs fiduciaires, jouent bien, dans une certaine mesure, un rôle monétaire; elles élargissent et précipitent la circulation, elles multiplient les bénéfices résultant du travail et de l’échange, et, à ce titre, elles grossissent les revenus. Mais, comme en même temps elles augmentent la production, elles fournissent la contrepartie à l’accroissement de ces revenus; s’il n’y avait dans cet ordre de faits que des opérations régulières et normales, l’équilibre entre l’offre et la demande, entre la puissance collective pour l’achat et la somme des produits livrés à la consommation serait maintenu ; il n’y aurait pas enchérissement des marchandises et des services, ou, si la cherté se produisait, ce serait par une progression lente et à peine sensible, comme celle que les populations subissent sans avoir trop à s’en plaindre. Il n’en a pas été ainsi dans les dernières années : l’enchérissement s’est prononcé rapide, brutal et de manière à susciter une souffrance sociale, une sorte de calamité dont les pouvoirs publics auront à s’occuper.

Y a-t-il à ce phénomène économique une cause que l’on puisse saisir? Oui ; et la cause réside dans la façon dont se fait le commerce des capitaux, dans le mécanisme de la Bourse, dont on a abusé de la manière la plus imprudente.

Que se passe-t-il dans une opération de bourse? Un titre représentant un capital et promettant un revenu est livré à un agent de change ; celui-ci trouve un acheteur au cours du marché et transmet à son client le prix de la vente. Voilà l’état régimentaire : mais dans la pratique, cet état normal n’est pour ainsi dire qu’une exception. Les opérations réelles, celles qui se traitent au comptant, ne représentent peut-être pas la centième partie des somme négociées fictivement à terme. Que l’affaire soit féconde ou qu’elle cache une duperie, celui qui a droit à une différence reçoit par les mains de l’agent de change une valeur effective, une somme de monnaie qui augmente son actif. Supposons un spéculateur en possession d’un revenu de 10,00 francs : un coup de bourse lui procure un bénéfice de 5,000 francs. Par le fait, ses moyens de consommation, sa puissance d’achat se trouvent portés à 15,000 francs; soit que l’heureux spéculateur applique la totalité des 15,000 francs à ses dépenses personnelles pour augmenter son bien-être, soit qu’il réserve une partie de ses ressources pour des placemens lucratifs, la somme entière arrivera sur le marché directement ou indirectement pour s’y échanger contre des objets de consommation. Il y aura augmentation de revenu, y aura-t-il dans le commerce un enchérissement correspondant à la plus-value idéale du titre négocié en bourse? La question est subtile : je vais essayer de l’éclaircir en présentant un exemple plus saisissant, celui d’une émission.

Une entreprise est lancée au capital nominal de 50 millions : le quart seulement est versé. Des circonstances avantageuses ou des manœuvres déshonnêtes élèvent en peu de temps l’action de 500 francs à 800 francs; voilà donc une majoration de 30 millions, somme qui se partage naturellement entre ceux aux mains desquels les titres ont passé. Et cette majoration n’est pas une valeur fictive, elle constitue une monnaie réelle, agissante, plus réelle, plus puissante que le papier-monnaie ou que la monnaie fiduciaire qui circule concurremment avec le métal, car la puissance du papier-monnaie est réglée commercialement d’après l’étendue de son émission et la monnaie fiduciaire a un cours variable qui la distingue de la monnaie métallique. Au contraire, la plus-value de l’action se monétise immédiatement, sur le comptoir de l’agent de change, en espèces sonnantes et courantes, en billets ou en mandats, que la Banque remboursera en or et argent. Celui ou ceux qui ont profité de cette plus-value ont donc un accroissement réel de revenu, ils peuvent se présenter sur les marchés avec un pouvoir d’achat agrandi. Or, si l’affaire dont il s’agit est normale et féconde, si elle a déterminé un travail utile et une augmentation de produits consommables, l’équilibre des prix n’est pas dérangé, la multiplication d’une denrée ou d’une marchandise utile contribue au bien-être du public; mais, au contraire, si l’affaire est creuse et stérile, si les revenus qu’elle crée fictivement n’apportent aucun contingent à la somme des produits échangeables, l’équilibre antérieur est dérangé et les prix s’élèvent dans la mesure où les revenus de création nouvelle développent les pouvoirs d’achat.

Vers le milieu de l’année 1874, un changement notable se produisit sur ce terrain brûlant dont la Bourse est le centre. Le ralentissement du travail pendant les années désastreuses avait épuisé les approvisionnemens en tout genre. Il y avait des besoins pressans, non-seulement en France, mais à l’étranger : de là une reprise très vive dans les manufactures et dans l’exportation avec de notables bénéfices. Les ruines de la guerre si lestement réparées, la souscription des 43 milliards pour la libération du territoire, avaient causé en Europe une sorte d’éblouissement. En même temps, le développement des travaux publics, qui devait aboutir un peu plus tard à un plan grandiose, mit en mouvement des activités et des appétits de toute rature. On se persuada qu’il y avait en France un fonds de richesse inépuisable et on se mit en mesure de l’exploiter. Dès lors, la Bourse de Paris devient un centre d’attraction qui rayonne sur le monde entier. Autour de ce foyer toujours incandescent, se constitue, s’organise ce qu’on appelle « la spéculation, » monde à part, accouru de partout et se rattachant à tous les autres pays par ses affiliations, ses arbitrages, étudiant au jour le jour les incidens, les besoins, les pulsations fiévreuses de la vie politique.

Sous ces influences, il se produisit un changement qui n’a pas été assez remarqué. Autrefois, le banquier spéculateur était un marchand de rentes : il achetait des titres pour les placer dans sa clientèle, et le quantum du revenu qu’il pouvait offrir au public était l’objectif et le régulateur de ses opérations. Ce que les anciens de la Bourse appellent la « nouvelle école » a changé tout cela. Aujourd’hui, l’idéal de la spéculation est le bénéfice qu’on peut faire jaillir du jour au lendemain de la majoration du capital. On a imaginé les combinaisons les plus subtiles, les engins les plus puissans pour le gonflement artificiel des capitaux. Le succès justifiant l’audace, il est entré dans les esprits que, grâce aux ressources merveilleuses de la France, la hausse est la loi générale et permanente du marché.

Le terrain était d’ailleurs préparé pour ce mouvement. Il y a quelque vingt ans, les grandes compagnies financières, créées peur contre-balancer la souveraineté trop absolue de la haute banque, organisèrent le drainage des petits capitaux. Il s’agissait, disait-on, de recueillir les économies modestes disséminées et stagnantes dans les familles, dans les petits comptoirs, en les attirant, par l’appât des placemens lucratifs, dans le domaine des grandes affaires. L’idée était bonne assurément, mais les affaires saines et suffisamment productives sont rares ; les hommes capables de les concevoir et de les organiser sont plus rares encore. La fatalité pour ces sociétés était l’obligation de fournir, à dates précises, de bons dividendes à leurs actionnaires. A défaut d’un courant suivi d’affaires productives, elles classaient leurs fonds disponibles dans la rente, avec prudence d’abord, et plus tard dans des émissions plus ou moins chanceuses qu’il fallait lancer et soutenir par la puissance des grands syndicats.

La prospérité éclatante de ces premiers établissemens, la grande situation qu’ils occupaient dans le monde des affaires, aiguisait les convoitises dans les coulisses de la finance, et les obstacles étant abaissés par la loi de 1867, on vit surgir des sociétés de spéculation en tous genres. Ce premier essor fut comprimé par la guerre de 1870 et les tristes événemens qui la suivirent. Mais, à partir de 1874 (j’ai déjà signalé cette date) commence la grande campagne de hausse. Une sorte d’hallucination donne à croire que la richesse du pays comporte une capitalisation toujours croissante, que toute valeur passant de main en main y doit laisser une plus-value et, dès lors, l’échauffement du jeu, le vertige du chiffre s’infiltrent contagieusement dans toutes les veines du corps social. C’est à qui trouvera des capitaux à grouper et des papiers à émettre.

La Bourse devient une espèce de champ clos où des luttes furieuses s’engagent. Les opérations à terme, pour soulever ou déprimer les cours, atteignent des chiffres qui seraient irréalisables si l’on devait les monétiser. On crée une banque avec un faible capital, fourni quelquefois par les fondateurs, qui restent ainsi maîtres des impulsions. On donne au début des dividendes attrayans, et quand le public a mordu à l’appât, on gonfle peu à peu le capital nominal jusqu’à un chiffre énorme afin de pouvoir glisser dans la circulation des titres sans valeur réelle ; on suppose tous ces titres achetés par un syndicat et alors on remplace la concurrence normale au parquet par des ventes à prix surfaits sur le marché libre.

Pour tout dire, les faits qui ont motivé en ces derniers temps une condamnation éclatante, souscriptions fictives, absence de versemens réglementaires ou versemens d’espèces qui disparaissent bientôt pour être remplacés par des papiers sans valeur, dividendes non justifiés et bien d’autres fraudes encore, ne sont pas des inventions propres à la société condamnée : ce sont des pratiques assez communes, mais comment les réprimer? Les renseignemens les plus essentiels font défaut pour la plupart des sociétés; il n’est pas même toujours facile d’arriver à connaître les noms des administrateurs prétendument responsables.

Pour amorcer le public flottant, il fallait mettre la presse dans son jeu. On imagine donc une publicité spéciale qui se diversifie et prend des développemens extraordinaires, celle des journaux dits financiers. Chaque banque, chaque foyer de spéculation, veut avoir son organe. Les feuilles enrôlées dans « la campagne de hausse » préparent les émissions, font sonner les dividendes, les primes acquises, les bénéfices prévus[5]. Répandues à très bas prix, et souvent même lancées gratuitement, elles pénètrent dans les hôtels comme dans les plus modestes intérieurs, dans les villes lointaines et jusque dans les villages : elles y enseignent qu’on peut gagnez plus d’argent sans travail en achetant des papiers qu’en fouillant la terre à grand’peine.

Un intelligent collectionneur possède un monceau de ces journaux financiers éclos en ces dernières années : il en comptait 85 et ce n’est pas tout. Un catalogue des journaux français, publié à Paris en avril 1881, en mentionne 228 contre 95 journaux politiques seulement. On distribuait des « mensualités, » c’est-à-dire des rétributions mensuelles comportant l’obligation d’insérer les « petits papiers » que les compagnies jugent à propos de répandre. On sait qu’une large place est acquise dans tous les journaux, même les plus sérieux, aux opérations de bourse et de finance : mais il en coûte cher pour déterminer un entraînement général du public. Pour soutenir des opérations de plus en plus fragiles, on a dû consacrer à la réclame des sommes de plus en plus fortes. Dans la faillite d’une banque qui s’était écroulée à grand bruit en 1880, après quelques mois de succès triomphans, le syndic a relevé une somme de 2,775,000 francs pour frais de publicité.

Ces manœuvres étaient suffisantes pour lancer et soulever des valeurs de crédit, mais elles auraient été impuissantes pour les soutenir à la hausse pendant des années sans un engin de spéculation dont on fît un usage immodéré : je veux parler des reports. Qu’un négociant fasse un emprunt pour éviter de vendre une marchandise à la baisse, rien de plus normal : mais que l’on groupe des capitaux d’une façon permanente, qu’on forme des sociétés spécialement destinées à provoquer la hausse en intervenant dans toutes les transactions, est-ce bien légitime? Des maisons qui s’établiraient pour faire hausser systématiquement le prix des grains ou du sucre n’auraient-elles rien à démêler avec la justice ? La réponse à cette question appartient au législateur.

Il s’agit seulement ici de constater un fait : c’est que, dans les récentes campagnes de bourse, le report, au lieu d’être une ressource accidentelle, s’est généralisé; il est devenu le moteur le plus énergique de la majoration des prix et du progrès, plus apparent que réel, de la richesse nationale. La spéculation aléatoire, n’ayant pour idéal que le bénéfice à réaliser par la plus-value des titres, enivrée, fascinée par ce mouvement de hausse qu’elle-même suscitait, ne reculait devant aucun sacrifice pour prolonger ses opérations jusqu’au jour favorable. Assez souvent des agens de change facilitent ce jeu par des arrangemens pour les courtages et pour les couvertures. La tentation est forte. La possibilité d’inscrire des chiffres énormes, de remuer de grosses sommes avec des ressources modiques pour les couvertures, enflamme les esprits aventureux. On force les reports pour obtenir la hausse dont on a besoin, et, en certains cas, les cours du titre augmentent à mesure que l’entreprise périclite.

De leur côté, les capitalistes sérieux, les détenteurs de la richesse effective, voyant souvent le prix attribué au report dépasser le revenu produit par le titre[6], constatent qu’il y a plus de gain et plus de sécurité à pratiquer ce genre de prêts sur nantissement qu’on appelle le report, qu’à spéculer directement sur les valeurs. La haute banque, aussi bien étrangère que française, fournit sous bonne caution le nerf de la guerre aux agités de la coulisse. Quelquefois, — et ici l’illégalité commence, — les sociétés financières mettent en report leurs fonds disponibles sur leurs propres titres. Un procès récent a montré qu’une de ces sociétés, celle dont l’écroulement a causé tant de ruines, avait, au jour de sa chute, acheté à terme ou pris en report ses propres actions ou celles des affaires accessoires qu’elle avait créées, pour une somme de 212,513,267 fr. ; ce qui explique comment on avait pu enlever au-delà de 3,000 fr. une valeur sur laquelle 125 francs seulement étaient versés. Le plus triste en tout cela a été l’éblouissement causé dans le monde commercial par l’exemple de ces gains faciles, rapides et sans travail : chaque jour de liquidation, des sommes incalculables, tirées des caisses de l’industrie et du commerce, étaient portées chez les agens de change pour être employées en reports, au grand détriment de la production, source de la vraie richesse. La fabrique lyonnaise s’est meurtrie en se laissant glisser sur cette pente; elle en souffrira longtemps.

De tous ces agissemens, de ces combinaisons poussées à outrance, soutenues par un ensemble et avec un entrain effréné pendant plusieurs années, il est résulté sur le marché français des valeurs négociables une hausse vertigineuse, qui fera date dans l’histoire économique de l’Europe, une hausse qu’on a saluée dans la foule comme un signe de prospérité, mais qui portait en elle bien des germes d’embarras privés et peut-être de malheurs publics.

La période d’expansion a pour point de départ, ai-je dit, la seconde moitié de l’année 1874, et s’étend jusqu’à la fin de 1881. J’ai cherché le total donné par la capitalisation des valeurs au cours de la bourse pendant le troisième trimestre de 1874 et j’ai refait le même calcul, à sept ans de distance, d’après les cours cotés dans le troisième trimestre de 1881. J’ai trouvé les majorations suivantes :

Pour les principaux types de rentes françaises : 4,791, 615, 000 fr. ; pour la Ville de Paris, en comptant deux émissions plus récentes, 323,210,000 francs; pour six grandes compagnies de chemin de fer français, plus deux chemins algériens garantis par l’état, actions et obligations, 4,392, 395,000 francs; pour la Banque de France et le Crédit foncier, 586,250,000 francs ; et enfin, pour un groupe de 39 compagnies financières ou industrielles, choisies parmi celles qui ont tenu la plus grande place dans la spéculation, telles que : le Comptoir d’escompte, le Crédit lyonnais, l’Union générale, le Gaz, les Eaux, le Suez, etc., 2,512,603,000 francs. Mes calculs appliqués à ces cinq catégories de placemens, comprenant, il est vrai, quelques sociétés qui n’existaient pas en 1874, donnent déjà une plus-value de 12,605,970,000 francs; mais cette première évaluation laisse en dehors les fonds départementaux, les fonds étrangers qui jouent un rôle important sur le marché français, les mines, les assurances, dont l’essor est considérable, nombre de petits chemins de fer dont l’existence est à peine remarquée, les omnibus, les tramways, la navigation fluviale et maritime, les grandes usines industrielles, et d’innombrables entreprises dont les actions ne sont pas cotées à la Bourse et se négocient en banque. Ces valeurs de second ou troisième ordre ont, comme les valeurs maîtresses, profité du mouvement ascensionnel commandé par la spéculation à outrance; elles se sont capitalisées à des prix plus ou moins surfaits. On ne s’exposerait donc pas au reproche d’exagération en disant que la hausse soutenue artificiellement sur le marché français du second semestre de 1874 à 1881 a déterminé un accroissement de richesse plus apparent que réel, et que la plus-value nominale des capitaux mobiliers acquise pendant cette période d’environ sept ans peut être chiffrée par quinze milliards de francs.

Quand on a atteint ces hauteurs, le vertige commence. Les cours excessifs cotés à la Bourse, comparés avec les dividendes espérés, ne font plus ressortir que des intérêts insuffisans. On prévoit d’ailleurs que les sociétés à court de ressources vont essayer de fortifier leur capital par l’appel des versemens complémentaires : les cliens qui avaient rêvé des bénéfices se trouvent menacés d’un débours considérable. Un frisson de panique se répand de proche en proche : on s’agite pour réaliser. Les acheteurs sérieux, ceux qui paient et gardent le titre, se retirent peu à peu ; le placement définitif, qui est la base solide de l’échafaudage, se rétrécit de jour en jour. Quant aux spéculateurs de profession, ils opposent à la chute une résistance désespérée; ils gonflent leurs opérations, ils précipitent l’échange des titres, achetant entre eux du papier avec du papier. Le prix des reports s’élève à mesure que l’édifice vacille et menace de crouler. Un jour vient où le report se retire tout à fait, et alors (pour employer ce vilain mot allemand qui est entré brutalement dans la langue française et qui malheureusement y restera), alors arrive le krach !

On vient de dire que les principales valeurs (rentes, chemins de fer, banque et 39 grandes compagnies de finance) avaient gagné en Bourse de 1874 à 1881, une plus-value de 12,605,770,000 fr. Un an plus tard, dans les derniers mois de 1882, ces mêmes valeurs avaient perdu 2,960,644,000 francs, soit un peu moins de 24 pour 100. Le même calcul recommencé au jour où nous sommes (septembre 1883), accuse une perte beaucoup plus forte: 5,291 millions, soit 42 pour 100 environ[7], déchéance qui n’est pas aussi prononcée qu’elle devrait l’être, parce que des valeurs à peu près mortes, n’ayant plus de marché, restent immobiles aux anciens cours.

Le plus grand embarras dans les crises de cette nature, ce n’est pas l’abaissement nominal des cours de bourse, c’est la difficulté pour les gens engagés dans les affaires de se procurer l’argent dont ils ont besoin avec des titres en défaveur ; c’est aussi la situation fausse et dangereuse des actionnaires qui, n’ayant opéré qu’un ou deux versemens, sont exposés à des appels de fonds complémentaires. Un relevé publié il y a deux ans constatait que, pour 24 sociétés financières dont le capital nominal montait à 1,881 millions, il n’y avait que 758 millions versés, et les versemens étaient-ils toujours sincères?

La crise dernière a soulevé une question qui n’a pas été nettement élucidée ; elle est, en effet, fort complexe.

On entend souvent dire, et même par des personnes autorisées : « La chute des valeurs mobilières, désastreuse pour un certain nombre d’individus, n’est pas un appauvrissement réel pour le pays pris dans son ensemble : ce que l’un a perdu, un autre le gagne; il y a déplacement de richesse et non pas ruine. » Ceci demande une explication : nous la trouvons en revenant sur ce qui a été dit précédemment.

Quand le détenteur d’une action de 500 francs la vend au comptant avec une prime de 100 francs, ce bénéfice aussitôt réalisé augmente d’autant son avoir, il possède 600 francs, qu’il peut appliquer à ses dépenses : mais l’acheteur se croit-il appauvri? Pas le moins du monde. Il possède en contrepartie un titre valant 600 francs, qui lui apporte un revenu, et dont il peut espérer un bénéfice ultérieur, titre qu’il peut donner en paiement, ou transformer instantanément en monnaie comme un billet de banque. De part et d’autre, le pouvoir d’achat est égal. Il y a donc, à ce moment, majoration du capital collectif, augmentation bilatérale de revenu et enrichissement dans la mesure de la prime acquise. Ce fait étant capital dans l’existence des sociétés, je ne crains pas d’y insister en le précisant par un exemple qui date d’hier.

Une banque au capital de 25 millions, et aujourd’hui en faillite sans un centime en caisse, donnait l’année dernière 80 francs de dividende pour 125 francs versés, et avait ainsi poussé ses actions jusqu’à 1,000 francs. Quel était le résultat effectif de cette manœuvre? Les bénéficiaires de la prime ont réalisé 500 francs par action, que l’agent de change leur a comptés en beaux écus. Les détenteurs du titre ont pu, pendant la période de hausse, dépenser un revenu de 80 francs, sans préjudice de la dépense à laquelle ils étaient sans doute incités par la possession d’un titre représentant une disponibilité de 1,000 francs. Il y a donc eu à un certain moment une addition au capital préexistant, une plus-value de 580 francs au moins par chaque action négociée ; majoration illusoire, mais agissant d’une façon efficace sur les marchés tant qu’a duré la confiance à la hausse, et tout cela sans que la contrepartie, la production du pays, ait été augmentée d’un grain de blé, d’un mètre d’étoffe. C’est par la multiplicité et la coïncidence des opérations semblables que s’est produit le phénomène que nous étudions en ce moment, l’enchérissement exagéré de toutes choses. Je reviens à la société écroulée que j’ai prise pour exemple.

Aujourd’hui le détenteur de son titre subit une perte sèche de 125 francs représentant le versement primitif, et de 500 francs pour la prime qu’il a payée, soit ensemble 625 francs, et il reste exposé à un rappel de 375 francs par le syndic de la faillite. La puissance collective du pays pour les achats, un instant surfaite, est retombée à ce qu’elle était avant l’opération. On pourrait donc dire à la rigueur qu’il y a eu, non pas destruction du capital national, mais un simple déplacement. La perte pour le pays n’en est pas moins très réelle; elle résulte évidemment en pareil cas de la perturbation dans toutes les affaires, des capitaux détournés des emplois productifs, des entreprises commencées auxquelles on ne peut donner suite, des chômages, des faillites inévitables et de la confiance évanouie.

Cette analyse, exacte pour les opérations au comptant, ne serait pas également applicable aux opérations à terme, beaucoup plus nombreuses et plus importantes que les premières. On a compris, en effet, que lorsqu’il y a vente réelle et livraison de titres que transforment à volonté en numéraire effectif, on a créé du numéraire dans la mesure de la hausse, autrement dit, une sorte de papier fiduciaire. Mille francs de rente en 1874 étaient au pair de 500 fr. Portés en 1881 à 119, la force d’achat inhérente à ce titre s’est trouvée augmentée de 3,800 francs, et la hausse a réagi sur le commerce comme s’il y avait eu émission supplémentaire de 3,800 fr. en billets de banque. Il n’en est pas de même dans les opérations à terme. Ici il est rare qu’il y ait livraison et disponibilité de titres avec lesquels on pourrait battre monnaie, et quand il en est ainsi, l’effet est celui de la vente au comptant. Le plus ordinairement, le vendeur à découvert ne possède pas les quantités énormes qu’il promet de livrer fin courant: l’acheteur ne serait presque jamais en mesure de solder ce qu’il achète. Il n’y a en présence que deux joueurs : la partie se règle par des différences à payer ; ce que l’un a gagné est sorti de la poche du perdant, et dans ce cas, il y a, non plus multiplication du capital ambiant, mais déplacement dans toute la réalité du mot, un solde au moyen du numéraire préexistant. Il faut remarquer toutefois que, si le marché à terme n’a pas eu une action directe sur l’accroissement du numéraire, il y a aidé indirectement par l’effet des combinaisons de jeu en usage parmi les spéculateurs. Les escomptes, par exemple, commandent la hausse en forçant les vendeurs à se procurer des titres par des achats au comptant. Il y a toujours trois ou quatre types, spécialement adoptés pour le jeu, et enlevés quelquefois à de telles hauteurs que la notion du revenu disparaît; on ne s’occupe plus que d’une capitalisation idéale. Ces types sont des remorqueurs, des leviers, — on leur donne souvent ces noms, — qui ont pour fonction d’entraîner, de soulever les autres valeurs et par la fascination qu’ils exercent ils attirent à la Bourse ceux qui achètent pour conserver. Par là encore la spéculation aléatoire réagit sur les placemens sérieux. En thèse générale, il ne serait pas possible qu’un trop grand écart subsistât longtemps entre le comptant et le terme.

J’ai rappelé, comme un principe qui ne laisse pas de prise au doute, que le prix total des objets de consommation s’équilibre nécessairement avec le chiffre qui résulterait de l’addition des revenus particuliers. J’ai constaté, d’autre part, que la hausse des valeurs mobilières, de 1874 à 1881, inclusivement devait être évaluée au minimum de 15 milliards. Dans quelle mesure cette majoration de 15 milliards qui a considérablement augmenté les revenus, a-t-elle réagi sur la valeur vénale des marchandises et sur le prix des services? Voilà ce qu’on ne peut savoir d’une manière précise; on en est réduit aux conjectures. Il faut bien admettre que toutes les primes cotées à la Bourre n’ont pas été des ballons subtilement gonflés, qu’il y a eu des entreprises fécondes, lesquelles, apportant dans le commerce une somme de produits en rapport avec la plus-value de leurs actions, n’ont pas contribué à l’exhaussement des prix. Il est certain aussi qu’un grand nombre de titres, détenus par des personnes qui vivent tranquillement de leurs revenus, n’ont pas été négociés; ils n’ont donc pas profité matériellement de cette prime qui, lorsqu’elle est monétisée chez l’agent de change, vient s’ajouter au chiffre des revenus préexistans. Toutefois, même dans les familles où on ne spécule pas, l’augmentation apparente du capital que l’on constate chaque matin en suivant dans le journal les cours de la Bourse, est une incitation à la dépense. Tel petit rentier qui, calculant la hausse des titres qu’il possède, estime son avoir à 30,000 francs de plus que l’année précédente, est assurément moins disposé à l’économie, et les fantaisies qu’il se pardonne, les demandes qu’il vient faire sur le marché, apportent leur contingent à cette concurrence des acheteurs qui détermine la cherté.

La majoration des prix ne saurait être exprimée, comme on le fait ordinairement, par un chiffre moyen. La diversité des articles ne permet pas l’assimilation. L’exigence du vendeur est doublée pour plusieurs denrées : elle est excessive pour les loyers d’habitation dans les villes, pour certaines catégories de salaires ; sur d’autres points la différence est à peine sensible. Tout ce qu’on peut dire, c’est que la majoration, faible ou forte, a été générale. Il faut même tenir compte d’une autre espèce d’enchérissement qui se manifeste par l’amoindrissement de la qualité : le commerce veut combattre les inconvéniens de la cherté par l’infériorité des produits; l’acheteur paie moins cher en apparence, mais, comme dit le vulgaire, il en a pour son argent. Cette tendance est prononcée particulièrement dans la grande industrie des textiles, qui forment plus du quart de la fabrication française : il y a une augmentation considérable des quantités produites avec diminution de prix de 33 pour 100 depuis peu d’années. L’article est toujours séduisant pour l’œil, mais la qualité solide n’est plus qu’une exception qu’il faut payer cher; c’est un fait constaté dans les rapports très instructifs de la commission permanente des valeurs de douane[8]. Pour les objets de consommation quotidienne et de menu détail, la cherté se manifeste aussi par la réduction de la quantité vendue au même prix qu’autrefois. Dans les familles pauvres, on entendrait les ménagères comparer le présent au passé et déplorer surtout que les alimens qu’il faut acheter au jour le jour et par petites portions, quand ils n’augmentent pas de prix, se rétrécissent, pour ainsi dire, de plus en plus. En définitive, quelle que soit la forme sous laquelle il se manifeste, le déclassement des anciens prix sous l’action des manœuvres de bourse, leur progression anormale par suite de la multiplication artificielle et quelquefois frauduleuse du numéraire, instrument des achats, sont devenus le thème d’une préoccupation générale : le fait a été ressenti trop douloureusement dans les familles dont les ressources sont limitées pour qu’il puisse être mis en doute.

III.

Ce phénomène de l’enchérissement, quand il se déclare par une explosion soudaine et d’un effet saisissant, ainsi qu’on l’a vu en ces dernières années, aigrit et soulève les populations de manière à compliquer les crises politiques. On ne saurait y donner trop d’attention. Il ne suffit donc pas, pour un fait d’une telle importance, de s’en tenir à une démonstration abstraite qui pourrait être contestée, il me paraît nécessaire d’éclairer la théorie par quelques souvenirs historiques.

L’exemple le plus frappant remonte à 1720. Le système de Law est alors en plein triomphe. La hausse des prix a été si rapide et si générale que toutes les transactions en sont bouleversées ; il y a pour le plus grand nombre impossibilité de vivre et pour les autres une surabondance malfaisante. Le phénomène est nouveau, on ne s’en rend pas compte. On croit à une conjuration du commerce, et, pour la déjouer, le gouvernement imagine de faire acheter par la compagnie des Indes les marchandises d’un usage courant, et de les débiter dans des boutiques spéciales aux prix des temps ordinaires. Cette tentative jette la terreur dans le monde commercial. L’avis unanime est qu’il faut réagir par une protestation éclatante. Les six corps des marchands tiennent conseil, et décident qu’il y a lieu de faire entendre les doléances du commerce honnête. Les notables représentant les six corps, au nombre de trente-six, en costume officiel, traversent processionnellement les rues de Paris pour se rendre au Palais-Royal. Le régent refuse de les écouter et les envoie promener en des termes qu’il ne serait pas bienséant de répéter. L’usage voulait à cette époque que toutes les paroles que le souverain daignait adresser aux marchands fussent transcrites exactement, de la main du chancelier, sur un grand registre qui était comme le livre d’or de la bourgeoisie parisienne. La députation se rend à la chancellerie et insiste pour que les paroles prononcées par le chef de l’état soient fidèlement consignées. Le chancelier d’alors était le grave et vertueux d’Aguesseau : l’histoire raconte qu’il éprouva quelque difficulté à concilier la décence officielle avec la tradition qui l’obligeait à inscrire mot pour mot les paroles du souverain.

Au cours du XVIIIe siècle, la Hollande était devenue le grand marché des capitaux, on pourrait dire la bourse de l’Europe. On y avait abandonné l’industrie et la navigation commerciale qui avaient constitué très fortement ce petit pays pour placer la richesse acquise dans les emprunts et les fonds étrangers. La Hollande était créancière du monde entier. Des trésors s’accumulaient dans certaines familles, mais le pays dans son ensemble était pauvre, souffrant, agité d’une fièvre révolutionnaire qui présageait la ruine. Un négociant hollandais instruit et judicieux, Bergasse, écrivait en 1789 : « Le prix de la main-d’œuvre est maintenant trop haut chez nous : il n’est plus temps de penser à établir des manufactures dans nos villes ; nous sommes trop riches pour cela. Voyez combien le prix des denrées est augmenté depuis l’accumulation de nos richesses… Les grands et les riches, par « l’emplacement » qu’ils font de leur argent chez l’étranger, et par l’intérêt qu’ils en retirent, nourrissent le luxe, causent une augmentation de prix dans les denrées de première nécessité et réduisent le peuple à la mendicité. » On retrouve la même préoccupation dans plusieurs autres écrits hollandais de cette époque, et, en effet, ces énormes revenus reçus de l’étranger sous forme de rente, et sans action sur le travail producteur, devaient rompre l’équilibre en toutes choses par l’exagération des prix et frapper d’une sorte de paralysie cette petite nation qui avait autrefois étonné le monde par sa vitalité et sa puissance.

Un pareil danger menaça l’Angleterre en notre siècle ; c’était vers 1824 : les incidens de cette époque présentent assez d’analogie avec la secousse dont nous souffrons pour qu’on s’y arrête avec quelques développemens. La guerre contre la France, en prenant fin, avait laissé dans la circulation intérieure une masse énorme de papiers négociables. Pour faciliter la transition du cours forcé à la reprise des paiemens en espèces, on venait d’autoriser les banques provinciales à émettre des billets par petites coupures, et elles avaient usé largement de cette permission. Le numéraire surabondant provoquait la spéculation : on y était d’ailleurs incité par les bénéfices qu’avaient répandus dans le pays les émissions d’emprunts étrangers, notamment le 5 pour 100 français, créé de 57 à 60 et bientôt enlevé aux environs du pair. En même temps, l’indépendance des anciennes colonies espagnoles était presque généralement reconnue. Le commerce entrevoyait dans une sorte d’extase le Mexique, le Pérou, le Chili affamés des produits anglais, et les soldant largement avec l’or et l’argent de leurs mines, que les capitaux anglais allaient féconder. La fièvre aboutit au délire.

En 1824, les anciennes banques augmentent leur circulation, en même temps que 23 banques nouvelles sont créées, avec un capital de 540 millions de francs. En moins de deux ans, on voit surgir 253 compagnies par actions, avec un capital demandé de 3,812,601,000 francs, mais dont le versement effectif n’est que de 5 à 10 pour 100. Une explosion de hausse enlève soudainement toutes les valeurs. Le 3 pour 100 consolidé, qui était à 73 en avril 1823, se trouve à 96 en novembre 1824. Les actions des mines américaines se négocient à des cours insensés. Chacun gagne, parce que chacun est plus ou moins engagé dans le jeu. Les prétendus bénéfices réalisés grâce au mécanisme du Stock-Exchange, comme ils le sont chez nous par le fait des agens de change, arrivent sur le marché avec une valeur monétaire effective, et tant que dure l’illusion ils augmentent dans une mesure incalculable la puissance d’achat qui existait antérieurement. L’âge d’or revient pour l’Angleterre. Les prix de toutes choses s’élèvent du jour au lendemain, et tout est acheté. La spéculation sur les terrains prend feu, les maisons sortent de terre. Les magasins s’emplissent de marchandises importées. Les usines travaillent au plein : il y a du travail lucratif pour tout le monde ; l’ouvrier cesse de gémir. Ce beau rêve dure une année. Cependant on se lasse d’attendre les lingots d’or et d’argent qui n’arrivent pas; on se dit dans le public que plusieurs banques sont ébranlées, et un jour vient enfin où l’on apprend qu’une maison financière de premier ordre a suspendu ses paiemens. Aussitôt, comme le dit un observateur attentif de ces évènemens, Thomas Tooke, dans son excellente Histoire des prix: « L’Angleterre en son entier aurait été surprime par un tremblement de terre qu’il ne se serait pas produit parmi le peuple une plus grande frayeur, une plus grande misère. » A un enchérissement de toutes choses qui avait quelquefois dépassé 100 pour 100 en 1825, succède une effroyable baisse en 1826, qui précipite les prix au-dessous de ce qu’ils étaient en 1824. L’équilibre des transactions est bouleversé; 63 banques provinciales font faillite coup sur coup et les faillites du commerce se comptent par milliers. Le travail s’arrête. Les ouvriers anglais, un instant calmés, s’exaspèrent de nouveau et se livrent à des manifestations bien autrement menaçantes pour la société que celles dont on s’inquiète chez nous.

Je ne voudrais pas multiplier les exemples, et cependant je ne puis m’abstenir de mentionner la crise récente d’où nous est venu le mot allemand appliqué à ces sortes de sinistres. Le 9 mai 1873, la Bourse de Vienne offrait un spectacle sans précédens. Des chefs d’entreprises, des banquiers qu’on voyait d’ordinaire entourés et salués comme des triomphateurs, étaient à leur arrivée sifflés, conspués, battus. Le désordre prenait un caractère convulsif, le conseil des syndics déclare les opérations suspendues. Banquiers, agens de change, courtiers, actionnaires s’élancent au dehors, avec des démonstrations de colère et de fureur. L’affolement gagne la ville. La foule accourt et s’entasse menaçante dans le quartier de la Bourse. La police est forcée d’intervenir. Que se passe-t-il donc? C’est l’édifice financier qui s’écroule, c’est le krach : le mot est resté.

Tous les sinistres de ce genre ont la même origine et les mêmes symptômes. Dès que l’exposition de Vienne fut décidée, on se figura que la capitale de l’Autriche-Hongrie ne serait ni assez spacieuse, ni assez splendide pour recevoir, comme à Paris, les visiteurs du monde entier. La spéculation s’empara de ce préjugé. Une grande société immobilière se forma, et ses actions obtinrent aussitôt une plus-value qui fit une sensation profonde dans le monde des affaires. Le succès enfante des imitateurs, et pendant quatre ans, de 1870 à 1873, on voit surgir, sans que l’engouement du public s’épuise, des banques ayant pour prétexte la spéculation sur les terrains et les bâtimens. Les émissions auxquelles ces affaires donnent lieu, soutenues par les ruses les plus subtiles de l’agiotage, trouvent preneurs dans toutes les classes, avec des primes plus ou moins fortes, et, comme tout est en hausse, tout le monde se croit riche.

Ces bénéfices, qu’on peut monnayer tant que l’illusion dure, produisent leur effet ordinaire : un enchérissement des marchandises et des services proportionnel à l’accroissement du pouvoir d’achat. On se proposait, à l’origine, d’améliorer pour toutes les classes les conditions du logement. Le haut prix qu’il fallut mettre aux terrains, la cherté toujours croissante des matériaux et de la main d’œuvre aboutissent à l’effet contraire. Il résulte d’un petit questionnaire que j’avais envoyé à Vienne, et qu’un appréciateur très compétent a eu l’obligeance de remplir, que les prix courans des terrains, dans la période antérieure à 1870, se sont trouvés triplés, quintuplés, quelquefois même décuplés en 1872. L’habitation étant devenue l’élément principal du jeu, on achetait, on revendait des maisons sans s’inquiéter du rapport. On entreprenait des bâtisses pour avoir prétexte à lancer des actions et sans songer aux locataires futurs ; de là une progression rapide et excessive dans le prix des loyers. Le correspondant de qui je tiens ces détails écrit : « Moi-même, j’ai payé en 1867, pour un appartement de garçon et une chambre de domestique 2,000 francs (800 florins). En octobre 1872, le même appartement fut loué 4,000 francs. »

La cherté de l’habitation suscite des besoins, commande un certain luxe qui détermine l’enchérissement de toute chose. Il y a eu à Vienne un moment, vers 1872, où les prix courans du travail et des consommations étaient presque généralement doublés. Tout était soldé par les gains trompeurs de la Bourse. Au commencement de 1873, un froid se répand. On pressent que les difficultés de l’existence pourraient bien écarter l’affluence des étrangers sur laquelle on comptait. L’ouverture de l’exposition, le 1er mai, confirme cette crainte : elle est accueillie par une forte baisse à la Bourse, et le 9 mai, à l’annonce d’une faillite stupéfiante, l’effondrement a lieu. La panique atteint non-seulement les spéculateurs de profession, mais les gens de toute classe, parce que le trafic sur les actions s’était généralisé. Les meilleures valeurs subissent une dépréciation foudroyante. Les terrains, les maisons les loyers, les salaires, beaucoup de marchandises tombent à des prix inférieurs à ce qu’ils étaient avant 1870. Les banques de construction disparaissent, laissant des immeubles audacieusement surfaits ou des bâtisses inachevées. La place de Vienne inflige à l’Autriche-Hongrie une débâcle financière dont elle n’est pas encore complètement remise.

Cette sorte d’enquête sur les orgies de spéculation qui ont fait époque n’était pas une digression inutile. Il était indispensable de vérifier par l’histoire les données du problème économique auquel cette étude est consacrée,


IV.

Les causes de perturbation étant connues, il sera facile d’en signaler les effets : la preuve est encore sous nos yeux. Ces effets, du moins les plus saillans, sont l’excès dans les dépenses publiques et privées, la spéculation aveugle sur les terrains et le bâtiment, la désertion des campagnes au détriment de l’agriculture.

Ces émissions de titres, qui sont en grande partie sans raison d’être commerciale, sans action sur les forces productives du pays, ne sont pas autre chose que des fabrications d’assignats : elles en ont les effets, et d’autant plus dangereux qu’ils échappent aux yeux de la foule[9]. Ces assignats (je parle des titres qui n’ont pas leur contrepartie dans une production échangeable) ont un privilège : c’est de pouvoir se transformer instantanément en monnaie métallique, et, quand ils se multiplient d’une façon désordonnée, quand le jet déborde sur toutes les transactions, la société se trouve dans la situation d’une famille à qui survient un héritage et dont les ressources sont soudainement élargies : elle a souffert de la gêne, elle a soif de bien-être et elle abuse de son nouveau pouvoir d’achat. On dira peut-être que cet enrichissement éphémère du pays, ce gonflement illusoire du capital social, intéresse seulement ceux qui font trafic des capitaux, et que la généralité du pays n’en ressent pas les effets. Voyons donc comment les choses se passent quand sévit la contagion de l’agiotage. Dans la première phase de l’entraînement, et à mesure que des réalisations out aiguisé le goût des affaires et condensé dans des mains habiles la force impulsive des capitaux, les entreprises, grandes ou petites, surgissant de toutes parts et sous toutes les formes, vont d’abord payer tribut à l’état. Depuis les compagnies financières jusqu’aux plus modestes associations privées, il y a matière à contrat : le premier profit est pour l’enregistrement et le timbre. Le succès réel ou apparent de chaque affaire engendre des affaires nouvelles. De grandes fortunes sont réalisées par les émissions avec primes : on voit à la Bourse des sommes énormes captées du jour au lendemain par un coup d’audace. le goût du luxe saisit aussitôt les nouveaux enrichis et les obsède. Il leur faut des installations splendides, des curiosités artistiques, des toilettes rares, des plaisirs stupéfians : la pluie d’or qui est tombée sur eux déborde sur les artistes, les fournisseurs renommés, les ouvriers d’élite, lesquels, étant sollicités, augmentent sans résistance leurs rémunérations, leurs gains, leurs salaires. L’aisance exceptionnelle de ceux-ci les pousse à la dépense : travaillant, ils font travailler, et, jusqu’aux bas degrés où l’existence est pénible, l’aisance descend goutte à goutte par une sorte d’infiltration. Chacun, dans son milieu, se laisse aller à des consommations plus fortes en vin, en sucre, en café, en tabac, en locomotion, en correspondances. La fiscalité française, si habilement calculée pour pénétrer partout et saisir jusqu’aux moindres remuemens de la vie sociale, profite de tout cela. En sept ans, de 1875 à 1881 inclus, les recettes du trésor dépassent les provisions budgétaires de 580,701,788 francs, chiffre officiel. On en vient peu à peu, dans les hautes régions, à considérer les excédens de recettes comme un résultat normal et permanent, de même que, dans les ateliers, on se figure que les salaires surfaits sont une conquête définitive. On n’aperçoit pas que l’accroissement des revenus est le résultat de ce monnayage des valeurs de Bourse dont j’ai décrit plus haut le procédé et les effets. On ne remarque pas que cette extension presque générale des pouvoirs d’achat, n’étant pas contre-balancée dans la vie réelle par un accroissement des produits, aboutit à un enchérissement presque général des produits et des services. On croyait à une opulence durable et on a agi en conséquence. On a dépensé outre mesure et on s’est engagé imprudemment pour l’avenir. On s’est déshabitué de cette judicieuse économie qui est la force des gouvernemens et qui a été longtemps la sécurité des familles. Le jour où les populations ouvrent les yeux sur cet état de choses est pénible,.. et nous en sommes là ! Le mal n’est pas sans remède, mais le remède est l’œuvre du temps : c’est la disparition de ces valeurs de mauvais aloi qui faussent le nivellement naturel des prix ; c’est le retour à l’économie, à la prévoyance, à l’industrie qui est la vraie richesse, à la spéculation saine et loyale.

Dans ces campagnes de hausse qui aboutissent fatalement à une catastrophe, un même fait s’est toujours produit comme une conséquence naturelle : c’est la spéculation effrénée sur le bâtiment. Les joueurs audacieux et heureux dans leur audace, en possession d’une opulence dont ils sont les premiers surpris, n’ont qu’une médiocre confiance dans les papiers qui les ont enrichis. Ils se gardent bien de livrer tous leurs gains aux hasards de la Bourse : ils ont hâte d’assurer leur avenir par des placemens réputés solides, et c’est le plus souvent sur la propriété foncière que leur visée s’arrête. Ils font édifier des hôtels à leur convenance, ils achètent ou font construire des maisons de rapport. Beaucoup d’autres, qui ont réalisé des profits sans arriver à la richesse, aspirent comme simples locataires au confortable : ils cherchent des appartemens plus ou moins somptueux. Habiles à exploiter cette tendance, les architectes s’emparent des entrepreneurs et les fascinent : les maisons de crédit ouvrent largement leurs caisses et la spéculation prend feu. Le fait s’est vérifié en tous lieux, en tout temps. Sous le système de Law, dont les effets furent très rapides, les mémoires du temps nous disent que « tout ce qu’il y avait à vendre en maisons, hôtels, bien ruraux et seigneuries se trouvèrent enlevés en un instant. » Le prix des immeubles monta au quintuple, les placemens de ce genre se faisaient à 1 ou 2 pour 100. Je ne chercherai pas d’autres analogies dans les crises de Londres en 1825 ou de Vienne en 1873. Je m’en tiens à constater ce qui s’est passé sous nos yeux.

De 1874 à 1882, l’octroi de Paris a encaissé sur les matériaux de construction plus de 72 millions, sans compter les bois de charpente et de boiseries qui ont fourni au moins 2 millions. Cette recette, calculée au taux moyen de 5 pour 100, suppose un déboursé d’environ 1,500 millions rien que pour les matériaux de la bâtisse. Il n’y a pas d’exagération à dire que les prix des terrains ont doublé depuis dix ans. Pendant cette même période, les ouvriers du bâtiment ont bénéficié d’une augmentation de 25 à 40 pour 100, suivant leurs spécialités. Dans la décoration intérieure, le luxe, toujours croissant, a surchargé notablement les dépenses pour l’habitation. En poussant plus loin ce calcul de probabilités, on entrevoit que la somme employée en constructions dans le cours des neuf dernières années doit monter entre 6 et 7 milliards ; c’est le double de ce qui était consacré aux mêmes besoins avant la guerre. N’oublions pas qu’il s’agit ici de Paris seulement, et qu’un mouvement analogue s’est prononcé avec plus ou moins d’intensité dans nos villes départementales. On a donc travaillé comme si la société française s’était subitement et généralement enrichie, et, en effet, le nombre était grand, à Paris surtout, de ceux qui participaient au gonflement éphémère des valeurs de Bourse. Malheureusement les spéculateurs, une fois lancés, payant de plus en plus cher terrains, matériaux et main-d’œuvre, ont combiné leur plan de manière à présenter sur le papier, aux yeux de leurs commanditaires, des chiffres rémunérateurs. Ils ont distribué les locaux dans les maisons nouvelles sans se préoccuper des tendances et des ressources effectives de la population. Ils n’ont pas remarqué que, sur 74,740 maisons recensées en 1878, où l’on comptait alors 684,952 locaux consacrés à l’habitation, on n’avait trouvé que 15,000 appartemens de 3,000 francs et au-dessus.

I! est très important de faire remarquer que les chiffres consignés ci-dessus sont ceux des contributions directes, qui diminuent de 20 pour 100 le prix effectif des loyers : il faut donc les augmenter d’un quart pour établir le prix réel. J’ai tenu compte de cette majoration dans les calculs résumés ici qui donnent le chiffre fiscal, relevé de 25 pour 100, c’est-à-dire le coût réel des locations à Paris. Les gens en mesure de payer largement le confortable ont accepté les augmentations sans y regarder, les propriétaires se sont montrés d’autant plus exigeans qu’ils rencontraient moins de résistance, et la plus-value des locations, considérée comme un fait normal, s’est étendue de proche en proche depuis les hôtels jusqu’aux taudis. Les 468,000 logemens au prix moyen de 226 francs, les 74,000 logemens au prix moyen de 458 francs, qui ont été recensés il y a cinq ou six ans[10], existent bien encore, mais les prix ont été surfaits : les fragiles budgets des pauvres ménages sont dérangés, et c’est ainsi qu’est née cette grosse difficulté qu’on appelle la crise des loyers.

Un autre résultat du phénomène que nous étudions est d’une importance sociale considérable, trop peu remarquée, quoique bien digne d’attention : c’est l’influence sur l’économie agricole des hauts salaires grandissant toujours dans les villes. De tout temps, le séjour des villes a fait rêver les habitans des campagnes. Cette attraction vers les grands centres industriels n’est pas un mal quand elle s’exerce modérément; elle devient même en quelque sorte un progrès si l’équilibre des forces productives entre l’industrie et l’agriculture se trouve maintenu par le développement de l’outillage agricole qui remplace les bras; mais s’il arrive, comme on l’a vu en ces derniers temps, qu’un exhaussement exagéré des salaires industriels provoque dans les campagnes une comparaison trop défavorable pour le travail des champs, s’il en résulte un entraînement vers les villes, l’entrepreneur de culture se résigne à des sacrifices douloureux pour empêcher une désertion totale. En même temps, il s’ingénie à modifier son exploitation et consacre autant que possible les bras qu’il a pu conserver aux labeurs qui comportent le mieux une augmentation de salaires.

L’enquête de 1879 sur la situation de l’agriculture en France est très instructive à ce sujet. Voici en quels termes la Société nationale d’agriculture répond, par l’organe de son secrétaire perpétuel, M. Barral, aux demandes du ministre : « Le nombre des bras disponibles pour les travaux de l’agriculture est devenu généralement insuffisant en même temps que ces travaux en eussent exigé davantage... Les bons tâcherons sont devenus très rares; la qualité du travail semble avoir diminué; les meilleurs ouvriers quittent la campagne pour les villes... Le taux des salaires s’est considérablement accru depuis vingt ans dans la plus grande partie de la France; selon les régions, il est maintenant de 20, de 30, de 50, de 100 pour 100 plus élevé. Le prix de la nourriture et les exigences de l’alimentation ont augmenté encore plus rapidement que les salaires, ce qui accroît considérablement le coût des travaux agricoles. » Ordinairement, le prix commercial d’un produit subit une plus-value proportionnelle à l’augmentation des salaires : il y a dans l’industrie agricole une exception qui domine la règle. La plus étendue et la plus importante de nos cultures, celle des céréales, n’a pas le pouvoir de modifier ses prix à volonté; elle ne comporte que de faibles oscillations, justifiables aux yeux de tous par des accidens de température. Le pain étant la base de l’alimentation, le prix du blé réagit sur toutes les existences. S’il avait été possible aux cultivateurs de pousser au double le prix du pain, comme ils font fait de presque tous les autres alimens, il en serait résulté un tel bouleversement dans les transactions, une telle impossibilité de vivre pour les familles pauvres que ce fait commercial deviendrais un fait politique, une menace révolutionnaire. Aussi voit-on toujours les gouvernemens préoccupés du pain, attentifs à en modérer le prix, résistant à la pression des propriétaires lorsqu’ils demandent des lois protectrices. Les agriculteurs eux-mêmes reconnaissent la limite qu’il ne leur serait pas permis de franchir. Cette situation réagit sur notre industrie agricole de la manière la plus impérieuse. D’une part, la culture des céréales, incompatible avec les prétentions nouvelles des ouvriers ruraux, tend à se restreindre; elle ne peut plus être pratiquée sur une grande échelle qu’au moyen d’un mécanisme très dispendieux, et cette nécessité décourage les fermiers qui ne sont pas pourvus d’un outillage puissant. D’autre part, la moyenne et la petite culture s’adonnent aux produits secondaires et accessoires, qui exigent peu de main-d’œuvre ou qui peuvent supporter l’augmentation des salaires, parce qu’ils obtiennent sur les marchés et sans obstacles des prix amplement rémunérateurs. On aboutit forcément à des résultats également regrettables : la culture des céréales, qui est la spécialité des grandes exploitations, étant devenue très dangereuse en raison de la rareté et de la cherté des bi-as, le renouvellement des anciens baux devient de plus en plus difficile, et beaucoup de propriétés sont actuellement improductives parce qu’on ne trouve pas de fermiers pour les faire valoir et, en même temps, on se plaint dans les villes de la cherté toujours croissante de l’alimentation; on se rappelle les anciens prix de la viande, du beurre, des légumes, des fruits, des œufs, du laitage, et l’on constate qu’ils sont doublés depuis une trentaine d’années, détails inaperçus dans les régions aisées de la société, mais qui causent dans d’innombrables familles un malaise réel et des récriminations amères,


V.

De ces perturbations économiques occasionnées par l’exhaussement anormal des prix il se dégage un fait qui domine la question, un fait de l’ordre politique, et qui devrait, à ce titre, occuper plus qu’il ne fait l’attention des hommes d’état. Il n’est douteux pour personne que la principale affaire dans le gouvernement des peuples, le grand ressort qui agit sans repos, en silence ou bruyamment, et qui détermine dans les temps où nous sommes les remuemens profonds, les évolutions décisives dans la vie des peuples, c’est ce qu’on appelle la question sociale, c’est l’effort instinctif des multitudes pour amoindrir la misère et alléger le poids du travail; revendication éternelle, juste dans son principe et inquiétante par ses moyens, dangereuses parce qu’elle est aveugle, et pourtant nécessaire parce qu’elle entretient au sein des populations comme un ferment qui les soulève et les préserve d’un engourdissement mortel. Eh bien ! cet enchérissement progressif de toutes les utilités, qui suit et le plus souvent dépasse l’élévation des salaires, est le principal obstacle à l’émancipation des classes salariées. Les anciens maîtres de l’économie politique professaient imprudemment, d’après Turgot, que, « en tout genre de travail, il doit arriver que le salaire de l’ouvrier se borne à ce qui est nécessaire pour lui procurer la subsistance. » Cette formule, si elle était vraie, serait désespérante; elle condamnerait l’ouvrier à vivre assez pour ne pas mourir; elle mériterait la flétrissure que lui a infligée le socialisme en l’appelant «la loi d’airain, » Mais la doctrine de Turgot n’est pas admise par la science contemporaine; elle a été solidement réfutée en ces derniers temps et, notamment, dans un remarquable chapitre de M. Leroy-Beaulieu. Non, il n’y a pas de fatalité industrielle limitant la part de l’ouvrier dans le produit du travail et en péchant qu’il ne s’élève à l’indépendance par l’économie.

Toutefois, si cette prétendue loi d’airain est absolument fausse en principe, si elle n’est pas dans la vie de l’humanité une condition naturelle et inéluctable, il n’en est pas moins vrai que la cherté toujours croissante des objets dont on ne peut se passer lui donne une apparence de réalité. Si on dressait un tableau des consommations d’un ménage d’ouvrier avec les prix de 1820, le 1850 et de 1880 mis en regard, on verrait qu’un salaire de 8 francs de nos jours ne procure pas plus de bien-être qu’un salaire de 6 francs il y a trente ans, qu’un salaire de 4 à 5 francs il y a un demi-siècle. Les chiffres de l’achat ont changé, les quantités achetées sont à peu près immuables. Un fait à constater d’ailleurs, c’est que la hausse dans les prix du travail, quand elle se prononce, n’est jamais générale : la plus-value se diversifie suivant les occasions pt les spécialités. Dans les phases d’expansion comme celle qui a signalé les années antérieures à 1882, on voit quelquefois les salaires dépasser momentanément la cherté des produits. Certains groupes d’ouvriers, ceux qui sont constitués en syndicats et armés pour la guerre des grèves, obtiennent aisément une rémunération progressive ; souvent même ils dépassent le but et agissent contre eux-mêmes en paralysant l’entrepreneur par des prétentions excessives et en ouvrant la porte à la concurrence étrangère. C’est ce que l’on signale aujourd’hui dans l’ameublement et dans la construction; mais, à côté et au-dessous de ces lutteurs triomphans, il y a des spécialités nombreuses où le groupement et l’entente sont difficiles, sinon impossibles; l’inertie, la timidité, l’éparpillement, l’insuffisance d’instruction, font obstacle. Dans les métiers féminins, — et surtout à mesure que les femmes avancent en âge, — le traitement change peu, le prix du labeur semble dicté par la routine, et, à chaque enchérissement qui n’est pas compensé par une augmentation de paie, elles subissent comme un tour d’écrou qui leur fait sentir davantage la pression de la misère. On a dit souvent et on répétait encore dans une des dernières séances du conseil municipal : « Recommander l’épargne aux travailleurs est une dérision, leur salaire étant déjà insuffisant pour subvenir à leurs plus pressans besoins. » Cette formule est l’expression d’une idée fausse qui obscurcit le problème. Ceux qui n’ont pas observé ni réfléchi sont généralement disposés à croire que l’amélioration du sort de l’ouvrier tient à l’élévation de son salaire : c’est une erreur. Le salaire, quel qu’en soit le chiffre, n’a de valeur que par la somme des utilités qu’il procure. C’est par l’abaissement des prix relativement au pouvoir d’achat que le bien-être se répand dans un pays. La conception de la vie à bon marché, résultant d’un travail bien conduit et d’une production abondante, en coïncidence avec une part plus forte pour la main-d’œuvre dans le partage des revenus industriels, est un idéal vers lequel il faut tendre ; ce n’est point une utopie creuse. Des produits dont le prix de revient serait abaissé par des perfectionnemens successifs pourraient être obtenus en quantité beaucoup plus grande et vendus à très bon marché avec un bénéfice plus grand pour le producteur et un salaire croissant pour l’ouvrier. On conçoit, par exemple, qu’au lieu de 1,000 articles livrés à 1 franc, et procurant une recette de 1,000 fr., le même article offert au nombre de 1,250, au prix réduit de fr. 80, donnerait la même somme de 1,000 francs à partager comme revenus entre les divers agens de la production et de la vente : il n’y aurait aucune raison pour que les salaires, c’est-à-dire la part de la main-d’œuvre dans ce revenu collectif de 1,000 francs, fussent réduits, et déjà, de ce chef, les consommateurs ouvriers réaliseraient, par l’abondance et le bon marché des produits, un avantage effectif de 20 pour 100. Peut-être même que le besoin d’un travail plus intelligent et plus soutenu pour obtenir une production plus forte inciterait les employeurs à majorer les anciens salaires. L’ouvrier arriverait ainsi à un degré d’aisance qui lui permettrait de pratiquer l’économie. Des entreprises de commerce et d’industrie, gérées avec sagesse et probité, contrôlées mieux qu’on ne le fait aujourd’hui par divers participans, offriraient aux petites économies un placement assuré, et en ce cas le dividende attribué au capital, s’additionnant avec la paie du travail d’atelier, composerait un revenu croissant comme par le mécanisme de l’intérêt composé et conduisant l’ouvrier prévoyant à la sécurité des vieux jours, à l’indépendance qu’il ambitionne. Cette marche est la seule pouvant conduire, non pas à ce que le socialisme inconsidéré appelle l’abolition du salariat, mais à sa rénovation, à un affranchissement réel, à un bien-être compatible avec le bon ordre des sociétés : ainsi serait entretenue et pondérée, cette activité des esprits et des bras qui décide du sort des peuples, selon qu’elle est dirigée bien ou mal, selon qu’elle est vivace ou souffreteuse, morale ou viciée.

Si une évolution de cette nature est possible, diront ceux qui souffrent, pourquoi ne se réalise-t-elle pas? Pourquoi n’a-t-on pas même l’espoir de son accomplissement? Je répondrai : Entre les empêchemens qu’on pourrait signaler, le principal et le plus dangereux, parce qu’étant inaperçu, on n’en a pas encore cherché le correctif, c’est l’extension anormale du pouvoir d’achat résultant du mécanisme actuel de la Bourse et de la manière dont s’y opère le commerce des capitaux. J’en ai décrit plus haut les procédés actuels pour expliquer comment ils ont abouti au krach. La crise que traverse le monde financier est un accident. Je reviens d’une manière générale sur ce grand problème de la capitalisation, parce qu’il touche, non pas un abus local et passager, mais un fait social, d’origine relativement récente et qui tend à devenir, par son extension rapide et son universalité, une force prépondérante et comme le grand ressort dans la phase de rénovation où les peuples sont entrés.

Sous le régime des castes, dans la haute antiquité, dans le monde gréco-romain et pendant la féodalité, le capital, sous forme de propriété foncière immobilisée au profit des aristocraties, n’était pas transmissible commercialement. Le trafic clandestin des usuriers n’avait qu’une influence locale et très limitée sur le transfert des richesses. Avec les emprunts d’état sous forme de billets royaux portant intérêts commença le rôle social des valeurs mobilières. Des sociétés privées, formées en vue des affaires coloniales, accoutumèrent peu à peu le public à la négociation des titres. Les gouvernemens essayèrent alors de régulariser ce nouveau commerce en instituant, sous le nom de bourses, des marchés spéciaux et permanens : il y en eut dans la plupart des grandes villes européennes, mais leurs opérations, comprimées par beaucoup d’obstacles, ne se développèrent que lentement, et plus d’un siècle devait s’écouler avant qu’elles exerçassent une action appréciable dans l’existence des peuples.

Le rôle politique autant que financier que les bourses devaient jouer commença à se dessiner vers 1820. Le mouvement fut lancé par la liquidation des grandes guerres de la révolution et de l’empire, qui, en bouleversant les nations européennes, avaient multiplié leurs rapports et fusionné leurs intérêts. Au lieu d’emprunter comme autrefois, avec réserve, sous la fatalité du besoin, l’emprunt devint en tous pays un ressort usuel sous la main des gouvernans. Le mécanisme de ce qu’on appelle le crédit public, impliquant la facilité d’en abuser, la transformation incessante, universelle, des économies populaires en papiers transmissibles, les émissions industrielles multipliées à l’infini, devenant énormes avec la création des chemins de fer et en même temps la tendance à remplacer, même dans le petit commerce et la petite industrie, l’effort isolé, la responsabilité individuelle par des groupes d’actionnaires, toutes ces nouveautés coïncident, à partir de 1852, avec le développement des communications, avec la facilité des correspondances instantanées et universelles; elles ont eu pour résultat une mobilisation des richesses dans des proportions incalculables. Le commerce des capitaux tient donc, dans les affaires de notre temps, une place qui s’élargit de plus en plus. Il a donné aux valeurs mobilières une importance sociale, une puissance dominatrice, dépassant dans la pratique celle de la richesse terrienne; il fait surgir des forces imprévues; il crée des souverainetés bourgeoises avec lesquelles les gouvernemens doivent compter. A coup sûr, ce prodigieux remuement des capitaux provoque des travaux utiles. On lui doit un accroissement de production qui contribue au bien-être et à l’éclat dont la civilisation moderne est si fière : mais dans quelle mesure cette capitalisation devient-elle un instrument de travail, une source de fécondité? Voilà l’inconnu, et c’est le problème.

Il est incontestable malheureusement que cet effort des spéculateurs pour capitaliser toute chose, et que le trafic des capitaux sans mesure et sans frein, tel qu’il s’exerce aujourd’hui dans tous les pays civilisés, détermine une éclosion de titres plus ou moins sérieux, et que l’incessante monétisation de ces papiers grossit les revenus et développe les ressources pour acheter. Or, si la progression des pouvoirs d’achat marche plus vite que la production des biens échangeables, si des utilités nouvelles ne sont pas créées proportionnellement à l’accroissement des revenus, l’équilibre de l’offre et de la demande est déplacé, le niveau des prix se relève; de là cet enchérissement des marchandises et des services qui ne tarde pas à devenir pour une grande partie des populations une cause d’embarras et de misère. Cette cause n’est pas la seule : il y a dans les lois comme dans les mœurs bien d’autres influences malfaisantes dont les classes pauvres ont à souffrir; mais ce sont des abus ou des désordres généralement connus, et la recherche du remède est à l’ordre du jour, tandis que le mal signalé ici, l’enchérissement progressif et forcé résultant des procédés en usage dans le commerce des capitaux, est un fait qui n’a pas encore été éclairci par les études économiques, que les gouvernemens ont négligé jusqu’ici, bien qu’il soit devenu pour le monde vivant un fait essentiel, primordial, et de nature à rendre la misère incurable si l’on n’en trouvait pas le correctif. En analysant, comme j’ai essayé de le faire, les phénomènes subtils de la circulation monétaire et de la variation des prix, il y a un écueil à éviter. Il faudrait craindre de fournir un thème de plus aux théories insensées, aux déclamations menaçantes contre le capital, qui, loin de servir la cause du salariat, sont un des obstacles à son émancipation. Que la différence soit bien établie entre le capital, sincère, effectif, provenant du travail et retournant au travail pour le féconder au profit de tous, et cette capitalisation menteuse improvisée par l’agiotage, qui agit pendant quelques jours à l’égal de la vraie richesse et ne laisse que des ruines lorsqu’elle disparaît. Le premier est le nerf de toute vitalité, l’instrument essentiel du progrès, les nations lui doivent leur ennoblissement et un bien-être qui se généralise à mesure qu’il se multiplie ; l’autre, créant une puissance d’achat artificielle et passagère, n’intervient dans les transactions que pour fausser l’équilibre des prix et déterminer cet enchérissement de toutes choses qui devient un danger social par les souffrances qu’il occasionne.

Après avoir décrit, dans leurs causes et dans leurs effets, ces explosions d’agiotage qui prennent un caractère maladif et aboutissant à des catastrophes, on doit se demander comment le monde des affaires revient, sinon à l’état antérieur, du moins à une modération des prix qui atténue l’effet funeste de l’enchérissement. Il est incontestable théoriquement qu’une demande moins active résultera de l’amoindrissement des revenus et des ressources pour acheter. Après le krach, la baisse; mais l’effet ne saurait être immédiat ni général. La baisse est enrayée par l’exécution des baux, des contrats, des engagemens commerciaux auxquels on ne peut se soustraire. Pour les loyers d’habitation et de commerce, les variations sont lentes. Pour les marchandises, il y a la résistance des vendeurs qui se sont approvisionnés à des cours élevés et qui luttent pour éviter la perte. La chute des prix se déclare d’abord sur les articles de luxe, où elle est ruineuse; elle s’atténue, suivant les spécialités plus ou moins utiles, et devient presque insensible sur les denrées qui répondent à des besoins irréductibles. Les petits employés et les ouvriers qui considèrent toute progression des salaires comme un droit acquis, finissent par se résigner à des réductions plutôt que de subir des chômages. Pour ceux-ci, d’ailleurs, il y a bientôt une sorte de compensation dans un adoucissement du prix des subsistances résultant d’une moindre concurrence entre les acheteurs.

En thèse générale, la dépréciation est proportionnelle au resserrement des affaires. A l’affaissement qui a suivi le krach de Vienne en 1873, les maisons et les terrains ont perdu la moitié au moins de la plus-value qu’ils avaient conquise. Après le krach français, une baisse dont l’évaluation serait prématurée, est inévitable. Ces milliards de titres gonflés ou frauduleux qui se convertissaient en espèces sonnantes et se comportaient sur nos marchés à l’égal des valeurs sérieuses, ils ont disparu, laissant des vides dans toutes les affaires et de la raideur dans toutes les transactions. On comptait, en juin 1883, parmi les établissemens de quelque surface, 20 banques en faillite, 10 qui ont réduit leur capital et 46 qui se trouvent en liquidation, soit volontaire, soit par autorité de justice; 173 des prétendus journaux financiers ont suspendu leur publication. J’ai montré le prudent rentier, additionnant ses valeurs au cours surfait de la Bourse et forçant sa dépense, parce qu’il se croit plus riche, son capital étant gonflé ; le contraire a lieu quand survient une forte baisse et surtout quand les valeurs qu’il possède sont d’une réalisation plus difficile. Il prend peur, il revient à ses habitudes d’étroite économie, il réduit sa dépense au strict nécessaire.

Le mouvement rétrograde n’est-il pas déjà appréciable par le ralentissement du commerce, par le nombre croissant des locations vacantes, par les mécomptes budgétaires, par de plus nombreuses faillites? Au surplus, cette tendance à l’abaissement des prix n’est pas particulière à la France ; l’on s’en plaint en Angleterre, où la spéculation extravagante des dernières années, quoique moins aveugle que chez nous, a produit des effets analogues. M. Goschen, qui est une autorité en matière de finance, a soulevé récemment une polémique retentissante en constatant une dépréciation notable sur les articles de grande consommation, le café, le thé, le sucre, l’huile, les céréales, les cotonnades, le cuivre, le fer. La thèse qu’il soutient sans beaucoup de succès est que les exportations d’or pour l’Allemagne, pour l’Italie, pour les États-Unis, coïncidant avec la moindre fécondité des mines d’Australie, ont appauvri la circulation monétaire et comprimé le pouvoir d’achat sur les marchés anglais. Il y a une explication bien plus naturelle de la chute des prix : c’est le désarroi du commerce, succédant comme chez nous aux excès de la spéculation. On sait qu’à Londres toutes les affaires, tous les mouvemens de fonds viennent se liquider chaque mois au Clearing-House par la compensation des débets et des créances : ce mouvement colossal se totalise par des milliards. Eh bien ! le chiffre total des traites, billets, mandats, chèques, soldés au Clearing-House, pendant l’année clôturée le 30 avril 1883, est inférieur de h milliards 837 millions 700,000 francs (193,508,000 liv. sterl.) au chiffre de l’exercice précédent, et tout récemment la comparaison du mois de juin 1883 avec le mois correspondant de 1882 fait ressortir une réduction de 457 millions de francs. Il est évident qu’un pareil déficit a une autre cause que l’insuffisance du métal monétaire. Il est permis de croire que la place de Londres, où la spéculation artificieuse joue aussi un grand rôle, a laissé retomber dans le néant des valeurs gonflées outre mesure et devenues irréalisables, ce qui a réduit d’autant les ressources disponibles pour acheter.

La leçon est sévère ; elle ne sera pas perdue. La langueur momentanée du marché français n’est pas, au fond, un mauvais symptôme : elle permet de croire que la folie de l’aléa, la passion enfiévrée du gain sans travail, s’est amortie. Les capitaux disponibles, aujourd’hui stagnans par excès de timidité, se ranimeront peu à peu : ils ne se laisseront plus éblouir par la hausse artificielle des valeurs. La Banque et la Bourse abuseront moins du terme et du report : on s’appliquera à rassurer le comptant. Offrir des placemens solides, concevoir des entreprises de nature à développer la production, ce deviendra pour les grands spéculateurs la lutte pour l’existence. Les ouvriers, à la lumière qui jaillit de temps en temps de leurs ardentes discussions, verront peut-être que le salut pour eux, le moyen de capitaliser à leur tour, réside bien moins dans le chiffre élevé du salaire que dans la vie à bon marché. La convalescence après la maladie amène ordinairement un retour vers la sagesse; nous en sommes là : mais, pour que ces bonnes dispositions portent leurs fruits, il faut que la prévoyance des gouvernans, les forces intellectuelles de la science, le concours des praticiens expérimentés, le bon sens public, abordent et sondent dans leurs mystérieuses profondeurs le problème de la capitalisation. Il faut qu’on trouve le moyen de moraliser les sociétés financières et commerciales, les agissemens de la Bourse, le rôle des agens de change, et que, sans gêner l’accroissement des capitaux effectifs, on surveille le gonflement artificiel des valeurs, qu’on prévienne autant que possible les émissions entachées de fraude, sans quoi on retombera périodiquement, et à des dates de plug en plus rapprochées, dans ces accès de folie contagieuse qui renouvelleront les désastres du krach et un surcroît de l’enchérissement.

Ce n’est pas un vœu idéal que j’exprime en ce moment : c’est une espérance déjà justifiée en plusieurs pays par un commencement d’exécution. En Autriche-Hongrie, où l’on a tant souffert de la spéculation désordonnée, un projet de loi sur les sociétés anonymes et les commandites par actions a été soumis au parlement : il contient des dispositions sévères et fera obstacle à beaucoup de fraudes, si le frein n’est pas relâché dans la pratique. En Angleterre, la haute banque est préoccupée de l’excès des jeux de Bourse; elle commence à en entrevoir les dangers, et on parlait il y a peu de mois d’une large suppression de crédits qui aurait fait sortir du Stock-Exchange les plus aventureux d’entre les brokers. En France, une commission extra-parlementaire, instituée par le gouvernement à la suite des désastres financiers de 1882, apportera, si les chambres l’adoptent, des améliorations importantes à cette loi de 1867 sur les sociétés qui est si impudemment faussée. Les réformes essayées à l’étranger comme chez nous n’atteignent pas le mal dans toute son amplitude : elles pourront faire obstacle aux fraudes pratiquées trop souvent dans la formation des sociétés, dans les émissions de titres, mais elles ne touchent pas encore le commerce du titre, le rôle secret de l’agent de change, le mécanisme à la disposition des audacieux et des habiles pour mouvementer les valeurs et provoquer une capitalisation artificielle sans rapport avec l’état économique et financier du pays. Cette seconde partie du programme est d’une solution difficile, je le reconnais : il y a bien des mystères ténébreux à pénétrer, et à vaincre bien des résistances dangereuses ; mais il suffit que la question soit posée résolument à l’ordre du jour et que la portée sociale en soit aperçue dans le public : elle occupera assez les hommes expérimentés et de bon vouloir pour que la controverse amène les réformes dont l’heure est venue.

Une théorie, lorsqu’elle est simple et vraie, doit se formuler en peu de mots : bien peu de mots vont suffire pour résumer les développemens qui précèdent.

Il y a un équilibre nécessaire entre les prix totalisés des produits livrés à la consommation, et le total des revenus individuels, c’est-à-dire avec l’ensemble des ressources de chacun pour acheter. Quand le chiffre total des revenus individuels augmente, la production restant la même, il y a enchérissement ; on paie plus cher sans consommer davantage. Le contraire aurait lieu si la production devenait plus abondante sans que la somme numérique des revenus fût modifiée, — L’augmentation des revenus découle, pour la plus grande partie, de la capitalisation. La capitalisation est réelle ou fictive, — La formation des capitaux, quand elle est normale, provient du travail et de l’économie ; dans ces conditions, le capital se reproduit et se développe au grand avantage des populations : la quantité croissante des utilités qu’il offre aux consommateurs présente une contrepartie à l’accroissement des revenus qu’il occasionne : l’enchérissement n’a pas lieu. Mais en même temps existe, confondue avec la précédente, une autre capitalisation artificielle, étonnante de subtilité et d’audace, grandissant de jour en jour ; celle-ci lance dans le courant des affaires des papiers stériles, ou bien elle gonfle à l’excès le cours commercial des titres sérieux ; ces valeurs menteuses, adroitement négociées à la Bourse, transformées en or chez l’agent de change, constituent une espèce de faux monnayage qui augmente le fonds consacré à la dépense; comme aucune production échangeable n’a fait contrepartie à cette majoration abusive des revenus, l’équilibre entre le prix des marchandises et le pouvoir d’achat s’établit à un niveau plus élevé : c’est la cause la plus ordinaire et la plus forte de l’enchérissement. — Quand l’agiotage a pris, comme en ces derniers temps, le caractère d’une fièvre contagieuse, la capitalisation anormale, avant d’aboutir au krach inévitable, a pour effet l’oubli de toute notion d’économie au sein des pouvoirs publics comme chez les particuliers, la spéculation folle sur les terrains et les bâtimens, l’attraction des campagnards vers les villes qui provoque un déclassement industriel. — La cherté croissante des consommations dépassant le plus souvent la progression des petits traitemens et des salaires, il en résulte pour les existences modestes, et notamment pour les ouvriers, un empêchement presque insurmontable à cette capitalisation par la petite économie qui transformerait sans secousses et au profit de tous la condition actuelle des classes salariées. L’impuissance d’économiser suffirait à expliquer la perpétuité de la misère.

Des déductions qui précèdent ressort cette évidente vérité que l’émiettement de toutes les richesses en titres négociables et la transmission incessante des valeurs ainsi mobilisées est l’innovation caractéristique des temps modernes; que cette tendance a suscité un commerce déjà prépondérant, universalisé, parce que la marchandise sur laquelle il opère, le capital, résumant toutes les autres marchandises, est le grand ressort de l’activité humaine; que ce commerce, légitime et nécessaire en principe, mais mystérieux par bien des côtés, ouvre carrière à des aléas suspects, à des manœuvres frauduleuses, et qu’entre les embarras et les dangers qu’il entraîne, le moins remarqué et le plus malfaisant est l’enchérissement des consommations en tout genre, cause permanente de la misère. Ce trafic des capitaux, qui rend tant de services en même temps qu’il autorise tant d’abus, n’a été étudié de près en aucun pays. En France, comme en Angleterre et ailleurs sans doute, il s’est constitué, un peu au hasard, par des usages qui ont acquis force de règlement. Le jour est venu de faire la lumière dans ce grand mouvement : le régulariser, le moraliser, s’il est possible, est devenu pour notre temps un acte de prudence politique, une nécessité sociale.


ANDRE COCHUT.

  1. Une objection sera faite : on dira que la cherté est spéciale et non générale, qu’elle résulte pour chaque objet de la rareté plus ou moins grande, des besoins plus ou moins pressans qu’on a, de la demande p’us ou moins active. Je réponds : Il peut bien arriver que certains produits en quantité insuffisante sur le marché obtiennent une large augmentation de prix, mais la dépense plus forte faite par le consommateur de ce côté sera composée par une moindre dépense sur d’autres articles. Les sacrifices pour le pain en temps de disette réduisent d’autant les autres achats. La dépense de chaque famille reste au total proportionnée à ses ressources et les résultats d’ensemble n’affaiblissent pas la démonstration du principe.
  2. Le classement professionnel résultant du dénombrement de 1881 n’est publié officiellement que depuis peu de jours. Il n’est pas sans intérêt d’ailleurs que les calculs consignés ici se rapportent à la période où l’enchérissement s’est développé avec le plus d’intensité, c’est-à-dire de 1875 à 1881.
  3. Le revenu des placemens à l’étranger et qu’une nation recueille sans travail sous forme de rente annuelle, est un avantage quand ce revenu est appliqué à l’intérieur au développement du travail et de la production. Mais si cette annuité versée par l’étranger est dépensée improductivement à l’intérieur par des créanciers oisifs, cette richesse devient nuisible, parce qu’elle a pour effet d’augmenter sans contre-partie le pouvoir d’achat du pays et de déterminer un enchérissement des marchandises.
  4. Il a été publié, dans le Journal officiel du 10 mai 1883, un tableau des espèces d’or et d’argent fabriquées en France depuis l’introduction du système décimal en 1795 jusqu’au 31 décembre 1882. Il se résume ainsi : ¬¬¬
    Or 8,651,264,340 francs.
    Argent 5,297,679,864 »
    Bronze 63.591,224 »
    Ensemble... 14,012,535,428 francs.

    Beaucoup de personnes ont dû croire que ce total exprimait la somme des monnaies métalliques circulant actuellement en France : ce serait une grande erreur. Ce chiffre de 14 milliards représente l’ensemble de la fabrication dans le cours de quatre-vingt-huit ans La plus grande partie des pièces ont disparu par l’exportation commerciale, la refonte, l’emploi pour la bijouterie, les pertes par accident. On ne peut pas savoir avec certitude ce qu’il en reste dans la circulation. Les personnes expérimentées en ces matières estiment à 5 milliards de francs environ le résidu actuellement disponible, et malgré cette énorme déperdition, la richesse en monnaie métallique de la France dépasse encore, et de beaucoup probablement, celle de tous les autres pays.

  5. On a publié et distribué gratis des journaux et de petits livres, fondés sur ce principe de la hausse illimitée, et indiquant les moyens d’augmenter son revenu en exploitant cette prétendue loi nouvelle.
  6. On a noté à la Bourse, en mars 1881, des valeurs dont le dividende donnait de 25 à 30 francs et sur lesquelles le report n’a pas été moindre de 20 francs, ce qui pour l’année entière aurait fait 240 francs.
  7. Il est difficile de comparer, avec une parfaite exactitude, les données du moment actuel, septembre 1883, avec les cours de 1874 et 1881, qui ont été pris pour points de comparaison. Des changemens notables ont résulté de la conversion du 5 pour 100, des fusions de sociétés, telles que le Crédit foncier et la Banque hypothécaire, des réductions de capitaux et de la disparition totale de quelques sociétés.
  8. Voir notamment le Rapport pour l’exercice 1880-81.
  9. Les papiers-monnaie ont un cours public fixant leur rapport avec les espèces métalliques. Pour les assignats de la révolution française, par exemple, j’ai sous les yeux le tableau officiel, jour par jour et par département, de la valeur des assignats en monnaie réelle. Partant du pair, en 1789, on arrive en ventôse an IV, à 8,137 francs en papier pour une pièce d’or de 24 livres. On avait, du moins, une mesure pour les échanges. En 1881, on a pu avec 125 francs versés sur le papier de certaine compagnie réaliser chez l’agent de change 3,000 francs en beaux écus. Il est vrai qu’à présent, ce même papier ne vaut pas beaucoup plus que l’assignat de l’an IV.
  10. Les chiffres ci-dessus se rapportent au recensement publié en 1878. On vient de fournir au conseil municipal de Paris les relevés nouveaux en rapport avec l’état actuel. Il ressort de ce document que le nombre des maisons est actuellement de 76,129, comprenant 699,175 logemens d’habitation. Les appartemens de 3,000 francs et au-dessus n’atteignent pas encore le nombre de 18,000. Quant aux petits logemens, on en compte aujourd’hui 472,775 de 300 francs et au-dessous, soit un prix moyen de 246 francs et 77,046 de 300 à 500 francs, soit un prix moyen de 482 francs.